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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Notes de lecture sur deux livres de Serge Denis”, janvier 2006, Bulletin d’histoire politique, volume 15, no 1, automne 2006, pp. 277-287. [Avec l'autorisation de l'auteur accordée le 6 février 2007.] “Notes de lecture sur deux livres de Serge Denis.” Social-démocratie et mouvements ouvriers. La fin de l’histoire ?, Montréal, Boréal, 2003, 226 pages. L’action politique des mouvements sociaux d’aujourd’hui. Le déclin du politique comme procès de politisation ?, Québec, Les Presses de l’Université
Les grands partis traditionnels du mouvement ouvrier, les partis de la social-démocratie fondés à la fin du 19e siècle, ne sont plus un lieu ni un mécanisme de formation en classe des travailleurs salariés et des défavorisés. Ils ne servent plus à constituer en force distincte le mouvement de revendications issu du rapport entre le travail et le capital. Ne peuvent, non plus, prétendre à ce rôle les partis communistes fondés à partir de 1919 dans le cadre de la IIIe Internationale, aujourd’hui remodelés ou « refondés » après avoir été dénaturés par le stalinisme. Les deux grandes tendances du mouvement ouvrier du 20e siècle, issues toutes deux du tronc commun des partis de classe apparus dans le dernier quart du 19e siècle, n’assument plus cette fonction. Le moment actuel n’est pas un simple épisode d’instabilité, de mécontentement au sein des partis du mouvement ouvrier, de faiblesse programmatique. Il ne saurait être vu comme une simple crise d’orientation ou de direction. Il faut le saisir comme un moment de tarissement et d’extinction de leur caractère ouvrier, de disjonction d’avec leur fonction d’origine, en somme comme un moment de déliquescence de ces partis en tant que partis ouvriers. À quoi ce développement d’une importance historique peut-il donner lieu ? Comment peut-il être « dépassé », la dynamique de classe continuant par ailleurs à se déployer avec force sous de nouvelles formes, sans l’apport de partis qui ne sont plus des lieux d’élaboration des revendications ouvrières et populaires ni des instruments de leur défense, et souvent contre eux, devenus de simples « partis de gouvernement » axés sur la promotion de l’ordre capitaliste ? Serge Denis avance deux avenues possibles. La première est celle d’un éclatement du mouvement de classe, c’est-à-dire de l’évanescence de la classe ouvrière en tant qu’intervenant social unifié ou de l’éclipse de sa présence d’ensemble en tant que configuration d’intérêts distinctive. L’intervention politique prendrait alors la forme d’actions autonomes et particularisées de secteurs du salariat, de divers groupes de pression agissant seuls ou en alliance, avec l’objectif d’influencer les décisions économiques et sociales des pouvoirs publics. Un tel modèle serait tôt ou tard traversé d’un sentiment d’inachèvement, qui tendrait à susciter la volonté d’exercer une influence plus globale. La deuxième avenue possible est celle de la reconstruction d’une identité socio-politique collective, rétablissant comme ensemble social les salariés et les démunis dans une lutte pour la conquête des pouvoirs publics. Une action unifiée du mouvement ouvrier et des « nouveaux mouvements sociaux » serait incontestablement le moyen d’y parvenir. Telle est en substance la trame de ces deux livres de Serge Denis, qui doivent être considérés comme deux composantes d’une même continuité.
L’épuisement programmatique de la Social-démocratie Au début de son premier livre, Serge Denis identifie la vague généralisée de grèves dirigées par les syndicats contre la politique de revenus du gouvernement travailliste de James Callaghan en Angleterre au cours de l’hiver 1978-1979, caractérisé comme le winter of discontent, comme le signe probant de ce que le rapport entre le monde du travail en ce pays était non seulement soumis à de fortes tensions, mais qu’il était en voie de modification profonde. Le mécontentement prenait l’allure d’une fronde de la base et des militants contre le gouvernement issu d’un parti que les syndicats avaient pourtant formé et dont ils étaient membres. L’exemple britannique, écrit Denis, a eu valeur de modèle. Il a exprimé de manière spectaculaire une réalité qui se profilait partout, même si les formes et les rythmes ont pu varier. Partout, les politiques des partis social-démocrates ont été radicalement infléchies, tournant le dos à la défense des espoirs et des demandes de leurs électorats traditionnels. Comment expliquer ce changement de cap sans en chercher l’origine dans les processus qui se sont mis en place au cours de la deuxième moitié de la décennie 1970 comme conséquence et expression de l’épuisement des conditions exceptionnelles de croissance de l’après-Deuxième Guerre mondiale et qui ont mis en cause le cadre socioéconomique et les modalités politico-institutionnelles de l’intervention des organisations ouvrières ? S’appuyant sur les analyses et appréciations de nombreux chercheurs et analystes des sciences sociales, parmi lesquels Alain Bihr, Fritz Scharpf et Rudolf Meidner, Serge Denis rappelle que la social-démocratie s’était largement identifiée aux possibilités et aux jeux institutionnels de la période ouverte en 1945. Ayant inscrit la lutte du mouvement ouvrier dans une tentative d’améliorer les conditions de vie et de travail dans le cadre de cette société capitaliste alors en plein déploiement, les succès de ses partis ont signalé l’apogée de son destin historique, mais aussi la voie de son déclin. Le « compromis de l’après-guerre », maintenu en place pendant quelque trente années, est entré en crise à partir du milieu des années 1970. Les grands rapports établis entre les forces sociales se sont déstructurés. Le tournant crucial de la libéralisation et de la déréglementation a favorisé l’internationalisation des processus de production et la mondialisation des circuits financiers et rendu impossible une gestion keynésienne nationale de l’économie à laquelle le projet social-démocrate était intrinsèquement lié, réduisant l’importance des formules habituelles de représentation politique du mouvement ouvrier liées aux divers cadres étatiques nationaux, fragilisant et vouant à la disparition l’environnement politique et économique qui a autorisé, durant des décennies, l’expression et la prise en compte des besoins ouvriers et populaires. Serge Denis en conclut que la situation présente du mouvement ouvrier relève, économiquement et politiquement, d’un « épuisement programmatique », que le projet social-démocrate élaboré depuis la fin de la guerre et consigné dans la charte de fondation de l’Internationale socialiste en 1951 (charte de Francfort), celui d’une « réforme sociale du capitalisme », n’est plus possible. Les partis social-démocrates ont d’ailleurs d’ores et déjà abandonné cette perspective de « réforme sociale du capitalisme » et opté en faveur d’un repositionnement qui a peu à voir avec leurs traditions fondatrices. En Angleterre, le New Labour créé par Anthony Blair avec la détermination de « se libérer d’une idéologie dépassée » se distingue du Labour traditionnel par son infléchissement vers une « troisième voie » entre la gauche et la droite. En Allemagne, l’ex-chancelier Gerhard Schröder avait qualifié son orientation politique de « nouveau centre » en 1998. Le dirigeant du NPD de l’Ontario, Robert Rae, qui faisait à la fin de 2005 une éclatante profession de foi envers le Manifeste Pour un Québec lucide, déclarait en 1990 que le temps des discours outragés et des grands plaidoyers revendicateurs était terminé, alors que son gouvernement réduisait les dépenses de l’État et les salaires des secteurs public et parapublic et suspendait les droits de la négociation collective. Peu après, la dirigeante du NPD du Canada, Alexa Mc Donough, disait vouloir faire face à l’incontournable mondialisation en ouvrant le parti au monde de l’entreprise privée. La mondialisation, écrit Denis, est le maître mot de ce réalignement politico-idéologique. Les besoins nouveaux qu’elle entraîne pour l’entreprise privée donnent le ton du passage au « centre » envisagé comme un abandon des plate-formes interventionnistes et redistributives. En guise d’illustration, et nonobstant des gains relatifs isolés, précise-t-il, les deux dernières décennies ont davantage été marquées par une pression à la baisse et une fragilisation des cadres de vie, ce qui vient étayer le fait que les organisations du mouvement ouvrier sont dans une impasse, n’arrivant pas à élaborer les voies de l’ouverture d’une période différente, ni même celles de la sauvegarde des conditions acquises.
Au coeur de l’impasse, pérennité du mouvement de classe L’impasse dont il est question, si dramatique soit-elle, doit être appréciée correctement. Elle est en tout cas qualitativement différente de celle dans laquelle le mouvement ouvrier a été enferré dans les années 1930, alors que se conjuguèrent la dictature nazie et fasciste sur l’Europe, la destruction des partis ouvriers et des syndicats et la liquidation physique de militants et dirigeants, ainsi que l’achèvement de la domination stalinienne sur l’URSS, sur son parti et sur les partis membres de l’Internationale communiste, moment qui avait été caractérisé par Victor Serge comme le « minuit dans le siècle ». À l’inverse de ces années de ténèbres qui sonnaient la défaite du socialisme, du progrès social et de la démocratie, écrit Denis, les impasses et l’épuisement programmatiques actuels des organisations ouvrières ne coïncident pas avec une incapacité de leurs bases de se déployer en mouvement de masse. Les deux dernières décennies fourmillent d’exemples à cet égard, dans le secteur privé comme dans le secteur public, chez les sans-emploi ou sous forme d’actions regroupant à l’échelle nationale la contestation issue de plusieurs de ces milieux. Le mécontentement envers les gouvernements des partis ouvriers, voire le conflit ouvert avec eux, s’est par ailleurs prolongé dans un nouveau phénomène d’action de masse qui surgit et s’oriente sans apport des organisations établies, partis et syndicats, qui se déploie en autant d’explosions éparses dont le trait commun est leur dimension ultimement politique, signal d’une pression incitant au dépassement de la situation actuelle. Il y a donc, au cœur de l’impasse, pérennité effective du mouvement de classe, perpétuation de la capacité collective d’action, dans un cadre d’autonomisation à l’égard des organisations. L’enjeu clé est donc celui de la canalisation de ce mouvement, de la méthode du recommencement politique qui est à l’ordre du jour. Peut-on, dans la recherche d’une solution à la faillite actuelle de la social-démocratie, s’inspirer de la solution historique que le mouvement ouvrier révolutionnaire avait apportée à la « Faillite de la IIe Internationale », pour reprendre l’expression utilisée par Vladimir Lénine dans sa brochure de 1915 pour caractériser la capitulation de la quasi totalité des partis social-démocrates qui s’étaient associés aux bourgeoisies de leurs pays respectifs dans le vote des crédits de guerre à la veille de la Première Guerre mondiale ? Rappelons que la solution envisagée et retenue avait été la création en 1919 d’une nouvelle Internationale, l’Internationale communiste, dont le programme révolutionnaire se situait en continuité avec celui de l’aile gauche de la social-démocratie des années 1910 et dont les partis à construire étaient conçus comme des partis d’avant-garde voués, tout en œuvrant à se construire en formations de masse, à ne rassembler au départ que la minorité consciente de la classe ouvrière. Quel qu’ait pu être le bien-fondé de cette avenue pour l’époque, il apparaît à Serge Denis qu’œuvrer à la mise sur pied d’un tel parti d’avant-garde ne saurait aujourd’hui répondre aux besoins et à la volonté de reconstitution politique du mouvement ouvrier, ni dans les formes, ni dans la méthode, ni même dans la façon de concevoir un programme. La détermination première de l’entreprise de recommencement, poursuit-il, relève dorénavant des dynamiques d’autonomisation. Elle renvoie aux tendances à l’auto-organisation dans l’action, aux causes du désarrimage d’avec les partis ouvriers traditionnels, aux phénomènes de l’abstentionnisme électoral de leurs bases, ou des nombreux conflits qui jalonnent leur existence comme organisations. Se dévoilent également, comme partie prenante de ces phénomènes et comme pressions sous-jacentes, l’intransigeance revendicative et le refus radical de nouvelles mesures d’insécurité économique. Voilà, soutient Denis, le cadre dans lequel il est possible d’envisager les formes d’un éventuel processus de reconstruction de l’action politique de classe. La formule de reconstruction politique se trouve aujourd’hui dans la notion d’auto-représentation du mouvement revendicatif, par la participation de ceux et celles qu’il entraîne et rallie. Ainsi, les péripéties multiples de ces phénomènes d’autonomisation et de désarrimage d’avec les partis ouvriers traditionnels ne sont pas simplement un signe de dissolution de la fonction d’origine de ces partis. Elles indiquent aussi le terrain possible de la reconstruction plausible de cette fonction.
Nouveaux mouvements sociaux et mouvement ouvrier C’est précisément à cette question que s’adresse le deuxième livre de Serge Denis qui se penche sur la place, dans le processus de reconstruction politique, des Nouveaux mouvements sociaux (NMS) et du mouvement ouvrier (MO). L’expression « Nouveaux mouvements sociaux » recouvre une nébuleuse de mouvements dont Serge Denis dit qu’on peut les voir comme le cœur et le centre de l’action de contestation des phénomènes de domination et d’exploitation et de la volonté d’élargissement des champs des libertés. Ils englobent les mouvements pacifistes et altermondialistes, les mouvements de défense de l’environnement, des droits des femmes, des chômeurs, des assistés sociaux, des homosexuels, des minorités ethniques, des handicapés, etc. Ils renvoient à l’idée d’une action collective qui se développe dans une logique de revendication ou d’opposition. L’étiquette de la « nouveauté » s’explique par l’importance grandissante qu’ils ont prise dans les développements récents des sociétés. Engagés dans une action revendicative qui rejoint souvent celle du mouvement ouvrier, ils se distinguent de ce dernier dans la mesure où l’identité de leurs acteurs procède, non pas de leur inscription dans des rapports socioéconomiques de travail, mais de leur participation à une action collective déterminée. Les NMS et le MO se distinguent aussi quant à leurs formes d’organisation, les premiers étant généralement réfractaires à la centralisation et à la délégation d’autorité, les seconds s’identifiant davantage au modèle traditionnel de l’organisation en syndicats et en partis. Les NMS se sont aussi généralement tenus à l’écart de visées politiques explicites comme la constitution en parti politique et la conquête du pouvoir d’État. Serge Denis rejette la conception largement répandue d’une supposée concomitance entre l’expansion des NMS et un prétendu recul du MO, à tout le moins quant à l’influence et à la portée de leurs interventions. Cette idée, écrit-il, ne se vérifie pas. S’il est vrai que les mouvements sociaux autres que le MO ont pris une importance croissante et que leur poids relatif a augmenté, plutôt que d’un essor des NMS et d’un crépuscule du MO, précise-t-il, la situation est bien celle de deux progressions, qui se déploient même, par certains aspects, en concordance. Ce double produit qu’est l’essor des NMS et l’expansion du MO est le résultat de la période exceptionnelle de croissance des trente années de l’après-guerre qui a permis de grandes avancées dans les conditions de vie, des possibilités matérielles et intellectuelles plus grandes, de grands niveaux d’autonomie personnelle et une légitimité reconnue aux principes de la démocratie dans toutes les sphères de la vie privée et publique, favorisant les exigences d’équité et d’égalité et la lutte contre les phénomènes de domination. Quelle que soit l’importance prise au fil des décennies par les NMS, il faut se garder, écrit Denis d’en conclure à un changement de nature du rapport social déterminant. Celui-ci demeure le rapport de nature socioéconomique qui pose les individus dans leur relations les uns avec les autres en référence à l’activité de travail : l’activité de travail est le mode privilégié de l’insertion des individus dans la société, le mode généralement incontournable de la satisfaction des besoins et de la réalisation de soi, rappelle-t-il. Et le salariat est la composante lourde de ce rapport. Certes, le travail salarié a connu, au fil des dernières décennies, de profondes mutations de forme et de contenu. Mais sa signification et ses conséquences socioéconomiques sont restées de même nature. Comme le suggère une étude d’Erik Neveu, citée par Denis, sur l’activité manifestante de la France des années 1980, les mobilisations relatives aux salaires et à l’emploi étaient, de très loin, la composante dominante des mobilisations sociales. Ce qui tend à confirmer, en conclut-il, le constat que les actions des NMS n’ont pas succédé à celles du MO, mais que les unes et les autres ont été concomitantes, et ce qui contribue à infirmer cette idée que l’essor des NMS aurait procédé d’un changement de société. Cela dit, il faut éviter les généralisations abusives, poursuit-il, et reconnaître la place réelle des NMS par rapport au MO, dont plusieurs ont été formés en fonction des luttes à mener sur les enjeux du chômage, du logement, de la pauvreté, etc.
Le rapport des NMS à la politique Comment concevoir les rôles respectifs des NMS et du MO dans le contexte actuel d’absence d’une formation politique qui se reconnaîtrait la fonction de constituer les travailleurs salariés et les défavorisés en sujet et acteur politiques, et dans une situation de dislocation des électorats historiques des formations ouvrières et d’une abstention électorale sans cesse croissante ? Le rapport des NMS à la politique se présente, explique Denis, d’une part comme une dimension du rapport dans lequel est engagé le MO, d’autre part comme nourri par sa propre dynamique, par son insertion dans l’histoire politique contemporaine, dont il dresse sommairement les étapes. Après l’étape des années 1960 et 1970 au cours de laquelle les NMS ne formulèrent que rarement des propositions nettement distinctes de celles du MO, ce type de lien, organisationnel et idéologique, s’est distendu par la suite, pour disparaître et faire place à une large autonomie des NMS quant à leur activité et leur réflexion. Mais cette indépendance n’entraîne pas la disparition des dimensions politiques de l’action des NMS. Habituellement sans affiliation partisane, les NMS ont des connotations politiques, par les valeurs qui instruisent leurs actions et par les conséquences de celles-ci, même si leur aspiration à faire régresser les phénomènes de domination les a éloignés de la politique entendue comme course au pouvoir d’État et favorisé le développement de simples actions de pression sur les autorités publiques en vue d’influencer leurs décisions. Mais, leurs luttes visant à faire obstacle aux phénomènes de domination et d’exploitation, leur résistance aux politiques des pouvoirs économiques, politiques et militaires les prédisposent progressivement à des engagements d’envergure plus générale quant aux orientations qui s’offrent aux sociétés, nationalement et internationalement. L’histoire de la mouvance des NMS, écrit Denis, débouche singulièrement sur des dynamiques d’essence politique, alors que l’intervention de chacun d’entre eux structure et élargit la conscience de ses membres et que leurs démarches comportent toujours, plus ou moins affirmée, une dimension de critique à l’endroit des pouvoirs publics. Le constat du déroulement d’un réel processus de politisation s’impose. Lorsqu’on pose bout à bout les péripéties principales de l’intervention des NMS depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis l’action contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1995, jusqu’au Forum social mondial de 2005, il apparaît que l’opposition conjointe aux tenants et aboutissants de la mondialisation néolibérale et du néolibéralisme dans chaque pays fut et demeure la voie de l’élaboration d’un programme. L’action en commun à répétition, qui rassemble systématiquement les mêmes courants de critique sociale et qui oppose les mêmes adversaires contribue à homogénéiser les points de vue. Si l’action des NMS donne, dans un premier temps, l’image de la fragmentation, elle dépasse celle-ci par l’effet des coalitions et la synergie de l’élaboration des plates-formes en des démarches réflexives qui ponctuent une évolution d’ensemble remarquablement englobante. Née des conditions de l’apès-guerre, porteuse d’un puissant mouvement de démocratisation, de progrès social et d’égalité, clairement identifiable par ses valeurs d’entraide et de solidarité mondiale, la mouvance NMS ne peut se reconnaître dans la conduite présente des affaires publiques, souligne Denis. Tous ces éléments l’incitent à un nouveau type d’intervention, davantage en phase avec les exigences du moment. En ce sens, le temps présent paraît conclure toute une période de développement et ouvrir la possibilité d’un nouveau départ. Voilà, dit-il, comment les conditions et le cadre du déclin du politique sont, pour une part, devenus aussi les conditions d’un positionnement nouveau.
Action politique : les perspectives La question des perspectives d’action politique qui se présentent dès lors dans le contexte actuel nous ramène à l’alternative posée dans le premier livre de Serge Denis : soit un processus de recomposition politique des salariés et des défavorisés en un intervenant unifié, pouvant se poser en candidat au pouvoir ; soit une fragmentation politique, un processus d’éclatement qui amènerait chaque unité à envisager son action sous l’angle particulariste du groupe de pression, les deux possibilités reposant sur le constat de ce que la social-démocratie n’assume plus ses fonctions historiques de parti ouvrier. De ce point de vue, écrit Denis, tant le MO que les NMS, se trouvent à un carrefour de leur existence et ce carrefour est de nature politique. Pour ce qui est des NMS, il est un fait que leur culture sociale ne les prédispose pas à faire un saut en politique. Leur attachement à la démocratie de base et leur rejet de la hiérarchie, tout autant que l’expérience faite des gouvernements « de gauche » du passé récent et l’histoire des partis ouvriers, du stalinisme en particulier, tendent à les éloigner de l’idée même d’intervenir directement sur le terrain du pouvoir. Mais, écrit Denis, leur éventuel refus de se saisir de la problématique du pouvoir politique équivaudrait à diminuer la portée de leur existence, contraindrait pour l’essentiel leur action politique aux pratiques du lobby traditionnel, brisant en quelque sorte la dynamique de leur propre évolution. L’heure est donc aux choix, dans la mesure où il n’y a pas qu’une seule avenue qui soit envisageable. Ainsi, en déduit-il, l’avenir de la gauche dans nos société dépend de la manière dont les NMS et le MO vont répondre aux options qui s’ouvrent présentement. Un premier pas dans la recherche d’une solution au problème du « débouché politique » pourrait s’inspirer de la proposition du journaliste altermondialiste Bernard Cassen. Sans croire possible de réunir à ce stade les grands mouvements sociaux autour d’un programme unique de l’altermondialisation, il pose cette éventualité comme un objectif et suggère, d’ici à son atteinte, des avancées par le rassemblement des mouvements et organisations sur un socle programmatique dont les points principaux feraient déjà consensus. La rédaction d’une telle plate-forme, jointe à un vaste processus de ratification dans chaque pays, permettrait d’aboutir à un document d’orientation commun sur la base duquel la mouvance NMS et MO se constituerait en force politique permanente. Cette entrée sur le terrain politique ne saurait être conçue comme allant à l’encontre de la dynamique du développement des NMS, ni extérieurement à cette dynamique. Elle doit être pensée sous l’angle de l’auto-représentation en politique, tant pour l’élaboration du programme que pour les formes d’organisation. Elle doit être le fruit d’une collaboration politique entre les NMS et le MO, qui ne pourrait toutefois prendre la forme des anciens rapports entre les mouvements sociaux et le mouvement ouvrier, rapports qui donnaient à ce dernier un rôle d’initiative et par conséquent un poids particulier dans la direction des mouvements sociaux. La forme de la convergence entre NMS et MO, écrit Denis, doit être envisagée comme la rencontre de deux mouvements autonomes, sans préséance de l’un ni de l’autre. Cela dit, le rapport social du travail reste le critère dominant du rapport des individus aux ressources disponibles dans la société et à ses sphères du pouvoir et il en découle que le MO en tant que mouvement social conserve son caractère déterminant. Mais le mouvement ouvrier organisé, tel qu’il se présente aujourd’hui, constate-t-il, ne pourrait assumer un rôle qui soit à la hauteur de la position du travail salarié dans les rapports sociaux, cette inadéquation ayant de toute évidence constitué l’une des conditions de l’autonomie des NMS.
Dans une Annexe de son deuxième livre, Serge Denis présente des « Éléments de réflexion sur l’action politique du syndicalisme et des mouvements sociaux au Québec », l’une des seules sociétés de démocratie libérale à ne pas avoir fait l’expérience, politique et culturelle, d’un grand parti ouvrier, souligne-t-il. Il y rappelle que si un tel parti n’a jamais réussi à voir le jour au Québec, l’opportunité de le créer n’en a pas moins été l’objet de vifs débats dans les rangs ouvriers dans les années 1950 et 1960 et que les forces bourgeoises avaient alors mis tout leur poids pour faire échouer le projet. Il se tourne ensuite vers les débats actuels sur l’action politique, à partir notamment du projet de l’organisation Option citoyenne dirigée par Françoise David de fonder une formation politique de gauche, en alliance avec l’Union des forces progressistes (UFP), qui présenterait des candidats sur une plate-forme de progrès social et politique. Il signale en le déplorant que ce projet s’adresse, non pas aux organisations comme telles, NMS et MO, qui portent pourtant les volontés de changement et de transformation sociale, mais plutôt à leurs militants considérés individuellement. On sait que ce projet a abouti en février dernier à la création d’un nouveau parti, Québec solidaire. Il aborde enfin la question de cette initiative du « club » des Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQL), créé en février 2004, dont l’objectif est d’investir le Parti québécois pour l’aider à réaliser la reconstruction, au sein de ce parti, de « la grande coalition souverainiste de l’époque de René Lévesque », ce large éventail d’orientations dont les représentants allaient « du créditiste Gilles Grégoire au syndicaliste Robert Burns » ; rappelons que c’est cette coalition qui a préparé la question piège fédéraliste du référendum de 1980 et qui s’est livrée, au début des années 1980, à l’une des plus féroces attaques anti-ouvrières de l’histoire. Une initiative diamétralement opposée à celle, absolument nécessaire, de la constitution conjointe des mouvements sociaux et du mouvement ouvrier en force politique autonome. Voilà deux livres d’une pertinence politique de premier ordre, à lire absolument.
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