Mikhaël ELBAZ
Anthropologue, professeur au département d’anthropologie,
Université Laval.
“Hiérarchies polyethniques,
justice intergénérationnelle
et programmes préférentiels
au Canada.” [1]
Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Colloque 1993 de l'ACSALF, pp. 435-455. Québec : L'Institut québécois de la culture (IQRC), 1994, 574 pp.
La tradition démocratique au Canada s'est construite autour de communautés qui n'ont cessé de renégocier les règles d'appartenance et de séparation dans l'espace politique et les ordres juridiques. État « faible », le Canada n'a pas réussi à distinguer l'origine de l'allégeance - la question ethnique de la citoyenneté - et est désormais confronté à la multiplication des identités qui revendiquent authenticité et autonomie, droits catégoriels et protection des Chartes.
Le dualisme et le pluralisme qui ont tramé la mosaïque verticale sont repérables dans l'ambiguïté de la conversation sociale sur les principes du juste, du légal et du bon, les contours de la souveraineté et l'extension des droits démocratiques à des ensembles distincts et distingués. Le bien commun est dès lors soumis à des interprétations variées : locales et globales, particularistes et universalistes, dont on peut tracer les scansions et les contradictions tant dans le pluralisme libéral cher à l'idéal démocratique que dans la tradition du républicanisme civil des « communautaires » (Elbaz et Murbach, 1991 ; Kymlicka, 1991 ; Taylor et al., 1992).
L'adoption de la Charte constitutionnelle en 1982 a polarisé la relation triangulaire entre peuples fondateurs, autochtones et « ethniques » [436] et relancé les revendications sur plusieurs fronts qui n'ont de cesse de traquer indéfiniment l'injustice et de faire reconnaître la différence. Le paradoxe est que les appareils d'État ont repris sinon capté cette demande de droits et, parfois, l'ont même anticipé. Le cas le plus patent concerne l'instauration de programmes préférentiels, inscrits désormais à l'article 15 [2] de la Charte, pour les minorités nommées « visibles », lesquels en visant un idéal d'équité, semblent aussi « inventer » des communautés soudées par une marque et la protection juridique de l'État. On pourrait y voir la tendance d'un État-providence de s'assurer la loyauté et la participation de nouveaux membres et une volonté de contrôler la tension interethnique dans des villes « pluriculturelles ». On pourrait aussi alléguer que ces politiques de la différence ont pour finalité pragmatique de neutraliser l'arbitraire et l'exclusion afin d'assurer une incorporation équivalente. Il y aurait lieu alors de montrer que la machinerie institutionnelle dispose d'une théorie implicite de la régulation de l'arbitraire au nom de la raison démocratique ainsi que de normes qui légitiment une justice réversible entre générations issues de groupes « génériques ». Le terrain est escarpé car la discussion sur les programmes préférentiels suscite des polémiques qui ne sont que l'envers et l'endroit d'un même idéal : l'égalité. De plus, elle met aux prises, au Canada, des visions contestées sur la structure « conassociationnelle » et multiculturelle du pays. Elle pose enfin, ici comme ailleurs, la question de la justification morale et politique de l'institutionnalisation de tels droits.
Dans cette communication, nous procéderons en trois temps : clarifier brièvement les fondements et les avatars des programmes préférentiels selon les théories de la justice ; situer les principaux résultats d'une recherche sur l'implantation des programmes d'action positive à Montréal et à Toronto ; discuter enfin de la justesse ou non de ces droits en fonction des formes de justice intergénérationnelle.
PROGRAMMES PRÉFÉRENTIELS,
CATÉGORISATION
ET IDÉAL DÉMOCRATIQUE
Le débat sur l'utilité, l'efficacité et la fondation morale des programmes préférentiels dans l'emploi divise entre eux, notamment aux États-Unis, théoriciens de la justice et sociologues de la stratification ethnique et de genre. Si tous reconnaissent que les différences, réelles ou putatives, ne doivent pas interférer dans les procédures de la justice distributive, le différend persiste dès qu'il s'agit de déterminer les modalités pour restaurer l'équité envers ceux et celles qui portent le poids des stigmates de l'exclusion et de la racisation. Les partisans de l'action positive soutiennent que [437] toute dogmatique universaliste est aveugle aux effets pervers du marché dans la régulation de l'égalité des chances, au point de reconduire des inégalités structurales sinon des injustices historiques. L'individualisme abstrait occulterait ainsi l'influence des marques sur des trajectoires différenciées et différenciantes (Young, 1990). Ils parient par conséquent sur l'intervention de l'État pour transformer le cours d'une histoire ponctuée par la racialisation de la culture (Omi et Winant, 1986). Nombre d'auteurs notent les limites et l'étendue de ces réformes mais admettent volontiers que toute redistribution des positions a des conséquences, matérielles et symboliques, ne serait-ce qu'en signifiant que des cohortes d'acteurs cessent d'être sacrifiés au nom de leur différence et des lois du marché (Cohen et al., 1977 ; Ezorsky, 1991 ; Rosenberg, 1991 ; Williams, 1991).
Les opposants de ces programmes contestent le postulat implicite d'une responsabilité historique des générations actuelles pour des iniquités dont elles ne seraient pas redevables, à moins de présumer des rapports de créance et de dette intemporels entre groupes « raciaux ». Ils récusent aussi que ces programmes servent les plus démunis, ceux qui cumulent des statuts minoritaires de classe et de race. En effet, aux Etats-Unis, Sowell (1990) ainsi que Wilson (1979 et 1987), ont pu démontrer que la « discrimination à rebours » a favorisé ceux qui étaient en mobilité ascendante au sein de la communauté noire, suscitant la réaction « néo-conservatrice » de Blancs en compétition pour les mêmes niches socio-occupationnelles. Enfin, la brèche ouverte dans l'égalitarisme libéral par ces politiques, loin d'encourager une incorporation citoyenne, comme l'avaient espéré les promoteurs des droits civils, a eu tendance à fabriquer un ensemble d'humains catégorisé et protégé, laissant entier le dilemme américain dont parlait Myrdal (Moynihan, 1993 ; Schlesinger, 1992).
Cette controverse paraît d'abord interne au libéralisme américain, mais ses enjeux sont loin d'être spécifiques si l'on considère la présence de tels programmes dans de nombreuses sociétés pluriethniques. L'un des enjeux qui se pose peut être formulé ainsi : faut-il limiter l'égalitarisme libéral aux droits civils et politiques ou, au contraire, en prolonger la signification aux sphères sociales, économiques et culturelles ? Il réinterroge des modèles en apparence opposés : le contractualisme qui table sur la chaîne infinie et conflictuelle de l'allocation des ressources et le communautarisme qui nous interpelle à pratiquer une justice substantive plutôt que procédurale au nom de codes moraux et culturels partagés.
Une profusion de travaux ont, à la suite de Rawls (1971), élaboré divers schèmes conceptuels sur les fondements de la société civile et ses contenus, distinguant le principe de liberté du principe de différence, le contrôle de la dominance dans les sphères de justice, l'égalité de traitement [438] de l'égalité des résultats et de l'égalité des ressources, les notions d'équité et de respect. Ces études poursuivent un dialogue interne à la tradition occidentale, laissant en suspens les barrières culturelles et idéologiques héritées de la division ethnique, raciale et sexuelle du travail (Ackermann, 1980 ; Dworkin, 1977 ; GaIston, 1980 ; Nozick, 1974). Une critique, souvent radicale, de ces études a été proposée par des théoriciennes féministes (Okin, 1989 ; Pateman, 1988) et des adeptes de la justice réversible (Boxill, 1988 ; Fiscus, 1992 ; Rosenberg, 1991). Sans en faire l'analyse raisonnée, disons que ces perspectives dénoncent l'idée tenace que nous serions une société de « mêmes », soumis à la régulation de quelques opérateurs symboliques : le marché et le droit. À moins de naturaliser les différences ou d'ignorer volontairement les particularités, la loi commune devrait reconnaître tant les droits « naturels » de chacun que des procédures qui assurent la distribution des biens collectifs à toute personne qui pourrait s'en prévaloir si elle n'était limitée par des exclusions systémiques. En effet, comme le note Walzer (1993), l'échec comme l'exclusion ne sont pas une loterie, mais touchent des groupes avec des expériences communes et des trajectoires familiales déterminées. L'échec est cumulatif. Il traverse les sphères de la société civile où les acteurs sont soumis à des stéréotypes et des discriminations qui contraignent leurs choix et leurs ressources et reproduisent chez des générations de « mal nés » (2) les stigmates de l'injustice. On présume donc qu'on ne peut laisser à l'ordre spontané de régler la distribution et qu'on pourrait attribuer des droits spécifiques pour corriger les effets institutionnels de la discrimination systémique. L'action positive est le mécanisme grâce auquel on rétablit les préférences en intervenant sur les principes du seul mérite, de la représentation proportionnelle ou non de sociétaires dans l'emploi ou l'éducation, les règles d'attribution de positions sociales et économiques.
Cependant, justifiée par l'utilité, l'équité ou la compensation, l'action positive devient une forme particulière de politisation de l'économie dont la portée comme l'efficience sont critiquées par des perspectives aussi opposées que celles de l'État minimal (Rothbard, 1991), de l’économie-monde (Wallerstein, 1991) ou encore de la méritocratie (Glazer, 1975). Mais quel que soit le point de vue que l'on défend, on ne peut que constater que l'action positive effectue un double mouvement qui vise, en levant les limites à l'exclusion de la participation de certains, à essentialiser des groupes sociaux. Au fond, ces programmes préférentiels posent un dilemme : la stigmatisation demeurerait constante, que l'on adopte un point de vue universaliste ou particulariste. Nous serions renvoyés à la dissonance normative entre l'égalité (les mêmes) et le pluralisme (la différence et le différend) qui implique un choix entre la neutralité et l'accommodation, des significations partagées et des exceptions à la règle. Cette double contrainte est contestée par des auteurs qui allèguent que le droit occidental [439] a été incapable d'écouter la voix des victimes (femmes, Noirs, autochtones) et qu'il est confronté à une critique de celles-ci. L'articulation des droits signifierait que l'on reconnaisse simultanément les droits à la participation, les droits-libertés et les droits-créances. On dira alors que la différence, reconnue statutairement, modifie les rapports de force et de sens et déconstruit les images que nous avons de Vautre (Minow, 1990 ; Okin, 1989). Dun autre abord, les études macro-économiques situent le dilemme ailleurs que dans les choix moraux stricto sensu ou dans quelque activisme jurisprudentiel. Les travaux de Miller (1989), Young (1986), Wilson (1979,1987) indiquent que l'élimination du racisme passe par une réallocation massive des ressources. Une telle option, qui n'est pas sans conséquences sur la forme de l'État, aurait l'avantage de viser le plus grand nombre et d'éviter de se placer dans la double contrainte propre aux programmes préférentiels : l'envie et le sacrifice (Dupuy, 1992).
Ce débat, à peine ébauché, ne recouvre pas la diversité des situations historiques où hiérarchies polyethniques et incorporation différendelle prévalent. Dans de nombreux pays postcoloniaux, la recherche de l'équité et la volonté de l'État de rééquilibrer les relations de pouvoir et les positions socio-économiques se sont traduites par l'institutionnalisation de programmes nommés « discrimination positive » en Inde, « standardisation » au Sri Lanka, « politiques reflétant le caractère fédéral du pays » au Nigéria. Horowitz (1985) démontre, qu'à de rares exceptions près, ces politiques, loin de favoriser le compromis, se sont avérées source de conflit, dont Tambiah (1986) fait d'ailleurs la démonstration éloquente pour le Sri Lanka. Sowell (1989) ainsi que Moynihan (1993) s'appuient sur ces expériences « désastreuses » pour réitérer les vertus et les promesses des droits individuels et de la justice distributive face aux dangers des politiques corporatistes.
Comme on peut le constater, la réflexion éthique sur l'exclusion et l'injustice est à la fois complexe et indécidable. Que l'on adopte une position taxonomique ou systémique, économiste ou politiste, on ne peut éviter de considérer les raisons normatives qui justifient ici la discrimination négative et là, l'affirmation positive. L'égalité complexe ne signifie pas la fin de l'arbitraire, mais bien la participation de tous. Ceux-ci ne doivent être interpelés ni par la « pure identité » ni par la « différence assignée », mais par un dialogue difficile sur les règles de partialité et d'impartialité qui nous gouvernent, les droits et les obligations qui fondent le bien commun. Le cas canadien, en contraste avec la situation américaine, n'est pas marqué par un vif débat sur les principes de justice et de l'idéal démocratique. Les procédures de Faction positive ne semblent pas, déborder les prémices multiculturelles et inclusionnaires des appareils d'État. Au surplus, comme la logique compensatoire est inopérante pour la majorité des immigrants [440] « visibles » dont la transplantation est récente, la réflexion sur la justice intergénérationnelle est à peine ébauchée et référée donc aux « technocraties gestionnaires de l'Action sociale » (Legendre, 1992 p. 420). Les résultats d'une recherche comparative menée à Montréal et à Toronto semblent montrer que c'est la crainte d'une polarisation ethnoraciale qui justifie une théorie implicite de la régulation de la « différence » et la quête de l'harmonie - fallut-il pour cela classer et distinguer, séparer pour mieux intégrer.
VISIBILITÉ ET DROITS : L'ACTION POSITIVE
AU QUÉBEC ET AU CANADA
Le Canada a une longue tradition d'incorporation différentielle des citoyens dans le système politique et administratif, si l'on se réfère tant à la Loi sur les Indiens, au traitement discriminatoire des immigrants chinois et japonais ou encore aux conflits linguistiques et confessionnels. La promotion de nouveaux droits envers des populations racisées ou susceptibles de l'être a poussé le comité Daudlin à distinguer des minorités visibles comme « Ies non-Blancs qui ne participent pas à part entière à la société canadienne », regroupant sous ce vocable notamment des immigrants récents du tiers monde. L'analogie avec le cas américain sur le plan des torts historiques semble ténue, mais la reconnaissance des principes de légalité négative et positive dans la Charte canadienne des droits et libertés (1982) ouvrait la voie àl'instauration de programmes préférentiels. En effet, en 1986, la loi fédérale en matière d'égalité dans l'emploi a introduit, àl'instar de l'expérience américaine, le concept de l'obligation contractuelle des entreprises régies par le gouvernement fédéral à adopter des plans d'action positive à l'endroit de groupes identifiés, après avoir établi des quotas ou objectifs numériques. Les Commissions des droits de la personne, fédérale et provinciales, peuvent après enquête suite à une plainte, recommander à un employeur d'instaurer un programme d'action positive dans son entreprise. La Cour suprême a depuis intégré la notion de discrimination systémique qui est centrale à la jurisprudence américaine, bien qu'elle pose ici comme là les mêmes défis - théoriques et méthodologiques - lorsqu'il s'agit d'établir la preuve. D'autre part, les fonctions publiques ont généralement adopté des objectifs de meilleure représentativité de groupes catégoriels, tandis que l'Ontario a rendu obligatoire les mesures d'équité en emploi.
C'est dans ce contexte que nous cherchions à déterminer les principes et les raisons qui ont guidé tant le législateur, les acteurs politiques et socio-économiques que les élites ethniques. L'enquête s'est déroulée, dans un premier temps (1987-1991), à Montréal où elle fut concentrée sur deux groupes d'immigrants récents perçus différemment : Haïtiens et Vietnamiens. [441] Dans un second volet (1991-1992), nous voulions comparer les résultats obtenus à la situation torontoise et au discours de ses élites. Pour réaliser l'ensemble du projet, nous avons eu recours à des méthodes variées et complémentaires. Ainsi, une analyse documentaire complétait l'enquête de terrain, auprès du public, des syndiqués et des cadres d'entreprises. Des rapports de sondages sur le racisme servaient de point de repère à l'analyse de la presse écrite depuis 1983, tandis que la synthèse de l'état du droit était recoupée par des entrevues semi-dirigées avec des décideurs politiques et économiques, mais aussi avec des représentants des communautés « visibles ». Après un bref résumé de l'analyse de la presse et des perceptions du public à Montréal, nous situerons le discours des élites, à Montréal et à Toronto, sur la légitimité matérielle de ces programmes préférentiels.
- Le discours de la presse écrite
et les perceptions du public à Montréal
L'analyse de la presse écrite, à partir de 1983, montre que le débat sur l'action positive ne suscite ni polémiques ni l'intérêt éditorial. Rares sont en effet les articles de fond ou les éditoriaux qui en traitent dans notre corpus (464 articles) [3]. Le discours des fonctionnaires rapporté par la presse se limite àfournir des chiffres, souvent contradictoires, sur les employés « visibles » des fonctions publiques fédérale, provinciales et municipales. Plus de la moitié (55,3%) des articles appartiennent à ces thématiques. Les autres acteurs et thèmes évoqués ont retenu moins l'attention des médias [4]. L'analyse à la fois diachronique et synchronique a l'avantage de montrer que ces programmes sont implantés dans une période de crise économique et qu'ils sont invoqués à l'approche cyclique d'élections tant par les partis politiques que par des élites ethniques mobilisées pour revendiquer des places « visibles » et une incorporation équivalente. Il est difficile de déterminer a posteriori, dans quelle mesure les promesses récurrentes ont été tenues et ce d'autant plus que les chiffres comme les groupes visés demeurent flous.
Ces résultats rejoignent la thèse de Van Dijk (1991) qui montre que la presse reflète souvent la position des élites et participe à la légitimation de leurs discours. Nous n'avons pu en effet trouver dans la presse la trace d'une critique sensible des formes de catégorisation impliquées par la visibilité juridiquement entérinée, ni d'ailleurs une interrogation sur la signification des pratiques racialistes ou quelque débat sur un contrat d'appartenance des nouveaux sociétaires à la société civile. Dans ce contexte, selon Van Dijk (1991), il y a beaucoup à craindre que le sens commun s'appuie sur ces discours manufacturés, allusifs et déformants, tantôt empreints de bonnes intentions, tantôt de craintes devant l'étrange et l'étranger (Niemi et Salgado, 1989).
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Nos résultats d'une enquête auprès du public montréalais, reflètent aussi le flou des catégories et des chiffres rapportés par la presse. Nous avons interrogé un échantillon stratifié de 60 citoyens sur leur degré de connaissance et d'acceptation des mesures d'action positive envers les minorités visibles, tout autant que sur leur perception de groupes particuliers et de l'immigration au Canada. Les répondants estimaient que le pourcentage d'immigrants variait entre 2% et 50%, la moitié le situant entre 30% et 40% [5]. Qualifiant leur perception, un quart d'entre eux considéraient qu'il y avait trop d'immigrants à Montréal, deux tiers en trouvaient le nombre acceptable, tandis que pour 15% il devrait y en avoir plus. Appelés à désigner les régions desquelles ils hésiteraient à admettre des immigrants, s'ils étaient à la place du gouvernement, ils soulignaient que les originaires des pays arabes inspirent le plus de craintes, malgré le fait qu'aucun répondant n'ait référé à la religion comme critère de sélection. Ils sont suivis par ceux d'Amérique centrale/ d'Haïti, d'Asie et d'Amérique du Sud, d'Amérique du Nord et d'Afrique.
La grande majorité des répondants (73%) pensent qu'il y a discrimination envers les immigrants sur le marché de l'emploi qu'ils infèrent aux préjugés et, rarement, au manque de compétences professionnelles, La majorité (53%) se dit en faveur de programmes d'équité dans l'emploi, tant dans la fonction publique que dans leur propre milieu de travail. Toutefois, il y a quasi-unanimité (96%) à appuyer une plus forte représentation d'agents « ethniques » dans les forces policières. Ces perceptions du public dénotent une certaine crainte envers les Arabes et les Noirs tout autant que le souci d'éviter des débordements par des mesures administratives, notamment dans le corps policier, mais aussi par des restrictions à l'immigration de certains groupes.
- Le discours des élites
à Montréal et à Toronto
Nous avons interrogé selon un même protocole d'entrevue une quarantaine de représentants de divers secteurs publics et privés, à Montréal et à Toronto. Ils ou elles sont décideurs politiques, représentants du patronat, des syndicats ou d'associations communautaires, universitaires ou journalistes. Il faut noter cependant la proportion importante de responsables administratifs de ces programmes qui sont issus eux-mêmes d'un des groupes « visibles », en dépit de notre sélection daltonienne des répondants [6].
L'analyse du discours de nos interlocuteurs montre que leurs perceptions sont marquées par la prudence, l'utilitarisme et la raison gestionnaire. La plupart des répondants appuient « philosophiquement » l'action positive au nom des Chartes. Ils revendiquent - à l'instar du public montréalais - une plus grande représentation de minoritaires dans le système [443] policier. Le discours de validation de ces programmes, plus ou moins stéréotypé au départ, variera au fil des questions et fera ressortir quelques dilemmes que pose l'universalisme particularisé. Ils distinguent tantôt le Canada des Etats-Unis, tout en évoquant le spectre de centres-villes abandonnés, de quartiers urbains qui font peur, sinon d'émeutes raciales.
Chez les répondants de la fonction publique québécoise, la justification de l'action positive tient moins à la culpabilité qu'à la légalité formelle et à la pratique, tandis que certains et l'ensemble des interlocuteurs à Toronto rappellent la discrimination historique envers les autochtones, les femmes, mais aussi des groupes établis au Canada depuis longtemps : « Les Chinois, les Noirs anglophones... ce sont des communautés assez anciennes, de deux ou trois générations. Et quelle que soit la durée de leur présence au Canada, par le fait qu'ils sont des minorités visibles, Us n'échapperont jamais à une certaine étiquette de nouveaux venus. Il faut qu'ils fassent la preuve qu'ils sont vraiment Canadiens ». L'exclusion produit du ressentiment et une quête de légitimité historique, dira en substance un fonctionnaire québécois : « Toutes les communautés, anciennes et récentes, essayent de plus en plus d'acquérir une certaine ancienneté. Les Italiens, par exemple, qui sont arrivés en général au milieu du siècle, ils vont vous dire qu'il y avait des Italiens dans le premier régiment qui était avec Samuel de Champlain ici. Et parlez aux Noirs anglophones, nés ici depuis des siècles, ils vont vous dire que l'interprète de Champlain était Mathieu Lacosta. Pourquoi est-ce qu'ils le font tous ? Parce que dans un pays comme le Canada - qui est un pays extrêmement jeune, d'immigration récente pour tous, à part quelques générations, mais ce n'est rien dans la vie d'un peuple - on essaie de placer des strates afin d'avoir une certaine légitimité vis-à-vis des autres. »
Toutefois, interpréter la référence à la discrimination historique de certains groupes n'est pas sans contradictions, notamment au Québec où on semble revendiquer la place première dans une sorte d'échelle de minorisation : « Quand je rencontre, moi, un ou une immigrante indignée qu'il n'y ait que tant de pour cent d'immigrants, visibles ou non, dans tel ministère, eh bien, moi je leur dit : écoutez, ma famille est ici depuis 350 ans, des deux côtés, du côté de ma mère et de mon père, et nous sommes bien conscients qu'il n'y a jamais eu la proportion qu'il fallait de Canadiens français dans la fonction publique fédérale ». Par contre, les répondants torontois, s'ils admettent qu'il y ait eu une discrimination systémique àl'endroit des Franco-ontariens, cette minorité devrait jouir des mesures d'équité en emploi au même titre que les autres groupes. C'est donc dire qu'il faut situer la référence historique dans le contexte du discours, avant de pouvoir déterminer son poids relatif dans le raisonnement justificatif d'une politique acceptée par tous de prime abord. Les travaux de Perelman (1970, 1978) [444] ont par ailleurs montré l'importance de tenir compte de l'auditoire, aux attentes duquel le discours normatif s'adapte [7]. Une telle perspective nous aidera éventuellement à interpréter de manière plus nuancée certaines contradictions apparentes.
La responsabilité historique du pays d'accueil est rarement étayée, tandis que la discrimination latente ou manifeste sur le marché de l'emploi et du logement exige des mesures préventives. Tout en admettant que leur situation ne soit pas aussi dramatique que celle des Noirs américains, les représentants haïtiens et vietnamiens appuient différemment la portée de l'action positive. Si les premiers la revendiquent au nom d'une justice prospective : « Est-ce qu'on devrait manger tous une claque, avant, et puis après, on pourrait avoir de la discrimination positive ? », les seconds craignent une réaction des majoritaires.
Interpelés à pondérer entre avantages et risques de l'instauration de ces programmes, ils s'attardent peu sur les avantages qui iraient de soi, sauf pour plusieurs répondants de la communauté vietnamienne. Les arguments d'une meilleure planification macro-économique et des coûts sociaux du sous-emploi, voire de la discrimination, sont notifiés. Tout aussi fréquent est l'argument de la paix et de l'harmonie sociales dans une société complexe et diversifiée. Les risques repérés par les gestionnaires de ces programmes sont doubles. Les programmes pourraient être mal gérés pour certains, tandis que d'autres craignent qu'ils ne modifient en rien la stratification socio-ethnique. En second lieu, ils pourraient provoquer des tensions intercommunautaires, des conflits entre employeurs et syndicats et transformer les groupes cibles en victimes. À Montréal seulement, quelques fonctionnaires se font les porte-parole des craintes qu'ils perçoivent chez les majoritaires : « Il y a une anxiété collective de plus en plus forte devant une minorisation à terme des gens de souche canadienne-française ancienne ».
Le dilemme est plus explicite chez les analystes politiques. Un journaliste le résume ainsi : « C'est un instrument qui aide quelqu'un à se sortir de la distinction négative dans laquelle on a pu l'enfermer. Mais en même temps, il se crée une autre distinction : c'est que ces gens deviennent des pupilles de l'État et il y a danger à être le protégé de l'État. » Les répondants de la fonction publique admettent que ces mesures risquent d'être des formes de cooptation d'élites ethnoculturelles. Celles-ci en retour, souvent gestionnaires de ces programmes, s'en défendent au nom d'un corporatisme symétrique : ils affirment que le meilleur moyen pour ouvrir un système exclusif, c'est de jouer les règles du jeu des majoritaires.
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Le dernier enjeu sensible est celui des quotas ou objectifs numériques. Rappelons que la mise en oeuvre de l'action positive, pour certains groupes, exige d'établir d'abord d'une manière fiable leur nombre, par catégorie d'emploi. Ceci est à la base de l'analyse de disponibilité (selon les branches et les secteurs), de la preuve de « sous-utilisation », voire de discrimination, ou de bonne utilisation, voire du respect de l'obligation contractuelle ou légale. C'est donc dire que des recensements, par entreprise ou secteur gouvernemental, où l'origine ethnique ou « raciale » fait l'objet de questions, doivent précéder et accompagner l'instauration et l'évaluation des programmes. Tous les interlocuteurs majoritaires affirment la nécessité de disposer d'informations détaillées, tout en mentionnant la difficulté de les obtenir et le respect de ceux qui n'y souscrivent pas. Les risques de détournement d'un fichier ethnique sont évoqués, notamment par les analystes politiques, tandis que gestionnaires de la fonction publique et du secteur privé n'y voient qu'un moindre mal. La plupart des minoritaires interrogés rappellent que l'exigence d'établir des fichiers complexes pourrait n'être qu'une mesure dilatoire. Pourtant, et ils y voient une preuve de l'absence de volonté de résoudre le problème, lorsqu'il s'agit d'apprécier la composition ethnique de la population consommatrice ou électrice, des études de marché globales ne semblent pas poser des problèmes insurmontables : « À Montréal-Nord, je ne connais pas d'homme politique qui fait sa campagne sans avoir au moins deux Haïtiens dans son équipe. Peut-être qu'il n'aura pas fait de grosses études, mais il sait qu'il ferait mieux de faire attention à cet électorat. Il le fait... parce que c'est dans son intérêt... Mais il te voit absolument pas dans une position de pouvoir... Comment les hommes politiques savent que dans tel secteur, il te faut un Haïtien, et dans tel autre un Italien, un Grec, un Chinois, un Vietnamien ? »
Mais plus fondamentale que le risque de l'utilisation des données à d'autres fins, est l'inévitable catégorisation des minoritaires que comporte l'approche comptable de l'action positive. Certains interlocuteurs majoritaires craignent une reféodalisation du politique contraire à l'idéal démocratique, tandis que les répondants minoritaires allèguent que les recensements et la pratique au Canada ont toujours reflété une forte conscience ethnique, contrairement au modèle américain. Il reste cependant que les statistiques agrégées - bien que relativement faussées - forcent les gens à se définir et à être définis en termes linguistiques, ethniques ou « phénotypiques » : « Moi, je n'ai pas de problèmes, je suis d'origine française depuis douze générations. Mon chum qui est immigrant va répondre qu'il est d'origine italienne... Pour mes enfants, ça commence déjà dans les écoles, où ils se font traiter d'immigrants parce qu'ils portent un nom qui n'est pas de consonance française - une chance qu'ils portent un double nom. Mais ça veut dire quoi comme information ? Et à la troisième génération, leurs [446] enfants ?... ça s'arrête où et ça commence où ? ça va être la vision qu'ils ont eux-mêmes, ou la vision que la société a d'eux autres ? »
Commentaires
Plusieurs éléments méritent d'être approfondis au terme de ce tour d'horizon rapide d'une recherche complexe et dont les principales conclusions sont 1) que la polémicité du débat est moins aiguë qu'aux Etats-Unis ; 2) que la justice compensatoire n'a pas de fondements éthiques clairs ; 3) que les programmes ont une efficacité peu concluante pour la réduction des inégalités ; 4) que les programmes auraient une fonction latente : gérer la tension interethnique sur le marché du travail, et un effet pervers : promouvoir la formation d'un pluralisme classificatoire dans une société qui conjugue et sépare ethnicité et citoyenneté. L'analyse des fragments de discours sur les fondements de l'action positive, aussi partielle soit-elle, a l'avantage de montrer que la distribution des biens, des charges et des statuts est nouée par des narrations alternatives et contradictoires sur le bien commun, la force du droit, le pluralisme et la reconnaissance des différences.
L'élargissement de la justice distributive trouve son fondement dans les principes d'intégration propres au multiculturalisme francophone ou anglophone sans que ne soient discutés les modes d'inclusion symboliques. Certes, nombre de répondants émettent des réserves, moins sur l'inclusion escomptée que sur les critères qui fondent les choix et déterminent les mesures allocatives. Par ailleurs, la faible polémicité du débat peut sans doute être inférée au fait qu'il s'agit en majorité d'agents de l'État soucieux d'expliquer une politique sociale qui est entérinée par des dispositions juridiques, des principes de solidarité et de reconnaissance culturelle inscrits dans les orientations constitutionnelles de la mosaïque verticale canadienne. Cette soumission aux règles du droit explique sans doute qu'on invoque tant l'universalisme de celles-ci que leur exercice particulier au nom de distinctions telles que l'ancestralité, la visibilité, la langue et le genre. L'utilitarisme semble transcender les oppositions au point de justifier une suspension temporaire des procédures universalistes. Ce n'est pas tant une justice réversible qui trame le discours, que la volonté de réduire les effets d'une discrimination incontestée et de réguler les tensions interethniques. Nous sommes dès lors sur le terrain des politiques sociales dont les finalités implicites ou explicites relèvent d'une orientation inclusionnaire, faut-il pour cela classer et distinguer, séparer pour mieux intégrer.
Or, reconnaître la différence et l'inégalité, c'est aussi poser du même coup la difficulté de trouver quelque consensus tant sur les identités que sur les biens sociaux à distribuer. Cette contradiction est résolue par le recours à l'instance juridique dont la raison normative est de trancher les [447] dilemmes. Mahoney (1992) soutient que la Cour suprême du Canada, dans des décisions récentes, développe une approche contextuelle unique dans le monde occidental, en reconnaissant que la réalité du désavantage social peut servir de base à l'analyse constitutionnelle de l'égalité. Dans ceci, elle se démarque de la Cour suprême américaine, un constat qui va à l'encontre de l'idée d'une continentalisation du droit en Amérique du Nord. Si cette tendance se maintient, les politiques de la différence et la demande de droits trouveraient des assises plus fondées dans l'arène juridique que politique. Cela, sans doute, relancerait le débat sur la légitimité de la distribution du pouvoir au Canada entre peuples fondateurs, Autochtones, immigrants, femmes.
Toutefois, la force du droit réside aussi, dans ce cas, dans sa capacité à valider des catégories administratives et des statuts tels ceux que condense la notion de minorité visible. On aboutirait ainsi à l'institutionnalisation de facto de formes d'incorporation différentielle (Kallen, 1989). Le risque évoque -par plusieurs répondants - de forcer de cette façon les individus à s'identifier involontairement à leur groupe d'origine est l'un des effets inintentionnels de l'action positive, critiqué par Porter (1979). En effet, quelle que soit l'efficacité de ces mesures, l'essentialisation et la totalisation qu'opère la notion de minorités visibles a pour effet de créer des communautés imaginaires soudées par des marques imputées et réputées être somatiques. Nous sommes de nouveau placés devant la double contrainte que nous avons évoquée quand nous parlions de la réitération de la stigmatisation. Par ailleurs la visibilité, dans le contexte canadien, semble manipulée rhétoriquement et mobilisée politiquement au point que chacun est renvoyé sur le marché des identités pour se définir et être défini. La figure postmoderne de la société pluriculturelle où les différences sont contestées, réinventées et négociées serait une interprétation séduisante, si n'étaient présentes d'autres lectures concurrentielles : l'assimilationnisme libéral et la recherche des frontières de la souveraineté, canadienne et québécoise. Elles peuvent avoir pour conséquence moins de concilier le pluralisme des identités que de forger un pluralisme classificatoire qui ne correspond guère à l'expérience des gens et à leurs rêves de la bonne société. Parier sur l'action positive demeure donc une solution incomplète tant qu'elle restera confinée dans la gestion plutôt que d'ouvrir le dialogue sur la responsabilité partagée au sein d'une communauté politique, la fusion des horizons entre concitoyens et sur le racisme et ses métamorphoses.
[448]
CONCLUSION :
JUSTICE INTERGÉNÉRATIONNELLE
ET PROGRAMMES PRÉFÉRENTIELS
Les programmes préférentiels présupposent une grammaire de l'égalité et une éthique de la responsabilité dans la société civile. Ils renvoient, implicitement ou explicitement, à l'idée qu'un tort irréparable ou qu'un désavantage appréhendé doivent être compenses par des mesures d'équité pour des groupes spécifiques. La philosophie pratique qui guide la réflexion, qu'elle soit arrimée à une justice rétrospective ou prospective, semble admettre une responsabilité partagée, d'individus ou de communautés, pour des exclusions qui ont limité les avoirs comme les savoirs de générations marquées par une origine, réelle ou putative. Elle présume ainsi que nos obligations ne sont pas statiques, régulées par le présent et confinées à toutes fins pratiques au seul contrat procréatif qui ne lie que des générations déterminées par la filiation. C'est donc dire que l'empreinte du temps influe sur les transmissions et corrélativement sur les rapports de créance et de dette que nous contractons à notre insu. Si nous acceptons cet argument, alors faut-il évaluer sérieusement la demande de réparations au nom de crimes commis dans le passé tels que l'esclavage ou l'expropriation des autochtones dans les Amériques, par exemple. D'autre part, si nous considérons que le passé est inmaîtrisable et que les torts commis, aussi injustifiables soient-ils, perdent de leur substance avec le passage du temps et que nous cherchons à remédier aux inégalités systémiques actuelles, ou à les prévenir, nous endossons l'hypothèse que nous avons des relations obligées envers des générations futures.
La justice intergénérationnelle deviendrait l'art de distinguer tant la séquence temporelle que les personnes ou les groupes qui auraient droit à une compensation ou à un traitement préférentiel. Elle exigerait également que nous puissions justifier et démontrer qu'une certaine partialité dans l'allocation des biens et des charges ne viole pas les règles d'impartialité que commande toute distribution. Même si cette dernière condition était remplie, demeurera entière la difficulté de repérer les contours de la génération ou de la cohorte à laquelle des préférences sont destinées. Pour répondre à ces questions difficiles, considérons d'abord la thèse qui affirme que toute éthique de la distribution ne peut être fondée que sur le présent. Elster (1992, p. 195 ss.) qui en fait l'analyse soutient que la justice n'est concernée que par des individus vivants et non ceux d'un autre temps, à moins que des discriminations dans le passé n'aient laissé des traces dans le présent. Dans un tel cas, on peut accepter l'idée des préférences, mais en risquant de violer un autre principe : la justice distributive n'a affaire qu'avec des individus et non des groupes. Procéder sur une base collective au nom de la réversibilité de la justice, peut entraîner une plus grande inégalité entre individus et dans chacun des groupes, malgré la justesse de [449] la demande des droits. Or, les dispositifs de l'action positive, standardisés et formels, diminuent la marge discrétionnaire de la décision allocative et de la formulation de critères individualisants, entraînant les effets pervers signalés : ils ne réduisent pas nécessairement la polarisation ethnoraciale et catégorisent indûment celles et ceux qui relèvent de la protection juridique de l'État. Elster (1992, p. 200) allègue aussi que tout transfert de biens fondé sur l'idée d'une responsabilité collective aboutit à traiter des générations successives comme si elles faisaient partie d'une même vie, mais aussi à appréhender de manière indifférenciée les ancêtres et leurs descendants, qu'ils aient bénéficié ou non d'une discrimination avérée à l'encontre d'autrui. En bref, l'auteur récuse qu'on puisse trouver des fondements logiques sur le terrain de la justice distributive pour valider une justice intergénérationnelle, à cause de la discontinuité historique qui limite notre responsabilité face aux actions de générations disparues.
Cette thèse est soumise à un débat contradictoire dans l'un des rares livres qui s'affronte à la question de la justice entre groupes d'âge et générations (Laslett et Fishkin, 1992). Laslett soutient que nos obligations contractuelles se limitent aux générations futures, tandis que Sher (1992), admet que des torts anciens, symboliques ou matériels, puissent être compensés si nous arrivions à clarifier les sources des torts, leur durée et leur portée. Ces arguments méritent qualification.
Laslett (1992) récuse le poids de la responsabilité historique et de la culpabilité collective pour fonder le contrat intergénérationnel. Ce lien mettrait aux prises des générations qui ne peuvent répondre que de leurs actes et donc réparer les torts qu'elles ont commises ou qu'elles sont susceptibles de commettre envers des générations futures. À cet égard, on peut justifier, au nom de notre commune humanité, des mesures qui assurent une distribution plus juste dans le futur. Les programmes préférentiels au Canada trouveraient là une légitimation, pour autant qu'on puisse démontrer que des actes répréhensibles de discrimination altèrent les conditions initiales des rapports entre unités générationnelles. Par contre, dans des situations où sont invoquées des réparations pour des dommages dans le passé - aux États-Unis entre Blancs et Noirs en raison de l'esclavage, en Nouvelle-Zélande entre Pakeha et Maori à cause de la dépossession des autochtones ou encore, entre Allemands et juifs à la suite du génocide perpétré par les nazis - soutenir un transfert de culpabilité des générations mortes aux vivants, c'est assumer que l'ordre politique est construit sur une continuité morale intemporelle et non sur la négociation politique qui a d'autres finalités et d'autres justifications. Laslett rejette donc l'hypothèse d'un contrat intergénérationnel rétrospectif, tout en admettant que nous puissions avoir une dette symbolique envers les victimes.
[450]
Sher (1992) admet d'emblée le principe de la compensation. Il spécifie toutefois qu'en remontant dans le temps on pourrait poser que pour toute personne P, il y a des torts anciens qui lui ont été bénéfiques et ont nui à d'autres, tandis que d'autres torts ont nui à P et ont été bénéfiques àd'autres (p, 50). Il en découle que la distribution des biens telle qu'elle est ne serait pas celle qui prévaudrait en l'absence de ces torts anciens. Que faire dès lors pour arbitrer entre des injustices historiques et comment déterminer un droit àl'indemnisation ? Rectifier la situation, note l'auteur, implique un jugement normatif, celui de transférer les droits d'une personne tels qu'ils auraient été dans un monde sans tort, au monde actuel, en tenant compte successivement et alternativement des groupes en présence, de leurs actions et de leurs omissions. Une analyse juridique fine porte Sher (1992, p. 59) à constater que la transférabilité d'un droit à la réparation ira en décroissant avec la succession des générations, à mesure que les torts invoqués perdent de leur acuité, dû aux actions ou omissions intervenues depuis. Il n'en demeure pas moins que, dans certains cas, les sources de ces droits, qui remontent àplusieurs siècles, ne sont pas seulement liées aux droits de propriété, mais tiennent aussi et surtout aux pratiques de discriminations récentes. Nous ne pouvons donc simplement faire comme si le poids du passé ne nous incombait aucun acte concret pour poser les conditions d'une reconnaissance mutuelle et restaurer les fondements politico-éthiques de la communauté.
Arendt (1987) nous a alerté sur les tentatives de nous disculper au nom du réalisme politique et de l'individualisme personnalisé de nos obligations envers des communautés opprimées, détruites ou enfermées dans la désolation et la perte de sens et des repères. May (1992) ainsi que Chaumont (1992) qui interprètent l'oeuvre arendtienne sur la responsabilité historique, rejoignent à des degrés divers certaines propositions de philosophes nommés « communautaires ». Ceux-ci critiquent l'individualisme libéral comme pensée de l'individu héroïque, capable de s'autodéterminer ne répondant que de ses actes et ne devant être tenu responsable des projets et des pratiques de la ou des communautés où il est situé et dont il tire son identité. Or, soutient May (1992, no 16, p. 152-153), partager les attitudes d'une communauté - le racisme, par exemple - c'est être responsable individuellement des dommages qui en résultent, même si nous ne sommes pas en cause directement. Admettre ainsi que nous avons des obligations dans une communauté historiquement déterminée, c'est aussi assumer des torts qui ne sont pas notre oeuvre et se poser comme légataires d'un héritage qui a contribué à faire ce que nous sommes, sans que nous l'ayons choisi (voir Chaumont, 1992, p. 297). Une telle option recentre le débat sur le terrain moral et nous interpelle sur le prix que nous devons payer pour être membre d'une communauté, où le dialogue ne s'instaure que si la plainte qui nous est adressée, trouve un écho dans notre volonté de remédier par [451] des actes concrets aux conséquences humaines et non naturelles de nos actions ou omissions. La justice intergénérationnelle pour des catégories sociales enfermées dans la « visibilité » ou la « féminité » aurait un autre horizon que l'économisme triomphant, le juridisme positif ou l'individualisme délesté des limites morales.
Toutefois, accepter la thèse de l'assomption d'une responsabilité historique ne signifie guère que les modalités pratiques des politiques de la différence cessent d'être ambiguës : comment reconnaître la victimisation de certains groupes sans la réitérer par le processus de reconnaissance ? L'universalisme réitératif proposé par Walzer (1992) admet successivement le singulier et l'universel, une histoire à soi et des significations partagées avec d'autres qui dérivent de notre commune humanité. L'ascèse qui nous incombe, c'est moins de classifier ou d'hypostasier la différence ou encore de méconnaître sa signification, que de reconnaître la part de l'autre en soi, d'écouter la quête d'authenticité et de justice qui émane de ces voix assourdies par l'histoire et qui revendiquent pour elles et les générations futures moins l'institutionnalisation des préférences et des différences qu'une indifférence soucieuse de leur altérité et de l'équivalence des droits.
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[1] Cette communication est fondée sur un projet de recherche en cours depuis 1988 que l'auteur mène avec Ruth Murbach (Sciences juridiques, UQAM). Je tiens à remercier tant ma collègue pour l'interprétation des résultats qu'Ignace Olazabal pour sa collaboration à la collecte des données. Ce projet a eu, dans ses phases successives, l'appui de plusieurs organismes subventionnaires : le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, le Conseil québécois de la recherche sociale, le Fonds FCAR, le Secrétariat d'État au Multiculturalisme et à la Citoyenneté. Une version élaborée des résultats empiriques et de l'argumentation théorique sera publiée par M. Elbaz et R. Murbach dans la Revue européenne des migrations internationales sous l'intitulé « Minorités visibles et action positive au Canada : une affaire de générations ? »
[2] Pour une explication de ce terme emprunté à Legendre (1992, p. 363) voir les développements érudits qu'il y propose sur la « justice généalogique et le pouvoir d'en juger ».
[3] Ces articles furent publiés majoritairement dans The Gazette, La Presse, Le Devoir, le journal de Montréal ; relativement peu parurent dans Le Soleil, Le Droit, le Montréal Daily News. Nous complétions cet ensemble de publications québécoises, pour des périodes déterminées, par des articles des quotidiens ontariens Globe and Mail et Toronto Star et de quelques périodiques généraux à grand tirage ou édités par des groupes ethniques.
[4] Ce sont notamment (suivi du nombre d'articles) : les réactions aux rapports Daudlin et Abella (36) ; les Chartes canadienne et québécoise (22) ; l'évolution du Comité d'implantation d'un plan d'action à l'intention des Communautés culturelles, CIPACC (23) et de l'organisme qui lui succéda en 1985, le Conseil des communautés culturelles et de l'immigration (12) ; les Noirs et l'action positive (23) ; les femmes et l'action positive (24) ; les positions patronale et syndicale (26) ; celle des Commissions des droits de la personne, fédérale et du Québec (21) ; les minorités visibles et les médias (14).
[5] Les chiffres rapportés dans la presse varient en effet de 25% à 47% (le chiffre « réel » étant de 25%), tout autant que leurs dénominations. « Ils » sont tantôt ceux qui « ne font pas partie de la souche française », les « ethnies autres que française ou anglaise », tantôt les « communautés ethniques et minorités visibles », les « membres de groupes minoritaires » sinon les « non-Blancs et non-francophones » ou simplement les « groupes ethniques ».
[6] Nous remercions tout ceux et celles qui ont bien voulu participer à cette enquête. Les entrevues, d'une durée moyenne de 90 minutes, suivaient dans les deux métropoles le même questionnaire qui comportait 24 questions ouvertes. Pour une présentation d'autres dimensions que celles analysées ici, voir Elbaz et Murbach (1991).
[7] Nous sommes conscients de l'auditoire immédiat, tel que perçu par les interviewés, c'est-à-dire l'assistant et les deux responsables de l'enquête dont les noms évoquent le statut d'immigrant pour les interlocuteurs québécois, tandis que leur affiliation à des universités québécoises fera en sorte qu'ils seront associés, à Toronto, au groupe francophone.
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