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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel Fournier, Les sciences sociales et les institutions. En hommage à Jean-Charles Falardeau.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Les institutions québécoises: leur rôle, leur avenir. Colloque du 50e anniversaire de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, pp. 297-312. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 1990, 330 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 décembre 2002 pour cette oeuvre et toutes celles publiées au Québec]

[297]

Les institutions québécoises :
leur rôle et leur avenir.

SYNTHÈSE

Les sciences sociales
et les institutions.

En hommage à Jean-Charles Falardeau


Marcel FOURNIER
professeur, Département de sociologie, Université de Montréal.

C’est avec plaisir et sans doute une certaine inconscience que j’ai accepté de faire la synthèse des différentes activités — ateliers et conférences — qui ont marqué le cinquantième anniversaire de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Il m’a fallu être partout à la fois, écouter des conférences nombreuses sur des thèmes fort diversifiés : on a parlé de libre-échange, de la Constitution, de l’État, du syndicalisme, de la famille, de la religion, etc. La diversité est une des caractéristiques de ce congrès.

Mais avant de présenter mon rapport-synthèse, permettez-moi de vous faire quelques confidences. Je ne suis pas un diplômé de la Faculté, mais j’ai une grande affection pour cette institution. J’ai forcé mon destin, car au milieu des années 1960, tout me prédestinait à venir étudier à l’Université Laval : j’étais finissant au Collège de Lévis, des « anciens » du collège - Gérard Bergeron et Vincent Lemieux - étaient professeurs à la Faculté et l’un de mes oncles, Léopold Marquis, était diplômé du Département de relations industrielles. C’est à Montréal, dans la grande métropole, que j’ai poursuivi mes études universitaires... tout en gardant un œil sur l’Université Laval. Étudiant en sociologie, je suis allé assister à des colloques, dont celui sur le pouvoir organisé par la revue Recherches sociographiques, et pendant un semestre je me suis déplacé, [298] chaque semaine, pour suivre les séminaires de sociologie de la connaissance de Fernand Dumont. Enfin, dès le début de ma carrière universitaire, j’ai eu l’honneur de publier un article dans la revue Recherches sociographiques, attentivement lu par Nicole Gagnon. Quelques années plus tard, je devenais membre du comité de rédaction de cette revue et demeurais en relations étroites avec plusieurs collègues de l’Université Laval qui me pardonnent, je l’espère, d’avoir accédé à la présidence de la F.A.P.U.Q. peu de temps après que le Syndicat des professeurs de l’Université Laval (S.P.U.L.) eut quitté cette fédération !

Connaissant bien la Faculté des sciences sociales, je vous avouerai d’entrée de jeu mon étonnement devant le thème du présent colloque : « Nos institutions : leur rôle, leur avenir ». Lorsque le doyen de la Faculté, M. Hubert Laforge, m’en a informé, je suis demeuré bouche bée. Ma perplexité est partagée par certains participants. Dans sa communication, Michel Bélanger exprime sa surprise dans les termes suivants : « Nos institutions ! Pour nous étudiants à la Faculté des sciences sociales dans les années 1940, tout cela était relié aux Semaines sociales du Canada, à l’École sociale populaire. Nous, à l’Université Laval, nous avions dépassé cela. » Mais il ajoute, pour nuancer son propos : « En vieillissant, la terre tourne et on revient à la case de départ. Pourquoi ne pas parler aujourd’hui de Nos institutions ? »

Comme certains Montréalais peuvent être tentés de le faire, il serait (trop) facile d’établir une relation de causalité entre la nature de la ville de Québec et le thème du colloque. Pour tout observateur étranger, la capitale est une ville d’institutions. C’est la première impression que j’ai eue de la ville lorsque, jeune, mes parents ou mes professeurs m’y ont amené : le Parlement, le Petit Séminaire, la basilique, le musée, la citadelle, etc. De la ville de Québec, la connaissance que j’en ai acquise, ce sont les trois É : l’Église, l’École et l’État. Québec est une ville d’institutions, mais le paradoxe demeure, car la Faculté des sciences sociales s’est développée en critiquant les institutions que sont l’École, l’Église et l’État ; elle a été — et j’y reviendrai à la fin de mon exposé — un contre-pouvoir qui a exercé à l’égard des institutions québécoises une fonction critique. Dans un ouvrage que l’un de ses anciens étudiants, M. Parizé, lui consacre, le père Lévesque est présenté comme « le Père de la Révolution tranquille ». Celui que Duplessis appelait « le p’tit rouge » s’est battu contre les pouvoirs politiques [299] et religieux, comme il le rappelle dans ses Souvenances ; il est souvent apparu comme un « incurable rêveur ».

Mais, dira-t-on, les temps ont changé, la Faculté a vieilli... Le père Lévesque lui-même et plusieurs de ses anciens collègues sont devenus des « institutions » ! L’anecdote suivante que m’a racontée un ancien étudiant de la Faculté le prouve. Quelque temps avant qu’il ne prenne sa retraite, Jean-Charles Falardeau fut abordé à la fin de l’un de ses cours par un étudiant qui, intimidé, lui a dit : « C’est très intéressant, M. Falardeau, de discuter avec vous, car nous avons l’impression, ce qui est rare, de parler à une institution. » L’étonnement de Falardeau a dû être grand, d’autant plus qu’à son retour de l’Université de Chicago il a consacré ses premiers cours de sociologie au thème du passage « du mouvement social à l’institution » ! Nous ne pouvons, à l’intérieur d’un colloque dont la fonction première est de souligner le cinquantième anniversaire de la Faculté, éviter d’analyser son histoire et de mettre en valeur la contribution de tous ceux et celles qui y furent associés. « Nos institutions », ce sont vous tous, professeurs, chercheurs et administrateurs qui, au cours des cinq dernières décennies, avez individuellement et collectivement assuré la mise sur pied et le développement de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval.

Les jeunes générations ne doivent pas l’oublier. Malheureusement — et c’est l’un des rares regrets que j’exprimerai —, il faut déplorer la faible présence au colloque des jeunes chercheurs et professeurs et des étudiants en sciences sociales. Dans sa communication, Léon Dion a reproché à la génération des 30-50 ans de ne pas remplir son rôle de « phare pour la jeunesse » comme sa génération l’avait fait. Or, les membres de cette génération, la mienne, qui a vécu Mai 1968, a été bousculée par le mouvement de la contre-culture et s’est laissée séduire par le marxisme, ne sont pas très nombreux dans cette salle. Les thèmes qu’ils ont abordés et les problématiques qu’ils ont élaborées n’ont que peu ressorti dans les différents ateliers. Le présent colloque est à l’image de ceux à qui l’on veut rendre hommage ; il a, si l’on veut faire une comparaison, plusieurs points en commun avec le colloque que la Faculté des sciences sociales organisait trente ans plus tôt autour du thème des « Répercussions sociales de l’industrialisation dans la province de Québec » et dont les communications ont été publiées, sous la direction de Jean-Charles Falardeau, dans les Essais sur le Québec [300] contemporain [1] : aujourd’hui comme hier, qu’il s’agisse d’analyser l’évolution de l’État, de la famille, de la religion ou de l’économie, il est toujours question de la « modernisation » (tardive, trop rapide) de la société québécoise ; la problématique du passage de la société traditionnelle à la société moderne ou technique est centrale pour comprendre l’évolution du Québec au cours des cinquante dernières années.

Mon rapport-synthèse s’articule autour de deux thèmes. Le premier est celui-là même du colloque : « Les institutions dans la société québécoise ». Et j’ajouterai comme sous-titre l’interrogation classique : « Ordre ou changement ? ». Le deuxième thème est relié à l’objectif même de ce colloque, qui est de souligner le cinquantième anniversaire de la Faculté des sciences sociales : « La Faculté des sciences sociales comme institution ».

LES INSTITUTIONS :
ORDRE OU CHANGEMENT ?


Pour un professeur de sociologie, surtout s’il est responsable d’un enseignement sur l’École sociologique française, la tentation est grande d’affirmer que la notion d’institution est centrale dans les sciences sociales. Dès Montesquieu, on analyse la relation entre les lois et les mœurs et l’on réfléchit sur les manières d’« instituer un peuple ». La sociologie nous invite à abandonner l’approche juridico-politique pour adopter une définition large de l’institution : par les institutions, il faut entendre, comme le précisent Paul Fauconnet et Marcel Mauss, « des ensembles d’actes ou d’idées tout institués que les individus trouvent devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux » ; ce sont, ajoutent-ils, tout à la fois « les mœurs, les modes, les préjugés, les constructions politiques et les organisations juridiques essentielles [2] ». Pour l’École sociologique française, pour Durkheim et les collaborateurs de l’Année sociologique, « la science de la société est la science des institutions ».

Une étude historique de la notion d’institution nous permettrait de voir que son usage varie considérablement d’une période à une autre, d’un pays à un autre, d’une discipline à une autre et d’un [301] auteur à un autre. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que le même mot allemand chez Weber a été traduit en français tantôt par « institution » tantôt par « association ». Pour sa part, la sociologie américaine n’a pas, loin de là, abandonné la notion d’institution, même si chez Parsons s’opère un glissement vers l’analyse du processus d’institutionnalisation. Et si l’internationalisme symbolique délaisse l’analyse institutionnelle, il ne s’en intéresse pas moins aux institutions, mais du point de vue de ceux qui y vivent : pensons au travail de Goffman sur les asiles et, d’une manière plus générale, sur les institutions totalitaires (dont il ne fut malheureusement que peu question au présent colloque). Enfin rappelons qu’à l’Université de Chicago on accorde à cette notion une place suffisamment grande pour que E.C. Becker puisse donner à l’ouvrage qu’il a dirigé en hommage à E.C. Hughes le titre Institutions and the Person [3].

Ces quelques exemples nous permettent de penser qu’il n’aurait pas été possible de « vider la question » pendant le présent colloque. Le problème de la définition de l’institution a été soulevé à quelques reprises, mais les intervenants ont heureusement évité de s’enfermer dans des débats scolastiques. Avec son art de la synthèse et de la clarté pédagogique, Fernand Dumont a, pour sa part, rallié tous ceux qui participaient à l’atelier sur l’Église en présentant une définition de l’institution qui comprend trois niveaux ou éléments : « l’organisation [c’est-à-dire une infrastructure, des cadres et une idéologie], les modes d’appartenance avec des pratiques, des comportements institués et enfin les valeurs ». De son point de vue, que ce soit pour l’Église ou pour d’autres institutions, ce qui fait problème dans nos sociétés contemporaines, ce n’est pas le niveau de l’organisation, mais ceux des pratiques et des valeurs. Cette analyse peut être facilement transposée à d’autres secteurs, par exemple à l’État, à l’entreprise ou à l’école.

Il ne fait aucun doute, dans l’esprit des intervenants, que non seulement la religion, mais aussi tous les autres secteurs d’activité qu’ils observent ou dans lesquels ils sont engagés font face à des changements, plus ou moins rapides, plus ou moins profonds, selon le cas. La thématique du changement social a été prédominante [302] pendant le colloque, comme d’ailleurs trente ans plus tôt lorsqu’il s’agissait d’analyser les « répercussions sociales de l’industrialisation » au Québec. Comme je l’ai indiqué en début de mon rapport, la comparaison entre les deux colloques s’impose, d’autant plus que l’on retrouve ici certains responsables et participants du premier colloque. Personne ne rêve évidemment de revenir à la période du duplessisme que d’aucuns ont qualifiée de « moyenâgeuse ». Les temps ont changé : hier, les critiques étaient plus virulentes et la volonté de réforme, plus manifeste ; aujourd’hui, il y a une réaffirmation des valeurs fondamentales et aussi une acceptation plus spontanée de « nos institutions », que ce soit l’entreprise (Michel Bélanger), l’État-providence (Jacques Parizeau, Marc Renaud, Roch Bolduc), l’école (Guy Rocher), la famille (Simonne Monet-Chartrand), le syndicalisme (Marcel Pépin, Mona-Josée Gagnon), la coopération (Claude Béland, Claude Beauchamp) ou l’Église (Fernand Dumont). Serait-ce que nos intellectuels, tout en demeurant progressistes, sont devenus plus conservateurs ? Pour faire plaisir au sénateur Tremblay, nous pourrions dire qu’ils sont tous devenus des progressistes-conservateurs. Mais entendons-nous sur les mots : les progressistes deviennent « conservateurs » lorsqu’il s’agit de conserver les acquis du progrès. Guy Rocher n’a pas souhaité le retour à l’école du passé, il a mis en lumière les aspects positifs de la réforme de l’éducation, à laquelle il a collaboré. Cependant, force est de reconnaître la différence : hier, les intellectuels attaquaient, aujourd’hui, ils sont sur la défensive, parfois ennuyés d’être à contre-courant.

Mon intention est moins de présenter un résumé des diverses communications que de dégager la thématique de chacun des ateliers et, par là, de l’ensemble du colloque. D’abord quelques remarques générales. Vous avez pu comme moi remarquer que la participation aux divers ateliers a été variable, un peu à l’image de la société québécoise elle-même. Les deux ateliers les plus fréquentés ont été celui sur l’école et celui sur l’État. Il faut s’étonner que la présence aux ateliers sur la coopération et sur le syndicalisme ait été aussi faible : ce sont là des organisations que les membres de la Faculté des sciences sociales ont défendues et appuyées dans les années 1950 et 1960. Même étonnement devant une « division sexuelle du travail intellectuel » qui persiste : alors que l’atelier sur l’État est un atelier masculin avec seulement des hommes comme conférenciers et, dans la salle, une majorité d’hommes, l’atelier voisin sur la famille est un atelier féminin avec des [303] femmes comme conférencières et dans la salle, une majorité de femmes. Aux hommes, la vie publique, et aux femmes, la vie privée ! Enfin, dans chacun des ateliers se sont retrouvés à la tribune non seulement des chercheurs et des universitaires, mais aussi des praticiens ou si vous voulez des « hommes d’action » qui, pour plusieurs, étaient eux-mêmes des « anciens » de la Faculté. D’ailleurs, les organisateurs avaient, à l’origine, sollicité et obtenu la participation de René Lévesque comme conférencier à la séance de clôture. Sa présence aurait confirmé le caractère politico-intellectuel de l’événement : l’objectif du colloque était moins de présenter des résultats de recherche que de réfléchir, par une confrontation des points de vue et des analyses, sur la situation et l’avenir de nos institutions. On peut dès lors comprendre l’attitude de certains collègues universitaires qui, quelque peu réfractaires au caractère « mondain » de la rencontre, ont préféré poursuivre normalement leurs activités de recherche et d’enseignement.

LA VIE PUBLIQUE ET LA VIE PRIVÉE

Lorsque nous disons « institutions », nous pensons spontanément à l’État et à ce que certains ont appelé les « appareils d’État » : école, etc. Le colloque fut le moment d’une réévaluation des transformations qu’a connues l’État québécois depuis les années 1960 : il s’agissait en quelque sorte de faire le bilan de la Révolution tranquille, à laquelle plusieurs conférenciers et participants ont été étroitement associés et dont une des caractéristiques a été une grande « demande d’État ». Chacun à sa manière, Roch Bolduc et Jacques Parizeau nous ont présenté une histoire de l’État québécois au cours des cinquante dernières années : expansion considérable des effectifs, élargissement du champ d’intervention (éducation, santé, services sociaux, économie, législations diverses, etc.). Pour sa part, Jacques Parizeau nous a rappelé, avec raison, que pour la société québécoise l’État a été (et est) un instrument de mobilité collective. Sur le plan politique, son message est clair : toute réduction du champ d’intervention de l’État est une atteinte aux intérêts mêmes de la nation.

Dans le secteur de l’éducation, il est très clair que les Québécois ont adhéré au slogan « Qui s’instruit s’enrichit ». Guy Rocher a mis en évidence la contribution des diverses réformes à une plus grande démocratisation du système scolaire, même si certains objectifs - par exemple, la polyvalence - ont été mal compris ou n’ont pas été atteints. L’intention première était non [304] pas de déshumaniser l’école, mais de donner aux valeurs humanistes une place centrale dans l’éducation. Pour sa part, en bonne journaliste, Lise Bissonnette fut plus sévère et elle a critiqué le système universitaire, en particulier les programmes courts et les certificats, qui se sont multipliés au cours des dernières années ; elle a aussi déploré l’élaboration de politiques de contingentement qui constituent des limites sérieuses à toute volonté de démocratisation. L’attention doit porter sur les chances d’accès non seulement aux études universitaires en général, mais aussi et surtout à chacune des formations ou filières spécialisées (médecine, sciences, etc.). La démocratisation du système d’enseignement demeure incomplète tant et aussi longtemps que les seules voies ouvertes sont des voies de relégation.

Comme toutes les autres institutions ou les autres champs d’activité, le syndicalisme n’a pas échappé au mouvement qui a permis à l’État d’étendre sa zone d’influence. Dans son analyse des relations entre le syndicalisme et l’État, Mona-Josée Gagnon a montré comment des liens plus étroits s’étaient tissés entre les deux ; à la suite de Touraine et de Rosanvallon en France, elle a parlé de l’« institutionnalisation du syndicalisme » et de la « plus grande formalisation de son action ». Sans pour autant désespérer du syndicalisme ! Marcel Pépin était présent, et il n’a pas oublié de faire l’éloge de l’action syndicale dans une conjoncture économique et politique qui n’est guère favorable à l’expression des revendications ouvrières et populaires.

LES INQUIÉTUDES

Mais quel que soit le secteur, il n’est pas facile de parler de « victoires », de progrès. Certains sont désillusionnés, d’autres, pessimistes, mais tous ne sont pas devenus moroses et silencieux. Le sentiment général qui a prévalu dans les divers ateliers est plutôt un sentiment d’inquiétude. Nous avons évidemment plusieurs raisons d’être inquiets. J’en retiens trois pour ma part. D’abord, pour parler comme Parsons, il y a lieu de s’inquiéter de la différenciation institutionnelle, dont on ne peut évidemment pas nier certains aspects positifs, par exemple une plus grande liberté et une plus grande autonomie par rapport aux mécanismes de contrôle social. Cependant cette différenciation institutionnelle entraîne une plus grande spécialisation de chacune des institutions et favorise le développement de l’individualisme. Dans plusieurs ateliers, on a [305] déploré la (trop) grande spécialisation-professionnalisation qui envahit chacun des secteurs de notre vie — par exemple, l’enseignement — et qui (trop) souvent conduit au corporatisme. Peut-être plus que le corporatisme, c’est l’individualisme qui a été l’objet de sévères critiques. Dans l’atelier sur la coopération, Claude Béland, président du Mouvement Desjardins, a décrit les malaises que vit le Mouvement et il a rappelé la nécessité, pour une petite société comme la nôtre, de la solidarité et de l’esprit communautaire.

Deuxième inquiétude : la réglementation-codification. Non seulement notre société s’est dotée d’une bureaucratie très lourde, mais aussi elle laisse une grande place au domaine juridique dans la gestion des choses et des hommes. Comme l’ont souligné plusieurs conférenciers, Léon Dion pour l’État, Guy Rocher pour l’éducation et Marc Renaud pour la santé, la bureaucratisation est aujourd’hui la source de plusieurs problèmes : elle crée des rigidités, réduit l’efficacité et augmente les coûts sans pour autant accroître la qualité des services. Hier, nous étions « en demande d’État », aujourd’hui, nous regrettons son intervention. Même attitude face à la réglementation : comme l’ont montré Léon Dion pour la langue et Jacques-Yvan Morin pour les droits de l’homme, nous souhaitons l’élaboration de nouveaux règlements, mais, en même temps, nous souffrons de la contrainte qu’ils nous imposent. Depuis le rapatriement de la Constitution, et plus récemment depuis l’Accord du lac Meech, nous sommes confrontés à la grande question : l’avenir d’une collectivité doit-il être défini par des textes juridiques et discuté en dernière instance devant les tribunaux ? Les juristes aiment bien les textes clairs ; les sociologues se réfèrent à l’état de la société. La reconnaissance de droits ne doit jamais faire oublier que tout se joue dans les rapports sociaux.

Troisième inquiétude : la rationalité. Dans sa communication inaugurale, Léon Dion a parlé d’une « grande transformation » qu’il caractérise par le passage d’une rationalité culturelle à une rationalité scientifique. Influencés par le marxisme et familiers des travaux d’Habermas, certains préfèrent qualifier cette dernière rationalité d'« instrumentale ». D’autres, plus préoccupés d’organisation du travail et de gestion des entreprises, utilisent le terme apparemment plus neutre de « rationalisation », comme si cette rationalisation ne signifiait pas la fermeture d’unités moins productives et la mise à pied de travailleurs. Rationalisation, rationalité scientifique, rationalité instrumentale, autant de termes pour désigner une [306] réalité nouvelle : la place prédominante que prennent aujourd’hui la science et la technique dans tous les aspects de la vie sociale et économique. Personne n’est contre le progrès ; mais qui n’est pas inquiet lorsque les prises de décision et l’élaboration de politiques ne sont soumises qu’à des critères techniques ? Le bon vieux réflexe humaniste nous invite à considérer la dimension « humaine » des choses ; les philosophes parleront d’éthique ou de morale et les sociologues, de culture et de valeurs.

PERSPECTIVES ET PROPOSITIONS

Une fois qu’ont été identifiés les problèmes et qu’ont été exprimées les inquiétudes, se pose tout spontanément la question : Que faire ? Pendant le colloque, il y a eu place à la réflexion prospective : les conférenciers et les participants ont non seulement formulé des souhaits, ils ont aussi proposé des solutions, des voies de changements. Je retiens pour ma part quatre grandes idées ou propositions. La première idée est celle de la décentralisation : face à un État omniprésent, il apparaît de plus en plus nécessaire que s’amorce un mouvement de décentralisation soit vers les régions, comme le suggère Marc Renaud pour les services de santé, et en cela il est fidèle au Rapport Rochon, soit vers les municipalités, comme l’a proposé Jacques Parizeau. Il est fort probable que le thème de la décentralisation sera au cœur de la prochaine campagne électorale provinciale. M. Parizeau prépare déjà le terrain.

Ni Jacques Parizeau ni Marc Renaud ne se sont faits les chantres du libéralisme ; ils ont plutôt défendu, à la condition qu’elle soit « douce », la nécessité d’une intervention de l’État. Mais comme il fallait s’y attendre, d’autres l’ont fait et ils ont réaffirmé les vertus de la libre entreprise comme antidote à toute menace de totalitarisme que représente le pouvoir d’État. C’est là un point de vue qu’a défendu Michel Bélanger lorsqu’il a proposé que l’État adopte un ensemble de politiques qui permettent à l’entreprise de faire face aux lois du marché et de répondre aux besoins de la société actuelle : d’abord des politiques d’ouverture ou, pour être plus précis, car c’est un thème d’actualité, de libre-échange ; ensuite des politiques favorisant la concurrence ; enfin des politiques qui avantagent la responsabilité et le choix. En d’autres termes, Michel Bélanger ne refuse pas une certaine intervention de l’État, mais il souhaite qu’il y ait le moins de réglementation possible.

[307]

Tel qu’il est défini habituellement, l’entrepreneurship a une dimension nettement individualiste : c’est la capacité qu’ont des individus de « se lancer en affaires ». L’entrepreneurship peut aussi avoir une dimension collective, il peut être collectif comme on le voit avec les coopératives. C’est là une troisième idée qui n’a pas eu toute la place qu’elle aurait dû avoir dans le colloque, car l’idée de la coopération est étroitement associée à l’histoire de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval : entre le communisme et le libéralisme, s’est dessinée, pour le fondateur de la Faculté, une troisième voie qui était celle de la vie associative. Le père Lévesque a lui-même participé à la création du Conseil supérieur de la coopération ; ses collègues et ses étudiants, dont Eugène Bussière, ont multiplié les efforts pour assurer la parution régulière de la revue Ensemble. Face au pouvoir d’État et à la concentration du pouvoir économique, l’action du mouvement coopératif et aussi celle du syndicalisme sont apparues indispensables : l’un et l’autre pouvaient constituer des contre-pouvoirs. On a cru que tout en assurant la défense des intérêts des classes populaires, ces mouvements pouvaient être d’importants agents de changement social.

Aujourd’hui, la santé des organisations coopératives et syndicales est sans aucun doute excellente. Mais tous ne partagent pas l’optimisme d’un Marcel Pépin. Au sein de ces organisations, il y a manifestement un grand malaise ; pour certains analystes, l’absence d’un « projet global de société » crée une « crise idéologique ». Le syndicalisme est lui-même sur la défensive, cherchant à arrêter l’hémorragie au niveau de ses membres et à corriger l’image négative qui est la sienne dans les médias. Quant au mouvement coopératif, il connaît sur le plan financier un grand succès, mais au détriment, pensent des responsables, de l’idée même de la coopération : faible participation des membres, peu d’efforts consacrés à l’éducation coopérative, faible engagement social des organisations, absence d’une véritable coopération. Prenons comme preuve la situation précaire d’une institution chère aux membres de la Faculté des sciences sociales, le Conseil supérieur de la coopération, dont l’avenir est compromis par la faible unité du mouvement coopératif québécois.

À la suite de Fernand Dumont, nous pourrions aussi nous interroger sur le rôle de l’Église dans une société sécularisée. Au Québec, l’Église a longtemps été associée au pouvoir, même si certains de ses membres se sont engagés dans les luttes qu’ont [308] menées divers mouvements d’opposition. Aujourd’hui, alors que la pratique religieuse et le sentiment d’appartenance à l’institution sont relativement faibles, quelle peut-être l’influence de l’Église et, plus largement, de toute institution ou regroupement religieux ? Ce ne serait pas trahir la pensée de Dumont que de dire que devenue en quelque sorte une contre-institution, l’Église peut, comme tout groupement religieux, exercer un contre-pouvoir en remplissant sa mission propre, qui est de « rappeler à la société sa propre finitude ».

Enfin, d’une manière plus générale, l’« entrée dans la modernité » a modifié la forme des solidarités et la force des appartenances à des organisations et groupes sociaux. Dès le débat d’ouverture, Léon Dion et Charles Taylor y ont fait explicitement référence. Mais qui dit solidarité et appartenance ne peut, au Québec moins qu'ailleurs, ignorer le niveau d’appartenance que représente la collectivité nationale, la nation. Discutée dans quelques ateliers, la question nationale a été présente à l’esprit de l’ensemble des participants. La politesse des uns et la discrétion des autres ont permis d’éviter les confrontations vives.

La condition de la démocratie n’est pas nécessairement le consensus, c’est-à-dire l’unité des valeurs et des catégories de pensée. Comme l’a souligné Charles Taylor : « Ce qui aujourd’hui fait l’unité, c’est le débat. Tout a été transféré dans l’arène politique. » À la fois pour le nationalisme et pour la démocratie, cela me semble heureux, car plus que toute autre question, celle de l’avenir national doit être l’objet, comme le souhaitait Jean-Charles Falar- deau dès les années 1940, de discussions ouvertes, franches, sur la place publique ; elle concerne non pas seulement un mouvement et un groupe linguistique, mais tous les partis politiques et tous les citoyens. L’identité nationale est évidemment culturelle, mais elle est aussi une construction politique ; elle n’est pas seulement définition de soi, elle est aussi rapport aux autres ; elle n’est pas seulement mémoire, elle est aussi projet.

LA FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES
COMME INSTITUTION


À tous les débats politiques et, d’une manière générale, à la vie démocratique, la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval a, au cours des cinquante dernières années, fourni une contribution considérable, capitale. C’est aussi, faut-il préciser immédiatement, [309] une contribution spécifique qui tient compte de la nature même de cette institution de recherche et d’enseignement supérieur.

Tout au long du colloque, il a souvent été question de la Faculté et de son passé, mais peu de participants ont parlé de sa situation présente et de son avenir. Pour ma part, négligeant les niveaux de l’organisation et de l’appartenance, pour reprendre les distinctions introduites par Fernand Dumont, je me limiterai à celui des valeurs et — car il s’agit d’une institution d’enseignement — du mode de pensée. Si pour l’anthropologue anglaise Mary Douglas, auteur d’un ouvrage intitulé How Institutions Think ?, les institutions pensent, pourquoi n’en serait-il pas de même pour une faculté des sciences sociales ? Comme institution universitaire, la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval a en effet développé un mode de pensée et des manières de faire, bref des habitus, dirait Bourdieu, qui ont unifié une génération de professeurs et qui les ont différenciés d’autres milieux intellectuels. Il y a donc eu une « École de Laval », mais non pas dans le sens où il y a eu une « École de Chicago » : au-delà de leurs différences disciplinaires et de leurs divergences théoriques, les professeurs de la Faculté ont partagé une même conception de la recherche et de l’enseignement universitaire ; ils ont en quelque sorte inventé, pour les sciences sociales, le « métier d’universitaire ». Parmi les premiers et peut-être mieux que tout autre, Jean-Charles Falardeau a personnifié l’orientation nouvelle que la Faculté a donnée au travail intellectuel et qu’il résume lui-même en ces termes : « le souci d’objectivité et l’esprit inventif ». Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’ouvrage que publie la Faculté sous la direction d’Albert Faucher : Cinquante Ans de sciences sociales à l’Université Laval [4].

Lorsqu’il parle de son Département des relations industrielles, l’abbé Gérard Dion est très explicite : « Le département, comme institution, avait son esprit, mais il était ouvert à toutes les tendances. Il ne prenait pas de positions partisanes. Cette règle visait à lui conserver son caractère universitaire comme à respecter la liberté des professeurs. » Nous pouvons généraliser cette évaluation à l’ensemble des autres départements, même s’il faut reconnaître [310] qu’à certaines occasions des collègues ont pu manifester un esprit partisan. Dès la fin des années 1950, dans un article intitulé « Aspects de la condition du professeur d’université dans la société canadienne-française » et publié dans la revue Cité libre, Léon Dion refusait que l’universitaire puisse être tour à tour « politicien, chef ouvrier, journaliste, débattant, administrateur et propagandiste ». Il écrivait : « Il est normal que les influences et les ordres de préoccupations venant de l’extérieur occupent une place importante dans la vie académique [...]. Tout en reconnaissant le caractère normal de ce conditionnement, il faut tâcher d’en minimiser les effets en développant par ailleurs un sens rigoureux de la vie académique à l’intérieur de la faculté. »

Ce « sens rigoureux de la vie académique », accompagné d’un « souci d’objectivité », a imprégné, dès les premières années, les diverses activités d’enseignement et de recherche ; il a suscité la mise sur pied de plusieurs revues universitaires, l’organisation de colloques et le développement de programmes et d’instituts de recherche. La Faculté a ainsi contribué directement à ce qu’il est convenu d’appeler l’« institutionnalisation de l’activité scientifique » au Québec, elle nous a aussi appris, selon l’expression de Falardeau, à « identifier notre milieu social et à en prendre conscience ». Bref, à observer et à penser par nous-mêmes.

En nous invitant à un « effort d’objectivation », la Faculté des sciences sociales a introduit, dans le contexte des années 1940 et 1950, un nouveau rapport à la vie sociale et politique ; avec la création de départements et la formation de diplômés, elle a aussi favorisé une plus grande spécialisation et une professionnalisation des savoirs. Le développement qu’a connu la Faculté est impressionnant : il y a aujourd’hui plus de 4 300 étudiants, c’est-à-dire 13% de tous les étudiants inscrits à l’Université Laval. Le vidéo qu’a produit le Service audiovisuel de l’Université Laval permet de bien cerner cette évolution ; l’ouvrage Cinquante Ans de sciences sociales à l’Université Laval, dans lequel les qualificatifs « pionnier », « nouveau », « innovateur » sont fréquemment utilisés, souligne clairement la contribution des membres du corps professoral et de l’administration de la Faculté. Le présent colloque rend hommage à la génération des fondateurs et en particulier au père Lévesque. Les anciens élèves se sont retrouvés ; les plus jeunes ont pu, en écoutant le père Lévesque, s’imaginer un instant le professeur et l’orateur qu’il a été. Ce moment de célébration fut plein [311] d’émotions ; tous nous avons pris conscience non seulement des « hauts faits » de la Faculté, mais aussi de sa force actuelle. Comme on aime parfois le rappeler lorsqu’il s’agit de faire l’histoire d’institutions scolaires, « les hommes passent, mais les institutions durent [5] ».

À un moment où les universités sont en crise - sous-financement, formation trop spécialisée, difficulté d’accès au marché du travail pour les diplômés, etc. -, la tenue du présent colloque n’est pas seulement une manifestation intellectuelle ; elle acquiert aussi une dimension politique : il s’agit pour la Faculté des sciences sociales à la fois de défendre le sérieux de l’institution et de démontrer son utilité sociale. La formule même du colloque permet de présenter des réflexions intellectuelles de grande valeur tout en mettant en scène des personnalités publiques. Certes une telle manifestation est délicate ; trop mondaine pour certains ou trop académique pour d’autres, elle risque d’insatisfaire beaucoup de participants. Tout, des commentaires des participants aux observations des journalistes, porte à croire que le pari est gagné : la Faculté a prouvé qu’elle était devenue une institution.

En tant qu’institution scolaire, la Faculté des sciences sociales n’est cependant pas une institution comme les autres : sa spécificité tient à la nature des relations qu’elle entretient avec les autres institutions, en particulier l’État, et lui assure une relative autonomie. Aucune institution universitaire, qu’il s’agisse d’un département, d’une faculté ou d’une université, n’est en effet totalement indépendante ni des pressions des institutions politiques, ni des fluctuations du marché du travail. La valeur même des diplômes décernés dépend de la qualité non seulement de ceux et celles qui les décernent, mais aussi de ceux et celles qui les obtiennent et réussissent à les « rentabiliser » sur l’un ou l’autre marché du travail. Face à l’État, une faculté de sciences sociales se trouve manifestement dans une situation de dépendance, puisque les organismes gouvernementaux et paragouvernementaux constituent, pour les professeurs et les chercheurs, les principaux pourvoyeurs de fonds et, pour les diplômés, les principaux employeurs. Cependant une telle faculté ne peut assurer une formation de qualité et fournir [312] d’une manière compétente divers services (de recherche, de consultation, etc.) qu’à la condition de préserver son autonomie intellectuelle et institutionnelle et, par rapport à l’État, de maintenir une distance critique.

Dire que la Faculté des sciences sociales a exercé, dans les années 1950 et 1960, une fonction critique est une évidence. Mais a-t-elle maintenu sa distance critique ? À ce moment-ci du colloque, il est plus important de formuler cette question que de lui trouver une réponse. En prenant comme thème du colloque : « Nos institutions », la Faculté des sciences sociales a réaffirmé que son objet est l’étude des institutions ; maintenant qu’elle a prouvé, selon l’expression de Jean-Charles Falardeau, « son assurance et sa maturité », elle ne doit pas oublier que l’une de ses fonctions - son devoir, diraient certains - est la critique des institutions.



[1] Jean-Charles Falardeau (dir.), Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1953.

[2] Paul Fauconnet et Marcel Mauss, « La sociologie, objet et méthode », 1901, dans M. Mauss, Œuvres, t. 3, p. 150. Paris, Éditions de Minuit, 1969.

[3] E. C. Becker (dir.). Institutions and the Person, Chicago, Aldine Pub., 1968.

[4] Albert Faucher (dir.). Cinquante Ans de sciences sociales à l'Université Laval, Sainte-Foy, Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, 1988.

[5] Jean Réville, « La situation actuelle de l’enseignement de l’histoire des religions », dans Revue de l’histoire des religions, t. 43, 1901, p. 60.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 12 janvier 2023 15:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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