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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Sous la direction de Pierre Fournier, LE CAPITALISME AU QUÉBEC. (1978)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Pierre Fournier, LE CAPITALISME AU QUÉBEC. Montréal : Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1978, 438 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Le 10 mai 2006, l’auteur nous a accordé l’autorisation de diffuser, en accès libre à tous, la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Le capitalisme au Québec

Introduction

La crise économique généralisée qui frappe les pays occidentaux a provoqué ces dernières années un profond intérêt pour l'économie politique des pays capitalistes. En Europe et dans une moindre mesure en Amérique du Nord, on reconnaît de plus en plus la valeur scientifique de l'économie politique marxiste comme facteur d'explication et de compréhension de la conjoncture actuelle. On assiste en fait à un retour aux sources qui confirme la pertinence de la méthode et des outils d'analyse marxistes. Parallèlement à la croissance du rôle des gouvernements dans les économies capitalistes contemporaines, l'État est lui aussi devenu un champ privilégié de l'analyse politique. Les différents débats autour de l'internationalisation du capital, de la bourgeoisie et du rôle de l'État ne sont d'ailleurs qu'amorcés.

Parmi les représentants de cette nouvelle vitalité de l'économie politique, citons Baran, Sweezy et O'Connor aux États-Unis, Palloix Poulantzas et Leucate, en France, Alvater et Hirsch en Allemagne, et Negri en Italie. À partir des études de Marx, ces différents auteurs proposent des interprétations à la crise et des modèles d'analyse du capitalisme.

La prémisse fondamentale de ces travaux est que l'analyse de la structure d'exploitation doit être un élément clé dans la stratégie de la classe ouvrière. La compréhension des rouages du capitalisme au stade actuel apparaît donc essentielle pour une intervention efficace au niveau de la lutte des classes. Soulignons simplement, à ce propos, le rejet par une bonne partie de la classe ouvrière du programme et des pratiques des partis communistes occidentaux, basés sur le "capitalisme monopoliste d'État".

Ce recueil de textes se situe donc dans le contexte général du développement de l'économie politique. Il tente d'apporter une contribution à l'appréciation concrète des structures capitalistes au Québec. Il s'agit d'un effort essentiellement empirique d'analyser la bourgeoisie et la conjoncture économique québécoise. Étant donné l'hétérogénéité des cadres d'analyse et des concepts utilisés, les différents textes fournissent aussi au lecteur la possibilité d'évaluer dans une certaine mesure la pertinence et la justesse des théories proposées par les auteurs.

Une étude de ce genre comporte plusieurs faiblesses et difficultés dont certaines sont inhérentes et d'autres particulières à la formation sociale québécoise. Premièrement, le lecteur risque d'être quelque peu dérouté par la variété des interprétations qu'on lui propose et par les nombreuses contradictions entre les auteurs. Deuxièmement, même si la plupart des collaborateurs ont fait des efforts optimaux pour aller chercher les informations pertinentes, les études empiriques se butent fatalement au manque de données dans certains secteurs.

Troisièmement, notre ouvrage se concentre sur la bourgeoisie. Il a donc un caractère partiel et limité. En effectuant un découpage dans [8] la réalité québécoise et en concentrant sur les structures du capitalisme, on a sans doute sous-estimé ou inadéquatement cerné dans certains cas l'impact de la lutte des classes, et spécifiquement de la classe ouvrière, sur le développement de la structure industrielle et de l'État au Québec.

Finalement, de vouloir analyser le capital dans un seul État à l'ère de l'internationalisation constitue déjà en soi une tâche ambitieuse ; mais d'essayer d'étudier la bourgeoisie et le capitalisme d'un état tronqué comme le Québec est fort complexe, et ce, malgré les efforts de la plupart des auteurs de constamment tenir compte de la conjoncture "nationale" et de la situation mondiale.

L'élection du Parti québécois il y a deux ans situe notre effort encore davantage au cœur des débats politiques actuels. Il est impossible, à notre avis, de bien comprendre les enjeux et les défis posés par le PQ sans une analyse approfondie de la classe dominante et de l'État au Québec. Ceci constitue un prérequis pour la détermination d'une tragédie face à la question nationale.

Dans une certaine mesure, donc, les différents textes - implicitement ou explicitement — représentent une évaluation de l'impact et du contenu de classe du programme et des politiques du PQ. Plus spécifiquement, ils tentent de mesurer les effets potentiels de la "souveraineté-association" ou de l'indépendance sur la lutte des classes. Dans cette optique, il a semblé essentiel de privilégier l'étude des fractions de classe, notamment les conflits entre la bourgeoisie québécoise, canadienne et américaine, et le rôle respectif de l'État fédéral et l'État provincial québécois.

Comme nous l'avons souligné, il y a de nombreuses divergences entre les auteurs. Certains, par exemple, insistent sur le caractère non-monopoliste de la bourgeoisie québécoise, et avancent comme hypothèse que cette dernière, comme dans les autres États provinciaux, s'opposent à la dominance de la bourgeoisie monopoliste canadienne appuyée sur l'État fédéral. D'autres parlent d'une "nouvelle moyenne bourgeoisie québécoise", qui englobe les PME en voie de concentration et les nouveaux centres de pouvoir économique au sein de l'État. On présente enfin le point de vue d'une bourgeoisie québécoise ou locale qui serait monopoliste ou sur le point de l'être et qui jouirait d'une autonomie relativement importante.

La forme, la cohérence, les composantes et le potentiel de la bourgeoisie proprement québécoise font aussi l'objet de divergences. Certains voient la bourgeoisie locale comme essentiellement une aile francophone de la bourgeoisie canadienne ; d'autres soulignent l'opposition et les conflits qui se développent entre la bourgeoisie canadienne et québécoise. Plusieurs auteurs accordent une importance majeure à l'État, aux sociétés d'État et au Mouvement coopératif au sein de la bourgeoisie ; d'autres insistent sur l'évolution du secteur privé. Au niveau des définitions et des classifications, enfin, les facteurs ethniques, infrastructurels et superstructurels occuperont une plus ou moins grande place selon les auteurs. Tout cela pour rappeler que le débat demeure largement ouvert sur tous les points.

[9]

On reconnaîtra dans plusieurs textes l'influence de théoriciens connus ; entre autres, Palloix, Poulantzas et Negri. Il était inévitable qu'au niveau théorique les auteurs ne boivent pas aux mêmes sources. Les concepts utilisés et les hypothèses seront donc fort différents. Certains par exemple, mettront l'accent sur les fractions de classe : les distinctions entre bourgeoisie monopoliste/non-monopoliste, intérieure, nationale ou compradore ; d'autres appuieront sur "l'internationalisation du capital" (suivant Palloix), et on avancera enfin les théories de Negri sur "le capitaliste collectif idéal".

Malgré la variété des approches et le besoin de laisser une très large part d'autonomie aux collaborateurs, et au-delà de la nécessité d'éviter les recoupements, nous avons tout de même tenté de donner une cohérence minimale au produit final. De façon générale, il nous a apparu essentiel d'aller du général au particulier. Nous avons donc commencer par un chapitre essentiellement théorique et méthodologique, suivi d'un article historique, de deux chapitres sur la révolution tranquille et l'État, et d'une contribution sur la bourgeoisie québécoise et le PQ. Dans une deuxième partie, nous avons ensuite présenté une série d'analyses de certaines branches industrielles clés et du secteur financier au Québec.

Plus spécifiquement, la première partie aborde globalement le problème de la bourgeoisie et de l'État au Québec. Dans le chapitre un, Anne Legaré définit les concepts essentiels à l'étude de la bourgeoisie et suggère une méthode et des outils d'analyse adaptés au Québec. Alfred Dubuc, dans le chapitre deux, donne un aperçu global du développement du capitalisme au Québec, et fait un historique de la situation du Québec dans le cadre canadien. Le survol qu'il effectue de "l'évolution des rapports de force entre les diverses fractions de la bourgeoisie" est essentiel pour bien comprendre le rapport de force actuel. Une des hypothèses clés avancée par Dubuc est que :

"Les forces qui ont appuyé les tendances autonomistes des gouvernements provinciaux, dans l'ensemble du Canada, représentent les intérêts d'une fraction appelée bourgeoisie moyenne, à rencontre de la grande bourgeoisie nationale, support du gouvernement fédéral".

Dorval Brunelle étudie ensuite l'État et la bourgeoisie au Québec des débuts de la révolution tranquille jusqu'à la fin du régime Bourassa. Il replace à juste titre le capitalisme québécois dans le contexte de l'impérialisme américain et définit les nouvelles formes de domination. Il constate un "accroissement de la dépendance" face aux USA, examine les coûts de cette dépendance pour le Canada et souligne l'importance déterminante des stratégies de l'État. Il conclut que l'économie canado-américaine constitue "le système bilatéral intégré le plus important au monde". Au niveau du Québec, il insiste sur la "liquidation des rapports para-capitalistes de production "et l'importance clé des projets [10] publics, et formule l'hypothèse qu'au niveau de la lutte des classes, la révolution tranquille (1960-70) était essentiellement "une forme d'alliance entre la bourgeoisie et le mouvement syndical". Brunelle entrevoit enfin, à partir de 1970, "le raffermissement des liens économiques continentaux dont le pouvoir fédéral se fait, auprès des provinces, le garant et le défenseur acharné".

Dans le chapitre quatre, Pierre Desbiens présente un cadre d'analyse pour l'étude de l'État québécois. Il reprend et explique certains concepts de base d'Antonio Negri et d'A.D. Magaline, en particulier celui du "capitaliste collectif idéal". Il formule ensuite des hypothèses sur la révolution tranquille. Il avance, entre autres, que "les bourgeois individuels sont de plus en plus tributaires de l'État", et que "l'État québécois après 1960 a joué le rôle déterminant dans la monopolisation des forces productives locales". Ces différentes hypothèses sont confrontées à l'étude d'un certain nombre de sociétés d'État importantes, dont l'Hydro-Québec, Sidbec et la Caisse de dépôt.

Pour ma part, je tente, dans le chapitre cinq, de définir les paramètres et les composantes de la bourgeoisie québécoise. Je tente aussi de mesurer les répercussions du programme économique du PQ et d'évaluer ses politiques depuis 1976. Enfin, je souligne le rôle fondamental des sociétés d'État dans la conjoncture économique et politique québécoise. Entre autres conclusions, je rejette le concept de "bourgeoisie canadienne-française" proposé par Jorge Niosi ; je formule l'hypothèse que le projet du PQ reflète essentiellement l'opposition grandissante entre la bourgeoisie locale québécoise et la bourgeoisie canadienne ; et je souligne que la bourgeoisie québécoise m'apparaît plus forte et plus cohérente qu'on peut le penser.

La deuxième partie, tel que souligné ci-dessus, est consacrée à une série d'analyses de branches importantes de l'économie québécoise. Malgré leur complexité, ces études de la situation concrète des branches, y compris le processus d'internationalisation et le jeu des fractions de classe, apparaissent fondamentales pour éventuellement pousser plus loin l'analyse. En effet, les recherches entreprises en ce sens permettront éventuellement des conclusions et des généralisations beaucoup plus justes sur, entre autres, la bourgeoisie et le rôle de l'État au Québec.

Au-delà des différences d'approche, le lecteur trouvera quand même certains points communs à ces monographies sectorielles, notamment la position de la branche dans l'économie québécoise, le degré de concentration, la provenance et l'internationalisation du capital, la position des bourgeoisies américaines, canadiennes et québécoises, et le rôle respectif des États fédéral et provincial. Dans l'ensemble, le lecteur trouvera dans cette deuxième partie une quantité appréciable de données de base sur l'économie politique québécoise. Certaines sont déjà connues, mais interprétées de façon différente ; d'autres sont présentées pour la première fois et sont le fruit du patient labeur des auteurs.

Pierre Fournier



Retour au texte de l'auteur: Pierre Fournier, ex-prof, science politique UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 29 décembre 2015 13:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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