RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La société. Tome 1: Une théorie générale (1977)
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Robert Fossaert, sociologue, “ La société. Tome 1: Une théorie générale. (1977). Paris: Les Éditions du Seuil, 1977, 171 pages. [Autorisation de l'auteur accordée le 20 juillet 2003 de diffuser sur ce site].
Présentation

par Robert Fossaert

La société comme objet

« Moi, je ne suis pas marxiste. » MARX.

Je dédie ce livre à tous ceux qui veulent construire le socialisme. Aujourd'hui' en France, le socialisme, c'est difficile. Bâtir un parti, consolider une alliance, la conduire au pouvoir, libérer de la sorte de nouvelles poussées sociales, vaincre les contre-offensives des intérêts délogés ou dérangés' échapper aux tempêtes internationales - et' ce faisant' opérer une franche transition vers le socialisme' voilà qui n'est pas une mince entreprise...

D'autant que le socialisme visé reste à inventer. Les expériences communistes ne sont pas très riches d'exemples volontiers importables et les expériences social-démocrates' si faciles à imiter, n'ont que de faibles rapports avec le socialisme. Les premières ont surtout révélé à quel point l'étatisme dévie du socialisme' les secondes ne cessent de montrer comment le capitalisme se nourrit de réformes éparses. A ces deux périls' une partie de la gauche française oppose désormais de bonnes répliques: l'autogestion et la stratégie de rupture. Mais que signifient ces mots d'ordre? Comment rompre avec le capitalisme sans dériver vers l'étatisme? Comment autogérer les firmes et les institutions sans énerver la force productive sociale?

Beaucoup de ceux qui composent et qui dirigent' aujourd'hui' le mouvement socialiste ont' de ces problèmes' une conscience tout à fait claire. Mais leurs responsabilités' politiques ou syndicales' de militants et de dirigeants les condamnent' le plus souvent' à vivre et à réfléchir, enfermés dans ce que Lénine appelait le moment présent celui de la conjoncture. La recherche qui s'ouvre ici voudrait offrir une occasion de ressaisir ces mêmes problèmes - et tout ce qu'ils impliquent - d'une manière plus détachée des contraintes tactiques et stratégiques du moment présent' c'est-à-dire d'un point de vue plus théorique.

D'un tel point de vue, la problématique du socialisme à inventer et à construire conduit nécessairement à des interrogations plus vastes encore. On veut construire le socialisme, on veut transformer la société. Mais comment transforme-t-on une société? comment se forme-t-elle? comment se déforme-t-elle? peut-on inhiber, infléchir ou accélérer les transformations qui s'y produisent spontanément ou par l'effet de forces hostiles ou socialisme? bref: qu'est-ce que c'est qu'une société?

À de telles questions, les anthropologues, les sociologues, les historiens, les économistes et bien d'autres, apportent maints éléments de réponse. Mais ce sont des éléments épars, fragmentaires et hétéroclites.

Tous les savoirs produits par les diverses sciences de la nature, même si leur ajustement fait sans cesse surgir de nouveaux et féconds problèmes, ont néanmoins pour effet de composer et d'enrichir une théorie générale de la nature dont, d'étape en étape, la trame commune s'impose à tous. On l'oublie trop souvent, parce que cette théorie générale n'est plus exposée que dans des livres, scolaires ou non, qui, au rythme actuel des recherches, sont toujours en retard de quelques révisions. Mais la physique du physicien vaut également pour l'astronome et pour le naturaliste, la chimie du chimiste est aussi celle du biologiste, et ainsi de suite. Sous des angles divers et variables, les sciences de la nature saisissent une même matière.

Dans les sciences de la société, en revanche, la circulation des résultats est des plus aléatoires. Les caprices de la mode favorisent l'importation métaphorique de concepts, d'un canton à l'autre, mais aucun consensus général ne s'établit jamais sur ce qui est acquis, ni même ce qui est à chercher. L'histoire qui est implicite chez les économistes et les sociologues, laisse l'historien rêveur, mais il se console en sachant que l'histoire qu'il produit a peu de points communs avec celle de l'école voisine. L'anthropologue n'a que faire de l'économie des économistes, lesquels lui rendent la politesse. Le sociologue creuse trop souvent ses galeries en évitant les filons déjà exploités par l'économiste ou par l'historien. Le géographe se risque à de superficielles synthèses, à moins qu'il ne cède aux charmes du retour à la nature.

Ces sciences de la société traitent d'objets dont les contours, les lignes de force ou la texture intime sont si différents, de l'une à l'autre et, parfois, d'un auteur à l'autre, que l'on pourrait douter qu'elles aient, finalement, un objet commun. Comme si la chose dite société désignait une pluralité d'objets distincts, non ou peu liés entre eux, non unifiés dans le réel, non unifiables dans la représentation. Auquel cas' on le devine, le socialisme, comme projet de transformation de cette chose impensable que serait la société, deviendrait, lui-même, une bien curieuse entreprise.

Les sciences de la nature avancent, aujourd'hui, d'une démarche assurée, parce qu'elles ont su conquérir leur domaine. On pourrait croire que cette conquête a été et demeure une aventure intellectuelle et technique dont le fin mot serait de fabriquer les bons outils pour l'observation du réel et les bons concepts pour sa représentation. Mais s'en tenir là serait faire preuve de myopie. Réduire les sciences de la nature aux pratiques du laboratoire, c'est comme d'enfermer le travail productif dans l'usine, c'est ignorer le marché derrière le travail et l'idéologie derrière les sciences. Discerner et investir leur domaine, fut, pour les sciences de la nature, une longue et difficile conquête sociale, une guerre qui se poursuit sans cesse, aux frontières du territoire déjà conquis.

Pans la filière occidentale où s'inscrit notre histoire, il a fallu plusieurs siècles d'affrontements idéologiques et politiques particulièrement violents pour que l'attaque scientifique de la réalité naturelle devienne possible. De Copernic à Galilée, de Newton à Darwin, les Églises et les États, mais aussi les marchands, les manufacturiers et bien d'autres, ont été impliqués dans les luttes par lesquelles les sciences de la nature ont cerné leur domaine: batailles pour y annexer les cieux, pour en expulser les dieux, poliment exilés vers le surnaturel, pour adjoindre la logique du vivant à celle de la physis. La dernière de ces batailles a permis de naturaliser l'homme, c'est-à-dire de le segmenter, en tant qu'objet de connaissance: après Darwin, les sciences de la nature ont définitivement adjoint à leur domaine tout ce qui leur apparaît comme naturel en l'homme, tout ce qu'il partage avec d'autres éléments de la nature, une physique, une chimie, une biologie. Mais le conflit pourrait renaître encore et encore, par exemple, si les sciences de la nature avaient de nouvelles prétentions à faire valoir sur l'activité psychique humaine.

Dans ces batailles, l'anecdote importe finalement peu. Ce qui est essentiel, c'est le jeu des intérêts sociaux dont les affrontements ont permis d'établir le domaine des sciences de la nature - quitte à ce qu'au sein de ce domaine, les sciences spéciales opèrent un permanent remue-ménage, en découpant et redécoupant leurs objets singuliers. En dernière analyse, le capital marchand, puis le capitalisme industriel ont provoqué et stimulé le développement des sciences de la nature.

Les sciences de la société, pour leur part, n'ont pas réussi a investir pleinement leur objet, parce qu'il ne s'est pas trouvé d'intérêts sociaux suffisamment puissants et suffisamment organisés, pour imposer leur développement. Aujourd'hui encore, les intérêts sociaux qui portent les sciences de la société, demeurent fragmentaires et contradictoires. Les curiosités culturelles qui se nourrissent d'histoire, l'exotisme post-colonial et touristique qui se repaît d'ethnologie, les soucis gestionnaires, publics et privés, qui fondent l'économie, l'art de gouverner les peuples ou les firmes qui fait prêter attention à la sociologie, sont les vecteurs principaux de sciences parcellisées. Celles-ci débordent, certes, des limites étroites où les cantonneraient les commandes sociales auxquelles elles répondent, mais leurs débordements sont vite endigués. Car on atteint bientôt une limite qui n'a été franchie en aucune société : une société ne peut promouvoir la connaissance scientifique de sa propre nature, de son ordre établi, de ses idées reçues, de sa dynamique inconsciente, que si la transformation de cette nature est l'objectif principal des forces qui dirigent cette société. Toutes les sciences, quel qu'en soit l'objet, sont les agents d'une critique transformatrice de leur objet. Dans les sciences de la nature, cette critique se nomme technologie, industrie, thérapeutique, etc. Dans les sciences de la société, elle se nomme socialisme... Touraine, toujours attentif aux rapports tumultueux que la sociologie entretient avec les pouvoirs, a bien vu cette limite : à l'endroit où l'histoire, la sociologie, l'ethnologie, l'économie, etc., pourraient converger, conquérir leur objet commun et fonder en raison une politique, un tabou se dresse...

Pareille proposition peut sembler paradoxale à qui connaît le flux énorme des livres nouveaux qui ressortissent' peu ou prou, aux sciences sociales. Certes, on écrit plus que jamais, sur maints aspects de l'activité sociale, présente ou passée, proche ou lointaine. Certes, bon nombre de ces livres offrent toutes les garanties de la scientificité. Mais il reste que, dans ce qu'elles ont de plus général et de plus prometteur, ces recherches demeurent presque sans écho. Aucune industrie ne s'empare des produits de cette science et n'incite à son développement systématique, autrement dit, aucune coalition de forces sociales ne fait aux sciences de la société un appel systématique et soutenu, pour fonder son action, ou du moins, les forces sociales qui auraient cette tendance ou cette tentation, sont surclassées par d'autres forces, de beaucoup supérieures, et qui n'ont que faire des sciences sociales, qui n'en veulent à aucun prix. L'exploitation économique, la domination politique et l'hégémonie idéologique dont les sociétés sont le siège, peuvent varier considérablement de l'une à l'autre. Mais elles ont toujours ce dénominateur commun : le dévoilement critique des relations sociales leur est insupportable. Aucun conservatisme - fût-il badigeonné de marxisme - ne peut s'accommoder d'un développement soutenu et méthodique des sciences sociales.


Aussi n'est-il pas surprenant que la percée la plus puissante qui ait jamais été effectuée vers une science des sociétés, soit due à Marx (1). Promouvoir le socialisme et comprendre la société sont deux mouvements intimement apparentés, deux moments de la critique de l'objet, fondatrice de toute science, comme de toute révolution.

Mais l'attelage d'une science à faire et d'une politique à conduire n'est pas facile à guider. Marx l'a involontairement montré, en laissant Engels substituer à la libre dialectique de ces deux termes, la formule insoutenable d'un socialisme scientifique. Une science qui se fait et qui, par définition, ne peut jamais épuiser son objet, peut éclairer et influencer une politique. Mais celle-ci, par définition, doit toujours traiter de tous les problèmes que la vie sociale fait surgir, que ces problèmes aient déjà reçu - ou non - quelque éclairage scientifique. Figer cette liaison mobile en une prétendue politique scientifique, n'enrichit aucunement la politique et stérilise la science.

Quelques formules malheureuses, souvent dues à l'impatience prophétique ou à la polémique militante, ne doivent cependant pas masquer les mérites de Marx. Aux promesses multiples que la lente ascension des bourgeoisies, puis le jeune mouvement ouvrier, avaient déjà fait germer, Marx a substitué une démarche novatrice. Il a multiplié les reconnaissances dans tout l'espace social, il a exploré une grande partie du domaine que les sciences de la société ont à conquérir et, surtout, il a proposé un premier système général de concepts, pour théoriser ce domaine, c'est-à-dire pour en organiser la représentation. Bref, il a fondé la science des sociétés, sous le nom (d'ailleurs ambigu) de matérialisme historique.

Après lui, malgré l'asservissement du matérialisme historique aux impératifs, rarement scientifiques, des politiques social-démocrates, léninistes' staliniennes ou maoïstes, d'autres qui étaient souvent en exil comme Lénine, en prison comme Gramsci ou dans les franges du mouvement ouvrier comme Korsch, ont continué, bon an mal an, à garder vivante l'impulsion initiale donnée par Marx et à enrichir son système théorique. Cependant, loin des orthodoxies successives ou rivales, qui se disaient marxistes, d'autres recherches qui auraient pu féconder le matérialisme historique et s'enrichir de sa cohérence, ont poussé de guingois en d'autres lieux, souvent universitaires: ainsi de Dürkheim, de Weber, de Schumpeter et de dizaines d'autres. En se fourvoyant, les marxistes ont aussi fourvoyé l'ensemble des sciences de la société.

Mais nous vivons dans une période et dans un continent où, de façon nouvelle et encore très fragile, un mariage du socialisme et des sciences de la société est de nouveau envisageable. Le socialisme - celui qui reste à inventer - a quelques chances de revenir à l'ordre du jour en Europe. Déjà, sa lointaine promesse fait fleurir de multiples recherches dans les sciences de la société. Après la lavasse social-démocrate, après la sanie stalinienne, c'est comme un vin nouveau. Il devient possible et nécessaire d'en revenir à Marx, non pour lire dans le Capital, ou ailleurs, la vérité de notre époque, mais pour retrouver, à leur origine commune, les fils dramatiquement emmêlés depuis lors, du socialisme et de la théorie sociale, pour les dénouer et les prolonger autant que possible. Althusser a écrit à temps son plaidoyer Pour Marx.

En revenir à Marx, mais sans tomber dans le piège DU marxisme, de la vraie doctrine. Marx est mort depuis bientôt un siècle et il existe des dizaines de marxismes, variantes et sous-variantes doctrinales qui revendiquent chacune la palme de l'orthodoxie et dont certaines, en effet, la détiennent ou l'ont détenue, ici ou là : dans l'aire d'action d'un appareil d'État ou dans la zone d'influence idéologique d'un parti. Mais l'orthodoxie n'est pas un outil scientifique, aucune science n'en peut tirer argument sans se nier et se condamner à l'atrophie. Les dires de Marx, les citations de Lénine, les pensées de Mao Tsé-toung, peuvent fonctionner comme les sourates d'un Coran: toute Bible offre à qui sait lire, les paroles qui viennent opportunément étayer n'importe quel propos. En revenir à Marx et, à ce qu'il peut y avoir de vivant dans n'importe quel courant marxiste ou non marxiste, c'est tout autre chose: c'est essayer de retrouver l'élan par lequel Marx a conçu la société comme objet théorisable, c'est prendre appui sur ses découvertes, c'est repérer, avec un siècle d'expérience supplémentaire, ses silences, ses lacunes, ses erreurs, c'est faire feu de tout bois nouveau amassé par ses disciples, c'est demeurer attentif, comme l'était Marx lui-même, à tout ce que d'autres recherches, étrangères ou hostiles à sa démarche, ont pu mettre au jour. Bref, c'est poursuivre l'aventure où il s'était engagé et où d'autres, depuis, l'ont suivi: comprendre la société pour aider à l'accouchement du socialisme.

En revenir à Marx, mais sans le sacraliser. Aussi, faut-il marquer d'entrée de jeu le principal endroit où Marx s'est lui-même embrouillé: c'est que, dans sa théorie de la société, il ne sait finalement que faire de l'homme.

D'un côté, il voit bien comment chaque homme est-pris dans un réseau de déterminations sociales, est porteur de relations sociales dont l'immense réseau enchevêtré constitue l'essence même de la société; mais, d'un autre côté, il ne peut s'arracher à la considération de ce qui se passe en chaque homme et qu'il caractérise comme une aliénation de l'homme réel (ou potentiel : c'est selon les textes et les époques). Si bien qu'au moment où il voudrait regarder la société comme un processus d'histoire naturelle (comme un procès sans sujet ni fin, selon la formule d'Althusser), Marx est perturbé par des retours d'aliénation. Sa conception de l'économique, qui est très puissante, s'en ressent peu; mais sa conception du politique et, plus encore, de l'idéologique, en est gravement affectée.

Je soutiendrai que les-résistances des sociétés à la science sociale n'ont pas pour seules racines, les intérêts économiques et politiques déjà évoqués; que l'idéologie de l'homme (c'est-à-dire la représentation de l'homme dans l'idéologie) concourt puissamment à ce blocage; qu'on ne pourra fonder une théorie générale de la société, qu'après avoir, une nouvelle fois, segmenté l'homme, après l'avoir socialisé comme on l'a naturalisé; que faute de s'y résoudre, Marx s'est enlisé dans la théorie de l'aliénation, ce qui l'a empêché de concevoir pleinement le fonctionnement social de l'idéologie.

On a vu que, pour prendre leur essor' les sciences de la nature ont dû naturaliser l'homme. Cela revient, en définitive, à ignorer tout ce qui, dans l'activité humaine, semble étranger au domaine commun des lois naturelles, tout ce qui la singularise dans la nature. Ces sciences ne nient pas la spécificité de l'homme, ni son humanité; mais elles ne se tiennent pas pour comptables de cela. Leur seule ambition est de ne pas tracer une frontière trop courte' de ne rien laisser échapper de ce qui, chez l'homme, semble à leur portée.

Je soutiendrai que, pour affermir leur démarche, les sciences de la société doivent, mutatis mutandis, s'inspirer de ce précédent. Elles doivent considérer que leur domaine commun est celui des relations sociales. Tout ce qui se passe entre les hommes est de leur ressort. Rien de ce qui se passe en l'homme ne doit leur importer. La société, ce n'est ni vous, ni moi, ni les autres, ni nous tous : c'est l'immense faisceau des relations entre nous. La matière dont est faite la société n'a rien de commun avec la matière que traquent les sciences de la nature. Les champs et les villes, les routes et les machines et tous les autres matériaux transformés qui semblent emplir la société, n'en constituent pas la substance; ce sont les produits matériels-naturels d'une activité sociale dont la substance est ailleurs : elle est faite non pas des produits, ni même de la production, mais bien des rapports de production, de domination, de communication (c'est-à-dire d'idéologie). Mais ces rapports, ces relations sociales d'une infinie diversité sont, eux aussi, matériels au sens qui importe, c'est-à-dire au sens philosophique du terme : ils sont inscrits de façon tout à fait immanente dans l'activité des hommes-en-société, seul et unique agent de toutes les relations sociales, les relations économiques comme les relations religieuses, les relations politiques comme les relations esthétiques. La société est faite de ce que font les hommes, mais ce qu'ils font s'inscrit toujours dans une structure donnée de relations sociales que leur activité actualise.

Cette façon de voir' presque toujours présente chez Marx, a continué de cheminer dans l'œuvre de ceux qui, comme Durkheim, ont tenté de disjoindre la sociologie de la psychologie et de ceux qui, avec Althusser ou Lévi-Strauss, visent à évacuer de leurs recherches toute référence au sujet. C'est dans cette voie qu'il faut avancer, avec le maximum de rigueur, jusqu'à bien apercevoir, par exemple, toutes les conséquences de ceci : l'idéologie est une donnée constitutive de toute société, dont il faut rendre pleinement compte, sans aucune référence au système perception-conscience ou à l'inconscient de quiconque...

Une telle coupure méthodologique entre l'homme et la société, considérés comme les domaines respectifs de sciences aussi distinctes que le sont, par ailleurs, les sciences de la nature et celles de la société, m'apparaît, à tort ou à raison, comme le seul moyen permettant aux hommes - toujours immergés dans une société et dans son idéologie - de prendre une vue claire de la totalité sociale.

Or ce point de vue de la totalité est tout à fait décisif : Marx l'avait bien établi dès la Contribution (1857). L'intelligibilité de la société suppose que l'on puisse saisir ce qui se passe entre les hommes, en perdant de vue chacun des hommes singuliers qui sont pris dans le réseau social, pour essayer de ne voir que ce réseau lui-même. De ne voir que les relations sociales, lesquelles ont une existence indépendante de celle des individus éphémères postés aux terminus de chacune d'elles. Pratiquant jusqu'au bout la naturalisation de l'homme, François Jacob situe chaque individu comme une excroissance sur la lignée germinale qui forme l'ossature de l'espèce. Une lignée ne suffit pas à représenter l'ossature de la société, mais pour voir celle-ci, il importe de se rendre aveugle aux excroissances individuelles. Sinon, l'homme cache à l'homme la société.

La difficile évacuation du sujet a déjà fait couler beaucoup de larmes de crocodile et pas mal d'encre savante. L'homme, enfin, l'Homme! Comment en faire abstraction? Je n'entrerai dans ce débat qu'en fin de parcours, sauf à noter ceci : pour rendre l'homme intelligible, pour favoriser l'établissement d'un système cohérent de sciences de l'homme, sciences ayant pour objet central ce qui se passe en lui, ne faut-il pas disposer d'une claire connaissance de ce qui n'est pas lui, de son bain naturel, comme de son bain social? et si, de plus, on veut faire en sorte que les hommes vivant ensemble en une même société, acquièrent une suffisante maîtrise du système social qui fonctionne entre eux, ne faut-il pas consacrer à ce système, pris en soi, toute l'attention désirable pour le comprendre, sans se laisser brouiller par de respectables émotions, étrangères à cette démarche? Pour donner au socialisme un visage humain, n'est-il pas temps de comprendre cet objet qu'est la société?

Qu'est-ce qu'une société? Comment y promouvoir le socialisme? Comment donner à ce socialisme un visage humain?

Ces questions m'ont conduit à un long parcours dont les résultats vont requérir un assez long exposé. Contrainte par l'intrication du réel social, à des cheminements parfois tortueux et à des itérations successives, l'investigation ne peut imposer son ordre à l'exposition. Pour celle-ci, j'ai fait choix d'une méthode propre à faciliter le travail du lecteur.

La première étape, à laquelle est consacré le présent volume, sera de dresser un tableau des principaux résultats acquis, lesquels seront énoncés, mais non démontrés. Néanmoins, ce discours sans preuves (2) permettra au lecteur de prendre une vue d'ensemble des problèmes que la théorie sociale doit poser et des solutions qui seront proposées. Il permettra également de présenter plus clairement, à la fin du présent volume' la progression retenue pour la seconde étape, celle où le discours doit recevoir ses Preuves.

Résultats, preuves, méthode: que désignent ces vocables? Dans une démarche qui se veut scientifique, de tels mots ne peuvent être employés innocemment. Ce qu'ils signifient, comme toute la démarche où ils s'inscrivent, doit être soumis à une stricte évaluation épistémologique. Je prendrai pourtant la liberté de différer celle-ci, pour deux bonnes et fortes raisons. La première est que la théorie sociale, même et surtout lorsqu'elle est d'inspiration marxiste, est trop souvent bardée de postulats philosophiques qui dispensent d'aller au charbon : pourquoi s'embarrasser de faits laborieusement établis, alors que la pensée coule si fluide dans l'éther des concepts (ou des citations)? Tout en sachant bien qu'il n'y a pas de faits innocents, pas de données factuelles vierges d'idéologie, j'entends néanmoins accorder aux faits la place que revendiquent, pour eux, Lénine (« Les faits sont têtus ») ou Marx épluchant méthodiquement les rapports des commissions d'enquête. Donc, c'est à mesure que des concepts anciens ou nouveaux et des faits produits par les diverses sciences sociales auront à être mis en œuvre, que devra être effectué, d'étape en étape, leur criblage épistémologique. La seconde raison est de portée plus générale encore. En dernière analyse, où les critères épistémologiques peuvent-ils s'enraciner, sinon dans la société elle-même? Qu'est-ce que la théorie de la société - ou toute autre théorie - sinon une pratique sociale, repérable comme telle dans un domaine précis de la superstructure idéologique? Comment, dès lors, poser a priori les règles du savoir pertinent? N'est-il pas plus sage d'attendre de la théorie sociale qu'elle établisse et justifie ses normes de validation, comme celles de toute science?


Notes:

1. Ceux qui n'aiment pas Marx sont priés de se reporter à la p. 21.
2. Discours sans preuves, le présent volume ne comportera presque aucune référence bibliographique. Celles-ci seront données dans les prochains tomes.

Retour au texte de l'auteur: Robert Fossaert Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 02 octobre 2005 08:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref