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Introduction
À la lecture de notre titre, le lecteur a sûrement été saisi par le défi qu’il annonce soit de traiter de la métaphore la plus célèbre et la plus marquante de l’histoire constitutionnelle canadienne, dans une perspective juridique et politologique, dans un simple chapitre. Notre objectif demeure cependant assez modeste puisqu’il consiste à faire état de certaines de nos réflexions sur ce qu’elle implique plus précisément eu égard à l’évolution de la nature fédérative de l’État canadien.
Depuis les années 1990, l’on assiste à travers le monde à un regain d’intérêt pour le fédéralisme en tant que principe d’organisation étatique. Ce constat, encourageant pour l’avenir du principe fédératif, s’accompagne par ailleurs d’un autre plus inquiétant : les forces du fédéralisme sont aujourd’hui menacées par des forces unitaristes [1]. Cette tendance a des impacts importants sur l’avenir du fédéralisme en général, et sur la survie et l’épanouissement des nations infraétatiques en particulier. Cette propension à la centralisation progressive du pouvoir et à l’uniformisation normative soulève en effet des questionnements cruciaux en contexte plurinational. Aux plans théorique et normatif, le principe fédératif implique un équilibre entre les forces qui tendent à la diversité et celles qui poussent à l’unité, par conséquent, un équilibre dans l’exercice des pouvoirs législatifs dévolus aux ordres de gouvernement fédéral et fédéré.
La fédération canadienne ne fait pas exception à cette tendance à la concentration des pouvoirs. Le Canada donne souvent l’impression de miser sur la diversité canadienne pour faire advenir un projet politique commun. Le discours prononcé à Londres le 26 novembre 2015 par Justin
Trudeau, quelques semaines après son élection, La diversité, la force du Canada en est un bel exemple, mais ne révèle qu’une portion de l’équation canadienne puisque la clé de voûte du projet politique a toujours été le maintien de son unité. Il s’agirait donc moins de trouver un équilibre entre l’unité et la diversité que de garantir l’unité du pays tout en tolérant, d’une part, l’expression de diverses formes de diversité (surtout celles de nature culturelle) et d’autre part, en atténuant les formes de diversité nationale qui pourraient menacer son avenir politique. Jorge Cagiao y Conde, [82] un spécialiste de l’évolution du fédéralisme en Europe nous rappelle d’ailleurs que ce principe « a eu une tendance assez claire à la centralisation, à la consolidation nationale et à l’homogénéisation des pratiques, des valeurs et des croyances [2] ». Nombreux sont les auteurs qui en sont arrivés au même constat, d’Olivier Beaud à Ferran Requejo en passant par Christophe Parent et Edmond Orban [3].
L’évolution des régimes constitutionnels est toujours en partie tributaire de la compréhension de la nature et du rôle de la Constitution, et en contexte fédératif, de la vision de ce qu’implique le principe fédéral. Ces représentations prennent parfois la forme de métaphores.
Les métaphores agissent comme des capteurs prêts à organiser, à structurer et à légitimer notre façon de voir le monde [4]. Le procédé est celui de l’emploi d’un terme concret pour exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison [5]. La métaphore est par conséquent un procédé rhétorique, et, en cela, elle possède une portée argumentative, puisqu’elle
présuppose des enjeux de persuasion et de conviction. Il n’est donc pas surprenant que le procédé de la métaphore soit présent dans les discours judiciaire et politologique. Les tribunaux canadiens ont en effet usé de ces figures de style dans différents contextes. Pensons notamment à la métaphore du dialogue utilisée par la Cour suprême du Canada pour désigner les relations entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs politiques de façon à légitimer l’exercice du contrôle judiciaire de constitutionnalité, ou encore à celle des compartiments étanches du Comité judiciaire [83] du Conseil privé utilisée pour rappeler le caractère exclusif des compétences législatives partagées entre les ordres de gouvernement fédéral et provincial.
Il en est de même dans le discours des politologues qui useront de la métaphore pour valider et justifier certaines prises de position eu égard à ce que doit être selon eux la voie d’évolution de la fédération canadienne.
Si l’usage de métaphores au sein des discours judiciaire et politologique sert des fi ns explicatives et persuasives, certains ont souligné qu’elles peuvent aussi potentiellement tordre, obscurcir, distraire ou simplifier à outrance des éléments complexes [6]. Une certaine vigilance est donc de mise.
Dans le cadre du présent texte, nous nous attarderons à l’une d’entre elles, celle de l’arbre vivant. Après en avoir exposé les principaux tenants et aboutissants, nous mettrons en exergue certains de ses principes politologiques implicites, pour ensuite nous attarder à quelques-unes de ses émanations juridiques. Nous verrons que si cette métaphore capte de façon fort intéressante la nature des textes constitutionnels canadiens, elle doit par ailleurs être comprise dans toute son amplitude, soit dans une perspective d’équilibre entre l’enracinement dans le passé et la projection vers le futur.
[1] Alain-G. GAGNON, « The Political Uses of Federalism », dans François ROCHER et Miriam SMITH (dir.), New Trends in Canadian Federalism, Peterborough, Broadview Press, 1995, p. 23.
[2] Jorge CAGIAO Y CONDE, « L’autorité de la doctrine en droit. L’exemple du fédéralisme », dans Jorge CAGIAO Y CONDE (dir.), La notion d’autorité en droit, Paris, Éditions le Manuscrit, 2014, p. 117.
[3] Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, Paris, Presses universitaires de France, 2007 ; Ferran REQUEJO, Fédéralisme multinational et pluralisme de valeurs : le cas espagnol, coll. « Diversitas », Bruxelles, Peter Lang, 2009 ; Christophe PARENT, Le concept d’État multinational. Essai sur l’union des peuples, coll. « Diversitas », Bruxelles, Peter Lang, 2011 ; Edmond ORBAN, La dynamique de la centralisation dans l’État fédéral : un processus irréversible, Montréal, Québec Amérique, 1984. Ferran REQUEJO et Klaus-Jürgen NAGEL (dir.), Federalism beyond Federations : Asymmetry and Processes of Resymmetrisation in Europe, Farnham, Ashgate, 2011.
[4] Hugo CYR, « Conceptual Metaphors for an Unfi nished Constitution », (2014) 19 Review of Constitutional Studies 1.
[5] Finn MAKELA, « Metaphors and models in legal theory », (2011) 5,2 Les Cahiers de droit, 397.
[6] Benjamin L. BERGER, « Trial by Metaphor : Rhetoric, Innovation, and the Juridical Text », (2002) 39, Court Review, 30 : « The metaphor is an instrument used in the persuasive project of judicial decision making, an undertaking to arbitrate disputes and interpret legal principles while maintaining and asserting the legitimacy of the law ».
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