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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Au-delà de la nation unificatrice: plaidoyer pour le fédéralisme multinational. (2007)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Alain G. Gagnon, Au-delà de la nation unificatrice: plaidoyer pour le fédéralisme multinational. Generalitat de Catalunya, Departament d'Interior, Relacions Institucionals i Participació, Institut d’Estudis Autonòmics, 1re édition, 2007, 206 pp. Con(textos) A7. [L'auteur nous a confirmé le 8 janvier 2019 son autorisation de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Introduction

[10]
[11]

Introduction:
Éveil au projet fédéral et nouvelles sensibilités à la multination

Dans plusieurs États à travers le monde la voie fédérale a été privilégiée ces dernières années pour répondre aux défis de la modernité. Les experts voient dans le fédéralisme des propriétés uniques permettant de faciliter la reconnaissance des groupes ethnoculturels, de favoriser la représentation des divers courants de pensée, d'apporter des garanties aux droits des minorités nationales, de trouver un juste partage des pouvoirs entre les ordres de gouvernement et, pour se limiter aux principales dimensions, d'établir une répartition équitable de la richesse.

Les États contemporains doivent aujourd'hui relever le défi de la diversité nationale parce que, d'une part, la plupart d'entre eux y sont confrontés et que, d'autre part, l'immigration qui caractérise la présente époque devient graduellement une réalité incontournable dont il nous faut prendre la mesure. [1] Le fédéralisme constitue dès lors une avenue prometteuse pour les démocraties libérales avancées et, tout comme nous le verrons dans ce livre, le fédéralisme multinational devrait s'imposer au fur et à mesure comme la voie optimale pour la gestion des conflits communautaires et pour l'affirmation des identités collectives. La culture politique de ces démocraties constitue un riche terreau pour l'implantation des valeurs sous-tendant le projet fédéral. Le politologue Alfred Stepan rappelle à juste titre que "chacune des démocraties de longue durée opérant dans un contexte de polité multilingue et multinationale est un État fédéral". [2] Il nous faut donc explorer plus à fond les tenants et aboutissants de ce constat pour les démocraties avancées.

La formule fédérale bien que ne constituant pas une panacée en soi recèle des qualités essentielles permettant la stabilité des régimes politiques. La mise en place des diverses formules fédérales n'ont pas toujours apporté les résultats favorables souhaités. Toutefois lorsque les groupes majoritaires ont accepté au nom du respect de la diversité communautaire de traiter équitablement les autres communautés vivant sur le territoire cela a mené à des avancées démocratiques significatives. Naturellement, il y a des tensions dont on ne peut faire abstraction lorsque l'on traite des rapports communautaires mais, ce qui importe [12] au premier chef, c'est la capacité des uns et des autres d'en arriver à des compromis et de pouvoir relancer librement les processus de négociation pour ne pas que s'effrite la volonté fédérale. Il s'agit donc d'un processus ouvert aux délibérations et aux négociations et qui fait en sorte que l'avenir des nations est ouvert.

La présente étude aurait pu porter sur un vaste ensemble de cas puisque le projet fédéral a été avancé pour trouver des solutions politiques dans de nombreux contextes, pensons à l'Indonésie, l'Irak, le Nigeria et à la Russie. Dans ces pays, la démocratie est souvent malmenée ce qui ne contribue en rien à l'émergence d'un esprit fédéral. Au gré des divers chapitres qui forment l'ossature de ce livre, je miserai surtout sur le cas canadien en m'inspirant des situations vécues dans d'autres pays fédéraux (ex. la Belgique, les États-Unis) et dans des pays en voie de fédéralisation (ex. Espagne, Royaume-Uni). L'implantation de la formule fédérale exige, on le constatera, une forte capacité de la part des États nationaux de tabler sur des pratiques démocratiques avancées, sur une volonté affirmée de cohabitation et sur le respect des diverses traditions donnant un sens au vouloir vivre en commun. Le respect de ces exigences assurera la loyauté de tous les partenaires au sein de l'ensemble fédéré et contribuera à assurer sa pérennité.

Fédéralisme et fédération

D'emblée, une distinction s'impose entre les notions de fédéralisme et de fédération. [3] Les spécialistes du fédéralisme ont souvent employé indistinctement les concepts de fédéralisme et de fédération. Or, le premier concept se rapporte à des traditions, une culture, un esprit, une façon d'agir, voire une idéologie alors que le second traite essentiellement de la dimension institutionnelle.

Il est possible de se trouver dans une situation où plusieurs États ont été agrégés pour former une fédération sans que la diversité sociétale soit reconnue de façon formelle dans le fonctionnement des institutions. C'est la situation que l'on retrouve en Allemagne, en Australie et aux États-Unis. De façon assez surprenante, nous devons à un Américain, William Livingston, [4] la reconnaissance de la diversité sociétale comme fondement de l'esprit fédéral. Le Canada offre un autre cas de figure puisque nous sommes en présence d'une fédération formée en 1867 et qui a cherché, au gré de la conjoncture, à abandonner certains de ses [13] traits fédéraux au profit d'une vision de plus en plus homogénéisante, provocant dès lors principalement des tensions importantes entre la communauté anglophone et la communauté francophone. [5] Deux grandes traditions fédérales cohabitent: une tradition formée autour de la notion du fédéralisme territorial qui tend à gommer les différences ethnoculturelles en avançant des politiques gouvernementales uniformisantes et, une autre tradition traversée celle-là par la notion de plurinationalité, et dont les Québécois et les Premières nations se réclament. Le pays a donc délaissé une situation favorable à la reconnaissance des entités autonomes différenciées au profit d'un contexte de moins en moins enclin à accommoder la spécificité québécoise, d'où les tensions fréquentes entre les tenants de ces deux traditions fédérales et les percées du mouvement nationaliste québécois.

L'Espagne ne constitue pas à proprement parler une fédération. Il s'agit plutôt d'une expression institutionnelle unique aujourd'hui décrite par l'appellation d'État des autonomies. [6] Il en va autrement du côté de la composition sociale de l'Espagne puisque nous sommes en présence d'un pays traversé par la diversité sociale en raison de la présence des trois nations historiques de la Catalogne, de la Galice et des Pays basques, auxquelles s'ajoutent de nombreuses communautés promptes à revendiquer le statut dévolu à ces dernières. Cette riche diversité sociétale conduit à reconnaître, comme le fait William Livingston pour les États-Unis, les traits fédéraux sous-tendant l'État des autonomies. En ce sens, l'Espagne carbure au fédéralisme bien qu'il ne s'agisse pas à proprement parler d'une fédération.

À l'image de l'Espagne fondée sur d'anciens royaumes, la Belgique s'est d'abord constituée autour de mini-États au moment de la conquête française de 1794-1795, intégrés de façon assez lâche avant de se transformer subséquemment en régime unitaire. [7] Aussi, le modèle jacobin avait-il été imposé à la Belgique et allait avoir des répercussions profondes sur la façon de gérer les affaires de l'État et sur la méfiance que les communautés wallonne et flamande allaient exprimer l'une [14] à l'égard de l'autre pendant la plus grande partie du xxe siècle. Dans le but de juguler le sort, un vaste pan de réformes constitutionnelles a été mis de l'avant à partir de la fin des années 1970, modifications toutes favorables à l'affirmation d'une Belgique de plus en plus fédérale. [8]

Les expériences fédérales sont variées et riches en enseignement. Les exemples belge, canadien et espagnol confirment que la diversité sociétale n'a pas toujours bonne presse auprès de ceux qui exercent le pouvoir et qu'il importe donc que les communautés politiques participent au travail de dévoilement [9] essentiel en vue de la reconnaissance de leurs revendications légitimes au sein des ensembles politiques fédérés. Ce travail de dévoilement s'exerce de diverses façons et selon des dynamiques propres aux diverses polités. Cela peut s'incarner par le truchement de commissions d'enquête, de référendums, d'élections générales ou par la tenue d'assemblées constituantes en vue de faciliter l'éveil des diverses communautés sur lesquelles le pacte fédératif a été érigé.

Au lendemain du référendum gagnant sur le nouveau Statut politique de la Catalogne au sein de l'Espagne contemporaine, il importe de comprendre l'esprit fédéral qui doit accompagner l'édification d'institutions pouvant prendre en compte la diversité sociale en présence et pouvant mener à des accommodements communautaires porteurs pour l'avenir.

Fédéralisme territorial et fédéralisme multinational

Ainsi que nous y avons fait allusion ci-dessus, il existe deux types de fédérations sous-tendus par des visées politiques distinctes. D'une part, il y a les fédérations dites territoriales qui proposent de traiter de façon identique tous les citoyens d'un pays donné et, d'autre part, il y a le fédéralisme multinational qui prévoit des mesures équitables permettant d'offrir aux membres de chacune des communautés nationales cohabitant au sein d'une fédération les mêmes possibilités d'accomplissement. Les fédérations territoriales - pensons aux Etats-Unis, à l'Allemagne et à l'Australie - ont longtemps eu la cote auprès des spécialistes sur le fédéralisme mais il s'avère que les politiques gouvernementales ont pris peu en compte les besoins des minorités ethnoculturelles et des minorités nationales [15] (ex.: les Noirs aux États-Unis, les Turcs en Allemagne, les Autochtones en Australie). Ces minorités se sont retrouvées dans des pays qui proposaient l'avancement de tous en se contentant de mettre sur pied des politiques d'affirmation positive dont les répercussions furent, avouons-le, plutôt modestes en ce qu'elles contribuèrent à donner bonne conscience aux politiques sans que cela ne profite véritablement aux membres des communautés minoritaires.

Les années 1990 et 2000 ouvrent la voie à une nouvelle façon de gérer la diversité nationale en se montrant plus ouvert au fédéralisme multinational. Le modèle américain du fédéralisme territorial qui a longtemps dominé s'est vu remettre en question dans les États nationaux caractérisés par une riche diversité nationale. Pensons aux cas de la Belgique, du Canada, de l'Espagne ou du Royaume-Uni. Bien que ces deux derniers États ne soient pas à proprement parler des fédérations, il n'en demeure pas moins que leurs bases sociales en font des États complexes, devant selon des auteurs comme Livingston conduire à l'avènement du fédéralisme.

Tous ces États ont vécu ces dernières années des mobilisations politiques d'une grande ampleur. La Belgique a connu plusieurs réformes constitutionnelles qui ont fait passer le pays d'un État unitaire à un État fédéral en moins d'une génération. Le Canada a connu des ratées significatives en ne parvenant pas à satisfaire les protagonistes du fédéralisme multinational au Québec ce qui a mené à la tenue de deux référendums sur la souveraineté du Québec. L'Espagne est parvenue à tourner le dos à son passé totalitaire en proposant l'État des autonomies mais hésite toujours à accepter les formules asymétriques permettant de répondre aux attentes des diverses communautés nationales sur lesquelles elle fonde par ailleurs sa légitimité. Enfin, le Royaume-Uni, pays unitaire comme l'Espagne, a accepté de prendre la route de la reconnaissance des communautés nationales à l'origine de l'État et de procéder à une vaste opération de décentralisation des compétences. [10]

Ces transformations ont provoqué des tensions importantes entre les membres de la communauté majoritaire et les membres des minorités nationales. Le succès des réformes engagées dépend pour une bonne part de la capacité du groupe majoritaire à accepter que les canaux politiques demeurent ouverts aux négociations [16] et à l'actualisation des demandes par les divers acteurs. Comme le rappelle le philosophe James Tully:

"La condition de liberté d'une société plurinationale repose sur le fait que ses membres soient libres d'entamer des discussions et des négociations au sujet d'amendements possibles à la structure de reconnaissance en vigueur et qu'en corollaire, les autres membres aient un devoir de répondre aux demandes légitimes. Un membre qui cherche à se voir reconnaître en tant que nation (dans une forme elle-même ouverte à la contestation) est libre dans la mesure où les possibilités de discussions, négociations et amendements ne sont pas bloquées, en pratique, par des contraintes arbitraires. La constitution d'une société où sévit un pareil blocage doit être considérée comme une camisole de force ou comme une structure de domination. Cette situation d'absence de liberté peut être illustrée, au Canada, autant par le cas du Québec que par celui des Premières nations". [11]

La transition du fédéralisme territorial au fédéralisme multinational constitue un pas qualitatif majeur pour les nations minoritaires en ce que cela constitue la condition de liberté par excellence au sein des États existants.

La condition fédérale au Canada et en Espagne

Les travaux de Donald Smiley, un des plus importants spécialistes du fédéralisme canadien, ont permis de mettre l'accent sur les avantages du projet fédéral pour les sociétés démocratiques, tout en étant conscient que le fédéralisme ne constitue pas une panacée à tous les problèmes de représentation. Dans son ouvrage The Federal Condition in Canada, Smiley explore les qualités fédérales essentielles au bon fonctionnement de l'État canadien. Plusieurs dimensions ressortent de son analyse, dont la dualité canadienne à la base du pacte fédératif, les relations centre-périphérie en ce qu'elles mettent en évidence les conflits territoriaux de nature économique de même que l'autonomie réelle du gouvernement central et des États-membres de la fédération quant à leur capacité d'influencer le cours de l'histoire. [12] Nous verrons aussi tout au long de la présente discussion pourquoi les sociétés libérales complexes se prêtent particulièrement bien à la voie fédérale. L'argument central qui sera proposé a trait au fait que le fédéralisme [17] remet en question la conception moniste [13] qui tend à dominer depuis les débuts de la modernité.

Aussi, pour comprendre le fédéralisme et son apport à la gestion des conflits, il faut d'abord présenter quatre clés d'analyse. Premièrement, il importe de comprendre que le respect du principe fédéral exige la non-superposition des pouvoirs afin de donner aux ordres de gouvernement une grande liberté d'action dans l'exercice de la souveraineté partagée. Deuxièmement, il faut voir à faire respecter l'autonomie des entités politiques, tout en incitant les initiatives conjointes, encourageant dès lors le développement d'espaces d'échange et de collaboration. Troisièmement, et en supposant que puissent se matérialiser ces exigences, on peut s'attendre à ce que le lien de confiance entre les acteurs politiques sera plus facilement maintenu, même consolidé, et que des initiatives de rapprochement communautaire puissent ainsi être lancées. Enfin, la concrétisation de ces principes contribuera à l'émergence d'une loyauté fédérale, créant dès lors les conditions essentielles à la collaboration entre les diverses communautés et faisant en sorte que la solidarité puisse exister dans toutes les couches de la société et à tous les échelons de l'État.

Pierre Elliott Trudeau, premier ministre fédéral canadien de 1968 à 1979 et de 1980 à 1984, avait fait le constat que tout comme "la démocratie est une valeur en elle-même et qu'on ne peut sacrifier celle-ci à des considérations opportunistes, de même, dans certains pays à certaines périodes, le fédéralisme apparaît comme une valeur fondamentale". [14] Cela a été le cas à diverses reprises dans le cas de l'Espagne par exemple.

Sans vouloir refaire ici l'histoire de l'Espagne, soulignons quelques-unes des périodes clés qui sont venues alimenter l'idée fédérale dans la péninsule ibérique. Il y eut quelques vagues favorables au fédéralisme dès le milieu du xixe siècle. La première vague remonte aux années 1840 au moment où l'Espagne enclenchait une réforme politique de nature libérale. C'est à ce moment aussi où républicains [18] et démocrates firent front commun en adhérant à la formule fédérale. Inspirée entre autres par Proudhon, Tocqueville et le philosophe Krausista, la pensée fédérale en Espagne misa à cette époque sur deux éléments centraux: la reconnaissance du caractère hétérogène de l'État espagnol et la décentralisation du pouvoir. [15]

Tout au long du xixe siècle, le fédéralisme représenta un foyer d'opposition aux politiques centralisatrices sous-tendant le libéralisme politique espagnol. Exception faite du carlisme, [16] le fédéralisme devint donc la seule alternative sérieuse aux idées centralisatrices. Le fédéralisme proposé se différenciait du carlisme en ce qu'il était ancré dans les villes et qu'il avait un caractère progressiste sur le plan social. Une autre période est caractérisée par les apports du catalan Pi y Margall au rayonnement des idées fédéralistes chez qui on constate une connaissance approfondie des constitutions fédérales américaine, suisse et allemande et l'influence marquée de Proudhon. Pensons à son maître ouvrage Las Nacionalidades, publié en 1877, dans lequel il expose trois grandes idées: 1) Le principe d'autonomie pour les affaires internes à l'État et le principe d'hétéronomie pour les affaires externes ; 2) La souveraineté inaliénable des individus ; et 3) La substitution de la notion de pouvoir par celle du consentement. [17]

Déjà, Pi y Margall imagine la place centrale du pacte entre les constituants. Il se fait aussi le promoteur du principe de l'unité dans la diversité ce qui deviendra un lieu commun chez les fédéralistes. Il insista, comme le remarque Isidre Molas, [18] sur le fait que l'unité de l'Espagne dépend en bonne partie de son unité économique, tout en convenant de l'existence de l'Espagne en tant que patrie commune. Pi y Margall insista aussi sur l'idée qu'il fallait rompre avec le principe unitaire en Espagne puisque selon lui, et c'est là l'aspect intéressant, c'est ce principe qui met en danger l'unité même du pays. Chez ce dernier, l'unité de l'Espagne dépend de l'acceptation, du respect et de la promotion des différences fondamentales qui la caractérisent. Ces idées étaient toutes fort révolutionnaires pour l'époque et elles le demeurent.

Bien que survivant parfois difficilement à travers le temps, les idées fédéralistes [19] et autonomistes reprennent de la vigueur et la notion du fédéralisme intégral fait son entrée en Espagne à compter des années 1930. [19] Le fédéralisme intégral de la première moitié des années 1930, caractérisé beaucoup plus pour sa volonté décentralisatrice que pour son ouverture aux spécificités régionales, retint peu l'intérêt dans les régions catalane, galicienne et basque qui y virent de bien faibles avantages pour leur communauté respective. L'idée sous-jacente au fédéralisme intégral est celle d'absorber de façon démocratique les nations historiques, d'abandonner les droits foraux pour fonder une Espagne moderne, progressiste, intégratrice et ouverte à toutes les diversités (dont les particularismes régionaux). Le nouvel État espagnol intégral constitua un point de rencontre entre les nationalistes périphériques d'orientation pluraliste et les républicains espagnols d'orientation unitariste.

L'État des autonomies de 1978 va poser les mêmes défis aux acteurs politiques, c'est-à-dire, comment faire cohabiter les personnes souhaitant prioritairement l'établissement d'une citoyenneté universalisante reconnaissant à tous des droits identiques - même si la capacité des uns et des autres de les faire respecter de façon juste et équitable varie considérablement selon que l'on appartient ou non à la nation titulaire espagnole - et les personnes dont l'identité première se situe au niveau des régions historiques et qui souhaitent adhérer à l'État-nation à travers cette identité communautaire ?

Cela demeure encore aujourd'hui le défi que doit relever l'État des autonomies puisque la montée des nationalismes minoritaires en Espagne, au Canada, au Royaume-Uni, et au-delà, traduit l'incapacité de l'État national à susciter l'adhésion de tous les citoyens à un projet commun capable d'accommoder la diversité au sein des états fédéraux et des états en voie de fédéralisation. Jeter un éclairage sur cette réalité constitue le but central du présent projet.

Présentation des chapitres

Ce livre est structuré autour de trois principaux pôles: les fondements, les arguments normatifs et les valeurs sur lesquels s'appuie et s'alimente la volonté fédérale, [20] les métamorphoses caractérisant la condition fédérale en contexte multinational et l'avènement de la multination comme avenue de solution optimaliste pour les pays traversés par la diversité nationale.

Dans le premier chapitre, nous faisons un retour sur la place de la mémoire dans la construction des nations modernes en explorant de façon succincte les identités catalane et québécoise. Comme on le sait, la Catalogne et le Québec ont évolué dans des contextes politiques distincts tout en ayant été exposés aux idées fédérales à travers leur histoire respective et en ont souvent fait la promotion. Cette démarche apportera des matériaux essentiels à l'analyse en nous permettant d'introduire le contexte dans lequel chacune de ces nations évolue.

Au chapitre deux, nous discutons de la question fédérale sous l'angle des valeurs normatives en établissant que le fédéralisme asymétrique permet de renforcer l'exercice démocratique en redistribuant les pouvoirs, en encourageant la participation des citoyens, en apportant une plus grande légitimité au système politique et en contribuant à accommoder les nations minoritaires au sein des institutions. L'implantation du fédéralisme contribue ainsi à raffiner le libéralisme procédurier en mettant en valeur l'apport des communautés plutôt que de cibler uniquement les citoyens.

Dans le troisième chapitre, après avoir fait le constat de la montée du phénomène de la multination dans plusieurs pays de démocratie libérale avancée, nous expliquons comment le champ des idées s'est déployé sur deux voies qui entrent en collision. Il nous sera permis de prendre acte que la mouvance principale qui caractérise ces pays a été d'avancer des politiques publiques sans égard pour la diversité sociale et empreintes par ailleurs d'une volonté de traitement uniforme pour chaque individu. Derrière ce traitement égal se profilent des injustices graves puisque les membres des diverses communautés nationales ne disposent pas du même accès au pouvoir ou des mêmes chances d'avancement dans la société. Dans le but de mieux comprendre les débats ayant cours, une analyse est proposée du projet politique de nature procéduraliste de Pierre Elliott Trudeau et de sa contrepartie philosophique de nature communautariste avancée par Charles Taylor. Confronté au phénomène émergeant de la multination dans plusieurs États contemporains, l'argumentaire de Taylor est perçu comme ayant la plus grande capacité d'accommodement pour les minorités nationales vivant au sein des États de démocratie libérale avancée.

Au quatrième chapitre, une proposition est faite de revitaliser le fédéralisme de [21] concertation afin de permettre aux porte-parole des diverses communautés nationales d'établir des rapports justes et équitables avec les autorités politiques relevant du pouvoir central. Une analyse est faite de l'évolution du fédéralisme canadien depuis la fondation du pays en 1867 et des enseignements sont tirés des divers épisodes qui ont conduit à d'importantes tensions entre le Québec et le Canada hors Québec au cours des cent trente dernières années. À défaut de pouvoir mettre en place à court terme un fédéralisme multinational permettant de répondre aux attentes des Québécois dans la fédération canadienne et d'atténuer la crise constitutionnelle qui ne semble pas vouloir s'estomper, une proposition est faite d'encourager les relations bilatérales entre le Québec et le gouvernement central par la voie du fédéralisme de concertation. Selon nous, cela permettrait d'ouvrir les canaux de communication entre les deux principales communautés politiques au Canada.

Dans le cinquième chapitre, un effort est fait en vue d'exposer comment la montée du nationalisme canadien a eu des répercussions directes au chapitre de l'appauvrissement des idées fédérales au pays d'une part et, d'autre part, comment cela a contribué à la mobilisation sans précédent de la nation québécoise autour de l'État du Québec. Pour bien cerner cette dynamique, trois champs de politique publique sont explorés plus à fond: il s'agit en l'occurrence de l'implantation de l'union sociale canadienne, du domaine des relations internationales et de l'imposition de la Charte canadienne des droits et libertés à compter de 1982.

Au sixième chapitre, un effort théorique est fait dans le but d'apprécier pleinement l'héritage qui influence la façon dont les politiques pensent les relations de pouvoir et qui souvent les empêche de voir au-delà des stratégies à courte vue qui sont mises de l'avant. Aussi, un examen est-il fait de trois corpus ayant une incidence marquée sur la gestion des conflits communautaires. Tour à tour, les idées de John Rawls, de Daniel Elazar et de Ernest Renan sont exposées et des enseignements sont tirés pour le cas canadien de même que pour les pays européens dont au premier chef l'Espagne. L'implantation du fédéralisme multinational pour ces pays est proposée comme étant une avenue prometteuse en vue de la réconciliation des communautés nationales dans des ensembles plus larges.

Puis, en conclusion, l'urgence d'agir et de penser la multination est établie afin que nos contemporains soient outillés adéquatement pour répondre au plus grand défi de notre temps: la reconnaissance des communautés minoritaires nationales au sein de vastes ensembles politiques. En somme, les États actuels [22] doivent prendre la mesure de la diversité qui les caractérise et se faire novateurs au chapitre des institutions pour que celles-ci favorisent la pleine réalisation des projets collectifs avancés démocratiquement par les communautés nationales, ce qui contribuerait à assurer la légitimité des actions entreprises et à rapprocher les communautés.



[1]  Ricard Zapata-Barrero, Multiculturalidad e inmigración, Madrid, Editorial Syntesis, 2004.

[2]  Alfred Stepan, "Federalism and Democracy: Beyond the U.S. Model", Journal of Democracy, vol. 10, no 4, 1999, p. 19.

[3]  Preston King, Federalism and Federation, Londres, Groom Helm, 1982.

[4]  William Livingston, "A Note on the Nature of Federalism", Political Science Quarterly, vol. 67, mars 1952, pp. 81-95.

[5]  On pourra se reporter ici aux textes de Marc Chevrier, Dimitrios Karmis, Guy Laforest dans Alain-G. Gagnon, dir. Le fédéralisme canadien contemporain, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 2006, pour prendre la mesure de ces deux traditions.

[6]  J'emprunte cette appellation au livre sous la direction de Francisco Campuzano Carvajal, Les nationalismes en Espagne. De l'État libéral à l'État des autonomies (1876-1978), Montpellier, Publications Montpellier 3, 2001.

[7]  André Leton et André Miroir, "De la nation belge à la Belgique des nationalités" dans Les conflits communautaires en Belgique, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1999, pp. 7-71

[8]  Michel Leroy, De la Belgique unitaire à l'État fédéral, Bruxelles, Bruylant, 1996.

[9]  Notons ici les travaux du philosophe James Tully. A titre d'exemple, on peut consulter: "Liberté et dévoilement dans les sociétés multinationales" dans Globe. Revue internationale d'études québécoises, vol. 2, no. 2, 1999, pp. 13-36.

[10]  John Loughlin, "Les nationalismes britannique et français face aux défis de l'européanisation et a mondialisation" dans Alain-G. Gagnon, André Lecours, Geneviève Nootens, dir, Les nationalismes majoritaires contemporains, Montréal, Québec Amérique, à paraître.

[11]  James Tully, "Liberté et dévoilement dans les sociétés multinationales", Globe. Revue internationale d'études québécoises, vol. 2, no 2, 1999, p. 30.

[12]  Donald Smiley, The Fédéral Condition in Canada, Toronto, McGraw-Hill, 1987, p. 9.

[13]  Voir, Dimitrios Karmis et Wayne Norman, "The Revival of Federalism in Normative Political Theory", dans Dimitrios Karmis et Wayne Norman, dir. Théories of Federalism, New York, Palgrave Macmillan, 2005, pp. 3-21.

[14]  Pierre Elliott Trudeau, Le fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, Hurtubise HMH, 1967 [1961], p. 158. Bien que son long passage à la tête du gouvernement ait parfois été problématique quant au respect des droits des Premières nations et de la nation québécoise, il n'en demeure pas moins que Pierre Trudeau a contribué à sensibiliser la classe politique à la richesse du fédéralisme en tant que principe de base pour la gestion des conflits.

[15]  Voir, Gurmensindo Trujillo, Introduction al federalismo espanol, Madrid, Editorial Cuadernos para el Dialogo, 1967, pp. 136-137.

[16]  Par carlisme, nous faisons référence ici à la volonté de réinstaurer l'Ancien régime et l'autonomie des régions basques et de Navarre.

[17]  Gurmensindo Trujillo, Introduction al federalismo espanol, p. 127 de même que Isidre Molas, Ideario de Francisco Pi y Margall, Madrid, Ediciones Peninsula, 1966, pp. 21-24.

[18]  Isidre Molas, Ideario de Francisco Pi y Margall, pp. 144-153.

[19]  José Luis Cascajo Castro, "Notas sobre el ordenamiento constitucional de la Segunda República a distribución de competencias en el estado integral" dans Revista Vasca de Administración Pública, no. 36, 1993, pp.17-20. Les avis divergent sur les caractéristiques réelles de ce fédéralisme intégral ; on peut se reporter aux acteurs suivants pour explorer plus à fond: F. Thomas Y Valiente, P. Gonzalez Casanova, Sanchez Albornoz, M.B. Garcia Alvarez et Fernandez Sesgado.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2019 7:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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