Jean-Charles Falardeau
“Rôle et importance de l'Église
au Canada français”.
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 349-361. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Extrait de: Esprit, 20e année, 193-194, août-septembre 1952, 214-229.]
Il n'est pas possible de comprendre, encore moins d'évaluer, l'importance contemporaine de l'Église catholique au Canada français, sans évoquer le passé. La société canadienne-française a été, depuis les débuts même de son établissement, à tel point circonscrite, contenue et dominée tout entière par le clergé et les chefs ecclésiastiques, que son histoire se confond en tout point avec celle de l'Église canadienne. On se souvient de la remarque fameuse de l'historien américain Parkman : « Un grand fait se détache en plein relief dans l'histoire du Canada, c'est l'Église de Rome. Plus encore que la puissance royale, elle a modelé le caractère et le destin de cette colonie. Elle a été sa nourrice, et, pour tout dire, sa mère. » L'histoire du Canada français, c'est l'histoire de l'Église au Canada, et réciproquement.
Le caractère quasi théocratique qui marqua très tôt la physionomie de la colonie française d'Amérique, fut le résultat d'une politique délibérée du pouvoir royal, tout autant que des intentions des gens d'église eux-mêmes. Deux « états forts » de la pensée métropolitaine ont dominé la colonisation de l'Amérique du Nord par la France : l'esprit mercantiliste de la politique économique officielle, l'élan de ferveur mystique du premier tiers du XVIle siècle français. Les instigateurs et les pionniers de l'aventure française en Amérique furent avant tout des marchands à la recherche de trésors et de richesses à l'intention du roi de France, mais ils furent secondés et accompagnés par des militaires, des prêtres, des religieux, des fondatrices d'ordre et des paysans dont c'était l'ambition spirituelle d'établir dans le Nouveau-Monde, une société catholique à l'image et à la ressemblance de la Mère Patrie. A la différence des colonies anglaises d'Amérique, fondées en général par des groupes de récalcitrants, d'émancipés ou de fuyards qui cherchaient à se soustraire aux oppressions religieuses, politiques ou économiques de l'Angleterre, la colonie française fut soigneusement peuplée de contingents choisis, impatients de perpétuer, sinon de rénover, sur les rives du Saint-Laurent les institutions métropolitaines. À aucun moment, les protestants ne furent admis en Nouvelle-France et la colonie se glorifia toujours de ne compter aucun hérétique.
Bien que l'on considère généralement Champlain, le fondateur de Québec en 1608, comme le « père » de la Nouvelle-France, c'est l'année 1633 qui marque le véritable point de départ de la colonisation française en Amérique, sous la responsabilité théorique des compagnies surtout préoccupées de commerce. Durant les années suivantes, celles-ci enverront de France un total de 1,200 à 1,500 colons originaires de Normandie, du Perche, de Picardie, de Champagne, des pays d'Anjou et d'Aunis, ou de Paris même. Cette population initiale, dont le total en 1663 atteint 2,500 habitants déjà essaimés dans la région québécoise du Saint-Laurent, va « encadrer, instruire et discipliner » les contingents plus considérables envoyés par Colbert jusqu'à la fin du XVIle siècle. En 1663, Louis XIV enlève des mains des Compagnies le gouvernement de la Nouvelle-France et se préoccupe avec Colbert d'en accélérer systématiquement le peuplement. C'est le moment capital de l'immigration française en Amérique. En 1680, le pays compte environ 10,000 habitants répartis le long d'une bande de cent lieues qui, de part et d'autre du Saint-Laurent, va de Lachine, en amont de Montréal, au Cap Tourmente à dix lieues en aval de Québec, encore que la majorité de la population reste concentrée à l'intérieur et autour des enceintes de Québec, de Trois-Rivières et de Montréal.
À ces étapes de la colonisation et de l'administration de la Nouvelle-France, se superposent trois périodes bien définies de sa vie ecclésiastique : la période proprement missionnaire durant le régime des compagnies ; la jeune église communautaire sous Mgr de Laval, à partir de 1659 ; l'organisation définitive avec le second évêque, Mgr de Saint-Vallier, en 1685. Le Canada fut d'abord pays de mission. Les premiers prêtres venus en Nouvelle-France étaient des missionnaires, jésuites et récollets envoyés à la demande des compagnies et dépendant canoniquement de l'archevêque de Rouen. Celui-ci, prenant exemple du parlement de Rouen qui, durant quelques années, avait exercé autorité sur les affaires civiles de la colonie, ambitionnait une autorité semblable sur l'Église naissante. Durant ces années, c'est au Supérieur des jésuites canadiens qu'incomba la tâche de chef spirituel immédiat de la colonie.
Deux grands noms dominent l'histoire religieuse durant le régime français au Canada. Ceux d'un évêque fondateur et d'un évêque organisateur : Mgr de Laval et Mgr de Saint-Vallier. En 1659, Mgr de Laval arrive au pays comme vicaire apostolique ayant juridiction sur la moitié de l'Amérique où il n'a, pour l'aider dans le ministère, que 25 ecclésiastiques, 9 prêtres séculiers et 16 jésuites. À ceux-ci Laval laisse l'évangélisation des missions sauvages et garde pour ses prêtres la desserte de la colonie française. En 1663, il fonde le séminaire de Québec, l'oeuvre « qui devait servir de clergé » à l'Église canadienne, et en 1670, il devient premier évêque de Québec, indépendant de la tutelle de l'archevêque de Rouen et de celle du roi, directement soumis à Rome. Laval évita systématiquement d'établir son diocèse canadien d'après le type des diocèses du royaume. En fondant le séminaire de Québec, son ambition était de faire de celui-ci le centre unique de la vie ecclésiastique et d'un clergé national pour le Canada. Le séminaire serait une sorte de communauté régulière à l'imitation de la primitive Église : il formerait les curés et les enverrait dans les paroisses en les gardant aux ordres de l'évêque ; il aurait charge de pourvoir à l'entretien de ces curés, perpétuellement amovibles, en échange de toutes les dîmes et revenus que les paroisses devaient consentir à lui abandonner. Plus tard, Mgr de Saint-Vallier, qui devint évêque en 1687, réorganisa son diocèse davantage à la manière des diocèses de France. Il abolit l'union des curés avec le séminaire et instaura une discipline nouvelle pour le clergé séculier qui, dorénavant, dépendait exclusivement de l'évêque. Les frontières des paroisses canadiennes furent précisées et stabilisées : d'une quarantaine qu'il était en 1685, le nombre des districts paroissiaux de la colonie avait doublé en 1721.
Tant sous Mgr de Laval que sous Mgr de Saint-Vallier et sous leurs successeurs, l'histoire des relations entre les chefs ecclésiastiques et les chefs civils, gouverneurs et intendants, de Nouvelle-France, est une litanie de conflits et de querelles. Si l'évêque s'identifie totalement avec Rome, dont en principe il dépend exclusivement, le gouverneur ou l'intendant jouent au roi et cherchent à gouverner l'Église du Canada comme Louis XIV gouverne celle de France. Ils ont d'ailleurs la partie facile. Malgré l'opiniâtreté de Mgr de Laval pour régner seul sur son diocèse, le gallicanisme imprègne toute la vie religieuse canadienne. Le roi choisit et nomme les évêques qui sont ensuite acceptés par le Pape ; il réserve aux prêtres de France, au détriment du clergé d'origine canadienne, les dignités ecclésiastiques ; il dicte ses instructions à l'évêque, le surveille, l'admoneste, commande à son clergé, à ses communautés religieuses. Ces conflits d'autorité, l'absentéisme d'un grand nombre de dignitaires ecclésiastiques, toutes sortes de prétentions frustrées déterminèrent, entre le haut clergé, qui était français, et le bas clergé canadien, une séparation sociale qui ne fit que s'accentuer au cours du régime français.
Ces disputes administratives et canoniques ne livrent qu'un aspect, à la vérité superficielle, de la vie religieuse en Nouvelle-France. L'action profonde du clergé sur la population religieusement homogène, c'est dans le fonctionnement silencieux des institutions d'enseignement, de secours et de charité très tôt mises sur pied qu'il faut la retrouver, et surtout dans l'organisation et le contrôle de la vie paroissiale des habitants canadiens. Évoquons seulement quelques-uns des établissements fondés par le zèle des évêques et des congrégations d'hommes et de femmes durant les premières années de la colonie : le petit séminaire, le collège des jésuites, l'hôtel-dieu des hospitalières de Dieppe, le couvent des ursulines, l'hôpital général, à Québec ; le séminaire des sulpiciens, l'hôtel-dieu, l'hôpital général, l'institut des frères hospitaliers, à Montréal ; les neuf écoles pour jeunes filles établies en divers villages par les religieuses de la première communauté fondée au Canada, la congrégation de Notre-Dame ; l'école d'Arts et Métiers du Cap Tourmente, instituée par Mgr de Laval. Outre ces institutions d'enseignement, il n'y eut guère d'écoles en dehors des villes. Comme il ne fut jamais question d'aucun plan général d'instruction publique, les rares écoles rurales de Nouvelle-France furent l'initiative des curés de paroisse ou de quelques religieux. Le clergé seul a été l'éducateur de la population.
Il fut aussi son seul guide et son chef réel. La principale unité d'intégration de la vie sociale locale fut la paroisse. Bien qu'en principe l'ensemble des devoirs et des droits essentiels du colon canadien fussent définis par rapport à la Seigneurie et que le seigneur fût maître de ses censitaires, le régime seigneurial canadien se résuma en pratique à un mode de distribution des terres. Très peu de seigneurs s'acquittèrent de leurs obligations, y compris celle d'habiter leur domaine. Jamais le manoir seigneurial ne constitua un centre d'attraction ou de ralliement. jamais le seigneur ne fut un personnage influent. Au surplus, durant tout le régime français, il n'exista en dehors des villes aucun système d'organisation municipale. Les paroisses, organismes religieux, servirent, au fur et à mesure de leur établissement, de cadres suffisants d'administration civile. Sans responsabilité communautaire, soumis aux ordonnances des intendants et des gouverneurs, le colon de Nouvelle-France n'eut guère d'occasion de participer à la vie villageoise dont il ne connut que les formes spontanées de la coopération de voisinage. Il fut davantage un paroissien docile qu'un citoyen actif. Le chef incontesté de la paroisse fut le prêtre, dont le rôle de ministre spirituel et d'arbitre moral de ses ouailles se transposa en celui de protecteur naturel, de conseiller et, pour tout dire, de pasteur au sens littéral. C'est le curé de paroisse qui, directement, profondément, inéluctablement, marqua le tempérament de l'habitant canadien-français. Entre les deux, d'ailleurs, aucune distinction de caste ni de manière : le prêtre qui prêche et qui mène à Dieu est de la famille paroissiale. C'est vers lui qu'au moment de la conquête anglaise, en 1760, se tournera une population épuisée et désemparée.
Plusieurs historiens ont noté le fait paradoxal que l'Église canadienne, dégagée par la conquête anglaise des servitudes gallicanes, devait acquérir, sous la domination de l'Angleterre, plus de liberté qu'elle n'en avait jamais connu sous le régime absolutiste de la France. « jamais conquête, s'exclame lyriquement Parkman, ne fut si bienfaisante pour un peuple. » La vérité est que si l'Église parvint lentement à obtenir le statut favorable qui est devenu la situation privilégiée que nous lui connaissons aujourd'hui, le moment même de la conquête et la période des cinquante ou soixante années qui l'ont suivie furent une difficile étape, au cours de laquelle les chefs ecclésiastiques durent, avec patience, diplomatie et fermeté, conquérir eux-mêmes du pouvoir britannique protestant les droits religieux des nouveaux sujets. On désigne généralement cette première période de l'Église sous le régime anglais, comme celle des « luttes pacifiques » ; la seconde, qui dure encore, est celle de la croissance et du progrès.
Un certain nombre de nobles et d'officiers et presque tous les membres du haut clergé rentrèrent en France au moment de la conquête. Il restait, en 1765, pour desservir une population d'environ 70,000 Canadiens français répartis dans 118 paroisses, un clergé composé de 138 prêtres. C'est cette population, irrévocablement aliénée de la France, encadrée par le clergé, et bientôt animée par des chefs politiques sortis de ses rangs, qui réalisa le « miracle » imprévu de la sauvegarde de sa religion, de sa langue, de sa vie paroissiale et de ses traditions françaises dans le contexte hostile d'une Amérique du Nord désormais anglo-saxonne, contre les ambitions d'un conquérant déterminé à angliciser le pays. Le traité de Paris stipulait que « Sa Majesté britannique consent d'accorder la liberté de la religion catholique aux habitants du Canada, et leur permet de professer le culte de leur religion, autant que les lois de t'Angleterre le permettent ». Automatiquement, les législations civile et ecclésiastique de l'ancien régime étaient abrogées de plein droit. l'Église cessait d'être une Église établie pour passer au rang juridique d'association privée. Ce fut la tâche du premier évêque après la conquête, Mgr Briand, « le second fondateur de l'Église canadienne », de clarifier et de défendre l'origine de ses droits d'évêque, de plaider à Londres et à Québec la cause des droits de l'Église en général, et des catholiques canadiens en particulier. Il fonda de nouvelles paroisses, ordonna des prêtres, nomma partout des curés. C'est à son exemple que le clergé canadien fit acte spontané d'obédience au nouveau maître du pays ; c'est son enseignement qui institue en quelque sorte la tradition de loyalisme envers la couronne britannique qui, depuis lors, a été l'une des attitudes dominantes de la pensée épiscopale officielle. Mgr Briand créa aussi le style, qui s'est perpétué jusqu'à nos jours, des entretiens prives avec le plus haut représentant du roi au cours desquels, grâce à une prudence savante et une indulgence héroïque, le dignitaire suprême de l'Église canadienne obtient de l'autorité civile des concessions que la lettre des traités ou l'esprit des lois empêche celle-ci d'accorder au point de départ. Les entêtements justifiés de Mgr Briand ne furent pas une des moindres causes du fameux « Acte de Québec » qui en 1774 consacra une nouvelle charte des droits civils et religieux des Canadiens français, ni l'effort mitigé bien que significatif avec lequel les Canadiens s'unirent aux Britanniques vers la fin du siècle pour repousser les invasions américaines.
Deux faits capitaux sont à noter au tournant du XVIlle siècle : la réaction canadienne vis-à-vis de la Révolution française et l'attitude du clergé au sujet du problème de l'enseignement. 1789 est le moment de l'histoire qui détermina chez le clergé canadien un sentiment non seulement de maturité mais de supériorité : aujourd'hui on pourrait dire un sentiment de satisfaction. Ce fut le rite de passage de l'Église canadienne. Au sentiment anti-américain de l'opinion officielle, s'ajouta subitement un véhément sentiment anti-français. Un Te Deum fut chanté à la cathédrale de Québec à l'occasion de la victoire anglaise d'Aboukir. L'abbé Plessis, futur évêque de Québec, dans un sermon à cette occasion, déclarait : « Réjouissons-nous de cet événement. Tout ce qui affaiblit la France la sépare davantage de nous. Tout ce qui tend à ce but tend à augmenter notre sécurité, notre liberté tranquille, notre prospérité et notre bonheur. » Le profond sentiment français canadien se transposa, en face de la « déchéance » révolutionnaire, en un sentiment de reconnaissance envers la Providence pour avoir été préservé d'une telle catastrophe ; ensuite en un sentiment d'horreur vis-à-vis de la France, puis en un sentiment de gloire personnelle. Deux révolutions modernes, la révolution américaine et la révolution française, dont le Canada a été tenu à l'écart, lui ont laissé une assurance quasi surnaturelle de rectitude et une confiance en soi dont il se glorifie encore. Trente-quatre prêtres de France, chassés par la révolution, arrivèrent au pays entre 1793 et 1798. On les accueillit comme « le salut du Peuple canadien » et ils ne contribuèrent pas peu à accentuer l'opposition que manifestait le clergé canadien aux tentatives de mainmise de l'administration publique sur l'enseignement. Le clergé s'opposa en 1798 au projet d'une université mixte, comme il s'opposa quelques années plus tard à une Institution Royale aux termes de laquelle l'instruction était offerte aux jeunes Canadiens avec les meilleures intentions britanniques et protestantes. Le contrôle de l'éducation et le labeur obstiné du ministère paroissial sont les deux activités qui résument la préoccupation fondamentale du clergé du Canada.
À aucune oeuvre, le clergé canadien ne consacra autant d'énergie et de ressources, qu'à l'établissement d'un système d'écoles confessionnelles catholiques dont il assuma le contrôle et la responsabilité. Les prêtres étaient exhortés par l'évêque à utiliser paroissialement une « loi des écoles de fabrique » qui avait été adoptée en 1824. Un relevé officiel de 1838 énumère 178 écoles catholiques dans le diocèse de Québec. En 1843, l'évêque de Québec décernait à son clergé le témoignage suivant : « Il est juste d'observer que si J'éducation a fait quelques progrès dans le pays, c'est principalement aux efforts et aux sacrifices constants du clergé qu'on en est redevable ». En 1852, était fondée à Québec la première université française d'Amérique, l'Université Laval.
Deux noms d'évêques sont à retenir, au-dessus des luttes politiques, des courants idéologiques et des polémiques retentissantes dont fut tissée la vie canadienne-française durant les deux tiers du XIXe siècle. D'abord Mgr Plessis, durant l'épiscopat duquel, de 1801 à 1825, l'immense archidiocèse de Québec fut subdivisé en quatre diocèses ou vicariats apostoliques, chacun ayant son propre suffragant : l'un pour les provinces maritimes, l'un dont Montréal devint le siège, un vicariat pour le Haut-Canada et un autre pour les territoires du Nord-Ouest. Quant à Mgr Ignace Bourget, évêque et archevêque de Montréal de 1840 à 1876, nul ne fut plus actif à faire venir de France des congrégations et des ordres d'hommes et de femmes voués à l'enseignement, aux oeuvres de charité, aux missions ; à encourager la fondation de petits séminaires et de collèges classiques ; à lutter impétueusement contre l'esprit libéral et anti-clérical du milieu du siècle. Si les années 1840 marquent un moment de grand pessimisme politique à la suite de l'insurrection de 1837-1838, du célèbre rapport de Lord Durham et de l'Union des deux Canadas qui en fut la conséquence, elles furent aussi un moment de « renouveau religieux » qu'on a qualifié de « régénération religieuse » : renouveau d'abord à l'intérieur du clergé séculier qui avait été jusque-là insuffisant en nombre, dont le recrutement était difficile et dont la formation doctrinale et ascétique se révélait d'une grande faiblesse. Régénération aussi de la pratique religieuse des populations tièdes et indifférentes, particulièrement à la suite des croisades fameuses de prédication en notre pays de l'évêque de Nancy, le Comte de Forbin-Janson, qui attira des foules au pied des chaires canadiennes, inaugura des retraites pour le peuple et ranima toutes sortes d'ardeurs apostoliques. Il faut aussi noter que la venue des congrégations de prêtres et de religieux français, la plupart imbus de la notion que la démocratie libérale était incompatible avec le catholicisme, contribua à déterminer au Canada une réaction nettement hostile aux révolutions de 1830 et surtout de 1848 en France. Mgr Bourget, ultramontain et anti-libéral, fut le chef de cette réaction et se constitua l'arbitre violent des luttes qui, durant plus de quarante ans, opposèrent sans merci deux partis idéologiques et politiques canadiens-français, les conservateurs ultramontains et les libéraux, aussi appelés les « rouges », qui se réclamaient des idées de 89 et à qui est due la fondation de l'Institut Canadien, un club littéraire et politique officiellement stigmatisé comme foyer de radicalisme, de libre-pensée et d'anticléricalisme. Alors qu'en Europe, être ultramontain signifiait généralement être anti-nationaliste, l'ultramontanisme canadien-français se doubla d'une attitude farouchement nationaliste. Cette fusion des idées religieuses et des idées politiques, les symboles catholiques cédant le pas aux symboles nationalistes en cas de conflits, est évidente dans l'abondante oeuvre polémique de Mgr Laflèche, bras droit de Mgr Bourget, et grand admirateur des idées de Rohrbacher. Mgr Laflèche se fit l'écho au Canada des philippiques de Mgr Pie et de Louis Veuillot en France. Il fut parmi les premiers à affirmer que les Canadiens français constituent une nation catholique, qu'ils ont une mission providentielle à remplir, et qu'en conséquence ils doivent d'abord à leurs évêques, chefs de droit divin de cette société sacrale, la soumission la plus absolue, tant sur le plan des affaires temporelles que sur le plan proprement spirituel.
On imagine sans difficulté l'équivoque longtemps maintenue au Canada entre le libéralisme doctrinal d'origine continentale et le programme purement politique du parti « libéral » canadien. C'est dans cette perspective qu'il faut aussi comprendre les craintes du clergé canadien au moment de la confédération de 1867, son opposition répétée aux projets d'établissement d'un ministère public d'Éducation dans la province de Québec, sa condamnation du libéralisme canadien.
L'histoire, tantôt pittoresque, tantôt pathétique, des démêlés des évêques avec les hommes politiques fédéraux et provinciaux, sinon entre eux-mêmes, durant la seconde moitié du siècle, exigerait, à elle seule, des volumes dont quelques-uns seulement ont commencé d'être écrits. Cette histoire se caractérise par une différence de plus en plus marquée entre la pensée politique de l'épiscopat de Montréal et celui de Québec, surtout à l'occasion de la fondation à Montréal, en 1876, d'une Université qui fut d'abord une succursale de celle de Québec et devint semi-indépendante en 1899. Montréal s'identifia avec les attitudes ultramontaines et nationalistes, Québec demeurant davantage fidèle à sa tradition de loyalisme et tendant libéralement à dissocier les problèmes religieux des controverses politiques. Peu d'évêques dans l'histoire moderne de l'Église ont dû, aussi souvent que les évêques canadiens, s'adresser directement à Rome pour obtenir confirmation de leurs opinions personnelles, faire trancher des problèmes domestiques, obtenir la condamnation de leurs antagonistes, souvent ecclésiastiques.
Une connaissance élémentaire de la psychologie des peuples nous apprend que toute nationalité, particulièrement une nationalité minoritaire, traditionnellement attachée à une religion, en vient à considérer celle-ci comme lui appartenant en propre, en tant que l'un des éléments, sinon l'élément principal, de sa civilisation, de ses normes de pensée et de comportement.
Dans peu de pays, la fidélité au catholicisme a été, aussi irrévocablement qu'au Canada français, associée à l'attachement à une langue, c'est-à-dire, en définitive, à une forme de civilisation incarnée dans un groupe ethnique. « La langue française gardienne de la foi » est l'un des thèmes classiques de la rhétorique canadienne. Un autre thème de la philosophie politico-religieuse du nationalisme canadien-français avait acquis, à la fin du siècle, la faveur universelle du clergé et des foules, à savoir que l'un des signes évidents de la vocation providentielle du Canada français tient au fait que la France moderne, en devenant séculière et athée, a abdiqué sa mission de fille aînée de l'Église. C'est aux Canadiens français, demeurés fidèles au passé et à Dieu, de prendre la relève de la France prévaricatrice. Ces leitmotive, dépouillés de leur lyrisme, trouveront une orchestration définitive dans l'oeuvre doctrinale du théologien qui a sans doute le plus influencé les enseignements de l'épiscopat canadien, Mgr Louis-A. Paquet. Les nombreux traités de théologie d'inspiration thomiste, de droit public et de philosophie sociale de ce professeur au grand séminaire de Québec, et conseiller d'évêques, traduisent une fidélité littérale à la théorie idéale de Rome, empiriquement supportée par l'expérience de temps révolus, concernant l'origine et la nature du pouvoir de l'Église et du pouvoir des États, concernant les relations entre l'Église et les sociétés civiles et la supériorité de celle-là sur celles-ci. Il était inévitable qu'une société repliée sur elle-même, comme la société canadienne-française, et demeurée en marge des perturbations et des « prévarications » politiques modernes, trouvât l'expression de son idéal politique en des formules théoriques et absolues. Une même attitude rétrospective, dénuée de réalisme, sinon d'imagination créatrice, se retrouve à l'origine d'un grand nombre d'actions dans la vie contemporaine du Canada français.
l'Église échappe, dans une large mesure, à l'enquête scientifique. Son royaume n'est pas de ce monde. Néanmoins, elle appartient à ce monde. Elle est visible et observable, sujette aux analyses de l'historien, du canoniste, du sociologue, pourvu que ceux-ci parviennent à suffisamment connaître et pénétrer une institution qui, comme toute Église et toute institution religieuse, retranche dans le silence ou le mystère le secret de ses attitudes et de ses relations humaines. À l'exemple du grand juriste et sociologue français Gabriel LeBras, nous voulons seulement examiner maintenant ce que semblent être les caractéristiques saillantes de la structure, du comportement visible et de l'influence appréciable de l'Église catholique dans le Canada français contemporain.
Nous prenons pour acquis que d'autres études de ce numéro d'Esprit auront défini avec précision ce qu'il faut entendre, soit culturellement, soit géographiquement, par Canada français.
Bien qu'il se trouve des Canadiens de langue française, en nombre de plus en plus considérable, dans plusieurs des dix provinces canadiennes, dans les provinces maritimes, dans le nord de l'Ontario et dans la région septentrionale des provinces de l'Ouest, c'est la province de Québec qui, concrètement, constitue le lieu géographique et politique où les Canadiens français se sentent réellement « chez eux ». Plus des 4/5 des Canadiens de langue française habitent encore le Québec. Tous sont catholiques. A ces catholiques français s'ajoutent un certain nombre de catholiques de langue anglaise, en majorité des Irlandais, représentant environ 6010 de la population de la province. Si l'épiscopat canadien-français ne se distingue pas officiellement de l'épiscopat canadien de langue anglaise avec lequel il est intégré à l'intérieur d'une « Conférence catholique canadienne » permanente, il n'en constitue pas moins le groupe de représentants de l'Église que la société canadienne-française considère comme siens. Pour autant et pour demeurer dans la perspective commandée par l'histoire elle-même, nous sous-entendrons à l'expression « Canada français », celle de « province de Québec », et si nous parlons de l'Église canadienne-française, il faudra entendre l'assemblée des évêques (tous français, sauf un) de cette province, encore rattachés, comme au lieu de plus grand prestige, sinon d'autorité tacite, au siège archiépiscopal de Québec.
Les 2,900,000 catholiques du Québec contemporain, dont environ 2,600,000 sont Canadiens français, sont répartis en 18 diocèses et archidiocèses (auxquels s'ajoute un vicariat apostolique), eux-mêmes groupés en 5 provinces ecclésiastiques. Les statistiques approximatives les mieux fondées portent à près de 7,300 prêtres le total des membres du clergé, dont 4,800 appartiennent au clergé séculier et 2,500 sont membres de l'un ou de l'autre des 35 ordres religieux de prêtres qui se rencontrent dans la province. Le chiffre des religieux non prêtres, c'est-à-dire des frères convers et des frères enseignants atteint environ 10,000, tandis que l'on est justifié, sur la foi des données des diocèses publiant des statistiques complètes, à évaluer entre 50,000 et 60,000 le nombre de religieuses appartenant aux quelque 140 congrégations de femmes qui se vouent à l'enseignement, aux oeuvres d'hospitalisation ou de bienfaisance de la province.
On voit par là que, déjà dans l'ordre quantitatif, le cliché familier de « catholique province de Québec » n'est pas seulement une figure de style. Comme de tout temps, dans le reste de la chrétienté, chacun des ordres ou congrégations de prêtres occupe un secteur principal de la division du travail apostolique : les Oblats, les pays de missions esquimaudes ou les quartiers ouvriers des villes ; les Dominicains, les universités et l'apostolat intellectuel ; les jésuites, l'action plus directe sur les classes moyennes par l'enseignement dans leurs collèges, et les oeuvres sociales ; les Franciscains, les recherches historiques et le service social. Pour autant que chaque ordre est lié à une région géographique ou sociale particulière, il tend à se recruter dans ce territoire ou à l'intérieur de cette classe. Alors que le clergé séculier tirait autrefois ses membres surtout des régions rurales, et un peu de la classe bourgeoise des villes, il semble qu'il les reçoive maintenant encore davantage de la couche sociale mal définie qu'ont créée l'industrialisation et l'urbanisation du Québec, celle des ouvriers et des masses urbaines.
Les circonstances historiques ayant entraîné le clergé canadien à occuper successivement tous les postes stratégiques de la société, il est resté omniprésent et associé à tout ce qui se pense, s'organise, ou se passe d'important. Son premier fief, c'est celui de la paroisse, qui demeure une des plus vivantes unités de la vie sociale. Malgré le développement intensif de la vie industrielle, les migrations de population vers des villes nouvelles, la diversification des occupations et des allégeances économiques et professionnelles, les Canadiens français sont des catholiques que M. Le Bras classerait comme « observants réguliers ». Sauf peut-être dans certains quartiers de l'île de Montréal et dans les zones bourgeoises de quelques villes, tous fréquentent massivement l'église, qui est le plus souvent l'église d'une paroisse donnée, de leur paroisse. C'est en général le clergé séculier qui assume le ministère paroissial, bien qu'il se trouve exceptionnellement des paroisses desservies par des prêtres d'un ordre religieux : Oblats, jésuites, Dominicains, Eudistes. Par le prône, qui est encore un vivant journal des préoccupations locales, et surtout par les sermons dominicaux, les fidèles sont en contact direct avec l'Église, avec son enseignement, ses directives, ses recommandations, ses remontrances. La chaire est ici le lieu principal où les normes essentielles de la vie individuelle et collective sont énoncées et rappelées à temps et à contre-temps, selon le conseil de saint Paul. C'est aussi le clergé paroissial qui a la responsabilité de l'enseignement de la religion dans les écoles primaires. Celles-ci sont généralement réparties par paroisses : chaque paroisse de ville ou de campagne compte une école de garçons et une école de jeunes filles où l'enseignement général est donné par des religieuses et des frères, et des instituteurs laïcs. L'instruction catéchistique, préparatoire à la première communion, y est réservée aux prêtres desservant la paroisse comme aussi la surveillance de l'enseignement de toute matière à contenu religieux. Aux activités proprement paroissiales du clergé s'ajoutent les retraites et les missions annuelles qui, à l'automne ou durant le carême, rassemblent tous les fidèles pour une prédication intensive, le plus souvent confiée à un prêtre invité et destinée à stimuler la pratique des vertus chrétiennes.
Il est incontestable que la réorientation, à l'époque moderne, de l'apostolat de l'Église catholique, selon la formule des mouvements spécialisés d'Action catholique, signifie un effort d'adaptation à des structures sociales en voie de transformation. Alors qu'autrefois, par la paroisse, l'Église rejoignait la totalité d'une communauté homogène de fidèles, il lui faut maintenant atteindre directement, au-delà de la frontière paroissiale, chacun des groupes professionnellement différenciés et socialement mobiles, dont est constituée la société hétérogène d'une civilisation urbaine. Dans le Québec, l'institution paroissiale ayant encore la vitalité que nous avons dite, c'est en général sur une base paroissiale qu'ont été organisés par le clergé, dans chaque diocèse, les mouvements familiers d'Action catholique. Non seulement les vicaires sont aumôniers ou conseillers des mouvements de J.A.C., de J.O.C., de J.E.C. ou d'Union catholique des cultivateurs, mais ayant été des organisateurs, ils y continuent leur rôle de guides et d'entraîneurs.
L'enseignement, dans la province de Québec, c'est-à-dire l'enseignement destiné aux catholiques, est sous la responsabilité immédiate du clergé : l'État n'y joue qu'un rôle administratif et subalterne. Chacune des deux universités de Montréal et de Québec a, comme chancelier, l'archevêque de la ville où elle est située. Leur recteur respectif, ainsi qu'un bon nombre de professeurs, surtout dans les Facultés de théologie, de philosophie et de lettres, sont des membres du clergé. Chacun des 65 séminaires ou collèges classiques de l'enseignement secondaire, rattaché à l'une ou l'autre des deux universités, appartient soit au clergé séculier d'un diocèse, soit à un ordre religieux. Enfin, l'enseignement primaire dispensé par les congrégations religieuses aidées d'instituteurs laïcs, et organisé localement sous la juridiction de commissions scolaires, dépend ultimement d'un Conseil provincial de l'instruction publique dont font partie de droit tous les évêques de la province, assistés d'un nombre égal de laïcs.
Nous avons déjà noté que ces mêmes congrégations de frères et surtout de religieuses se retrouvent à la tête des hôpitaux, des orphelinats, des institutions d'assistance ou de réhabilitation, des sanatoria et des hospices. Il semble superflu d'ajouter que les prêtres du clergé séculier ou des ordres religieux ont été associés, dans le Québec, à la plupart des mouvements sociaux et des oeuvres de réforme. L'émancipation économique et ouvrière, voire l'émancipation civique, se sont accomplies à l'intérieur de l'Église avec l'aide des gens d'Église : l'éducation populaire des « masses » et des classes moyennes par les oeuvres de tracts, les retraites fermées, les publications de toutes sortes ; les semaines sociales ; le mouvement de colonisation des régions nouvelles du nord québécois ; l'organisation professionnelle de la classe rurale ; l'élan imprimé au mouvement coopératif ; les efforts du mouvement syndical catholique. Il faudra que soit écrite un jour l'histoire de ce mouvement syndical québécois : on y verra éclater à la fois l'admirable fidélité de l'épiscopat canadien à la pensée sociale de Rome et les difficultés créées par une interprétation peut-être trop stricte du rôle du clergé dans l'élaboration d'un mouvement qui, de sa nature, devait, comme il l'est maintenant devenu, être défini, orienté et amplifié par des hommes connaissant d'expérience personnelle les misères du peuple ouvrier.
Cette description elliptique pourrait laisser au lecteur européen une impression déformante, si aussitôt on ne la complétait par une remarque capitale. C'est qu'à la différence du clergé d'un grand nombre de pays d'Europe, le clergé canadien-français ne s'est jamais recruté dans une seule couche, encore moins dans une classe dominante de la société. Les prêtres du clergé séculier, les religieux et les religieuses, les frères enseignants ont été jusqu'à maintenant de toutes les origines sociales. En d'autres termes, comme on l'a souvent souligné, rares sont les familles canadiennes-françaises qui ne comptent un membre ou un parent dans le clergé ou dans les ordres ; rares les anciens élèves de collèges ou de séminaires qui n'aient quelques camarades, qu'ils tutoient toujours, engagés dans la vie religieuse. Ainsi le clergé n'est-il pas au-dessus ni au-delà, mais à l'intérieur même de la société. Non seulement il n'existe pas de distinction entre un « haut » et un « bas » clergé, mais le clergé, dans sa totalité, est articulé à la totalité de la société. Il est impossible pour le Canadien français de penser impersonnellement un problème touchant le clergé : un tel problème n'appartient pas à un univers social éloigné ni différent du sien. Tous les problèmes qui se posent, ou à peu près, sont des problèmes de famille. De fait, la plupart des dissidences, des difficultés ou des disputes qui éclatent entre groupes laïcs et clergé se règlent traditionnellement à la manière des conflits de famille : ils sont contenus, résorbés, éventuellement oubliés. Pour la même raison, un mouvement généralisé d'anticléricalisme combatif n'est guère possible dans la province de Québec. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'individu récalcitrant peut exprimer une opposition aux idées ou à l'action du prêtre : dans les cas où, en raison de la distance géographique ou d'un facteur analogue, chacun peut demeurer anonyme par rapport à l'autre. Les conditions sociales - liens de parenté et d'amitié, sanctions impérieuses du milieu -, sont encore telles que celui qui ose mettre en cause ou attaquer un prêtre doit bientôt constater qu'il s'attaque lui-même en attaquant les siens. La formation naissante d'un demos urbain canadien-français peut entraîner une évolution plus ou moins rapide de ces moeurs déférentes. Les transformations dans la pratique individuelle ou collective de la religion, qu'il est encore trop tôt pour évaluer, joueront aussi leur rôle. Pour l'instant, comportement religieux et comportement vis-à-vis du clergé continuent d'être endigués par les normes traditionnelles.
Déjà, il y a plus de cent ans, lord Durham avait noté dans son célèbre Rapport ce caractère personnel des rapports entre le clergé et la population canadienne. C'est le même caractère qui marque les relations entre l'Église ou ses représentants et l'État, tant fédéral que provincial. Aucune réponse satisfaisante ne peut être donnée à l'étranger qui s'informe du statut juridique de l'Église au Canada et de la nature de ses relations avec l'autorité civile. Si le gouvernement fédéral canadien ne peut, de par la constitution du pays, reconnaître officiellement une Église plutôt qu'une autre, il accorde concrètement à l'Église catholique une importance et un prestige dont ne peut s'enorgueillir aucune autre Église. Dans le cadre du gouvernement provincial, l'Église, écrit Mgr Louis-A. Paquet, vit « en des conditions mélangées et complexes ». Aucune loi écrite ne précise son statut. « Ce n'est sans doute pas, continue le même théologien, la séparation complète de l'Église et de l'État, puisque sur plusieurs points graves, il y a entente et alliance entre les deux pouvoirs ; ce n'est pas non plus... un système de relations comparables à celui où le catholicisme seul gouverne toute la vie publique ». Malgré l'inexistence de textes officiels, peut-être à cause de cette inexistence, les rapports entre l'Église et l'État provincial ont été historiquement ceux d'une union et d'une coopération des plus intimes. Il serait téméraire de vouloir noter tous les secteurs de la vie juridique, politique, économique où se manifestent les privilèges dont bénéficie l'Église de la part de l'État québécois. Que l'on mentionne seulement : la reconnaissance spontanée de la fondation canonique des paroisses ; l'immunité de taxation des biens ecclésiastiques et religieux ; la participation directe des évêques à l'éducation publique. Toute manifestation publique groupe dignitaires ecclésiastiques et politiques. Un évêque, dans l'administration de son diocèse, et un député, dans la surveillance des intérêts de son comté, doivent pouvoir compter sur l'appui l'un de l'autre. Mais, bien au-delà de ces relations et de ces alliances concrètes, l'enseignement doctrinal et social de l'Église canadienne, tel qu'il est exprimé dans les lettres pastorales et les mandements de ses évêques, dans l'enseignement des semaines sociales, dans les écrits et les conférences de ses penseurs sociaux, a influencé l'orientation de la législation contemporaine du gouvernement québécois, quel que fût le parti au pouvoir. L'expérience familière prouve à l'évidence qu'aucun gouvernement ne songerait à soumettre une loi de quelque importance sans s'être au préalable assuré que celle-ci recevra la faveur, tout au moins l'approbation tacite de l'épiscopat ; qu'aucun litige - disons, une grève de quelque envergure ne se règle sans consulter le clergé ou sans recourir à ses bons offices.
Ces remarques ne doivent pas laisser entendre que la « pensée sociale » de l'épiscopat canadien est une, ni une l'attitude politique de son clergé. Des « écoles » de pensée s'affrontent et se divisent sur les formules d'application locale des grandes encycliques sociales. Ainsi, des polémiques encore toutes récentes ont mis aux prises deux ordres religieux, l'un qui proposait, l'autre qui condamnait le principe de la non-confessionnalité des coopératives. En réalité, les principales divergences contemporaines d'opinion se ramènent au conflit latent entre les deux attitudes fondamentales qui jadis opposaient Montréal et Québec : d'une part un attachement à la tradition et au statu quo, teinté de nationalisme, d'autre part une vision libérale et dynamique des problèmes canadiens-français tels qu'ils se posent dans le contexte canadien. Entre les deux pôles de cette dialectique, un mouvement pendulaire de la pensée officielle, laquelle, à cause de la préoccupation d'identification avec Rome qui l'a toujours caractérisée, est souvent hésitante à prendre parti pour ou contre les événements domestiques, tout au moins à les définir clairement.
Une conclusion de notre analyse des fonctions séculaires de l'Église au Canada français est que le catholicisme y est encore, pour reprendre une expression récente de Jean-Marie Domenach, « l'armature de la société définissant les grandes lignes de ses moeurs et de sa pensée ». jusqu'à quel point cette société sera en mesure de redéfinir son idéal de statisme, et d'adapter quelques-unes de ses institutions aux exigences du temps présent, dépendra de la clairvoyance avec laquelle, au cours des années à venir, ses groupes dirigeants prendront conscience des obligations qu'impose à la province de Québec sa position de carrefour culturel entre l'Europe, le Canada de langue française et les États-Unis. À une tradition de prudence, doit maintenant s'ajouter une habitude d'intrépidité, dont les signes d'ailleurs commencent déjà à se manifester.
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