[233]
Communautés et sociétés.
Éléments pour une ethnologie du Canada français.
Troisième partie
LA PARTICIPATION POLITIQUE
ET LES NOUVELLES ÉLITES
Chapitre 12
La nouvelle élite économique
et les associations volontaires
dans une ville
canadienne-française. *
Gerald Louis Gold
Professeur adjoint d'Anthropologie,
College Glendon, York University
[234]
La circulation des élites
et les groupes d'entrepreneurs [1]
Les études sur l’entreprerteurship ont récemment acquis une acceptation plus large pour inclure tout genre de comportement d'investissement qui comporte une relation « entre l'entrepreneur et son milieu » [2]. Dans ce milieu, l'entrepreneur est un acteur qui est consentant à modifier l'ensemble des choix disponibles. Ce rôle lui vaut des alliés ou des imitateurs à l'intérieur de sa propre communauté. Comme Schumpeter le remarque, cette situation permet « à l'entrepreneur qui réussit et aux membres de sa famille d'atteindre une meilleure position de classe » ; [3] il devient un membre d'une catégorie grandissante d'individus qui s'adaptent aux conditions nouvelles d'une activité économique et sociale en pleine transformation.
L'idéal de cette nouvelle classe d'individus peut se situer sous la conception de Pareto d'une élite qui spécule (« les renards ») et qui remplacerait une élite plus stable et conservatrice (« les lions »), le tout faisant partie d'un cycle apparemment sans fin de substitution des élites. Dans la pratique, toutefois, la circulation des élites ne se traduit pas uniquement par une équation de substitution, mais plutôt par l'élargissement de certains secteurs de l'élite traditionnelle. C'est ce qui se passe chez les manufacturiers philippins [4] et chez les entrepreneurs canadiens-français où un certain nombre de changements à courte portée chez les élites n'ont pas modifié jusqu'à tout récemment la structure sociale fondamentale de la société québécoise. [5]
Il est plausible qu'un groupe économique à mobilité ascendante cherche à trouver les moyens pour exprimer son identité propre et à exercer des pressions pour changer l'ordre social existant. Dans une étude sur l’entrepreneurship à Java et à Bali, Geertz [6] en vient à [235] la conclusion que les nouveaux entrepreneurs font partie d'un « groupe innovatif » dont les traditions s'inspirent de phénomènes extra-territoriaux [7] et qui affirme sa supériorité morale sur ce qu'il considère une communauté arriérée. [8] Ce sont les nouveaux capitalistes de Weber qui en viennent « à considérer la recherche de l'aisance non pas seulement comme un avantage, mais comme un devoir ». [9]
Nous pouvons avancer l'hypothèse qu'un groupe d'entrepreneurs à mobilité ascendante se sentira prêt à utiliser quelques-uns des gains qui découlent de son nouveau statut économique pour les investir dans les champs du prestige social et du pouvoir politique. [10] Lorsque le nouveau groupe prend naissance à la suite d'une période de malaise général et au moment où il existe des attentes vis-à-vis d'un renouveau culturel (c'est ce que Wallace nomme un mouvement de « revitalisation ») [11] ses dirigeants cherchent un moyen structurel de communiquer leur message afin d'en assurer la continuité. Ce processus de réalisation de leurs objectifs, de même que les aspects routiniers qui y sont rattachés, nécessite des compromis avec une autorité légitime et l'effacement de la nature sacrée du mouvement au profit d'une orientation plus laïque.
Tout nouveau groupe d'entrepreneurs, qu'il s'agisse des protestants allemands, des princes balinais, ou des artisans canadiens-français se constituera probablement en groupes d'intérêt qui continuent à chercher des cadres de référence (idéologique et institutionnel) qui serviront à promouvoir leurs objectifs et à conserver la cohésion sociale. Attendu qu'un motif idéologique peut influencer les décisions d'investissement et peut définir les paramètres d'un groupe de référence, en longue période, le type de structure sociale du nouveau groupe devient un objectif dont les décisions d'investissement sont tout aussi importantes que les entreprises économiques des participants. Il existe également plusieurs débouchés possibles à de tels comportements d'investissement : en Amérique latine, les groupes de parents, par le biais des « financieras », servent de fondement aux groupes d'entrepreneurs [12] tandis qu'au Canada d'expression française, les associations volontaires sont devenues un substitut souple et efficace.
[236]
Une des raisons pour lesquelles j'ai choisi d'étudier la nouvelle élite commerciale canadienne-française, est reliée au fait que la clientèle des classes moyennes et bourgeoises traditionnelles n'était pas composée d'hommes d'affaires, mais de membres des professions libérales. [13] Le système des collèges classiques a renforcé la position des élites professionnelles et a défini les activités commerciales comme étant quelque chose qui suscitait peu de respect. La direction des principales entreprises, les domaines de l'activité bancaire, et des grandes entreprises commerciales a été confiée aux étrangers, créant ainsi le genre d'économie dualiste illustrée par Everett Hughes [14] dans son étude de Cantonville.
Les études de Norman Taylor [15] et de Francine Dansereau [16] représentent l'entreprise canadienne-française comme étant d'inspiration familiale et n'ayant aucune ambition d'expansion. De plus, Dansereau affirme qu'aucune bourgeoisie commerciale distincte n'est apparue dans l'Est du Québec, où « le rôle du citoyen prend vite le pas sur celui d'entrepreneur... ». [17] En nous appuyant sur des articles de journaux et sur des conversations libres que nous avons eues avec des hommes d'affaires, nous sommes d'avis que ces deux résultats en dépit du fait que je les estime importants, sont également superficiels. Trop de villages sont regroupés ensemble et aucune ville n'est étudiée en profondeur. C'est une étude plus fouillée de la structure sociale de l'entrepreneurship rural qui est l'objet de notre propre travail à Saint-Pascal, Québec, une petite ville industrielle de 2 300 habitants au coeur d'une ancienne région agricole dans le comté de Kamouraska.
Ce n'est ni le roman d'Anne Hébert, ni le travail sur le terrain d'Horace Miner [18] qui nous amenèrent à Saint-Pascal, mais plutôt les observations d'hommes d'affaires d'expression anglaise vivant à Montréal qui nous convainquirent que ce « village gaspésien » valait la peine d'être visité, même si ce n'était que pour voir plusieurs industries importantes établies par des gens de « la place » « au milieu de nulle part ». J'ai très vite appris que Saint-Pascal n'est pas dans la région de Gaspé mais dans celle du Bas-du-Fleuve, à quelques heures de Québec. Les hommes d'affaires de cette ville possèdent un esprit d'entrepreneurship aussi grand que l'avaient promis mes informateurs. Ces hommes d'affaires, c'est-à-dire les manufacturiers, les commerçants et les administrateurs, constituent un groupe de référence qui se nomme les industriels. Nous voulons justement étudier ici les mécanismes institutionnels par lesquels cette nouvelle élite se constitue tout en voyant comment elle se substitue à l'ancienne.
[237]
Les notables : une élite pré-industrielle
La ville de Saint-Pascal fut découpée de la paroisse de Kamouraska en 1827 et n'avait réussi à attirer que peu d'attention sur elle jusqu'à 1906 au moment où le curé, le chanoine Alphonse Beaudet s'arrangea pour que les propriétaires de magasins généraux et les quelques professionnels de la paroisse lui donnent un coup de main dans la construction d'un collège classique pour jeunes filles. Beaudet ne pouvait pas s'appuyer sur plusieurs membres des professions libérales puisqu'en 1906, la plupart de ceux-ci, des avocats, des notaires, des clercs et des médecins de Kamouraska-Est partirent au moment où le village fut impuissant à retenir la cour du district judiciaire ou à attirer le chemin de fer intercolonial. Nous ne sommes pas en mesure de dire où l'élite professionnelle émigra, mais ce ne fut pas à Saint-Pascal. Dans ce village de l'intérieur, les propriétaires de magasins, les artisans et les fermiers à l'aise (« les gros cultivateurs ») les notables de la paroisse possédaient autant de statut social que les professionnels des autres endroits. Jusqu'au début de la décennie 1960, les notables furent les chefs de file incontestés des principales associations volontaires : les associations paroissiales telles que la Société Saint Jean-Baptiste et la société agricole du comté.
D'autres associations, comme la Ligue du Sacré-Cœur et les Enfants de Marie, sont surtout des classes d'âge à structure malléable qui étaient imbriquées dans les associations à caractère religieux de la paroisse. [19] Très souvent ces associations sont nominales [20] et ne regroupent aucune confrérie paroissiale. Un certain nombre d'associations furent mises sur pied durant la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale (La Chambre de Commerce, Les Chevaliers de Colomb) mais elles n'ont pas attiré des groupes de meneurs sensiblement différents de ceux que l'on retrouve dans les associations déjà existantes. Si quelque changement survenait, il permettrait une différenciation encore plus prononcée des commerçants et des agriculteurs, ces derniers ayant déjà institué leur municipalité en 1939.
Comme ce fut le cas pour le Québec tout entier, les années cinquante furent témoin d'une transformation de la structure du pouvoir. Les enfants des artisans et des fermiers à l'aise de Saint-Pascal deux des groupes les moins prestigieux parmi les notables devinrent les nouveaux meneurs. Ils constituèrent un groupe d'âge chez les jeunes villageois actifs dans un centre communautaire de loisirs et dans la Jeunesse rurale catholique, un des nombreux mouvements d'action catholique pour les jeunes. La Jeunesse rurale, aussi connue sous les sigles et vocables de J.A.C., J.R.C. ou les Jacistes, n'avait pas beaucoup de membres dans ses rangs mais était néanmoins, aux yeux de plusieurs, l'association la plus influente qui se soit jamais venue à Saint-Pascal.
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Les jacistes
La charte jaciste essaie d'attirer la jeunesse rurale.
- La J.R.C. n'a pas été conçue seulement pour les fils et les filles des cultivateurs. C'est le mouvement d'une classe ou d'une profession. Le mouvement doit placer en relief les sentiments de l'âme rurale. Il doit aussi susciter chez les jacistes la fierté d'appartenir au milieu rural.
Dans ses communiqués officiels, le mouvement jaciste s'appuyait fortement et peut-être d'une manière décevante sur les doctrines paternalistes catholiques. Même les objectifs les plus immédiats du mouvement se prêtaient à des interprétations les plus fantaisistes. Certains extraits de la littérature jaciste illustrent cette constatation :
- a) ... la formation d'une jeunesse consciente de ses responsabilités chrétiennes et rurales.
- b) ... de créer en son sein une armée d'apôtres qui soulèvera la masse, comme le levain dans la pâte.
Que cette idéologie ait été ou n'ait pas été mise en pratique, on a conçu l'organisation du mouvement dans le but de promouvoir sa mission rurale. On trouve à la base du mouvement jaciste, le club paroissial qui constituait le câble et les individus représentaient les ficelles d'une équipe paroissiale. Les clubs paroissiaux, tel que celui de Saint-Pascal, se divisaient en plusieurs équipes, chacune ayant son directeur qui siégeait à l'exécutif de la paroisse. Le président du club paroissial siégeait à l'exécutif diocésain et, souvent, participait aux travaux du mouvement central à Montréal.
Au niveau paroissial, le chapitre jaciste a produit un impact bien différent de celui des autres mouvements d'action catholique telle que la J.E.C. étudiante. Les jacistes de Saint-Pascal, comme ce fut le cas chez les membres de mouvements d'Action catholique presque partout au Québec, [21] ont dévié de leurs buts officiels. En pratique, la Jeunesse rurale de Saint-Pascal s'affichait comme un club de village de classe moyenne. L'âme rurale de la J.A.C. s'extériorisait par le biais des garçons et des filles des artisans et des gros cultivateurs, les familles qui avaient eu jusqu'à maintenant beaucoup de prestige sans toutefois que celui-ci dépasse les frontières du comté. Les jeunes du village comptaient pour plus de la moitié des membres qui n'ont jamais d'ailleurs dépassé la centaine.
Une école pour les entrepreneurs
Les activités jacistes ont débuté par des réunions bi-hebdomadaires (« semences ») à l'occasion desquelles on échangeait des idées tout en amorçant l'apprentissage de groupe. C'est à la suite d'un engagement de bonne foi et d'une expérience d'étude en groupe que [239] le jeune décidait de joindre les rangs de l'organisation. En pratique, cela constituait un processus de rayonnement par lequel un officier recruteur se rend dans les rangs pour y prononcer des discours espérant que d'autres imiteraient son geste. Si on fait exception peut-être de la Jeunesse de l'Union nationale (1935) aucune autre organisation sociale du comté de Kamouraska n'exigeait un engagement de groupe aussi intensif de la part de ses membres.
Le travail d'équipe n'est pas une tradition à Saint-Pascal et l'accent que la J.R.C. place sur le travail d'équipe est une innovation qui découle de la structure nationale du mouvement. Mécontents de leurs industries rurales et de leur statut social, les jeunes meneurs artisans saisirent l'occasion qui leur était fournie de s'engager dans des discussions.
Les groupes d'étude s'éloignèrent rapidement des préoccupations morales du début pour amorcer des analyses systématiques des problèmes économiques et sociaux : cela représentait un départ substantiel de l'idéologie officielle du mouvement national. Les membres eux-mêmes définissent cette nouvelle préoccupation comme étant « une dissociation de l'individualisme de nos pères » et « un mouvement d'avant-garde même pour la plupart des clercs ». Un des membres trouva tout à fait amusant qu'une lettre venant du président du club contenait une prière en vue de leur bien-être.
Il fut un temps où les membres faisaient le don d'une journée de leur salaire. Bien plus que cela, tout membre devait se donner lui-même : comme un meneur jaciste (devenu manufacturier) l'explique : le cadeau offert ne produisait pas toujours des résultats immédiats. Par-dessus tout, il fallait beaucoup plus donner de notre personne que verser de l'argent.
L'ascétisme catholique n'est pas nouveau au Québec. L'action laïque proposée au programme jaciste représente vraiment un changement fondamental. À Saint-Pascal, le développement économique était lié aux moyens économiques de la ville. Il y avait à peine quelques adolescents qui avaient reçu une éducation supérieure qui auraient été en mesure d'exiger un programme de rechange.
Les hommes et les femmes J.R.C. [22] ont développé une communauté d'intérêt qu'ils ont, par la suite, transposée dans les petites entreprises qu'ils héritaient ou qu'ils songeaient à organiser. La Jeunesse rurale fut une école pour les entrepreneurs, « une école difficile » où un individu apprenait « qu'il devait toujours oublier sa sécurité ». Les activités jacistes ont conféré aux membres une confiance de soi qui se transformait en sentiment de supériorité sur les autres paroissiens dont les « ambitions sont restreintes ». Cette confiance s'enracinait à la fois dans les facteurs idéologiques et dans la structure sociale du mouvement qui donnait accès aux réseaux de la société globale. Tous les nouveaux industriels de Saint-Pascal (neuf des onze industries ont débuté après 1958) ont directement bénéficié de la participation jaciste nationale, principalement le tanneur et le [240] fabricant de pneus, qui ont pris conscience des marchés potentiels à l'extérieur de la région. [23]
Les jacistes de Saint-Pascal participaient en grand nombre aux sessions d'étude régionales et provinciales, profitant ainsi de ces occasions pour rencontrer les jacistes dynamiques des autres régions du Québec. Tous ceux qui ont entretenu de très nombreux contacts avec les organisations nationales se sont rapprochés du cercle des leaders [24] qui se sont donné l'« objectif immédiat de faire du Québec un état moderne qui se différencierait du Québec traditionnel ». [25] On se souvient encore de ce leadership à Saint-Pascal quelques vingt années après ces premiers contacts.
Pour ces Pascaliens, la J.R.C. représente un mouvement social privé qui a fourni une idéologie et une identité à un groupe de jeunes marchands qui en ont été ses dirigeants. Lorsque ces individus ont utilisé d'autres modes d'expression sociale, le chapitre paroissial s'est retrouvé sous la direction de membres moins enthousiastes qui attiraient moins de membres et des membres ayant moins « le feu sacré ». Le groupe jaciste était parti ailleurs laissant derrière lui la structure formelle du mouvement à ceux qui voudraient s'en servir.
L'analyse formelle de la structure d'une association nous apporte seulement une compréhension superficielle des changements institutionnels. Les hommes qui fabriquent la politique d'une organisation peuvent tout aussi bien se déplacer dans une structure nouvelle si les associations existantes sont incapables de satisfaire leurs besoins. Lorsque les adhérents sont à peu près du même âge et qu'ils partagent les mêmes buts, cette mobilité peut se produire à l'intérieur d'une même génération, comme étant la réponse d'un groupe d'âge se déplaçant vers de nouveaux groupes de circonstances dans leur cycle de vie.
Le groupe jaciste s'est déplacé de la Jeunesse rurale vers d'autres associations telles que le Club Richelieu, le Centre des Dirigeants d'Entreprise et la Société industrielle, autant d'organismes qui répondent mieux à leurs besoins d'hommes d'affaires. Cette substitution ne s'est pas effectuée du jour au lendemain étant donné qu'aux débuts des années soixante, les industriels consacraient trop de temps à leurs propres affaires pour s'intéresser activement à la vie de ces sociétés professionnelles. Tout en se préoccupant de leurs affaires presque tous les ex-jacistes ont été actifs pendant des périodes de temps plutôt brèves dans la Jeunesse libérale et furent invités par les notables à devenir membres du Club Richelieu.
[241]
Le Club Richelieu
Le Club Richelieu fut fondé à Saint-Pascal en 1960, par l'entremise des commerçants et des professionnels qui s'étaient rendus en voiture dans les villes voisines dans le but de participer aux rituels Richelieu. Ce groupe, constitué des derniers des notables du village, eut besoin de se trouver de nouvelles recrues pour conserver la solvabilité du chapitre nouvellement établi. Les « lions » s'adressèrent aux « renards » et, par voie de conséquence, les jeunes artisans-manufacturiers (les anciens jacistes) furent accueillis dans le Club Richelieu. Les administrateurs des nouvelles régionales scolaires devenaient une autre source de recrutement. En peu de temps, les enseignants et les administrateurs devinrent les alliés du clan nouveau des jeunes industriels et entrèrent en concurrence avec les vieux notables du village dans le but d'occuper les postes prestigieux et puissants.
L'expression manifeste de cette épreuve de force chez les « Richelieu » se traduisit par un déplacement du membership. Ce furent deux professionnels, le notaire du village d'abord, puis le médecin, qui assumèrent en premier la présidence du Club. Leurs deux successeurs immédiats furent le propriétaire d'une lainerie et celui d'une flotte de camions, deux des hommes d'affaires les plus actifs durant leur présidence et eux-mêmes membres d'une génération de quinze années plus vieille que celle à laquelle appartiennent ceux qui, par la suite, deviendront présidents du Richelieu.
Durant la cinquième année d'existence, le club connut une période de conflits internes. La clique victorieuse était composée de nouveaux membres qui ?uvrèrent dans le but de changer l'exécutif du Richelieu. Leurs efforts atteignirent leur point culminant à l'occasion d'une crise de direction lorsque le mode régulier de succession du vice-président au président fut interrompu par la candidature d'un administrateur scolaire qui réussit à se faire élire à la présidence du Richelieu aux dépens du pharmacien. Mise en présence d'un changement de direction, la répartition professionnelle des membres se modifia elle aussi ; un nombre de professionnels et de commerçants prestigieux cessèrent de fréquenter les réunions et le Richelieu passa sous le contrôle des industriels et de leurs sympathisants. À l'occasion des réunions du Club, les farces et le ridicule permirent de consolider la victoire des industriels.
En 1970, les manufacturiers occupaient le tiers des postes du comité directeur et en 1971, le propriétaire d'une usine de pneus accéda à la présidence. Contrairement aux résultats généraux de Dansereau [26] dans l'Est du Québec, ce sont les plus gros industriels de Saint-Pascal et non les moins importants, qui sont les membres les plus actifs du Club Richelieu. Plus de la moitié de l'exécutif fut membre de la Jeunesse rurale catholique. Le mouvement social des années cinquante s'était transformé en un mouvement laïque ayant une influence socio-politique et exerçant son contrôle sur les institutions de la communauté.
De l'opinion de ses membres et des autres résidents, le Richelieu est vu comme un club social fermé, réservé à 37 des citoyens de la ville, y compris deux membres venant de paroisses voisines. Comme son président l'explique, c'est un club qui « dessert tout [242] d'abord les intérêts de ceux qui vivent du commerce » tout en cherchant à maintenir la participation des autres groupes à des niveaux conservateurs, de crainte qu'ils ne prennent « le contrôle » du mouvement.
À la recherche de nouveaux appuis, les industriels élaborèrent une définition éclectique de ceux qui pouvaient appartenir ou ne pas être admis dans le mouvement. Le tableau 1 résume les caractéristiques professionnelles des membres du Richelieu pour l'année 1969-1970. Il n'est pas du tout surprenant que quatre des sept professeurs membres du Richelieu, proviennent du secteur de l'administration scolaire et peuvent souvent être considérés comme des industriels. Les autres enseignants membres du Club sont des amis intimes des administrateurs.
Au fur et à mesure que les enseignants devinrent plus nombreux, la fissure entre les hommes d'affaires et les professeurs alla en s'élargissant. Les enseignants de la localité se regroupent dans le but d'accroître leur influence. Ils présentèrent en 1969 leur propre candidat à la mairie. Les deux candidats en lice appartiennent au Club Richelieu et sont aussi des Chevaliers de Colomb actifs. Leur alliance avec les industriels s'effondra et très peu d'enseignants assistèrent aux réunions au début de l'année 1971. À leur place, les nouveaux membres proviennent des forces policières du comté et des jeunes hommes d'affaires en pleine ascension. Le Club Richelieu choisit de se différencier de l'élite intellectuelle dont le pouvoir allait en s'accroissant, et perçut la rupture totale dans leur communauté d'intérêt.
TABLEAU 1
CARACTÉRISTIQUES DES MEMBRES DU CLUB
RICHELIEU À SAINT-PASCAL EN 1970
L'occupation
|
Membres du Club
|
Membres
de l'exécutif
|
Les industriels (a)
|
10
|
3
|
Les entrepreneurs
|
5
|
2
|
Les commerçants (vendeurs
|
6
|
1
|
d'automobiles et de T.V.)
|
|
|
Les vendeurs d'assurance
|
3
|
2
|
Les administrateurs publics (b)
|
3
|
-
|
Les administrateurs scolaires
|
4
|
1
|
Les enseignants
|
3
|
-
|
Les professions libérales (c)
|
3
|
1
|
|
37
|
10
|
- a) Les propriétaires et les gérants d'entreprises qui transforment les produits
- b) Le chef du bureau de poste, le secrétaire du comité et le chef de la police provinciale
- c) Comptable, médecin et banquier
[243]
Un de ces hommes d'affaires apporte le témoignage que le Richelieu est à peu près le seul endroit où ils peuvent s'informer mutuellement et obtenir l'approbation de leurs collègues par rapport aux activités les plus récentes. En comparaison, les enseignants ne travaillent que pendant les heures ouvrables et appartiennent à un groupe plus érudit qui ne s'intéresse pas autant aux réseaux d'information du monde des affaires. Ce genre de raisonnement est appuyé par les enseignants à qui nous en avons parlé, qui éprouvent de la difficulté à envier ou à s'intéresser au fait qu'un industriel de la ville réussit à faire paraître sa photo dans une revue ou entreprend un élargissement des opérations de son industrie. L'enseignant appartient à une autre sous-culture, et si on exclut les administrateurs, son amitié est généralement de peu d'utilité à l'homme d'affaires. Au surplus, les professeurs s'intègrent plutôt mal dans le réseau des Clubs Richelieu du Canada d'expression française.
Les amis rituels
Dans la pratique, les frontières du Richelieu sont tracées par ceux qui se retirent volontairement étant donné les coûts en temps et en argent, et, en dernière analyse, par ceux à qui on en refuse l'entrée. Une fois admis dans le Club, on parlera formellement du nouveau membre comme étant « l'ami… La terminologie d'amitié est accolée à un initié et occasionnellement aux invités d'honneur. Elle souligne d'une manière formelle l'appartenance à un club social exclusif et, dans un sens plus large, l'association aux industriels de Saint-Pascal.
À l'intérieur du groupe industriel, le rituel Richelieu comporte une grande importance par rapport au contrôle social et aux récompenses sociales. L'essentiel du rite équivaut à la période de plaisanterie (« le taquinage ») durant laquelle les membres possèdent le droit de soulever à peu près n'importe quoi sur tout autre membre. Dans un tel cas, les accusés doivent payer une amende fixée par le président du Club.
La plaisanterie et l'imposition des amendes aux repas bi-hebdomadaires du Richelieu rachètent les normes de conduite que les hommes d'affaires jugent acceptables. Les exploits commerciaux et l'achat de biens matériels sont marqués par de fortes amendes et des explications élaborées devant les collègues. L'activité politique, des signes de tractations privées et des brèches à l'étiquette Richelieu sont sujets à de faibles amendes, ou aucune amende du tout.
Tout ceci se déroule devant un groupe d'invités des habitants de Saint-Pascal et des résidents de l'extérieur qu'on encourage à assister aux réunions, aux frais de leurs amis Richelieu. Les invités peuvent être des candidats, des étrangers qu'on observe de près ou encore des non-membres qui viennent pour observer et approuver le rituel Richelieu. C'est une pratique courante de demander aux membres et aux invités de s'adresser au public. Cette coutume permet aux membres d'apprécier ceux qui viennent de l'extérieur et de vérifier leur utilité au groupe. Lorsqu'un invité énonce des principes qui sont inacceptables aux industriels, comme ce fut le cas d'un conférencier séparatiste, toute une série de questions hostiles et de plaisanteries permet au groupe des membres d'affirmer son identité par opposition à celle de l'étranger. C'est ce genre de comportements badins qui précipita le départ de certains vieux notables.
[244]
Comme le Club Richelieu devint pour l'élite commerciale l'activité sociale la plus valorisée, ses membres furent intégrés d'une manière imperceptible dans les autres associations volontaires, en particulier la Société industrielle et, à un degré moindre, le Centre des dirigeants d'entreprise. Une réunion de l'une ou l'autre de ces deux associations peut se terminer par un dîner du Club Richelieu. Cette concentration du membership est sanctionnée par une règle du Club Richelieu qui oblige chacun des membres à assister aux réunions. Les absences aux réunions sont soigneusement relevées par le secrétaire et le « Richelieu » qui s'absente trop aisément peut voir son nom rayé des listes. C'est là un événement qui a son importance puisque le Richelieu n'est pas exclusivement une structure formelle. Le Club est le lieu où s'exprime la solidarité entre industriels. C'est aussi la carapace qui protège les membres du groupe.
Le groupe des entrepreneurs
Le groupe des résidents qui gouverne ces trois associations est identifié tantôt comme le groupe jaciste, tantôt comme les industriels et à l'occasion comme le groupe C.D.E. Nous pouvons nous aussi utiliser notre propre terminologie et les appeler le groupe des entrepreneurs. En tout, ce groupe réunit plusieurs douzaines d'hommes d'affaires. Mais seulement la moitié d'entre eux assument des fonctions de direction et parmi ceux-ci, quelques meneurs seulement détiennent un pouvoir politique et économique réel dans la communauté.
TABLEAU 2
LA PARTICIPATION DANS LES ASSOCIATIONS VOLONTAIRES
SELON L'ÂGE
La participation dans les J.R.C./ C.D.E./ou l'exécutif S.I.P.
|
Décennie, prise en charge de l'entreprise
|
Total
|
Avant 1950
|
1950-1960
|
1961-1970
|
Âge en 1969
|
Âge en 1969
|
Âge en 1969
|
49-60
|
40-49
|
50-60
|
20-29
|
30-40
|
41 et +
|
Actif
|
0
|
3
|
0
|
3
|
10
|
1
|
17
|
Inactif
|
7
|
7
|
3
|
1
|
1
|
7
|
26
|
Total tout âge
|
7
|
10
|
3
|
4
|
11
|
8
|
43
|
De l'intérieur, le groupe des entrepreneurs ressemble passablement à une coalition d'hommes d'affaires sensiblement de même âge, qui participent dans un ensemble d'activités d'intérêt commun. Le tableau 2 illustre cette observation en considérant la participation sociale comme découlant de l'âge et de la décennie au cours de laquelle un homme d'affaires a débuté dans l'entreprise où il œuvre maintenant.
Le tableau qui précède met en relief une tendance significative : la solidarité à son groupe d'âge est le critère le plus important de l'appartenance à une association et tous les membres du groupe le plus actif sont à peu près du même âge en 1969 (la classe des 30-40).
[245]
Le même tableau (3) ajoute un nouvel éclairage sur les frontières du groupe industriel en identifiant le chevauchement des membres dans quatre associations volontaires. En apparence du moins, ce qui caractérise la participation des industriels c'est le fait que ce groupe intègre le chevauchement de leadership de trois associations volontaires : la Société industrielle (S.I.P.), le Club des gérants (C.D.E.) et le Club Richelieu. Chacune de ces organisations poursuit des objectifs différents et chacune d'elles attire différentes clientèles à ses assemblées annuelles. Seulement les dirigeants viennent des mêmes milieux : ils sont une douzaine qui mènent l'ensemble des associations indépendamment de l'intérêt de leurs membres.
TABLEAU 3
LA PARTICIPATION RELATIVE DE 42 HOMMES D'AFFAIRES
DE SAINT-PASCAL DANS QUATRE ASSOCIATIONS VOLONTAIRES
Membre de
|
Appartenance aux autres clubs
|
Total pour chaque association
|
C.D.E.
|
S.I.P.
|
Richelieu
|
J.R.C. (1950)
|
9
|
8
|
8
|
9
|
C.D.E. (1967-70)
|
|
13
|
13
|
15
|
S.I.P. (1968-70)
|
|
|
13
|
13
|
Richelieu a) 1965-1970
|
|
|
|
18
|
b) 1960-1965
|
|
|
|
7
|
Aucune participation
|
|
|
|
14
|
Au niveau de la direction, le caractère spécifique de chacune des associations est voilé et il existe une circulation libre, presque spontanée, des mécanismes de décision d'une association à l'autre. Ceci signifie que les tâches sont accomplies par un petit groupe de convaincus et les décisions qu'ils prennent et les résultats qu'ils obtiennent apparaissent déguisés sous plusieurs étiquettes. Nous discuterons, en premier lieu, de l'identité organisationnelle du Centre des dirigeants d'entreprise qui se distingue principalement par l'importance qu'il accorde aux idées venant de l'extérieur.
Le club des dirigeants
Il n'existe pas de filiale à Saint-Pascal du Centre des dirigeants d'entreprise : les membres participent à la branche régionale d'une association nationale qui favorise une meilleure pratique des affaires et une solidarité plus grande chez les directeurs généraux canadiens-français. En dépit de l'ensemble des règles techniques élaborées par des gens de l'extérieur, les industriels de Saint-Pascal décidèrent à titre officieux au milieu des années soixante, qu'ils représentaient dans la localité le groupe du C.D.E. Cette recherche d'une identité n'a pas été totalement injustifiée. Le fabricant de pneus est le président [246] régional du C.D.E. et la ville de Saint-Pascal envoie au moins quinze délégués aux réunions régionales. Cette délégation est assez souvent aussi importante que celle de la ville hôte de Rivière-du-Loup, pourtant cinq fois plus peuplée.
À l'occasion des réunions, la présence des membres du C.D.E. de Saint-Pascal se fait sentir très tôt dans la journée puisqu'ils se réunissent dans le bureau du manufacturier de pneus pour décider qui utilisera son auto pour se rendre à Rivière-du-Loup. Même avant le départ des autos de la paroisse, le milieu étroit que constitue l'automobile se transforme en une ruche de conversations animées. La même animation se poursuit aux réunions du C.D.E. Il ne faudrait point sous-estimer l'importance de ces contacts.
Tenant compte du fait que, en règle générale, le C.D.E. accorde beaucoup d'importance aux associations, il n'est pas étonnant qu'il ait attiré ceux qui ont acquis un entraînement dans les techniques de groupe, par le biais de leur participation aux mouvements de jeunesse. Les réunions du C.D.E. prennent l'allure de sessions de travail organisées à l'occasion d'un dîner causerie, et au cours duquel les leaders régionaux et l'organisation-mère font venir des spécialistes qui fournissent des avis de nature à alimenter les discussions sur un sujet associé à la gérance. Le premier de ces colloques régionaux impressionna tellement six des industriels qu'ils présentèrent sur le champ auprès du gouvernement, une demande de subvention en vue d'organiser à Saint-Pascal des cours du C.D.E.
La poussée de l'expérience dynamique du C.D.E. a stimulé les membres d'un groupe d'entrepreneurs à utiliser les techniques nouvellement apprises dans la direction de leur entreprise et l'organisation communautaire. Une de leurs premières tentatives d'action communautaire donne un exemple de cette adaptation et apporte un contraste frappant entre la nouvelle direction laïque et les modèles traditionnels d'autorité véhiculés par le leadership du curé et des notables.
C'est à l'occasion de la nécessité de recueillir des fonds afin de décorer l'église paroissiale pour se conformer aux changements recommandés par Vatican II que ce contraste parut évident. Le curé était d'avis que le financement pourrait être assuré par une loterie paroissiale. Les membres du C.D.E. pensèrent autrement et c'est ainsi que le frère du propriétaire de l'usine de pneus lança un appel sans précédent à la messe dominicale :
- J'imagine que vous êtes surpris de voir un de vos co-paroissiens en chaire ! Je suis le porte-parole d'un groupe qu'on appelle le Centre des dirigeants d'entreprise.
- Il y eut autrefois, de l'autre côté de la rue, une banque construite il y a 70 ans... Aujourd'hui, elle a été reconstruite et c'est tout un plaisir pour nous de regarder ce nouvel édifice. Ça c'est Saint-Pascal, un endroit où je suis fier de vivre !
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- Vous devriez sentir la même fierté en regardant votre église... C'est notre sentiment, nous les gens du C.D.E. et nous estimons que ce n'est plus le rôle de notre curé de venir demander de l'argent à ses paroissiens.
L'intégration du C.D.E. (une association non territoriale) par l'orateur dans la structure sociale de la communauté dénote l'adaptation continuelle du groupe d'entrepreneurs par le biais des structures organisationnelles existantes.
La Société industrielle (S.I.P.) représente un autre cas d'adaptation. Au moment où la quête publique fut faite à l'occasion de la messe dominicale, quelques membres du groupe des entrepreneurs décidèrent qu'il leur fallait rendre opérant le comité industriel autonome, créé par la Chambre de Commerce en 1964 et inactif depuis 1966.
La société industrielle ;
le maintien de l'identité du groupe
Quelle ne fut pas notre surprise à l'occasion de nos entretiens, de constater que seulement quinze hommes d'affaires possédaient une connaissance détaillée des activités de la Société industrielle de Saint-Pascal, soit les manufacturiers, les administrateurs de la tannerie et de l'usine de pneus, les quatre entrepreneurs les plus importants, les vendeurs d'autos et un agent d'assurance, tous des chefs de file très actifs du « culte cargo » de la ville. Quelques-uns des animateurs de la S.I.P. sont aussi membres du Comité industriel depuis sa mise-sur-pied, mais c'est le leadership du Club des dirigeants qui est à l'origine de la Société industrielle.
On réalise l'enthousiasme du C.D.E. dans le procès-verbal de la première réunion de réorganisation.
- ... C'est alors que quelqu'un demanda à l'assemblée s'il y aurait des membres de la Société industrielle qui s'opposeraient à l'union ou à la fusion de la Société industrielle et du C.D.E. Monsieur X... (un comptable) s'exprima ainsi : « Ce sont les membres du Club des dirigeants d'entreprise qui devraient devenir membres de la Société industrielle ».
En premier lieu, ce furent les gros manufacturiers qui assumèrent la direction de la Société industrielle, mais une année après son rajeunissement, ce furent les commerçants les plus agressifs et un administrateur scolaire qui devinrent les chefs de file reconnus. Le fabricant de pneus et le tanneur gardèrent des liens étroits par l'entremise de leurs hommes de confiance et à travers de nombreuses visites effectuées à l'impromptu.
Dès le moment de sa remise sur pied, la Société industrielle fut le champ privilégié du Club des dirigeants d'entreprise. C'est la discrétion et l'absence de formalité qui caractérisent les activités de la Société industrielle. Celles-ci sont dirigées par un comité exécutif de six membres du Richelieu qui représentent à titre non officiel le Conseil municipal (et en même temps l'usine de pneus), l'exécutif Richelieu, l'administration scolaire, la tannerie et les deux partis politiques.
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On évalue le nombre des membres de la Société industrielle à une centaine. Toutefois, on peut mettre en doute le caractère fiable de ces statistiques puisque la contribution annuelle de $5.00 est recueillie d'une façon irrégulière et les membres du Comité exécutif ne sont pas capables d'identifier les membres avec sûreté. On tient des assemblées annuelles une fois l'an pour obtenir l'approbation d'une seule liste des membres du Bureau de direction et susciter un certain appui aux projets conçus à l'avance.
Durant la première année d'opération de la Société industrielle rajeunie en 1968, on a tenu au moins six réunions à huis-clos de l'exécutif, et plusieurs autres rencontres eurent lieu spontanément dans le hall d'entrée du Bureau de poste, à la banque ou dans des maisons privées. La plupart des réunions officielles de l'exécutif sont tenues immédiatement après un souper Richelieu, sans qu'il y ait de convocation préalable.
À l'occasion des réunions du Comité directeur, ce sont les projets des divers membres du C.D.E. qui prennent la vedette. Le tanneur, pour sa part, a avancé le plus grand nombre de projets, tous reliés à l'établissement d'un centre de cuir à Saint-Pascal. La première présentation devant le groupe devint le premier projet de la Société industrielle : l'amorce de négociations avec le gouvernement provincial afin de fixer le salaire des tailleurs de cuir qui travaillent à domicile. Dans le but d'appuyer le point de vue du tanneur (absence d'intervention gouvernementale) la Société industrielle rédigea un mémoire à l'intention du ministre du Travail et les membres de l'exécutif se rendirent à Québec pour défendre cette position.
Le tanneur apprécie l'utilité des services et de l'assistance offerts par la Société industrielle puisque son industrie dépend de ses alliés municipaux à Saint-Pascal. Une première intervention en amena une autre et avant longtemps, le tanneur convainquit la Société industrielle d'amasser le capital nécessaire pour attirer une tannerie d'Italie. Ce fut là la première d'une suite de tentatives dans le but d'amorcer le développement de Saint-Pascal par des souscriptions publiques de capital, de main-d'œuvre et de matériaux.
La technique de la souscription publique obtint du succès à Saint-Pascal et procura les fonds nécessaires à l'expansion de la tannerie, à la construction d'un motel et d'une piscine. Mais toutes les tentatives pour obtenir des fonds à l'extérieur de la ville échouèrent bien que des hommes d'affaires aussi cosmopolitains que le tanneur aient utilisé leur influence pour attirer des étrangers à Saint-Pascal.
Le problème fondamental de l'investissement étranger est relié à la concurrence des autres communautés. Saint-Pascal réussit à attirer ce genre d'industrie en finançant les industriels étrangers avec les fonds de la communauté sans obtenir l'assurance qu'ils s'installeront à demeure. Attirer de nouvelles industries n'est pas chose facile, d'autant plus qu'il n'existe qu'une poignée d'hommes à la ville qui possèdent les « tuyaux » nécessaires. La Société industrielle obtient plus de succès en utilisant ses réseaux dans la communauté pour promouvoir des projets de développement communautaire tels qu'un champ de baseball et une piscine. Ces projets réunissent les ressources vives du groupe industriel et ont amené la Société industrielle à devenir une structure politique parallèle au Conseil et à la Chambre.
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Une autre raison pour redéfinir les objectifs de la S.I.P. tenait au fait que les industriels de 1969 éprouvaient de la difficulté à s'engager dans des relations les uns avec les autres sur un pied d'égalité. La nouvelle idéologie commerciale ne réussit pas à apporter les mêmes avantages à tous les membres. Même si les petits commerces eurent une croissance rapide, personne ne put égaler l'ascension spectaculaire du tanneur et du fabricant de pneus. La Société industrielle était à la recherche d'un dénominateur commun pour conserver l'identité des industriels en tant que confrérie. Cette occasion se présenta au moment de la construction d'une piscine.
L'auberge de l'amitié
Au moment de sa création, l'auberge n'était ni une auberge, ni ne découlait d'un contexte de fraternité. Le propriétaire d'une auberge d'une ville avoisinante entra en communication avec la Société industrielle dans le but d'obtenir son appui pour un projet qui consisterait à déménager son motel sur un site le long du tracé projeté de la route Transcanadienne. Ses premières démarches auprès des habitants de Saint-Pascal suivirent un chemin bien connu : la S.I.P. et la ville trouvèrent ses exigences excessives. Le seul élément qui intéressât les gens de la Société industrielle était la construction projetée d'une vaste piscine. Le comité exécutif de la Société envisagea la piscine comme un moyen d'obtenir l'appui généralisé de la population pour son projet tandis que l'aubergiste considérait la piscine comme un moyen pour financer son restaurant et son motel.
Les paroissiens contribuèrent généreusement et la piscine fut construite : trente-cinq hommes d'affaires et enseignants de Saint-Pascal ont souscrit un capital de $65 000. Un emprunt de $90 000 de la Banque d'expansion industrielle vint s'ajouter à un petit investissement de l'hôtelier lui-même. Chacun des actionnaires, membres du groupe des industriels et du Club Richelieu, a promis de verser de $1 500 à $2 000 en argent ou en versements mensuels ; dans ce dernier cas, ils rencontrèrent le gérant de banque qui était devenu membre du C.D.E. Tous ces montants mis ensemble furent suffisants pour permettre deux ans plus tard, la construction de l'Auberge de l'amitié (la piscine), qui reçut la bénédiction du curé. On fit beaucoup de publicité sur la contribution de la Société industrielle, permettant ainsi à la nouvelle bourgeoisie de Saint-Pascal de recevoir un prestige et une valeur qui lui étaient nécessaires.
Les nouvelles élites économiques
et les associations volontaires
L'analyse précédente est incomplète. Nous avons à peine mentionné l'importance croissante des enseignants dans la structure du pouvoir et l'apparition d'une conscience de groupe chez les « cols bleus » de Saint-Pascal. Notons également l'importance du Centre social en pleine croissance et les revendications de plusieurs jeunes chefs de file afin d'améliorer les aménagements récréatifs. Ces jeunes s'intéressent davantage à l'établissement de terrains de baseball et à la construction de stades plutôt qu'aux nouveaux magasins et industries. Les industriels sont conscients du fait que leurs industries ont grandi rapidement et d'une manière disproportionnée ; aussi s'accordent-ils avec les jeunes pour enrichir l'infrastructure de $aint-Pascal.
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Il nous apparaît juste de prévoir que ces chefs de file du monde des loisirs, associeront leurs efforts à ceux des enseignants et des travailleurs pour contester le prestige et le pouvoir des industriels. La première étape à franchir consiste à admettre les membres les plus importants du Centre social dans le Club Richelieu. Le « groupe C.D.E. » se considère déjà comme le protecteur du groupe des jeunes et en 1971, le Centre social prit en main la gérance de la piscine à l'Auberge de l'amitié (qui s'en allait vers la banqueroute !). À nouveau, l'élite ancienne consent à son propre remplacement et encore une fois, le moyen d'exprimer l'identité de groupe est l'association volontaire.
Le changement social et les associations volontaires
Anderson et Anderson [27] mettent de l'avant l'idée que, dans les communautés en voie de développement, les associations volontaires, tenant compte de leurs membres et de leur organisation politique, fournissent une « copie de la structure sociale » en ce sens qu'elles sont un système de groupes sociaux reliés les uns aux autres qui constituent la structure sociale de la communauté. Les Anderson choisirent comme cadre de la majorité de leurs recherches Wissous, un village français qui possède plusieurs des caractéristiques des villes en voie d'urbanisation comme Saint-Pascal. Comme nous, ils observent que les associations ont accru « l'efficacité de l'action des petits groupes » [28] et augmenté le nombre des médiateurs entre la communauté et la nation. En ce sens, les associations aident les petites villes à se définir elles-mêmes dans une société de masse « en fournissant une structure rationnelle, légale et hiérarchique pour les groupes les plus anciens. » [29] Il nous semble que l'étude de Saint-Pascal peut ajouter de la profondeur à ce simple modèle de changement social.
Malheureusement, les Anderson comme plusieurs autres (e.g. Pahl [30]) s'inspirent de la typologie des associations volontaires développée par Arnold Rose. [31] Nous nous demandons si une telle classification peut nous être utile dans la compréhension de la fonction des associations dans la dynamique sociale. Dans une ville comme Saint-Pascal, ce sont les Pascaliens eux-mêmes qui sont les mieux placés pour situer les groupes dans leurs catégories. Même ceux-ci peuvent alors ne pas déceler le comportement qui associe un certain nombre d'associations à l'un ou l'autre des groupes détenant le pouvoir. Si on veut rendre la situation plus complexe, il faut se rappeler qu'il y a des centaines de communautés au Canada français où les mêmes associations ne remplissent pas nécessairement les mêmes fonctions.
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Une analyse comparative de l'association volontaire et de son rôle dans les changements des élites économiques (ou autres) serait mieux fondée sur une connaissance des processus sociaux sous-jacents qui produisent une certaine structure sociale. C'est le type de démarche qu'a entrepris Geertz [32] dans son analyse de la forme et de la variation dans la structure d'un village Balinais. Bennett [33] recherche la même compréhension en mettant l'accent de son étude sur les interrelations entre les groupes occupationnels concurrents dans une région du Saskatchewan et en examinant comment les différentes exigences occupationnelles de chaque groupe (fermiers, les Hutterites, les propriétaires de ranch et les Indiens) les amènent à coopérer et à se concurrencer dans l'utilisation des ressources de la région.
Qu'est-ce qu'il y a de volontaire
dans les « associations volontaires » ?
Au lieu d'amorcer une étude par l'examen de la structure rigide qu'est toute association volontaire, [34] il nous apparaîtrait plus avantageux d'analyser l'élite de cette structure et les contraintes sociales qui poussent les individus à devenir membres. [35] Depuis quelque temps, on reconnaît que les principaux chefs de file des associations ont tendance à être les mêmes dans les petites communautés et dans les grands villages [36] quoique dans certaines de ces unités, il existe une structure pluraliste du pouvoir. [37] Il nous apparaît que lorsque plusieurs groupes socio-politiques cherchent à exercer leur contrôle sur une communauté, la structure pluraliste du pouvoir peut n'être qu'un artifice d'une situation en voie de changement.
Si on les examine sur un plan longitudinal, l'étendue des associations peut être considérée en tant que carapace vide. Les groupes de pouvoir ressemblent alors à ces êtres éphémères qui délogent les faibles de leurs coquilles ou empruntent les « demeures » de ceux qui les ont évacuées. Celles-ci constituent les éléments d'une légitimité reconnue et peuvent être remaniées pour mieux satisfaire les objectifs du nouveau groupe. Celui-ci [252] saura, à l'intérieur de certaines normes minimales, s'adapter aux pratiques courantes de l'association. Avec le temps de nouveaux cadres de référence sont ajoutés et d'autres sont abandonnés. Cette dynamique sociale est favorisée par le fait que l'identité d'un groupe de pouvoir mobile prend toute son ampleur dans la communauté plutôt que dans l'association qu'il dirige.
Sauf dans le cas d'une révolution, l'élite à mobilité ascendante tire un grand profit de l'aide qu'elle reçoit des élites en place. Il s'ensuit que les nouvelles élites doivent récompenser cette coopération. Nous énonçons l'hypothèse que dans la plupart des cas, les nouveaux chefs de file acquerront leur prestige et leur pouvoir à l'intérieur des anciennes élites où ils étaient des membres peu engagés. Ce processus est opérant dans des contextes d'industrialisation puisque les facteurs de production changent si rapidement qu'un groupe d'entrepreneurs à mobilité ascendante peut tirer un grand profit d'une situation structurelle nouvelle.
* La version originale de cet article fut rédigée en anglais.
[1] Les données de ce chapitre proviennent d'entrevues et d'observations recueillies à l'occasion d'une recherche de douze mois sur le terrain dans l'Est du Québec en 1969 et 1970 financée par une bourse d'étude du Conseil des Arts du Canada. Une version plus complète de ce chapitre apparaît dans notre thèse de doctorat, The Emergence of a Commercial Bourgeoisie in a French Canadian Town, Thèse de doctorat, Minneapolis, University of Minnesota, 1971.
[2] BARTH, Frederick, The Role of the Entrepreneur in Social Change in Northern Norway, Bergen, Norwegian Universities Press, 1962, p. 7.
[3] SCHUMPETER, Joseph A., The Theory of Economic Development: An Inquiry into Profits, Capital, Credit, Interest and the Business Cycle, Cambridge, Harvard University Press, 1934, pp. 78-79.
[4] CARROL, John, The Philippino Manufacturing Entrepreneur, Ithaca, Cornell University Press, 1965, p. 102.
[5] FALARDEAU, Jean-Charles, « L'origine de l'ascension des hommes d'affaires dans la société canadienne-française », Recherches Sociographiques, vol. 6, 1965, pp. 33-45 et « Des élites traditionnelles aux élites nouvelles », in F. Dumont et J. P. Montminy (éd.) Le pouvoir dans la société canadienne-française, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1966.
[6] GEERTZ, Clifford, Peddlers and Princes, Chicago, University of Chicago Press, 1962.
[8] Idem, p. 150. Voir également Albert O. HIRSCHMAN, The Strategy of Economic Development, New Haven, Yale University Press, 1958, pp. 185-186.
[9] TAWNEY, R. H., « Foreword » in Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, New York, Charles Scribners, Sons, 1958, p. 2.
[10] WEBER, Max, « Class, Status, Party », in Hans H. Berth and C. Wright Mills (Eds.), From Max Weber, New York, Oxford University Press.
[11] WALLACE, Anthony, « Revitalization Movements and Development », in Richard J. Ward (Ed.), The Challenge of Development, Chicago, Aldine, 1966, p. 498.
[12] AUBEY, Robert, KYLE, John and STRICKON, Arnold, Insiders and Outsiders, Investment Behaviour and Elite Social Structure in Latin America : An Interdisciplinary Analysis, Milwaukee Workshop in Quantitative Macro-economics, Paper n° 7107, University of Wisconsin, Mimeographed.
[13] FALARDEAU, Jean-Charles, op. cit.,
[15] TAYLOR, Norman W., « L'industriel canadien-français et son milieu », Recherches Sociographiques, vol. 2, 1961, pp. 123-150 et « Entrepreneurship and Traditional Elites: The Case of a Dualistic Society », Explorations in Entrepreneurial History, vol. 2, 1965, pp. 232-234.
[16] DANSEREAU, Francine, Étude de l'entrepreneurship dans une région à développement économique marginal. Thèse de maîtrise, Université de Montréal, 1967.
[17] Op. cit.. Annexe A, p. 22.
[19] MINER, Horace, op. cit., p. 61.
[20] LAPOINTE, Gérard, Étude du diocèse de Sainte-Anne-de-la-Pocatière : Analyse de la structure sociale, Québec, Université Laval, Centre de sociologie religieuse, 1960.
[21] DUMONT, Fernand, « Recherches sur les groupements religieux », in Social Compass, vol. X, n° 2, 1963, pp. 171-191.
[22] L'aspect religieux de la Jeunesse rurale fut vécu par un certain nombre de chefs féminins qui devinrent par la suite des sœurs.
[23] En 1970, la main-d'œuvre globale de ces deux entreprises atteignit 350, après être partie de moins de dix employés, dix ans plus tôt.
[24] Ce groupe comprend des gens comme Claude Ryan, directeur de Le Devoir, Gérard Pelletier, le Secrétaire d'État du gouvernement fédéral et Jean Marchand, l'ancien chef syndical et l'actuel titulaire du ministère de l'Expansion régionale.
[25] LAMARCHE, Jacques A., « Réflexion d'un adulte sur sa jeunesse nationaliste », Cahiers de Cité Libre, no 2, 1966, p. 55.
[26] DANSEREAU, Francine, op. cit., p. 22.
[27] ANDERSON, Robert T. et ANDERSON, Barbara G., Bus Stop for Paris, New York, Doubleday Inc., 1965, p. 226.
[28] ANDERSON et ANDERSON, Idem, p. 228.
[30] PAHL, R. E., « Formal Voluntary Associations », Patterns of Urban Life, New York, Humanities Press, pp. 83-99.
[31] ROSE, A. M., Theory and Method in Social Sciences, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1954.
[32] GEERTZ, Clifford, « Form and Variation in Balinese Village Structure », American Anthropologist, vol. 61, 1959, pp. 991-1012.
[33] BENNETT, Joan, « Microcosm and Macrocosm Relationships in North American Agrarian Society », American Anthropologist, vol. 69, 1967, pp. 441-454 et Northern Plainsmen : Adaptive Strategy and Agrarian Life, Chicago, Aldine, 1969.
[34] MEILLASSOUX, Claude, Urbanization of an African Community : Voluntary Associations in Bamako, Seattle, University of Washington Press, 1968 et R. E. Pahl, « Formal Voluntary Associations », Patterns of Urban Life, New York, Humanities Press, pp. 82-99, 1970.
[35] PALISI, Bartolomeo, « A Critical Analysis of the Voluntary Association Concept », Sociology and Social Research, vol. 52, 1968, pp. 392-405.
[36] VIDICH, A. et BENSMAN, J., Small Town in Mass Society, Princeton, Princeton University Press, 1958.
[37] DAHL, R. A., « A Critique of the Ruling Elite Model », American Political Science Review, vol. 52, 1958, pp. 463-469.
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