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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
La société. Tome 6: Les structures idéologiques (1983) Présentation
Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Robert Fossaert, sociologue, La société. Tome 6: Les structures idéologiques. (1983). Paris: Les Éditions du Seuil, 1983, 620 pages. [Autorisation de l'auteur accordée le 20 juillet 2003 de diffuser sur ce site]. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.
Présentation
par Robert Fossaert, économiste
S'il fallait résumer d'un mot ce que les cinq volumes précédents nous ont appris de la société, je dirais : presque tout! Mais une autre réponse, tout aussi exacte, serait : deux fois rien!
Presque tout ? Entendons-nous bien. Il serait follement présomptueux de présenter ces volumes comme une sorte d'encyclopédie des sociétés passées, présentes et à venir, comme une histoire universelle doublée d'une sociologie générale, etc. Leur objet était autre. Sous la poussière des événements que l'histoire rapporte et derrière l'infini détail des agencements que la sociologie explore, il s'agissait de repérer les structures sociales les plus essentielles. Il s'agissait de comprendre comment les sociétés sont organisées, pour produire les subsistances nécessaires à leurs populations et pour assurer la coexistence et la cohérence de celles-ci. Cette recherche a pu progresser méthodiquement, des modes de production aux formations économiques qu'ils composent, des appareils qui servent le pouvoir à ceux qui colportent l'idéologie, des luttes de classes aux États qu'elles fondent et aux sociétés civiles qui contestent et confortent ces États. Comme cette exploration n'a été bornée par aucune limite, dans le temps historique ou dans l'espace géographique, elle a donné, de toutes ces structures économiques et politiques, des représentations toujours différentielles. Chaque structure a été définie, moins par ses qualités intrinsèques, que par les variations significatives qui la distinguent des autres structures de même espèce.
Certes, les représentations ainsi obtenues demeurent justiciables de maintes critiques. Il se peut que les matériaux mis en oeuvre soient d'inégale qualité et que les méthodes réglant leur assemblage fassent mauvais usage du matérialisme historique qu'elles entendent respecter, fût-ce en l'enrichissant d'hypothèses ou de thèses nouvelles. C'est pourquoi toutes précautions ont été prises, pour permettre à la critique de s'exercer à chaque jointure de la recherche. Cette critique, à jamais renouvelable et perfectible, pourra ainsi substituer à mes résultats, d'autres résultats mieux établis. Si bien qu'au bénéfice de cette perpétuelle révision, on sait désormais ce que société veut dire. Mais le sait-on vraiment? L'imposant édifice des structures économiques est bâti sur le sable. Il est fondé sur une analyse détaillée des rapports de production et des forces productives, il représente avec précision les diverses formes que prend la production et les diverses logiques que celle-ci impose à toutes les activités sociales (tome 2, no 68) (1). Pourtant, lorsqu'il s'agit de définir la production elle-même, il est fait référence aux besoins qu'elle doit satisfaire, niais la nature de ces besoins demeure tout à fait mystérieuse. L'assise des structures politiques est tout aussi incertaine. On connaît les appareils dont le pouvoir d'État dispose, on sait à quelles luttes de classes il doit répondre, on peut analyser les organisations, assemblées en une société civile de consistance variable, auxquelles l'État est affronté. Mais on ne peut rendre compte de l'acquiescement que les hommes-en-société donnent généralement à l'action étatique, de leur consentement à l'ordre social établi. On ne sait rien de la légitimité qu'ils reconnaissent, le plus souvent, à l'État, à son prince ou à ses institutions. Qui plus est, les classes sociales dont les luttes sous-tendent toutes les structures économiques et politiques sont, elles-mêmes, d'une conception encore unilatérale. On peut analyser très exactement leurs statuts respectifs (tome 4, no 2), déceler leurs potentiels de luttes, observer certains au moins des effets structurels de leurs luttes. Mais on ne sait rien de ce que les hommes, ainsi « classés », pensent de leur statut, rien non plus de ce qui les entraîne en des luttes effectives, aux configurations très diverses, ni de ce qui les distrait de ces luttes.
Besoins des hommes, consommateurs de la production. Dispositions des hommes à l'égard de l'État dont ils sont sujets ou citoyens. Réactions des hommes au classement que la structure sociale leur assigne, de par son organisation même. Ces trois questions sans réponse frappent d'incertitude tous les résultats acquis. Or ce ne sont point trois questions isolées. L'inventaire des appareils idéologiques a été accompli, mais les activités que déploient ces appareils restent imprécises, tout comme leurs effets sur les hommes-en-société ou leur retentissement sur les structures économiques ou politiques. Ainsi, par exemple, on sait classer les Églises selon les prises, fort différentes, qu'elles offrent au pouvoir d'État (tome 3, no 26), mais que penser des religions qu'elles professent? Quelle influence les prescriptions et les prohibitions religieuses exercent-elles sur la production ou sur l'organisation politique ? Exemple multipliable à l'infini : à côté des religions, les arts, les sciences, le droit et la gamme entière des activités idéologiques appellent des questions analogues. Questions qui culminent en celle-ci : de quel droit peut-on rassembler ces appareils et leurs activités hétérogènes sous la même rubrique ? Quelle est cette idéologie en laquelle s'unifieraient secrètement les institutions les plus diverses et leurs foisonnantes manifestations ? Ces questions trouveront réponse dans le présent volume. L'hypothèse de travail qu'il va soumettre à vérification affirme non pas l'unité ou l'identité des activités idéologiques, mais leur commune appartenance à une seule et même fonction sociale, tout aussi indispensable que la production économique ou l'organisation politique. Cette fonction, dont la définition se clarifiera peu à peu, c'est la représentation du monde. Les hommes-en-société doivent produire leurs subsistances et la propriété des moyens de production les régit à cette fin. De même, ils doivent Être organisés, pour vivre ensemble en une société cohérente, et le pouvoir d'État les régit à cette fin. De même, enfin, ils doivent se représenter le monde où ils vivent, la production qu'ils effectuent, le pouvoir qu'ils subissent et, plus généralement, la terre qui les porte, le ciel qui les « couvre », le monde, enfin, en toutes ses manifestations réelles et imaginaires. Ils le doivent, parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement, parce qu'ils sont faits comme ça. Mais aussi, parce que leur coopération productive et leur coexistence sociale supposent qu'ils se fassent du monde - et notamment de la propriété et du pouvoir - une idée compatible avec cette coopération et cette coexistence.
L'idéologie résume d'un mot cette hypothèse de travail. D'un mot qui signifie que les hommes-en-société ont des idées en tête, que ces idées circulent dans leur société et que, d'une façon qu'il, faudra établir, ces idées font système. Ainsi, notre recherche sur la société se voit assigner un nouvel objet, qui est de comprendre comment les hommes-en-société se représentent le monde où ils vivent et d'observer les effets qui résultent de cette représentation, quant à leurs travaux, leurs luttes, leurs besoins, quant à l'ensemble de leurs activités sociales. Il s'agit, en d'autres termes, de comprendre ce qu'est la structure idéologique de la société et, par analyse différentielle des sociétés passées ou présentes, de reconnaître les divers types de structures idéologiques observables dans le développement social. La recherche sera pleinement féconde si elle valide l'hypothèse de travail qui la guide, c'est-à-dire si elle permet de concevoir la structure idéologique de la société non pas comme un univers mental déconnecté des structures objectives déjà repérées, mais bien comme une structure tout aussi objective que les précédentes et organiquement liée à celle-ci, par des liens tout aussi nécessaires que ceux qui lient entre elles les structures économiques et politiques.
Le programme de travail qui vient d'être esquissé autorise une recherche individuelle. Certes, s'il s'agissait de maîtriser dans leurs contenus spécifiques les espaces infinis où les activités idéologiques se déploient, une immense armée d'érudits ne suffirait pas à la tâche et l'auteur de ces lignes - qui n'est ni théologien, ni musicologue, ni folkloriste, ni doté d'aucun des mille autres savoirs spécialisés indispensables pour analyser d'un peu près ce que disent et font les hommes-en-société et ce qu'ils dirent et firent dans les sociétés du passé - l'auteur, donc, se ridiculiserait dès la première ligne, ce qui n'est nullement son intention. Mais l'ambition du présent volume est autre. Après avoir compris comment les hommes-en-société sont organisés en un système productif et en une collectivité gouvernée, il convient maintenant de comprendre comment la société dispose ces mêmes hommes à se représenter le monde où ils vivent; de comprendre ainsi quelles représentations du monde l'agencement social en vigueur rend prédominantes. Il s'agit, en somme, de concevoir la structure idéologique comme un objet, comme un ensemble de relations sociales établies entre les hommes et qui s'imposent à tous ceux qui vivent dans la société considérée, avec la même force que les relations économiques ou politiques où ils se trouvent nécessairement inscrits, qu'ils le sachent ou non, qu'ils le veuillent ou non.
Même s'il est prêt à admettre qu'une telle recherche puisse produire quelques résultats, le lecteur humaniste n'en sera pas moins choqué. Que l'on analyse les structures économiques comme un objet d'histoire naturelle, soit! Que l'on étudie de même la structure politique, passe encore! Mais que l'on applique un semblable traitement au monde des idées ou aux idées des hommes sur le monde, c'en est trop! Comment connaître les besoins humains sans prêter attention aux pensées et aux désirs des hommes qui éprouvent ces besoins ? Comment se représenter leurs intérêts « de classe » ou de toute autre nature, sans se soucier de la conscience ou de l'inconscient des hommes ainsi « intéressés » ? Comment prendre en considération leurs us et coutumes, leurs murs, leurs philosophies - que sais-je encore ? - sans s'inquiéter de leur propre être ? Le lecteur humaniste et lettré pourra d'ailleurs m'opposer d'excellents arguments tirés de Marx luimême, et pas du jeune Marx encore balbutiant. Par exemple, cette première thèse sur Feuerbach, qui est de 1845 : « Le principal défaut de tout matérialisme passé... est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont considérés que sous la forme d'objet... mais non en tant qu'activité concrète humaine, en tant que pratique, pas de façon subjective... » (106, 57). Arguments que Touraine résume fort bien, en déplorant que « tant de philosophes sociaux s'activent à nous convaincre qu'il faut dessiner la société comme un décor sans acteurs » (228, 39). Serais-je donc l'un de ces « philosophes sociaux », adeptes d'un « matérialisme passé » et dépassé ?
Nous arrivons ici à un carrefour où tant de problèmes circulent à la fois que les pires embouteillages sont à craindre. Problème des hommes-en-société dont il faut se demander ce qui, en eux, est d'essence sociale, avant de préjuger de leur irréductible subjectivité. Problème de cette « façon subjective » de considérer « l'objet, la réalité, le monde sensible », à laquelle Marx nous invite en 1845 : que veut-il dire au juste et a-t-il raison de le dire ? Problème de la pratique, cette « activité concrète humaine » dont il faut se demander si elle est intelligible par ses effets sociaux ou à sa source, en chaque homme, sans oublier que l'essence de l'homme est ellemême en question. Problème du passage de la pratique, concept hégélo-marxiste du XIXe siècle, aux concepts qui tentent aujourd'hui de la relayer : par exemple ceux de l'action et de l'acteur, forgés par la tradition sociologique qui va de Weber à Parsons et à laquelle Touraine n'est pas étranger. Problème de l'échelle assignée à la représentation du réel social : vise-t-on sa totalité ou quelque segment, et découpé comment? Problèmes d'échelle qui conduisent évidemment à s'interroger sur la continuité/ discontinuité des objets sociaux : la sociologie des groupes concrets, des foules massives, des totalités sociales ou des systèmes mondiaux ressortit-elle aux mêmes modes de représentation ? Problème, donc, de la société comme « décor » ou, plus exactement, comme objet, comme structure de relations sociales entre les hommes : ce « décor » est-il de même efficacité partout, la liberté de mouvement qu'il laisse aux « acteurs » est-elle identique en toute société et à toute échelle ?
Tous problèmes qui sont à considérer, en sachant que nul homme ne peut conquérir, à leur égard, un point de vue superbement extérieur, un point de vue d'où la société et les hommes-en-société pourraient être regardés comme un objet naturel soumis à l'une de ces investigations objectives dont les sciences de la nature font leur pâture quotidienne. Car l'observateur social, qu'il soit philosophe, savant, théoricien ou qu'il pratique d'autres observations moins exigeantes, est toujours un homme-en-société, un homme chargé de l'expérience et de la culture d'une société donnée.
Les éléments de réponse fournis par le présent volume seront acquis, tout d'abord, en poussant aussi loin que possible le respect des axiomes qui guident ma recherche, et notamment du premier d'entre eux, à savoir :
- LA société désigne les relations de toute sorte qui existent entre les hommes, partout où il y a des hommes.
Soit dit en passant, le second des axiomes liminaires a continué de s'enrichir, grâce aux résultats établis par les volumes précédents. L'étude des États, de leurs aires d'application et de leurs capacités intégratrices (tome 5, no 62) tend même à convertir cet axiome en un théorème, mais le moment n'est pas encore venu de discuter son statut. Quant à la formulation, elle peut désormais s'énoncer ainsi : - UNE société désigne l'ensemble des relations sociales observables dans le domaine régi par un État donné; elle comprend nécessairement une infrastructure matérielle, constituée par un système FE+ Appareil (2); elle comporte un système de classes dont le statut est déterminé par ladite infrastructure; elle comprend nécessairement une superstructure politique, constituée par une FP d'un type donné.
Mais revenons au premier axiome. Il invite à soumettre la société tout entière à une nouvelle instance, en oubliant les hommes euxmêmes, pour concentrer toute l'attention sur le sédiment social déposé entre eux par leurs pratiques idéologiques. On l'a déjà noté (tome 1, no 3), une telle instance ne désigne pas une propriété du réel social - par exemple: un étage de l'édifice social - ni un pouvoir ou une autorité sociale ou psychique : c'est, à proprement parler, une procédure d'investigation, un moment analytique d'une recherche qui soumet le même objet social réel à des analyses spécialisées successives. L'instance idéologique à laquelle le présent volume est consacré fait suite aux instances économique et politique dont les volumes précédents ont produit les résultats.
La première étape de l'instance idéologique sera d'analyser la portée exacte d'une expression dont j'ai souvent fait usage, sans jamais l'expliciter : les hommes-en-société. Analyse qui permettra de préciser l'objet de cette instance, de s'interroger sur l'essence sociale des hommes et d'observer les agencements sociaux dans lesquels les hommes, non spécialisés dans le travail idéologique propre aux AI, se trouvent néanmoins pris, pour ce qui est de la circulation de l'idéologie - et même de sa production.
Puis, dans un second temps, il s'agira d'analyser l'énorme discours social dans lequel la société fait baigner tous les hommes. Discours social qu'il faut d'ailleurs entendre non point comme le brouhaha des paroles, triviales ou savantes, qui emplissent la vie sociale, mais comme un ensemble infiniment plus vaste, où les gestes se mêlent aux paroles, les écrits aux mots, les oeuvres aux routines, les rites aux créations, etc. Dira-t-on que ce discours est totalement incompréhensible, à qui fait abstraction des hommes qui le profèrent, qui le parlent, qui l'agissent ? À quoi je répondrai que la disparition de tous les anciens Romains, Chinois ou Aztèques ne nous interdit cependant pas de comprendre quelque chose de leurs civilisations disparues, de leurs discours sociaux à jamais taris. Et que les sociétés vivantes, c'est-à-dire les sociétés où des hommes vivent aujourd'hui, offrent aux archéologues du présent une matière infiniment plus riche, laquelle permet, à tout le moins, de comprendre quelque chose aux discours sociaux les plus vifs. Car, au fond, comme Foucault l'a bien compris, c'est un véritable travail archéologique qu'il s'agit d'entreprendre.
Il faudra disposer des résultats de ce travail pour spécifier les objectifs assignés à la troisième partie du présent volume, celle où l'ensemble de la structure idéologique propre à une société donnée pourra devenir intelligible comme une formation idéologique, c'està-dire comme une FI, analogue, sinon identique, aux FE et aux FP que nous savons déjà typifiées.
Notes:
1. Les références données entre parenthèses, dans le texte, ont des significations diverses qui sont explicitées par l'annexe bibliographique, page 599. 2. Les abréviations usuelles sont rappelées sur les rabats de couverture; voir également la table des abréviations, page 613.
Dernière mise à jour de cette page le Samedi 01 octobre 2005 07:06 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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