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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jean-Charles Falardeau (1914-1989), “Des élites traditionnelles aux élites nouvelles”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 7, no 1-2, janvier-août 1966, pp. 131-150. Québec: Les Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé: “Le pouvoir dans la société canadienne-française”.

 Jean-Charles Falardeau 

Des élites traditionnelles aux élites nouvelles”. 

Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 7, no 1-2, janvier-août 1966, pp. 131-150. Québec: Les Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé : “Le pouvoir dans la société canadienne-française”.

 

Introduction
 
LES ÉLITES TRADITIONNELLES
 
1. De la conquête à la Rébellion de 1837-1838
2. De l'Union à la Confédération
3. De la Confédération à 1920
 
LES ÉLITES NOUVELLES
 
1. De 1920 à la seconde guerre mondiale
2. De 1940 à 1960
3. Le Québec depuis 1960
 
Conclusion
 
 
Commentaire de Marc-André Lessard
 
1. Les élites n'ont jamais représenté qu'une partie de la société
2. Les changements dans la composition des élites ne produisent pas de changements immédiats réels dans la société

 

Introduction

 

J'entends par élites des catégories sociales dominantes ou dirigeantes. À l'idée d'élite est associée une idée de prestige et de suprématie. Du même coup, lui est aussi associée l'idée d'un certain pouvoir, pour autant que le pouvoir dérive d'une position de domination ou de contrôle dans une structure sociale donnée. Il existera autant de types d'élites qu'il y a de formes et de styles de pouvoir : le pouvoir de se faire obéir ; le pouvoir d'influencer les décisions collectives ; le pouvoir d'édicter des valeurs et des façons de penser - en d'autres termes, le pouvoir politique et administratif, le pouvoir économique, le pouvoir spirituel, le pouvoir intellectuel. 

Nous interroger sur l'évolution des élites au Canada français, ce sera donc mettre en relief les structures sociales qui ont été les lieux ou les sources de pouvoir effectif dans notre société. Ce sera aussi évoquer les modalités typiques de ce pouvoir. Ce sera enfin constater que, selon leur possession ou leur non-possession du pouvoir effectif, selon leur acceptation ou leur refus des pouvoirs établis, selon le degré de visibilité de leur action, des élites ont pu être dominantes sans être dirigeantes ; qu'elles ont pu être clandestines ou manifestes ; qu'elles ont pu être des élites de conservation ou des élites de contestation. Toutes ces variétés ont existe au cours de notre histoire. Reconstituer, même de façon schématique, la continuité entre ces élites successives nous incitera à dégager les conditions sociales de leur opposition ou de leur déclin respectifs, les valeurs dont chacune a été annonciatrice ou porteuse, les collaborations avouées ou inavouées qui les ont associées les unes aux autres ou qui les ont disjointes. 

 

LES ÉLITES TRADITIONNELLES

 

1. De la conquête à la Rébellion de 1837-1838

 

Cette histoire, je la découpe en quatre périodes dont la première va de nos recommencements d'après 1760 jusqu'à l'insurrection de 1837-1838. Dans la société de la Nouvelle-France, les élites avaient été bureaucratiques et ecclésiastiques. Elles le demeurèrent jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. L'Acte de Québec garda au Canada français, selon le voeu de Carleton, « son caractère de colonie hiérarchisée et militaire ». [1] L'Église était « la première gagnante » [2], comme aussi les seigneurs qui bénéficiaient automatiquement de la réhabilitation du droit de propriété terrienne. Une forte proportion de ces gentilshommes demeures au pays, nous le savons entre autres sources par Philippe-Aubert de Gaspé, se mêlèrent vite, par des mariages, par des postes dans l'armée et dans l'administration, à l'oligarchie anglo-canadienne. Les sommets de la société anglaise et de la société française se fusionnèrent jusqu'à un certain point, d'une façon qui se perpétuera durant tout le XIXe siècle et presque jusqu'à nos jours. Léon Gérin, parlant des grands-parents paternels et maternels d'Errol Bouchette (1863-1912) [3], évoque cette classe « française par ses origines et ses sentiments mais aussi très mêlée à la société anglaise, imbue de beaucoup de ses idées, ayant adopté beaucoup de ses manières et de ses pratiques : classe de fonctionnaires... vivant surtout de charges administratives et judiciaires ». [4] Plusieurs de ces ex-gentilshommes siégeront au premier parlement du Bas-Canada en 1791. [5] Pour eux, les institutions politiques du conquérant seront un fonctionnarisme dont ils vivront en parasites. 

Pour d'autres Canadiens français, ces institutions seront au contraire un parlementarisme dont ils voudront faire un cadre d'affranchissement politique. Voyons-en un prototype dans joseph Papineau, ne durant le régime français de parents cultivateurs, qui découvrira seul, chez les philosophes français et anglais, la notion de la souveraineté du peuple et qui ambitionnera de créer une conscience politique du peuple canadien. Tel sera aussi l'objectif d'un Étienne Parent. Tel sera celui des meneurs de la Chambre de 1810 : Bédard, Blanchet, Panet, Bourdages, Borgia. Nous assistons a la naissance d'une élite nouvelle, issue de la campagne canadienne, et qui veut prendre en mains la destinée du peuple. Dans le roman Charles Guérin, de P.-J.-O. Chauveau, de jeunes intellectuels patriotes expriment leur déception et leur mépris a l'égard des seigneurs. À leurs yeux, ceux-ci ne sont plus qu'une noblaille. Ils seront, eux, affirment-ils, la nouvelle noblesse, « la noblesse professionnelle, née du peuple et qui a succède à la noblesse titrée ». [6] Leur ambition s'incarne dans la Société Saint-Jean-Baptiste fondée en 1834 par Duvernay et Viger pour « rassembler le peuple canadien ». Louis-Joseph Papineau rêve de créer une république indépendante et il rallie pendant un temps la majorité de cette élite comme aussi une grande partie du peuple des campagnes, du moins dans la région de Montréal. Ce sera l'un des très rares moments, peut-être le seul, où aura existé un accord politique profond entre le peuple canadien-français et une élite de leaders spontanés authentiquement représentatifs. Après cette période, l'habitant canadien, le peuple des habitants, le peuple tout court, deviendra un terme de rhétorique, une abstraction tant pour les hommes politiques que pour les chefs ecclésiastiques. 

 

2. De l'Union à la Confédération

 

À la Rébellion ont été opposés l'Église canadienne, les seigneurs et les marchands. Après l'échec, l'Église demeure l'institution englobante, le facteur de stabilité. Depuis 1760 déjà, par la voix de ses porte-parole officiels, un Mgr Plessis, un Mgr Briand, un Mgr Lartigue, elle a prôné une philosophie de loyalisme absolu et d'entière soumission au pouvoir établi. Telle demeure son idéologie. Aussi bien, un nouveau contingent de prêtres français et des congrégations enseignantes viendront, à la demande de Mgr Bourget, étoffer les effectifs du clergé canadien. Ce sera, dans les campagnes, une période de renouveau religieux. Depuis le début du siècle, on a fondé collèges et séminaires qui s'ajoutent au séminaire de Québec et au collège de Montréal. Leurs étudiants issus de la campagne iront, de génération en génération, gonfler dans les villes les rangs de l'élite professionnelle, intellectuelle et politique. Le collège classique, facteur à la fois de déracinement et de promotion sociale, consacrera l'instruction comme assise de prestige dans la société québécoise. 

Cette élite est cependant polyvalente. Deux pôles, à partir du gouvernement d'Union, écartèlent la vie canadienne-française. L'un est politique, anglais, extérieur. Le destin politique des Canadiens dépend en effet maintenant d'un État unitaire au sommet duquel ils doivent lutter pour se faire reconnaître. Ceux d'entre eux qui choisissent de participer à ce combat doivent sortir de leur société. Leur lutte ou leur association avec leurs équivalents anglais les situe au-dessus et au-delà du peuple. Ils n'auront plus guère avec celui-ci que des contacts électoraux. L'homme politique canadien-français sera objet à la fois d'une lointaine admiration, de scepticisme, de ridicule ou de mépris. Celui que l'on appellera le « membre » du parlement sera un membre plus ou moins séparé de la société. Il fera partie d'une élite qui sera dominante, rarement dirigeante. 

Cette dernière responsabilité sera dévolue aux élites que j'appellerais les élites de l'intérieur. Le second pole de notre société, en effet, est culturel et il est défini par une idéologie qui, à la suite de l'échec de 1837, résorbe toutes les préoccupations collectives dans l'idée de nation et de survivance nationale. Ce sera « l'âge de Garneau ». Le Canada français dorénavant est un passé et un sol. Cette conception physiocratique et théocratique trouvera sa projection lyrique dans le Jean Rivard de Gerin-Lajoie. Le héros de plusieurs romans canadiens-français du XIXe Siècle ambitionne de devenir « le chef d'une petite république » qu'il aura lui-même fondée, en pleine forêt. À défaut de la grande république rêvée par Papineau, on se réfugie par compensation dans le mythe du petit royaume isolé, à soi seul. L'ensemble de la société sera conçu à l'image de son microcosme : la paroisse rurale. 

Il faut ainsi distinguer, chez les élites de l'intérieur dont nous parlons, deux niveaux. Celui, d'abord, des petits royaumes locaux où nous retrouvons le prêtre, le maire, le médecin, le notaire ou l'avocat et le marchand de village. Au-dessus de ce réseau terrien, l'élite professionnelle et intellectuelle des deux villes, Montréal et Québec, au sein de laquelle jusqu'à la fin du siècle se livreront d'épiques luttes idéologiques. Pendant un temps, toute cette élite sera groupée dans le cadre de l'Institut canadien. L'ambition de tous est l'instruction du peuple. À défaut d'une pleine possession du « gouvernement de soi » qu'Étienne Parent désirait pour ses compatriotes, on offrira aux Canadiens les lumières des bibliothèques, des conférences, des écoles. À défaut de la valeur « liberté » qu'il a été impossible de conquérir, on se cramponnera à la valeur « instruction ». Étienne Parent, en 1852, ira jusqu'à proposer une sorte de république des lettres qui confierait la direction de la société et de l'administration publique à l'intelligence. [7] Mais la condamnation de l'Institut par l'évêque de Montréal précipitera la scission de l'intelligentsia en deux camps selon leur acceptation ou leur contestation de l'autarcie ecclésiastique. L'Institut aurait pu être la première université canadienne-française et grâce à elle, l'élite intellectuelle aurait pu jouer un rôle réellement dirigeant. Sans ce cadre durable, elle sera plutôt une élite éclairante - par des livres qui seront peu lus, par des journaux dont les publics seront restreints et partisans. 

L'institution où se retrouve une bonne partie de cette élite de journalistes, d'écrivains et de publicistes est le fonctionnarisme d'État. Ouvert aux Canadiens français depuis le gouvernement d'Union, il attirera un Gérin-Lajoie, un Étienne Parent, un grand nombre d'autres. Ils y trouveront un débouché professionnel ambigu, mi-anglais, mi-français, qui les situera un peu en marge de la société dont ils demeureront cependant moins éloignés que les politiciens. La catégorie des instituteurs laïques apparaît à cette époque et pourrait, à son tour, s'affirmer comme élite rapprochée du peuple, du moins du peuple des villes, et parlant en son nom. Mais elle constituera au plus une élite virtuelle, vite résorbée, pour les raisons qu'à décrites André Labarrère [8], dans les rangs d'une population soumise. 

 

3. De la Confédération à 1920

 

Le récit des conflits qui durant toute la seconde moitié du XIXe siècle opposèrent, d'une part l'Église, les modérés et les ultramontains et, d'autre part, les réformistes, les libéraux et les anticléricaux, peut laisser l'impression d'une société déchirée. Au fait, on peut dire que ces débats se déroulent dans la stratosphère de la société, entre les membres de la « famille » des élites dirigeants, dominantes et éclairantes. À la fin du siècle, la structure essentielle de ces élites n'est pas sensiblement modifiée. De la base du collège classique s'ouvre l'éventail de la trilogie des professions libérales : sacerdoce, droit, médecine. C'est l'avocat qui devient journaliste, député, ministre, juge. Les intermariages entre membres de cette classe professionnelle créent des sortes de dynasties qui, quelquefois, s'allient aux anciens nobles titres ; qui dominent des fiefs ruraux, tels les Chapais dans Saint-Denis ; qui dominent la magistrature [9] ou qui vont dominer les administrations municipales de Montréal et de Québec. Les recherches de Guy Bourassa font voir que c'est durant la période qui commence en 1873 qu'apparaissent, à Montréal, les maires français et que se transforme la composition du conseil municipal : la représentation française y devient supérieure à la moitié et atteindra 70 pour cent au début du siècle [10]. 

La Confédération de 1867, en outre, a ajouté un troisième pôle au destin canadien-français : le gouvernement de la province de Québec. Mais l'intérêt politique canadien-français restera dans une très large mesure, sauf durant l'épisode d'Honoré Mercier, centre sur la politique fédérale jusque vers les années 1920. L'administration publique québécoise retiendra un certain nombre des hommes de profession, des journalistes ou des lettres qu'attire le fonctionnarisme et qui, jusqu'alors, devaient émigrer à Ottawa. Mais les participants directs au pouvoir politique, députés et ministres, passeront volontiers et fréquemment de la scène fédérale à la scène provinciale. Ce mouvement de va-et-vient inclut aussi les dirigeants de la politique municipale. Guy Bourassa note encore que la moitié des maires de Montréal furent députés et que, seulement de 1870 à 1879, 46 conseillers municipaux de Montréal furent députés à l'Assemblée législative de Québec. 

À ces élites traditionnelles, il faut ajouter, vers la fin du XIXe siècle, celle que commence à cristalliser un quatrième pôle, le pôle économique. La domination de la vie économique par les Anglais et la très lente participation que les Canadiens français y acquirent sont assez connues pour ne pas être récapitulées ici. Rappelons seulement qu'à la fin du siècle un nombre croissant de Canadiens français ont mis sur pied des entreprises florissantes. Ils acquièrent de ce fait un prestige semblable à celui de leurs collègues anglais avec lesquels ils tentent, à l'instar des députés fédéraux français, de participer à la gestion des institutions dominantes de la vie québécoise. Élites dirigeantes par participation. Néanmoins, une Chambre de Commerce française existe à Montréal à compter de 1887. [11] Les Québécois francophones participent de plus en plus activement à la Chambre de Québec, fondée en 1809 et qui, après 1879, devient davantage un organisme de promotion régionale. [12] Voyons dans les membres de ces organismes et dans ceux qui leur feront suite en diverses régions de la province, des élites professionnelles locales, ni dominantes ni dirigeantes, et dont les activités, pour autant qu'elles chercheront à influencer épisodiquement : les gouvernements, prendront le caractère de la pression plutôt que celui de la direction. 

Faut-il enfin considérer comme un type nouveau d'élite ou seulement comme le rebondissement d'une partie de l'élite traditionnelle tous ceux qui, au début de notre XXe siècle, surtout des jeunes dans le cadre de l'A.C.J.C., chercheront des solutions aux problèmes sociaux québécois en s'inspirant de la pensée conjuguée de Bourassa et de Mgr L.-A. Paquet - une idéologie qui, depuis Mgr Laflèche, associe et confond inextricablement ce qui est national, patriotique, religieux et social, dans une fusion que l'on a appelée notre idéologie « unitaire » ? Les valeurs sur lesquelles se fonde cette idéologie sont des valeurs morales et abstraites. Elles exaspèrent ceux mêmes qui les proposent dès qu'ils tentent de les mettre en regard de la société réelle, une société qu'ils définissent d'ailleurs comme circonvenue et compromise... Nous incluons dans cette pléiade tous ceux qui, dans les mêmes années et dans celles qui vont suivre, participeront à la Ligue nationaliste (1904) et à la fondation du Devoir (1910), à la Société du parler français (1902), à l'Action sociale catholique de Québec (1907), à l'École sociale populaire des Jésuites de Montréal (1911), à la Ligue des droits du français (1913) ; ceux qui s'associèrent au mouvement des Retraites fermées et des Ligues du Sacré-Cœur d'où origine le syndicalisme ouvrier canadien français... Retenons l'exaspération et la générosité qui animaient ces groupes. Du point de vue qui nous préoccupe ici, voyons surtout en eux l'expression de l'ultime association entre l'aile marchante de l'élite ecclésiastique, l'aile marchante de l'élite intellectuelle non politique et la première aile marchante d'une classe moyenne qui commence à se dessiner, à un moment de notre histoire qui est celui du grand sursaut défensif de nos structures traditionnelles. Voyons-y aussi un ensemble de mouvements dont la plupart ont centré leurs efforts sur la préoccupation, hélas oubliée aujourd'hui, de la défense de la langue française. 

 

LES ÉLITES NOUVELLES

 

1. De 1920 à la seconde guerre mondiale

 

L'ère contemporaine du Québec commence vers les années 1920. Ce sera l'époque de l'industrialisation définitive, des déplacements accrus de population vers les villes nouvelles qui se créent ou vers les villes anciennes qui éclatent. Le gouvernement québécois s'associera plus que jamais aux entreprises et aux cartels américains qui accélèrent cette expansion industrielle. Ce sera une ère de libéralisme et d'empirisme économiques. Le gouvernement se voit cependant entraîné aux premières législations sociales. La soudure de l'Église et de l'État est plus que formelle et verbale. Elle se manifestera en particulier à l'endroit du syndicalisme et des mouvements sociaux qui vont graduellement apparaître. L'Université de Montréal, devenue enfin autonome en 1920, et l'Université Laval commenceront, dans les année 1930, à se révéler et a rayonner. 

On peut à peine appeler un mouvement les Semaines sociales du Canada fondées en 1920. Voyons-y plutôt un cadre qui, d'année en année, consacrera le prestige des membres des élites déjà reconnues dans les sphères ecclésiastiques, gouvernementales et professionnelles, et qui annexera certains dirigeants des mouvements nouveaux en maintenant les uns et les autres dans l'orthodoxie de la pensée sociale officielle de l'Église. Les Semaines sociales se préoccupent des changements sociaux en les interprétant et en les résolvant a priori par des schèmes dogmatiques qui continuent à souder le religieux, le social et le national. Elles continuent à vivre des postulats et des conclusions de Mgr L.-A. Paquet. 

Les premiers dirigeants de la C.T.C.C. et de l'U.C.C. viennent du milieu ouvrier et du milieu rural. Ils sont la première manifestation de l'existence de ces deux secteurs de notre société, l'un récent l'autre ancien. Ils en expriment les premières revendications [13] mais ils n'en constituent pas, pour autant, des leaders effectifs. L'inspiration, les positions de problèmes, l'orientation de ces premiers mouvements sont d'origine cléricale et s'inscrivent dans une philosophie du statu quo. Les syndicats ouvriers sont confessionnels et français. Ils sont intégrés à la structure diocésaine de l'Église et ils maintiennent les ouvriers dans une attitude de fidélité à l'État et de soumission aux patrons. 

C'est le désarroi de la crise économique des années 1930 qui donnera lieu aux premières revendications des classes désemparées, soit dans les régions frontières défavorisées, soit dans les milieux urbains de néo-prolétaires. Mais leurs porte-parole seront des leaders improvises, fondateurs ou animateurs de partis politiques, tels un Adrien Arcand, un Camilien Houde ou les premiers dirigeants du Crédit social. Les années de la crise provoqueront aussi l'apparition du parti communiste québécois, des Jeunes Canada, de La Relève. Le parti communiste, La Relève, sont l'œuvre de leaders surgis parmi les jeunes. À retenir aussi de ces deux mouvements qu'ils sont, chacun à sa façon, une intrusion de l'universel dans notre monde ferme. Par ailleurs, chez de moins jeunes, ecclésiastiques et laïques qui sont cependant les cadets de l'élite des penseurs sociaux, la crise aura provoqué, en 1934, la rédaction d'un Programme de restauration sociale d'où naîtra le parti de l'Union nationale qui mettra fin, en 1936, a un régime politique libéral de 40 ans. 

 

2. De 1940 à 1960

 

Les années qui font suite à la seconde guerre mondiale voient l'apparition des classes moyennes dans notre société Le régime Duplessis leur offre l'illusion d'un symbole et une institution parapolitique. L'illusion sera celle de l'« autonomie » provinciale qui camouflera l'inactivité en matière sociale par une rhétorique correspondant à un vœu latent d'opposition à Ottawa. Par contre, le régime maintiendra de façon plus ostensible que jamais l'alliance avec la finance américaine et québécoise, avec les formes les plus abusives du patronat américain et québécois. Le règne du « roi nègre ». Le pouvoir politique est autocratique. Il personnalise et surpolitise à la fois ses contacts avec le peuple-électeur en institutionnalisant ses faveurs arbitraires par l'intermédiaire du patronage. Ce sera l'ère du député-entrepreneur-homme d'affaires-commanditaire-distributeur de largesses : l'État-Providence à l'heure des anciens clochers québécois. 

C'est l'époque où, dans les années 1950, se manifestera, chez une nouvelle génération d'intellectuels, une élite clandestine. Elle se révélera dans un mouvement comme celui de Cité libre et dans l'université. À Cité libre, qui groupe d'anciens dirigeants de l'action catholique ou de futurs dirigeants du syndicalisme, on contestera l'aliénation. du religieux dans le temporel, du national dans le politique. Dans l'université, On tentera de provoquer la démythification et le décrochage idéologique qui permettraient d'identifier la nature réelle des bouleversements qui ont fait du Québec une société urbaine. C'est de l'université que commencent à sortir, dans les années 1945, des animateurs qui vont rénover et réorienter le syndicalisme, le mouvement coopératif, les initiatives d'éducation populaire. 

Les nouvelles définitions du milieu canadien-français à cette époque ont un caractère désenchanté. Elles veulent être réalistes. Elles cherchent à se fonder sur des situations concrètes d'aliénation politique et économique. Elles sont par-dessus tout dynamiques et, en définitive, optimistes, pour autant qu'elles ambitionnent de promouvoir le salarie canadien-français, ouvrier ou collet blanc, du statut de sujet à celui de citoyen. Les préoccupations et les élans de ces animateurs sont portés sur la place publique. Un de leurs efforts s'exprime dans l'Institut canadien des Affaires publiques fondé en 1953. Mais l'écart demeure grand, il s'élargit même entre ces attitudes nouvelles et les habitudes de pensée de très vastes secteurs de la population. La lutte est particulièrement acerbe de la part des tenants de l'idéologie traditionnelle. Les porte-parole du régime méprisent l'« ouvriérisme » qui s'oppose, dit-on, au nationalisme classique - entendons : ruraliste. Certaines couches géologiques de la pensée ecclésiastique se durcissent sous la poussée des grondements souterrains. Le patronat requiert l'appui politique et policier pour maintenir ses positions. Ces oppositions, ces conflits d'idéologies et de classes se révéleront au moment de la dé-confessionalisation des coopératives en 1946 et surtout lors de l'abcès de fixation que fut la « grève de l'amiante » de 1949. 

Mais le mouvement acquis par le leadership nouveau ne pourra pas être complètement enraye. La C.T.C.C. deviendra la C.S.N. et se déconfessionalisera en 1960. De jeunes dirigeants canadiens-français militeront dans le cadre d'autres centrales syndicales canadiennes. Le leadership des mouvements ouvriers, au Canada français, cherche dorénavant a définir le statut et les revendications de l'ouvrier canadien-français dans la perspective de son statut d'ouvrier et de ses besoins économiques. L'aile québécoise du Nouveau Parti Démocratique cherchera, pour sa part, à définir les conditions et les formes d'un socialisme québécois. Les instituteurs laïques de l'enseignement primaire et secondaire, professionnellement organises, commenceront à discuter des carences du système d'enseignement et de leur destin dans ce système. Dans le monde rural, où l'agronome de type traditionnel demeure peut-être encore le personnage le plus important, les dirigeants du syndicalisme agricole axent leurs préoccupations sur les problèmes économiques et techniques inhérents à l'exploitation et à la commercialisation de la vie agricole. [14] 

Voici donc un leadership nouveau agissant dans plusieurs couches sociales et professionnelles. Malgré le couvercle visse de force sur notre société convertie en marmite de Papin, ce leadership cherche à en faire bouillonner l'intérieur. Jusqu'à quel point y parvient-il ? Notons que, sauf dans le monde de l'enseignement et dans le monde rural, ce leadership est venu d'au-dessus des couches sociales où il agit. Il est venu de l'université, ou bien il y est passe. Dans très peu de cas y a-t-il eu osmose profonde entre la pensée de ces dirigeants et celle des couches qu'ils cherchaient à convaincre et à mobiliser. On le constate, par exemple, à la lecture de récits autobiographiques recueillis par Claude Beauchamp chez des militants syndicaux. [15] Ces confessions révèlent toutes les difficultés éprouvées par les militants dans leurs efforts pour éveiller chez leurs camarades ouvriers des soucis qui eussent dépassé les conditions de travail et de salaire. On le constate en particulier, de façon spectaculaire, dans le fait que de larges secteurs géographiques de syndiqués de la C.S.N. optaient massivement, encore à l'élection fédérale de 1962, pour le parti créditiste, malgré la philosophie démocratique de leurs chefs et les entreprises d'éducation inspirées par ceux-ci. Le leadership des élites nouvelles a pu être décisif en des moments de crise. En temps ordinaire, il demeure fragile. Il ne peut s'appuyer que sur un nombre restreint de militants convaincus. L'écart entre la « conscience claire » des leaders et la « conscience possible » des masses demeure considérable. 

 

3. Le Québec depuis 1960

 

Telle est la situation lorsque le Québec, en 1960, passe brusquement du sommeil de l'hiver au dégel. Cette période nouvelle est si près de nous que nous ne pouvons qu'en dégager quelques traits. D'abord celui-ci. Des tendances sociales qui, durant les années du régime précédent, avaient été perçues seulement comme des tendances latentes ou comme des velléités, éclatent au grand jour et s'affirment comme les credos d'une grande proportion de la jeune génération. Deux axes nouveaux de désirs collectifs orientent vers la sécularisation et la socialisation. Les exigences de besoins trop longtemps contenus forcent au progrès dans toutes les directions. On veut l'autonomie réelle. Plusieurs souhaitent la séparation immédiate. Le gouvernement donne à notre société des structures nouvelles, économiques et culturelles. Il devient planificateur. La plupart des techniciens de la planification viendront des rangs de l'université. Ce sont les successeurs des contestants d'il y a quinze ans. Dans plusieurs cas, ce sont les ex-contestants eux-mêmes qui constitueront les premières équipes de technocrates gouvernementaux. C'est l'élite nouvelle : une élite intellectuelle, rationnelle, technicienne, efficace. Elle se superpose aux ex-professionnels de la politique, les députés, qu'elle déplace en assumant des fonctions qui comportent à la fois la législation et l'exécution. 

Les plans et les décisions à brève et à longue échéance de ces nouveaux administrateurs, les technocrates, intéressent le destin de toutes les classes de la société : nouvelles classes moyennes des villes, classe ouvrière, classe agricole, qui, jusqu'à maintenant, ont été politiquement passives. Ils doivent les alerter et les mobiliser. Or, les recherches de Guy Bourassa et de Gabriel Gagnon sur les Conseils d'orientation économique dans la région du Bas-Saint-Laurent [16], comme auparavant la monographie de Fernand Dumont et Yves Martin dans la région du nord de Montréal [17], montrent bien qu'il existe à peine de nouveau leadership spontané dans la vie locale ou régionale. Les premiers sinon les seuls à s'intéresser aux entreprises de planification et a désirer y participer sont les quelques avocats, les hommes d'affaires, les personnes influentes qui constituaient déjà les petits états-majors des associations civiques, patriotiques ou religieuses locales : chambres de commerce, sociétés Saint-Jean-Baptiste, sociétés Saint-Vincent-de-Paul. Une étude récente de Michel Blondin décrit tous les efforts que durent déployer des travailleurs sociaux pour provoquer un minimum d'« animation sociale » dans un quartier ouvrier de Montréal. [18] Par ailleurs, l'insistance avec laquelle des ministères du gouvernement du Québec sollicitent en ce moment la collaboration des « corps intermédiaires » révèle suffisamment que ces corps n'ont guère d'existence, ni de vitalité, ni de leadership. 

Notons enfin que sont apparus dans notre société des hommes d'affaires, des financiers de grande envergure, qui ont crée de vastes consortiums ou des cartels dans le style du capitalisme le plus évolue. Ils ont commencé à franciser la rue Saint-Jacques. Ils sont, à leur façon qui est puissante, de nouvelles éminences grises derrière le pouvoir. Ils constituent, en tant qu'élite économique dirigeante, un pôle antithétique à celui de l'État planificateur et technocrate. N'oublions pas que cette élite règne au sommet d'entreprises qui comportent elles-mêmes leurs armées de techniciens et de planificateurs. En définitive, notre société est dominée par deux constellations de planificateurs et de technocrates qui s'opposent, au moins partiellement, par leurs objectifs et par leurs idéologies. L'une est issue de l'université. L'autre est issue de la grande entreprise industrielle ou financière. L'une et l'autre cherchent à contrôler l'État. Ni l'une ni l'autre cependant n'est le résultat d'une expérience politique.

 

*
* *

 

Devant cette diversification et ces avatars des élites de notre société, que peut-on prédire de leur évolution future ? Partons du fait qu'avec la disparition, du moins la transformation radicale déjà en cours, du collège classique de style traditionnel, disparaîtra le critère séculaire de définition de l'une ou l'autre des catégories de l'élite. Être de l'élite ne sera plus assure comme gage au point de départ mais sera reconnu comme une consécration à un point d'arrivée, par association avec une structure sociale qui comportera prestige et pouvoir. 

Il semble bien aussi que l'appartenance au clergé ou aux ordres religieux ne comportera plus nécessairement, de soi, l'imputation d'altitude sociale et d'excellence. Au fur et à mesure que l'on continuera à dissocier ce qui est spirituel de ce qui est temporel, à spécifier plus nettement le statut des institutions ecclésiastiques au point d'en arriver à une franche distinction entre ce qui est d'Église et ce qui est d'État, on cessera de reconnaître une élite ecclésiastique indifférenciée. Des prêtres, des religieux, des femmes religieuses, appartiendront à telles ou telles élites dominantes ou dirigeantes d'après les mêmes critères de compétence ou d'initiative qui serviront à définir ces catégories sociales. 

Quant aux élites professionnelles, elles sont déjà plus diversifiées qu'elles ne l'étaient dans le passé et elles le seront encore davantage. Le grand comptable, l'ingénieur, l'homme d'affaires ont brisé le monopole de prestige des professions libérales. Aussi bien, les médecins seront absorbés dans les cadres d'établissements hospitaliers de plus en plus bureaucratiques où ils rempliront des rôles de fonctionnaires. Leur ascendant futur tiendra à des postes-clés dans ces institutions, dans les universités, dans les laboratoires de recherche scientifique. Quant aux notaires, une société industrielle en a beaucoup moins besoin qu'une société terrienne. Au surplus, André Vachon nous a rappelé que les entreprises commerciales et industrielles tendent à repousser leurs activités spécifiques entres les mains des avocats. [19] 

Que dire de cette profession d'avocat sinon qu'elle demeure polyvalente et, de plus d'une façon, dominante ? D'une part, elle mène à la magistrature qui, dans une société où prévaut le droit civil tel que nous le connaissons, confère l'autorité associée au pouvoir d'arbitrer les conflits entre individus, entre groupes professionnels et entre institutions. D'autre part, l'avocat est de plus en plus intimement associe et de plus en plus nécessaire aux grandes entreprises financières et industrielles. Il en est souvent directeur et il en devient volontiers le propriétaire. Sa profession est encore celle qui conduit le plus aisément a la politique. Même si son rôle est réduit, c'est encore l'avocat-député qui fait peser sur notre gouvernement qui demeure un gouvernement d'avocats et sur une société formellement façonnée par les hommes de loi, le poids d'une profession qui est l'une des plus anciennes et des plus puissantes « maçonneries » du monde occidental. 

Fernand Dumont et Guy Rocher, dans leur Introduction à une sociologie du Canada français, prévoyaient à brève échéance un pluralisme de nos élites et prédisaient qu'« il est dans la ligne de notre évolution sociale que nous en arrivions bientôt à un leadership local ou régional tout à fait nouveau par rapport à la situation d'hier ». [20] Nous sommes encore loin d'une telle réalisation. Le leadership local ou régional jusqu'à maintenant a été latent plutôt qu'explicite. Sauf en de rares exceptions, il n'a pas été spontané. Il lui a fallu, pour se révéler et pour agir, l'aiguillon des animateurs sociaux ou des planificateurs. 

Et nous sommes amenés, une fois de plus, à constater que notre société, semblable en cela à un très grand nombre de sociétés, à notre époque, est en train de passer presque sans transition du stade de société traditionnelle à celui de société technologique et technocratique. Dans notre cas cependant, nous pouvons pousser cette affirmation dans un sens plus précis en nous inspirant du modèle d'analyse propose par David Riesman. Celui-ci, on le sait, distingue au cours de l'évolution sociale trois types de sociétés à chacun desquels a correspondu un « caractère social » particulier. [21] Au premier stade de développement, les conduites uniformes sont fondées sur la tradition : la société est basée sur la détermination traditionnelle ; la seconde phase est celle ou les individus agissent d'après des buts relevant de la vie intérieure : la société est basée sur l'intro-détermination ; dans une troisième phase, les conduites individuelles se conforment aux attentes et aux préférences d'autrui : la société est basée sur l'extro-détermination. Dans cette perspective (qui vaut principalement, j'en conviens, pour les sociétés du monde anglophone et protestant), je soumets que la société canadienne-française a court-circuité la seconde phase. Notre société n'a pas vécu le stade durant lequel un très grand nombre sinon la majorité de ses membres auraient connu, en même temps, l'expérience de la réflexion, de la discussion, de la responsabilité personnelles. Et cela tient dans une large mesure à ce que, dans notre société, le Grand Débat n'a pas eu lieu de façon complète. 

Ce à quoi je fais allusion ici est une bien ancienne et bien familière histoire dans notre Histoire : je veux parler de l'imbrication du pouvoir ecclésiastique et du pouvoir politique ; des rivalités qui ont sporadiquement éclaté entre l'un et l'autre et entre leurs élites respectives en vue du contrôle de la société ; et, comme conséquence de cet entremêlement et de ces tensions, de certaines ambiguïtés fondamentales qui ont caractérisé nos idéologies dominantes. Ce Grand Débat a connu ses phases les plus acerbes et les plus dramatiques a l'époque de l'Institut canadien au XIXe siècle et chaque génération, par la suite, lui a fait connaître des rebondissements plus ou moins prononcés. Pendant un moment, on a cru qu'il allait éclater une fois pour toutes. Mais il semble maintenant que « notre guerre de Troie n'aura pas lieu » ou, plus exactement, que notre guerre de Troie n'est pas cette guerre-là - que la transformation la plus radicale à opérer dans le Québec ne consiste pas dans une spectaculaire « séparation » de l'Église et de l'État. La redéfinition des attributions respectives des deux pouvoirs va s'opérer de façon pacifique. Elle est d'ailleurs déjà engagée, dans un style indirect, par plusieurs biais institutionnels : dans les domaines du droit paroissial, de l'éducation, de l'hospitalisation, de la taxation, du droit civil, etc. Et c'est ainsi qu'elle va se poursuivre, selon toute vraisemblance. 

Si donc le Grand Débat formel se résoud en quelque sorte par lui-même, il reste que nous devons tenter de compenser le plus possible, et le plus vite possible, les carences découlant du fait que nous avons court-circuité une phase historique de réflexion collective. Nous devons accélérer nos classes de la liberté politique. Toutes les interrogations sociologiques, depuis quelques années, répètent que nous devons « trouver » de nouvelles valeurs collectives. Il me semble que nous n'avons pas a chercher bien loin et que nous avons là, au cœur même de nos préoccupations essentielles, l'une des valeurs sinon la valeur qui doit polariser toutes les autres : celle d'une conscience politique autonome, d'un sens de la liberté politique authentique. 

Plusieurs des autres valeurs dont nous devrons vivre ne sont pas a créer de toutes pièces. Nous en avons eu plusieurs dans le passé, par intermittence. Nous avons pu feindre de les oublier, par suite de trop d'anesthésies ou d'un manque de mémoire. Ceci est paradoxal pour une société dont la devise est « je me souviens ». Nous sommes un peuple qui a beaucoup de souvenirs mais bien peu de mémoire. J'ai évoqué quelques-unes de ces valeurs authentiques de notre passe. Ce qui importe, c'est de repenser ces valeurs et de leur donner un contenu contemporain. C'est de multiplier les foyers de rénovation et de renaissance de notre mémoire collective. Nous pourrons ensuite multiplier les foyers de décision. Par là, nous pourrons multiplier aussi les tremplins de participation sociale. La jeunesse que nous cherchons et l'expérience qui nous est immédiatement nécessaire sont à trouver dans un passe auquel nous restituerons ses lumières et ses élans.  

Jean-Charles FALARDEAU
Département de sociologie et d'anthropologie,
Université Laval.

 


 COMMENTAIRE 

De Marc-André LESSARD
Département de sociologie et d’anthropologie,
Université Laval 

 

M. Falardeau a très bien décrit les compositions successives de l'élite québécoise. Aussi, ne reviendrai-je pas sur son analyse historique ; ni non plus sur la définition qu'il nous a donnée du concept d'élite. M'appuyant plutôt sur ce double acquis, j'aimerais attirer l'attention sur deux voies de recherche qui me semblent de première importance si nous voulons parvenir à une meilleure compréhension du système de liaison par lequel l'élite québécoise s'articule à la société québécoise dans son ensemble. On peut penser aux rôles effectifs des élites, aux processus de dégagement des idéologies, à la constitution des clientèles des partis politiques, etc. 

Je soumets deux observations qui sont d'ailleurs contenues dans le texte de M. Falardeau, et de façon très explicite dans sa conclusion. Ce sont les suivantes : a) les élites québécoises n'ont toujours représenté qu'une partie mal définie de la société québécoise, territorialement et structuralement ; b) les changements dans la composition des élites ne produisent pas de changements immédiats réels dans la société.

 

1. Les élites n'ont jamais représenté
qu'une partie de la société

 

Il est certain qu'une élite ou que les élites ne représentent jamais tous les sous-ensembles de la société mais encore faut-il savoir quelles parties ne sont pas représentées, lesquelles le sont, et comment. Nous considérerons le Québec à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, environ 1850-1950. 

On a noté déjà, et à plusieurs reprises la non-homogénéité de la société rurale québécoise de l'époque. Everett C. Hughes dans Rencontre de deux mondes [22] distinguait deux types de paroisses agricoles : d'une part, celles de la plaine première peuplée et riche, d'autre part, celles des régions frontières presque toujours pauvres. Gérald Fortin laissait entendre en 1960, lors du premier de nos colloques, qu'on pourrait identifier un bien plus grand nombre de ces types. [23] Pour faire vite, ne retenons que deux cas extrêmes dans l'ensemble de cas possibles, soit : d'une part, les paroisses riches de la plaine de Montréal et du Richelieu ; d'autre part, les nombreuses paroisses de colonisation du plateau laurentien et du plateau apalachien. 

Les premières sont anciennes et bien organisées, les rendements agricoles y sont bons, les familles y vivent bien, le père est chef réel du foyer et il a le loisir de participer aux organisations paroissiales, municipales et scolaires. On trouvera dans ces paroisses une forte élite terrienne en plus des élites cléricales et professionnelles. 

Les paroisses de colonisation, elles, sont récentes et composées d'éléments disparates qui mettent parfois beaucoup de temps a s'accorder. Les rendements agricoles y sont minces et aléatoires, ils ne suffisent pas à faire vivre la famille. Le père de famille doit s'absenter pendant de longues périodes pour travailler en forêt. La mère le remplace au foyer mais elle ne peut pas s'occuper des organisations paroissiales, municipales et scolaires. Dans ces paroisses, l'élite terrienne est inexistante ou très faible ; en général ce sont le curé, le marchand général, le commerçant de bois, le jobber, parfois l'hôtelier qui prennent le contrôle du milieu ou se le disputent. 

Dans l'ensemble des villes québécoises, nous pouvons également opposer deux extrêmes très différents. D'une part, Montréal et Québec sont des centres commerciaux, financiers, administratifs, institutionnels. On trouve dans ces deux villes tous les éléments nécessaires à la constitution d'une élite nombreuse. D'autre part, il y a plusieurs petites villes industrielles récentes. Une industrie unique, soit celle du papier, soit l'industrie textile, y est dirigée de Montréal ou de plus loin ; le gérant et les autres administrateurs viennent de l'extérieur et ne s'intègrent pas aux habitants - ils sont d'ailleurs très souvent de langue anglaise. Le commerce et les services se développent peu dans ces villes où la population d'origine rurale toute récente a conservé ses habitudes d'économie domestique quasi auto-suffisante et ses coutumes d'aide entre parents et voisins, ce qui réduit au minimum les achats de biens et de services sur le marché. Pour la même raison et a fortiori, la ville ne devient pas un centre régional de commerce ni de service ; d'autant moins, en ce qui concerne le commerce, que chaque village est doté d'un magasin général approvisionné directement de Québec ou de Montréal. En effet, le chemin de fer permet au commis-voyageur d'aller partout et à tout marchand de recevoir ses marchandises à une petite gare qui est toujours au moins aussi rapprochée que la ville la plus proche. Dans de telles conditions, les nouvelles villes mettent beaucoup de temps à constituer des élites autochtones fortes et diversifiées. En attendant, les prêtres et les membres des professions libérales couvrent le vide sans le combler. Fernand Dumont et Yves Martin ont montré un bel ensemble de cette situation a Saint-Jérôme de Terrebonne, il y a à peine dix ans. [24] 

Ainsi les élites locales sont très inégales du triple point de vue quantité, qualité et authenticité. Il y a des régions riches et des régions pauvres ; des régions autonomes et des régions en tutelle ; des régions qui prennent la direction des affaires de la nation et des régions qui suivent tant bien que mal. Je crois que ces inégalités ont changé mais qu'elles n'ont pas disparu, que l'élite québécoise représente encore très mal la société québécoise. 

Ma description est, j'en conviens, trop rapide et trop simplificatrice. J'y ajoute un exemple choisi dans la vie politique. 

J'ai examiné rapidement certains des rapports des élections générales provinciales [25] en tout, 13 des 19 possibles depuis 1897, c'est-à-dire les 13 que j'ai pu trouver le plus facilement. Dans chacun de ces rapports, j'ai fait le compte des députés résidant à Québec ou à Montréal mais élus dans des comtés hors de ces villes et de leur zone d'influence immédiate. À chacune des 13 élections, il s'en est trouvé un certain nombre soit [26] :

 

15      en          1897
10      en          1904
12      en          1916
12      en          1919
10      en          1927
9       en          1931
11      en          1939
8       en          1944
8       en          1948
5       en          1952
4       en          1956
1       en          1960
2       en          1962

 

On pourrait faire beaucoup d'observations sur cette série chronologique. Je me borne à noter la constance du phénomène Jusque vers les années 1940 puis sa régression progressive. Arrêtons-nous plutôt à considérer la diffusion des cas. 

Québec a toujours fourni le plus grand nombre de « députés exportés ». Au total, pendant toute la période, j'en ai compté 71 contre 36 de Montréal. Il est vrai que 17 comtés importateurs se trouvent dans la région de Montréal et à l'ouest, contre 16 dans la région de Québec et à l'est, mais c'est dans les comtés sous l'influence de Québec que le phénomène se produit le plus souvent : 70 cas contre 37 dans la région de Montréal soit, respectivement 60 pour cent et 40 pour cent du total. Voici la liste des comtés et le nombre de fois où un député de Québec ou de Montréal y a été élu si l'on se limite aux cas où cela s'est produit au moins deux fois :

 

Québec

Montréal

Bellechasse                     10

Terrebonne                      6

Montmorency                   8

Drummond                      4

L'Islet                              6

Berthier                          3

Lotbinière                        6

Chambly                         3

Matane                             6

Deux-Montagnes              3

Îles-de-la-Madeleine          6

Argenteuil                       2

Gaspé                              6

Huntingdon                     2

Montmagny                      5

L'Assomption                  2

Bonaventure                     4

Soulanges                        2

Charlevoix-Saguenay         3

Châteauguay                    2

Portneuf                           2

 

Dorchester                        2

 

Kamouraska                     2

 

 

Nous reconnaissons là sans doute le Québec rural, pauvre et non-urbanisé où à peine urbanisé que nous évoquions plus haut. Nous reconnaissons aussi l'image fondamentale de la province : Montréal et la plaine, Québec et les deux plateaux montagneux. Il faut noter que les régions de l'Abitibi et du Saguenay-Lac-Saint-Jean ne sont pas représentées : ce sont des régions où il y a eu des villes dès le début du peuplement et des régions isolées qui ont dû se suffire à elles-mêmes. On pourrait aussi ajouter que ce sont deux régions fortement « créditistes ». 

La situation peut être décrite à l'inverse. Plutôt que de lire : « certains comtés n'arrivent pas à se donner un député autochtone », on dirait : « une certaine élite urbaine utilise certains comtés pour se faire porter et maintenir au pouvoir ». Or il est possible d'identifier cette « certaine élite » puisque la liste des occupations des députés est donnée dans 10 des 13 rapports consultés. Ne retenons que la catégorie la plus importante, celle des avocats qui représentent toujours une forte majorité des députés importes, soit :

 

82 pour cent       en          1916
75 pour cent       en          1919
70 pour cent       en          1931
73 pour cent       en          1939
75 pour cent       en          1944
62 pour cent       en          1948
80 pour cent       en          1952
75 pour cent       en          1956

 

Je néglige les années 1960 et 1962 où il n'y a eu qu'un et deux cas. Comme chiffres de contrôle, voici la proportion des avocats dans l'ensemble de la députation totale aux mêmes élections :

 

31 pour cent       en          1916
26 pour cent       en          1919
27 pour cent       en          1931
29 pour cent       en          1939
27 pour cent       en          1944
22 pour cent       en          1948
26 pour cent       en          1952
19 pour cent       en          1956

 

D'autres rapprochements seraient possibles et intéressants. Voici un exemple. En 1962, des députés d'origine locale ont été élus dans 16 comtés ayant élu auparavant au moins deux fois un député importé de Québec ou de Montréal. Or parmi ces 16 députés d'origine locale, il n'y avait que 3 avocats, soit une proportion de 19 pour cent. 

Ainsi notre interrogation quant au caractère représentatif des élites se trouve justifiée au plan politique. Il y a, d'une part, des régions de la province qui sont sous-représentées à l'Assemblée législative parce qu'elles ne peuvent trouver chez elles leur propre député, tandis que d'autres régions, les plus urbanisées, sont sur-représentées parce qu'elles font élire dans les premières un certain nombre de leurs citoyens. Il y a, d'autre part, des ensembles sociaux qui sont mal représentés : les cultivateurs des régions pauvres, les ouvriers des petites villes et toute une masse des habitants des grandes villes, tandis que d'autres ensembles sont surreprésentés : les avocats et leurs clients politiques. 

Voilà pour ma première observation. 

 

2. Les changements dans la composition des élites
ne produisent pas de changements immédiats réels
dans la société

 

Je ne ferai que formuler une question. 

On sait que dans les pays en voie de modernisation ou de développement, l'élite nouvelle est perçue par la population et finit par se percevoir elle-même sur le même modèle fondamental que l'ancienne. Paul Mus l'a montré pour le Viet-Nam [27] ; Albert Doutreloux l'a rappelé au sujet de l'Afrique noire dans un exposé qu'il a présenté au XXXIIIe Congrès annuel de l'ACFAS. [28] On pourrait donner de multiples autres exemples du même phénomène dans des milieux très différents. J'en ajoute un seul autre qui nous est rapporté par les nombreuses études portant sur les groupes ethniques aux États-Unis. Ces études ont montre comment un petit groupe redéfinit à sa mesure et sur son propre modèle la société où il se trouve et, partant, l'élite de cette société. Ainsi fait-on chez les membres de la Street corner society de William Foote Whyte. [29] 

Des phénomènes semblables ne se produisent-ils pas au Québec quand une élite en remplace une autre ou quand de nouveaux membres s'ajoutent à l'élite ancienne ? Pour rendre un cas concret, les techniciens ne seront-ils pas tentés d'utiliser à leur profit les mêmes mécanismes qui ont réussi à ceux qui les ont précédés au pouvoir - définis qu'ils seront encore longtemps d'après le modèle de l'élite ancienne ? En effet, rien dans la technique, surtout si elle est très fortement subdivisée en spécialités, n'élimine le paternalisme ni l'autoritarisme ; et l'on peut très bien réintroduire le « charisme » dans un monde fortement technicisé. 

Si je devais démontrer la vraisemblance de mes propos, je mettrais en parallèle l'apparition d'une élite nouvelle dans une petite communauté locale et l'évolution du patronage politique entre les mains de cette élite, depuis le « patronage simple » jusqu'au « favoritisme » et au « graissage », pour reprendre une distinction proposée par Vincent Lemieux. [30] 

Marc-André LESSARD
Département de sociologie et d'anthropologie,
Université Laval.


[1]    Chanoine Lionel GROULX, Histoire du Canada français depuis la découverte, Montréal, L'Action nationale, 1952, tome 3, 74.

[2]    Ibid., 75.

[3]    Le grand-père paternel, Joseph Bouchette, l'arpenteur réputé à qui nous devons la célèbre Description topographique de la province du Bas-Canada (1815), était né en 1774, est mort en 1841.

[4]    Léon GÉRIN, « Errol Bouchette », Mémoires de la société royale du Canada, 3e série, VII, IX.

[5]    Voir Francis-J. AUDET et Édouard FABRE-SURVEYER, Les députés au premier parlement du Bas-Canada (1792-1796), Montréal, Les Éditions des Dix, 1946.

[6]    P.-J.-O. CHAUVEAU, Charles Guérin, roman de moeurs canadiennes, Montréal, C.-H. Cherrier, éditeur, 1853, 55-56.

[7]    Étienne PARENT, « De l'intelligence dans ses rapports avec la société », Discours prononcé par Étienne Parent, Ecr., devant l'Institut canadien de Québec, Québec, de l'imprimerie de E.-R. Fréchette, 1852.

[8]    André LABARRÈRE-PAULPÉ, Lee instituteurs laïques au Canada français, 1836-1900, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1966.

[9]    Voir Pierre-George Roy Les avocats de la région de Québec, Lévis, 1936 ; Les juges de la province de Québec, Québec, Rédempti Paradis, 1933.

[10]   Guy BOURASSA, « Les élites politiques de Montréal : de l'aristocratie à la démocratie », Revue canadienne d'économique et de science politique (The Canadian Journal of Economics and Political Science), XXXI, 1, février 1965, 43.

[11]   Voir la liste des « Présidents de la Chambre de Commerce de Montréal », Le Bulletin des recherches historiques, 58, no 4, 1952, (no 680), 217-218.

[12]   Fernand OUELLET, Histoire de la Chambre de Commerce de Québec, 1890-1959, Publication du Centre de recherche de la Faculté de Commerce de l'Université Laval, no 1, Québec, s.d.. 93-94. 99-101.

[13]   Gérald FORTIN, « Milieu rural et milieu ouvrier : deux classes virtuelles », Recherches sociographiques, vol. VI, no 1, 1965, pp. 47-59. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[14]   Gérald FORTIN, op. cit.

[15]   Claude BEAUCHAMP, Le permanent syndical de la Confédération des syndicats nationaux. Thèse de maîtrise, Département de sociologie et d'anthropologie, Université Laval, Québec 1966, manuscrite.

[16]   Guy BOURASSA et Gabriel GAGNON, Les Conseils d'orientation économique du Bas Saint-Laurent et de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine : Contribution à l'analyse des structures politiques, juin 1965, miméographié ; Le processus de régionalisation scolaire dans l'est du Québec, Québec, juin 1965, miméographié.

[17]   Fernand DUMONT et Yves MARTIN, L'analyse des structures sociales régionales, Étude sociologique de la région de Saint-Jérôme, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1963, 204-205.

[18]   Michel BLONDIN, « L'animation sociale en milieu urbain : une solution », Recherches sociographiques, vol. VI, no 3, 283-304.

[19]   André VACHON, Histoire du notariat canadien, 1621-1969, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1962, 190-191.

[20]   Fernand DUMONT et Guy ROCHER, « Introduction à une sociologie du Canada français », Recherches et Débats, 34, Le Canada français aujourd'hui et demain, Paris, Librairie Arthème Fayard, mars 1961, 37.

[21]   David RIESMAN, La foule solitaire, traduit de l'américain, Paris, B. Arthaud, 1964.

[22]   Everett C. HUGHES, Rencontre de deux mondes, Montréal, Éditions Lucien Parizeau, 1945,388.

[23]   Gérald FORTIN, « L'étude du milieu rural », Recherches sociographiques, III, 1-2, janvier-août 1962, Situation de la recherche sur le Canada français, 108. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[24]   Fernand DUMONT et Yves MARTIN, L'analyse des structures sociales régionales, Étude sociologique de la région de Saint-Jérôme, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1963.

[25]   Pour les élections d'avant 1931, j'ai consulté les Documents de la Session des années correspondantes. Dans les autres cas, j'ai pu utiliser le Rapport sur les élections générales publié après chacune des élections.

[26]   La zone d'influence immédiate étant difficile à estimer dans le passé, il serait sans doute possible d'établir un compte légèrement supérieur pour les élections les plus anciennes.

[27]   Paul Mus, Viêt-Nam, sociologie d'une guerre, Paris, Éditions du Seuil, 1952.

[28]   Albert DOUTRELOUX, « Coopération et conflit en situation coloniale », Coopération et compétition, Colloque de l'Association canadienne des anthropologues, psychologues sociaux et sociologues de langue française, Université de Montréal, 5-6 novembre 1965, texte miméographie.

[29]   William Foote WHYTE, Street Corner Society : The Social Structure of an Italian Slum, Chicago, The University of Chicago Press, 1943.

[30]   Vincent Lemieux, Patronage ou bureaucratie, communication au XXXIe congrès de l'ACFAS, Québec, 1963, texte miméographié. [Voir les livres de l’auteur sur le patronage au Québec dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 23 janvier 2017 19:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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