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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Nationalismes et nationalisation du champ scientifique québécois (1975) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de MM. Marcel Fournier et Louis Maheu, Nationalismes et nationalisation du champ scientifique québécois. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 7, no 2, novembre 1975, pp. 89-114. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 décembre 2002 pour cette oeuvre et toutes celles publiées au Québec]
Introduction
Avec le développement accru de la sociologie de la science au cours des dernières années, le statut même des divers facteurs explicatifs de l'expansion de l'activité scientifique devait être modifié. Plus n'est besoin d'être novateur pour soutenir que l'activité scientifique n'est pas laissée à son libre arbitre. Les paradigmes et les découvertes scientifiques ne sont pas engendrés par le seul mouvement, totalement replié sur soi, d'une histoire naturelle des idées scientifiques, îlot cognitif au sein d'une société. Et pour cause: il est maintenant établi que l'activité scientifique est ouverte à de multiples influences sociales qui lui sont externes dans la mesure même où elles ne sont pas précisément des composantes d'une histoire naturelle des idées scientifiques (S. S. Blume, 1974; J. Ben-David, 1971).
Force est de constater que l'utilisation faite de la notion de conditions sociales externes stimulant le procès scientifique n'a point produit d'unanimité quant à l'identité de ces conditions externes à la science qui en rythment le développement. Pour certains, doivent être rangés parmi les stimulations externes du progrès scientifique les multiples réseaux de relations et d'organisations sociales qui encadrent les scientifiques (D. Crane, 1972 ; N. C. Mullins, 1974; S. Cole et J. R. Cole, 1974).
On évoquera aussi les nombreux marchés scientifiques ou para-scientifiques sur lesquels évoluent des producteurs mus par les lois de la concurrence, la recherche de la légitimité et de la reconnaissance professionnelles. Les nombreuses instances de gratification aptes à conférer les signes d'abord d'appartenance au milieu, puis d'éminence et de réussite scientifiques, constituent autant de points nodaux de ces marchés (P. Bourdieu, 1975).
Pour d'autres, toute la question des conditions sociales du progrès scientifique est fonction de l'institutionnalisation de l'activité scientifique spécialisée au sein d'une société (T. N. Clark, 1972; J. Ben-David, 1971; Robert K. Merton, 1974). Tous se passe alors comme si l'achèvement d'un processus réussi d'institutionnalisation consacrait deux régimes d'activité scientifique : en aval de ce processus, l'activité scientifique serait suffisamment développée pour peser elle-même de tous le poids de ses structures organisationnelles et institutionnelles sur les conditions de son développement qui jusqu'alors appartenaient en grand nombre à un monde social extérieur à la science.
On ne saurait alors être surpris si l'émergence, puis l'expansion et enfin le plein rendement même des processus scientifiques entretiennent avec les idéologies et les valeurs les plus florissantes au sein d'une société donnée un lien des plus directs. Les instruments cognitifs et intellectuels, avec lesquels des agents sociaux composent leurs rapports à la matière qu'ils informent ainsi d'intentions conceptuelles, structurent les divers modes de connaissance successivement à l'uvre au sein d'une collectivité sociale. Et pour sûr, ces modes de connaissance, S. Moscovici (1968) devait l'établir, s'avèrent plus ou moins accueillants à l'activité scientifique en tant que méthode d'appréhension de la matière.
On aura alors deviné combien la place et les fonctions au sein d'une structure sociale de l'appareil scolaire et notamment de son palier supérieur, le système universitaire, deviennent déterminantes. C'est bel et bien en tant qu'instance de production et de reproduction des idéologies, des valeurs et des modes de connaissance que ces appareils fournissent à l'activité scientifique des supports plus ou moins adéquats et fonctionnels: les multiples agents sociaux évoluant dans le sillage de ces appareils produisent des fonctions et des rôles sociaux dont l'activité scientifique ne peut plus être facilement détachée. Non seulement en tant qu'agents sociaux spécialisés reliés d'abord à une aire précise de production mais encore, en tant que couche sociale aux visées politiques et économiques spécifiques, les divers types d'intellectuels et de scientifiques occupent des positions sociales d'où poindront d'importantes incitations au progrès scientifique. Bref, les rapports qu'entretient un champ scientifique avec le champ religieux et intellectuel (sinon symbolique) marquent son propre développement. Et les positions sociales et politiques tenues alors par les intellectuels et les scientifiques sont une première cristallisation de ces rapports entre le champ scientifique et les autres champs.
Si les intellectuels et les scientifiques constituent une couche sociale aux aspirations et intérêts des plus conséquents pour l'activité scientifique, ils ne sont pas, loin de là, les seuls. D'autres couches sociales, classes ou fractions de classes sociales telles les classes dirigeantes ou montantes et la petite bourgeoisie poursuivent des visées sociales, accomplissent des fonctions sociales qui doivent compter avec des valeurs et des modes de connaissance largement ouverts aux influences directes ou indirectes de l'activité scientifique ou avec divers résultats plus matériels du progrès scientifique : leur itinéraire social, les positions qu'elles détiennent apparaissent liés à la production de nouvelles connaissances ou encore à la «scientifisation» de la gestion politique et sociale. On ne saurait certes soutenir que les rapports qui lient un champ scientifique à l'ensemble des contraintes d'un champ politique n'ont que peu de poids sur l'évolution du premier.
Bien sûr, et point n'est besoin de s'y attarder, les structures organisationnelles et institutionnelles, plus ou moins bien rodées et implantées, de l'activité scientifique peuvent certes médiatiser l'impact sur le progrès scientifique de telles conditions sociales externes. Ou mieux encore : elles peuvent les légitimer par cela même qu'elles les déclarent conformes à l'éthique scientifique ou les nient en jetant l'anathème sur elles. Mais quoi qu'elles fassent et quelle que soit leur solidité, elles ne sauraient échapper à ces conditions sociales et encore moins les rendre inopérantes.
À l'extérieur des champs scientifiques centraux et bien institutionnalisés où prospèrent avec aisance la rhétorique de la neutralité de la science et les appareils organisationnels et institutionnels bien structurés, les champs scientifiques dits périphériques peuvent faciliter la mise à nue des conditions sociales du progrès scientifique, non parce que les champs centraux sont totalement à l'abri de ces incitations mais bien parce qu'une situation périphérique se prête moins à l'ensemble des retraductions que peut, selon sa logique propre, effectuer un champ scientifique central et partant dense et fortement développé. Pour que l'analyse du développement d'un champ scientifique périphérique produise de tels résultats, il faut cependant revoir cette notion de périphérie.
On doit alors quitter le terrain privilégié de J. Ben-David (1971) soit celui des rapports entre un ou des centres scientifiques et des champs scientifiques dits périphériques parce que moins déterminants et par là utiles pour la science contemporaine la plus innovatrice et avancée. Évidemment la notion de périphérie recouvre une telle réalité. Mais un semblable rapport d'un champ scientifique à un autre, s'avère rapidement sans enseignement plus étoffé s'il n'est pas, par une prise en considération d'autres phénomènes, ouvert à de nouvelles dimensions du développement d'un champ scientifique local.
Le petit nombre de positions scientifiques, d'instances de légitimation et de gratification au sein d'un champ scientifique périphérique sont-ils le fait d'une «science colonisée» selon l'expression de G. Bassala (1967)? La périphérie d'une activité scientifique locale donnée est-elle en corrélation avec sa complète dépendance, et dans ses formes institutionnelles et dans ses objets, par rapport à des champs scientifiques extérieurs, centres ou non de la production scientifique mondiale? Sous le joug d'une telle dépendance, une activité scientifique serait en quelque sorte doublement périphérique: non seulement elle ne serait pas centrale à la production internationale mais encore dans sa propre société, son caractère de marginalité et d'isolement la marque-rait indubitablement (E. Shils, 1972).
Mais on peut aussi concevoir périphérie moins dépendante. Encore périphérique dans son rapport à d'autres champs scientifiques, une activité scientifique peut être devenue ou même en voie de devenir une activité sociale plus centrale et développée au sein même d'une structure sociale donnée. Grâce à une plus grande valorisation sociale de la science et à sa pertinence socio-politique pour diverses couches sociales en positions structurelles clefs, une activité scientifique peut graduellement acquérir les moyens de son indépendance. Et comme G. Bassala l'a souligné, de telles évolutions s'accompagnent bien souvent d'un mouvement nationaliste culturel et politique qui fusionne, tout en les particularisant pour une société donnée, les conditions sociales du progrès de la science. Et c'est là précisément l'éclairage dont nous avons besoin pour mettre en relief le développement du champ scientifique québécois et systématiser ses caractéristiques (1). Le qualifier de périphérique nous apprendra fort peu si l'on s'en tient à ses rapports externes à d'autres champs plus centraux pour la démarche scientifique contemporaine. Le traiter uniquement comme sous-région d'un autre champ plus englobant, soit le champ canadien, au demeurant champ périphérique lui aussi en termes de situation dans l'ensemble de la production internationale, n'est guère plus satisfaisant. En effet, le champ scientifique québécois, et dans son existence et dans son devenir, est tributaire des multiples facettes socio-politiques d'un mouvement nationaliste, puis d'une nationalisation en quelque sorte de ses rapports avec les diverses conditions sociales de son développement. Et par là est bien dégagée son appartenance d'abord et avant tout à la structure sociale québécoise même si les structures organisationnelles et institutionnelles du champ scientifique canadien s'avèrent à certains égards des supports non négligeables mais loin d'être suffisants de son développement.
Note (1) Dans le cadre du présent article, nous limitons notre analyse du champ scientifique québécois principalement aux groupes scientifiques et aux institutions québécoises de langue française. Il sera donc fait peu allusion à l'Université McGill et aux groupes de professeurs et de chercheurs québécois de langue anglaise, dont la contribution au développement des sciences au Canada fut très importante, voire capitale. Même si jusqu'au début des années 1970, l'Université McGill a non seulement décerné un beaucoup plus grand nombre de diplômes de deuxième et de troisième cycle en sciences que toutes les universités francophones mais aussi a obtenu des fonds et des subventions de recherches beaucoup plus considérables, il ne semble cependant pas que les groupes de scientifiques québécois de langue anglaise aient été très sensibles au nationalisme québécois et qu'ils aient contribué à la constitution d'un champ scientifique proprement québécois : largement financés par le Gouvernement fédéral, ceux-ci se sont rapidement intégrés au champ scientifique canadien, dont ils sont par ailleurs une partie constitutive importante. Aussi parler de « champ scientifique québécois » nous amène-t-il, au niveau de la construction de l'objet et à cette étape de la recherche, à les exclure.
Dernière mise à jour de cette page le samedi 20 janvier 200711:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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