Mikhaël ELBAZ
Anthropologue, professeur au département d’anthropologie,
Université Laval.
“L'hégémonie des militaires sur la société civile.
Le cas israélien”.
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 7, no 1, 1980, pp. 115-133. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.
- Prolégomènes
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- Modèle d'accumulation, colonisation et militarisation des rapports sociaux de production
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- Bibliographie
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- Tableau 1. Évolution des dépenses militaires en Israël (1960-1980)
- Tableau 2. Aide économique et militaire des États-Unis à Israël, 1948-1982 (en millions de dollars)
- Tableau 3. Financement américain des importations israéliennes (en millions de dollars)
Prolégomènes
- Qu'aucun juif ne dise un point. - c'est tout. Qu'on ne dise pas. -nous sommes au bout du chemin. En aucune façon. Le processus n'est pas encore arrivé à sa fin.
- Il faut croire en deux choses : ... en la continuation de l'immigration et en la concentration du peuple juif sur cette terre, et agir avec toutes vos forces pour l'élargissement de l'implantation dans le pays, vous-mêmes, votre génération.
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- M. Dayan (1968)
- Pas de paix sans les palestiniens.
- La Paix Maintenant (1982)
La guerre israélo-palestinienne de l'été 1982 a dévoilé plus nettement qu'auparavant l'autonomie des militaires en appareil [1] au sein de la société israélienne ainsi que les objectifs stratégiques poursuivis par la classe régnante afin de pacifier l'espace régionale et de consolider son emprise sur les territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza.
Guerre annoncée et préparée méticuleusement depuis plusieurs mois par l'état-major israélien (Chomsky 1982), soutenue implicitement par les États-Unis (Schiff 1983), elle a constitué l'aboutissement d'une escalade politique et militaire en Israël et dans le monde arabe et marquera durablement l'avenir des relations entre les forces belligènes autant que le fit la guerre des six-jours en 1967. En effet, la cinquième guerre israélo-arabe a été précédée et marquée par le contexte déclatement du Proche-Orient (Corm 1983) et par l'affirmation simultanée d'Israël en tant que superpuissance régionale, affirmation ponctuée par le bombardement du réacteur nucléaire en Iraq, l'annexion du Golan, la restitution du Sinaï à l'Égypte et surtout par les tentatives violentes de « pacification » des palestiniens tant en Cisjordanie qu'au Liban. C'est d'ailleurs à ces deux pôles que s'est révélé l'échec des accords de Camp David concernant la question palestinienne et que s'est dessinée de manière non-ambigüe la détermination politique des dirigeants israéliens de supplanter la « stratégie de paix »énoncée dans les résolutions 242 et 338 des Nations-Unies, l'initiative de paix égyptienne et le plan Fahd, en réduisant à l'impuissance le pouvoir palestinien.
De fait, cette orientation devint de plus en plus évidente en Cisjordanie et à Gaza. En effet, la mise sur pied d'une administration civile israélienne dans les territoires occupés et la révocation des maires palestiniens n'ont pu déstabiliser le soutien politique de la population à l'OLP ni garantir l'émergence d'un pouvoir local légitime et disposé à accepter le plan d'autonomie administrative du gouvernement Begin. Dans ce contexte, la palestinisation du conflit devint manifeste et l'affrontement avec la centrale palestinienne une question purement conjonctuelle.
Par ailleurs, la paix séparée avec l'Égypte, la guerre larvée avec la Syrie et les élections libanaises ont déterminé à des degrés divers l'entrée en force des troupes israéliennes jusqu'à Beyrouth en juin 1982. C'est donc dire que l'affrontement avec les palestiniens retranchés au Liban était prévisible et clairement perçu par les protagonistes. Toutefois, en Israël, c'est moins la confrontation inégale avec les combattants palestiniens qui s'est avérée a priori lourde de signification dans les rapports entre le pouvoir militaire et la société civile mais plutôt le déplacement des enjeux et de la dimension de la guerre ainsi que la reconnaissance explicite par ses promoteurs qu'elle constitue un détour nécessaire pour garantir le retour permanent des territoires occupés dans l'espace israélien [2]. Dans une certaine mesure la démarche de l'état-major israélien activement projetée sur le terrain s'est enlisée dans une guerre de position dont la durée a permis d'entrevoir le décalage entre les objectifs initiaux et leur opérationalisation et de déceler la détermination des responsables militaires de transformer le Liban, y compris sa capitale, en théâtre d'opérations afin d'y instaurer un ordre nouveau. Ce faisant, les militaires en appareil ne se limitaient plus à une simple opération de police ou de représailles dans une zone délimitée [3] mais cherchaient à travers le démantèlement des institutions politiques et militaires de l'OLP et l'expulsion des troupes syriennes, à recomposer un État moribond en État de droit grâce à une intervention contraire au droit international.
Certes, la transgression de la frontière n'est pas une innovation significative dans l'histoire du conflit israélo-arabe mais elle fut fondée jusqu'à tout récemment sur la mise en acceptation de sa nécessité afin de garantir la sécurité voire même l'existence de l'État et du peuple israéliens face à des menaces réelles ou virtuelles des États arabes limitrophes. Or dans l'affrontement avec les palestiniens, il apparut a posteriori aux citoyens israéliens que le rôle assigné à l'armée de défense d'Israël était de conquérir un pays, moins pour sauvegarder leur souveraineté que pour consacrer la position du front pionnier offensif dans les territoires occupés.
Ce renversement de la doctrine stratégique d'Israël, décidé par la fraction hégémonique du pouvoir exécutif et militaire sans l'assentiment explicite du gouvernement et de l'Assemblée nationale, a entraîné une crise idéologique et politique majeure au sein de la société israélienne dont les conséquences à long terme sont difficiles à établir sinon que désormais le tracé des frontières futures polarisera sur des bases nouvelles les partisans de la dévolution et ceux favorables à l'annexion de la Cisjordanie. Il démontre aussi a contrario les craintes de la classe régnante de devoir affronter une partie de la population réfractaire à l'idée de résoudre la question palestinienne par des moyens militaires. C'est ce qui explique sans doute le recours à l'armée de conscription et la faible mobilisation des troupes de réservistes. On objectera à cette hypothèse qu'une guerre israélo-arabe ouverte sur un seul front ne nécessitait pas une levée en masse similaire à celles qui l'ont précédée mais on ne manquera pas de constater que les forces engagées par Israël, soit 90 000 hommes, furent malgré tout plus élevées que celles qu'il déploya sur le front égyptien en 1967 (Peled cité dans Vernant 1983 : 128).
Or ce changement d'échelle de l'assiette de recrutement ainsi que la dimension et la position du théâtre des opérations nous apparaissent significatifs dans le contexte d'une neutralisation effective de l'Égypte, de la Jordanie et d'une guerre latente avec la Syrie. En effet, devant l'éclatement du monde arabe qui s'est manifesté de manière exemplaire durant cette guerre, une armée professionnelle et technicienne, dotée d'armes de plus en plus sophistiquées, peut assumer des opérations offensives sans devoir s'appuyer sur les forces supplétives des citoyens en armes. S'ouvre dès lors la possibilité de réduire la position centrale de la « nation en armes » dans l'imaginaire israélien et d'assigner à l'armée active un rôle prépondérant tant dans le contrôle et le quadrillage des territoires occupés qu'aux abords immédiats, c'est-à-dire dans l’espace régional considéré comme stratégique par la classe régnante en Israël. Cette éventualité abordée sous différents angles, programmatiques et opérationnels [4], avant la guerre du Liban, impliquerait, si elle se matérialisait, d'une part la caducité du complexe d'encerclement qui a façonné la culture politique israélienne et d'autre part, la transformation de l'État en formation sous-impériale du système américain grâce à la rentabilisation de la menace de mort [5].
Des considérations et réflexions liminaires que nous venons de poser se dégagent un certain nombre d'enseignements et s'imposent des interrogations. En premier lieu, la dernière guerre a démontré qu'Israël est désormais la puissance militaire incontestée du Moyen-Orient et qu'il peut déployer cette puissance afin de contourner les obstacles politiques à son emprise sur les territoires occupés et de fixer l'espace économique et frontalier avec le Liban.
En second lieu, cette politique de la force nue a été contrecarrée grâce à la résistance de citoyens qui a permis de distinguer entre une guerre juste et injuste [6] et de révéler l'exacerbation des conflits infra-politiques et idéels au sein de l'armée et de la société civile. Qui plus est, la dénégation de l'altérité politique et militaire [7] du peuple palestinien a été décentrée par la remise en cause non seulement des moyens mais aussi des fins de cette guerre et induit paradoxalement l'irruption du fait palestinien en tant que rapport de force et de sens interne à la société israélienne. Autrement dit, la stratégie des militaires en appareil a eu un effet inintentionnel, celui de transférer la guerre des abords sur le front civil israélien et de catalyser de manière aiguë le débat sur la configuration spatiale et nationale de la formation sociale israélienne.
En troisième lieu, l'autonomie de la hiérarchie militaire s'est traduite tant dans sa capacité de défendre avec ses armes l'espace référentiel du grand Israël que celle d'ouvrir le champ frontalier libanais aux échanges économiques avec Israël. Ce double mouvement ne peut être simplement interprété comme l'objectivation de l'idéologie de la sécurité nationale mais doit être vu en tant que déploiement d'une violence qui demeure en dernière instance une force économique. C'est pourquoi cette chevauchée frontalière fulgurante ne peut être caractérisée comme dissuasive mais constitue plutôt une force de destruction dont les effets stratégiques sont, à court terme, la stabilisation effective de gains territoriaux de divers types (la Cisjordanie et Gaza, le Haddadland) et à long terme la satellisation effective de l'économie libanaise (Bourgi et Weiss 1982).
Cette assertion n'est pas invalidée par la défaite politique des principaux responsables militaires impliquée par les recommandations de la commission Kahane. En effet, ces derniers continuent en dépit de leur disgrâce de promouvoir activement la colonisation de la Cisjordanie [8], l'expansion des industries d'armement et leur exportation dans des régimes autoritaires du Tiers-Monde. C'est donc dire qu'on ne peut se limiter aux données immédiates de la guerre israélo-palestinienne si l'on veut décrypter la causalité sociale de cet interventionnisme de l'institution militaire en Israël et dénouer les rapports complexes entre l'armée, le pouvoir politique et la société civile. Il faut pour cela changer de terrain et analyser les transformations économiques, politiques et sociales qui ont marqué la formation sociale israélienne depuis 1967.
Ayant étudié ailleurs (Elbaz 1980) les idéologies et les stratégies territoriales des sionistes-socialistes durant la période mandataire et celle de la clôture de l'espace politique israélien en 1948, nous nous limiterons à de brèves indications pour nous consacrer à l'étude de la période postérieure à la guerre des six jours qui constitue selon nous une rupture significative dans l'organisation des rapports de production et de reproduction. En effet, la guerre des six jours a entraîné un changement d'échelle géo-politique considérable et modifié consubstantiellement la conception de la spatialité et de la temporalité militaire. Elle a également transformé de manière radicale la structure de l'économie israélienne grâce à l'élargissement d'un marché intérieur, l'incorporation d'une force de travail « captive », les travailleurs palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, le flux de capitaux étrangers et d'immigrants juifs qualifiés, l'aménagement d'un complexe militaro-industriel.
Dans la seconde partie de cet article, nous voulons montrer que ces mutations économiques et démographiques induites par l'ouverture des frontières ont graduellement renforcé la position de classe et l'influence des militaires en appareil dans le façonnement de la division sociale et territoriale du travail. Nous essaierons de situer dans quelle mesure le modèle militaire tend à s'imposer et à se capitallariser dans les différents réseaux de l'espace judéo-israélien et enfin às'articuler aux discours légitimant la violence sociale institutionnalisée à l'encontre du peuple palestinien.
Modèle d'accumulation, colonisation
et militarisation des rapports sociaux de production
Afin de mieux distinguer la spécificité de la période postérieure à la guerre des six-jours, il nous a paru opportun de résumer brièvement les fonctions assumées par l'armée dans le procès de clôture et de quadrillage du territoire ainsi que les principales caractéristiques du modèle d'accumulation capitaliste en Israël.
Établissons tout d'abord que la matérialisation d'une politique juive avec la création de l'État d'Israël a entraîné la destruction de la formation sociale palestinienne et polarisé les rapports avec les États arabes avoisinants, qui, en dépit de la signature de traités d'armistice sont demeurés en guerre latente avec Israël. Cette situation belligène objective a partiellement surdéterminé les perceptions stratégiques du bloc au pouvoir, ses alliances politico-militaires successives avec la France et les États-Unis, la structure de l'appareil militaire et la place qui lui est dévolue dans t'imaginaire social et politique (Brecher 1972, Derrienic 1974). Par ailleurs, l'immigration massive de juifs d'origines diverses s'est avérée d'une importance décisive afin de stabiliser et de défendre les lignes frontalières, d'annuler l'espace antérieur détenu par les producteurs palestiniens et de développer les infrastructures et les équipements collectifs. Enfin, l'aménagement du territoire et son utilisation productive se sont soldés par l'arrachement des paysans et bédouins palestino-israéliens et la fixation concommitante d'immigrants originaires des pays arabes dans des régions périphériques et frontalières (pour plus de détails, voir Elbaz 1979 : 216-225 et 1980 : 75-95).
Cette dialectique d'exclusion et d'inclusion est conforme à l'idéologie qui a sous-tendu durant cette période la constitution d'une base d'accumulation et dont l'ossature institutionnelle est sans conteste l'appareil militaire. En effet, la définition de l'armée en tant que « nation en armes » réfère à un mode d'organisation et d'intégration milicienne de juifs d'origines diverses et exclut pour les raisons symboliques et politiques les palestiniens citoyens de l'État d'Israël [9]. Il en a résulté la formation d'une démocratie ethnique exclusiviste dont l'unité est cimentée par la dépossession des autochtones et leur confinement dans le prolétariat rural et le sous-prolétariat urbain. Dans une certaine mesure, la citoyenneté n'a de sens en Israël que reliée à l'incorporation systématique et continue de la force de travail au sein de l'armée [10].
Faut-il en conclure hâtivement comme le préconisent certains auteurs (Perlmutter 1977, Roumaini 1970), que les relations internes à la structure militaire sont empreintes d'égalitarisme et ne réfléchissent pas à leur propre niveau les clivages ethniques et classistes qui se nouent dès les années 1950 entre juifs orientaux et occidentaux ? Nous ne le pensons pas car l'appareil militaire a d'emblée encadré les immigrants orientaux, leur a inculqué la discipline dans les lieux de travail et au sein de l'institution militaire, leur a appris une nouvelle langue, des normes et des valeurs, des techniques du corps, tout en leur imposant une localisation spécifique dans l'espace. Cette « normalisation » des immigrants s'est traduite par leur insertion en tant que travailleurs exécutants en ville, à la campagne et enfin comme soldats indifférenciés dans l'armée.
C'est donc dire que le modèle militaire a permis d'endiguer le désordre potentiel que pouvaient susciter ces immigrants en quête d'emploi et de fixation sociale dans une société confrontée à une crise alimentaire et économique durant les premières années de sa fondation (Bernstein 1980) et d'instituer de nouveaux rapports sociaux, économiques, politiques et idéologiques, qui condensent plutôt qu'ils ne dissolvent la position hiérarchique respective des agents au sein des rapports sociaux de production. L'ensemble des données sociologiques existantes confirment ce point de vue : le commandement et la troupe se distinguent tant par leur origine ethnique que par leur appartenance de classe (Enloe 1980 : 162, Smooha 1981 : 59).
La capacité intégrative de l'armée réside ailleurs : dans la mobilisation effective des citoyens en armes à défendre le lieu de leur existence matérielle et dans la projection ritualisée d'un imaginaire nationaliste [11]. Enfin, l'existence d'une sous-classe, les palestino-israéliens, rend acceptable la coercition exercée par l'armée sur le prolétariat judéo-oriental.
Durant deux décennies, le procès de regroupement des migrants et leur dissémination subséquente dans les colonies agricoles et les usines a eu pour envers l'arrachage des paysans palestiniens de leurs terres (Lustick 1980) mais s'est avéré l'une des composantes essentielles de l'accumulation capitaliste extensive qui a caractérisé Israël jusqu'en 1965. De fait, l'unification et l'organisation matérielle de l'espace, impliquées par l'expansion démographique et la souveraineté politique, ont draîné une part considérable du capital investi, soit 70% de l'ensemble des ressources disponibles entre 1948 et 1965, provoquant ainsi un déséquilibre structurel entre les dépenses courantes affectées aux biens de consommation et d'équipement au détriment des biens de production.
Néanmoins, la croissance économique extrêmement rapide enregistrée durant cette période, soit 9,3% du P.N.B. en moyenne, ne reflète pas en soi cette distorsion sectorielle ni par ailleurs l'incapacité du système de générer un taux d'épargne suffisant pour sa reproduction élargie. En effet, ce sont les transferts unilatéraux et le flux de capitaux extérieurs qui ont constitué la source principale de l'investissement productif, soit l'équivalent de 25 à 30% du P.I.B. annuellement (Aharoni 1976). Ainsi, près de 6 milliards de dollars, dont 70% représentent des dans, ont été injectés dans l'économie israélienne (Yago 1976 : 135). Cette dépendance financière a certes permis de réguler la reproduction sociale de la force de travail et de limiter l'émigration tout en facilitant la pénétration directe du capital étranger et la formation d'une bourgeoisie d'État. Elle n'a pas cependant, sauf à de rares exceptions [12], réduit l'autonomie politique du bloc au pouvoir en Israël puisque la majorité de ces fonds, soit, 58,5% du total, furent fournis par les communautés juives de la diaspora. Par contre, le fléchissement simultané du nombre d'immigrants et des réparations allemandes entraîna une récession majeure et révéla la fragilité du capitalisme israélien, qui, en dépit d'une stratégie de développement fondée sur l'impor-substitution ne put remonter la filière et élargir ses unités de production tant àcause de l'exiguïté du marché intérieur que de la fermeture des marchés régionaux.
L'extension induite par la guerre des six-jours a non seulement permis à Israël de résorber la crise économique la plus aiguë qu'il ait eu à affronter depuis sa fondation mais a été à l'origine d'une intégration du capital local dans la nouvelle division internationale du travail. Plusieurs facteurs ont favorisé après la guerre la concentration et la centralisation du capital : l'existence d'un capital local dans des secteurs de pointe, des classes intermédiaires et d'un prolétariat fixé mais surtout l'escalade des coûts du contrôle militaire et territorial, la croissance des débouchés grâce à une politique de substitution d'exportation dans les biens d'équipement militaire et à l'adjonction d'une population et d'un espace « captifs ».
Précisons de manière schématique certains de ces facteurs afin de clarifier dans quelles conditions et sous quelle forme la militarisation de l'économie israélienne a renforcé la position de l'appareil militaire et polarisé le modèle d'accumulation capitaliste en Israël.
En premier lieu, notons tout d'abord la restructuration des rapports capital-travail qu'autorise l'insertion de deux nouvelles cohortes de travailleurs différenciés tant par l'origine ethnico-nationale et le statut politique que par leurs qualifications. Ainsi, l'incorporation des travailleurs palestiniens de Cisjordanie et de Gaza dans des emplois jusqu'ici occupés majoritairement par des juifs orientaux a deux conséquences interreliées. Premièrement, elle permet de faire baisser le salaire social réel de moitié dans le cas des palestiniens (Bregman 1976 : 37) et de fournir ainsi une main-d'oeuvre bon marché aux branches à faible composition organique du capital et au sein desquelles la taylorisation n'est pas accentuée (agriculture, construction, services, industries secondaires). Deuxièmement, elle entraîne une réallocation de la force de travail judéo-israélienne, dans des proportions variables, au sein de branches monopolisées telles la métallurgie, la pétrochimie, l'électronique et l'aéronautique, qui sont à des degrés divers reliées en amont et en aval à la production d'équipements militarisés.
Cependant, le contrôle policier du territoire conquis, la guerre d'usure sur le canal de Suez et la résistance locale et extérieure des palestiniens, drainent sur une base régulière [13] une fraction importante de la main-d'oeuvre masculine active, créant ainsi une pression sur les entreprises pour accroître les gains de productivité. Afin de résoudre ce déséquilibre de la main-d'œuvre active, les entreprises et l'appareil d'État ont recours à l'utilisation intensive de la main-d'oeuvre féminine, judéo-israélienne, dans les industries où des filières taylorisées sont installées (Bernstein 1981 : 20-21).
Par ailleurs, une campagne fut lancée afin de favoriser l'immigration d'une force de travail qualifiée et d'attirer des capitaux étrangers dans des secteurs de pointe. En pratique, cette stratégie s'est traduite par l'octroi de privilèges importants à des immigrants d'origine américaine et soviétique (Gitelman 1982), détenteurs pour la plupart de la formation technique et professionnelle requise par les entreprises multinationales qui s'implantent en Israël. Ces entreprises américaines, pour la plupart, se sont vu accorder par le gouvernement des subventions qui peuvent totaliser jusqu'à 80% de l'ensemble de l'investissement productif, notamment dans les branches reliées à l'exportation. De plus, la rente foncière urbaine sur le cadre bâti par l'État est excessivement faible (soit 2,5% de la valeur nominale non indexée). Enfin, l'État verse une part importante du salaire des travailleurs durant la première année d'exploitation de l'entreprise qui est imposée à un taux extrêmement réduit durant les cinq années subséquentes.
La conjonction de ces transferts de capitaux à l'entreprise étrangère a permis de développer un complexe militaire et industriel important avec la signature de contrats de sous-traitance avec des firmes telles que : Control Data Corporation, Boeing, Fritz Werner AG, General Electric, General Telephone and Electronics, General Dynamics, Garrett Air Research, Mc Donnel Douglas et Pratt and Whitney. Ces compagnies ont pu ainsi profiter des faibles coûts salariaux mais aussi du réseau institutionnel de recherche dans les nouvelles technologies situé dans les universités israéliennes et réduire du même coup leurs coûts de production de 60 à 70% comparativement à ceux de la maison-mère (voir Business Week, 20-04-1981, cité dans Howard 1983 : 14).
En second lieu, l'élargissement du marché intérieur et la croissance des débouchés offrent un terrain propice aux économies d'échelle pour les produits de consommation de masse et les biens d'équipement domestique. En l'espace de quelques années, la Cisjordanie et Gaza deviennent le second marché en importance après celui des États-Unis et constituent par conséquent un lieu décisif pour la reproduction élargie du capital israélien. C'est, croyons-nous, l'une des raisons principales qui surdétermine la dénégation du droit à l'autodétermination du peuple palestinien dans ces territoires par les deux formations politiques dominantes en Israël, les travaillistes et les révisionnistes. Dans une certaine mesure, ce sont les travaillistes qui ont durant une décennie (1967-1977) mis en place la division sociale et territoriale du travail en Cisjordanie grâce à l'aménagement de l'espace occupé, la déterritorialisation d'une partie des paysans palestiniens fixés sur des terres domaniales, l'exploitation des ressources du soi et du sous-sol et l'essaimage de colons armés. C'est donc dire que la colonisation quels que soient les discours qui la fondent et la légitiment (du néo-biblisme au pacifisme en passant par le discours militaire et stratégique) a forgé des distinctions dans les modes de vie des uns et des autres, une anticipation de mobilité sociale ascendante grâce à l'ouverture des frontières, des habitus et des intérêts de classe qui se réfléchissent de manière complexe et contradictoire dans les luttes idéologiques et politiques intenses entre les groupes sociaux et ethniques en Israël. Ce point particulier mérite d'être élaboré et nous y reviendrons dans un essai ultérieur.
Cette restructuration des rapports capital-travail couplée avec la croissance des débouchés demeure cependant contrainte par l'escalade politique et militaire entre d'une part Israël et les pays arabes et les palestiniens de l'autre. À partir de 1967, les dépenses courantes allouées à l'expansion matérielle et humaine du rempart militaire augmentent à un rythme constant et quasi-exponentiel. Ainsi, de 6,4% du produit domestique brut qu'elles étaient en 1960, elles passent à 40,8% en 1972 et se stabilisent à 28,3% en 1978-1979. Il s'agit là d'une progression de l'ordre de 1300% durant les années 1960-1978. Considérées sous l'angle de l'assiette fiscale et budgétaire du gouvernement, ces dépenses sont passées de 10% en 1965 à 49% en 1973 pour se stabiliser à 31% durant les années 1979-1980 (pour plus de détails, voir le tableau 1).
Tableau 1
Évolution des dépenses militaires en Israël (1960-1980)
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Dépenses militaires (en millions de $) (1)
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Dépenses militaires en % du P.I.B. (1)
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Dépenses militaires en % du budget (2)
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1. Sipri Yearbook, 1979 : 40-43, Statistical Abstract of Israël, 1980.
2. Haaretz 20-02-1980 pour les années 1973-1980, cité dans Beinin 1980 : 7.
* Les données indiquées pour 1969 réfèrent à 1968.
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Ces investissements massifs dans les infrastructures et les services militaires sont parmi les plus élevés au monde, soit respectivement 4 à 5 fois ceux des pays de l'OTAN et ceux du pacte de Varsovie (Haaretz 20-02-1980, Beinin 1980 : 6). La course aux armements de plus en plus sophistiqués pèse cependant d'un poids très lourd sur l'évolution de l'économie israélienne, qui, en dépit d'une croissance importante durant les années 1967-1973, est confrontée depuis la guerre d'octobre à une crise financière et budgétaire aiguë, une diminution radicale de l'investissement productif dans le secteur civil et une inflation galopante (130% en moyenne durant les années 1979-1982).
Dans ce contexte, le déficit de la balance commerciale s'est accentué et la dette extérieure publique a augmenté de 400% entre 1975 et 1982, passant de 5,9 milliards de dollars à 24 milliards et ce en dépit de l'aide substantielle et soutenue consentie par les États-Unis depuis une décennie.
En effet, en comparant d'une part l'évolution des fonds d'assistance économique et militaire des États-Unis à Israël entre 1948 et 1982 et d'autre part le coût des importations militaires directes (voir Tableaux 2 et 3), on constate des changements significatifs :
Tableau 2
Aide économique et militaire des États-Unis à Israël,
1948-1982 (en millions de dollars)
Année
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Total de l'aide des États-Unis
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Total de l'aide des É.U. à Israël
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Prêts économiques
à Israël
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Dons économiques
à Israël
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Prêts militaires
à Israël
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1973*
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1980
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1981
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1982
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Source : U.S. Overseas Loans and Grants from International Organizations, Annual Report, cité in The Washington Report on Middle East Affairs. November 29, 1982 : 5.
* À partir de 1973, des sommes ont été consenties pour l'intégration des immigrants juifs soviétiques, nous ne les avons pas inclus dans ce tableau.
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Tableau 3
Financement américain des importations israéliennes
(en millions de dollars)
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Importations militaires directes (I.M.D.)
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Aide américaine
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Aide américaine en %de I.M.D.
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Déficit commercial
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I.M.D. en % du déficit commercial
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Premièrement, la part relative consacrée à Israël dans l'aide totale américaine passe de 1,3% en moyenne pour la période 1948-1971 à 20,6% pour la décennie 1972-1982 (1 milliard 864 millions de $ versus 20 milliards 967 millions de $) [14]. Cette augmentation vertigineuse de l'aide américaine est liée partiellement aux conséquences multilatérales de la guerre d'octobre 1973 : crise des prix de l'énergie, instabilité régionale après la révolution iranienne et enfin les accords de Camp David qui stipulaient le transfert de 3 milliards de $ en 1979 pour suppléer aux coûts d'évacuation du Sinaï par Israël. Elle a permis à l'État de réduire progressivement la part du déficit commercial imputable aux importations militaires directes de 42,8% en 1968-1972 à 13,4% en 1976-1980. En outre, comme le démontre le tableau 3, le financement américain tend non seulement à couvrir les importations d'armement mais aussi à dégager un surplus de 29% par rapport à leur coût durant les années 1976-1980, soit 2 milliards 190 millions de $. Ces données indiquent par ailleurs l'interpénétration croissante de l'économie israélienne au sein du complexe militaire transnational puisque les fonds d'assistance américains servent aussi à financer la production locale d'armement et les subventions aux entreprises multinationales qui ont des concessions en Israël.
Deuxièmement, nous pouvons observer une croissance nette des dons économiques à Israël entre 1974 et 1982 (voir tableau 2). Il s'agit là d'un paradoxe si l'on considère d'une part le revenu per capita (3 790$ en 1975) et la diversification de l'économie israélienne de l'autre. Il faut donc en conclure que l'aide et les prêts en matière économique constituent une opération comptable visant à lever les contraintes légales qui sont liées à l'aide militaire, entre autres l'obligation pour le pays receveur à s'alimenter en armes chez le pays prêteur, afin de permettre à Israël de promouvoir la recherche et la production d'armes. Par ailleurs, le surplus financier que nous avons noté antérieurement sert aussi, dans des proportions variables à payer le coût des programmes de contrôle territorial en Cisjordanie et il n'est pas téméraire d'émettre l'hypothèse que l'appareil d'État américain détient la un moyen de pression efficace pour forcer les dirigeants israéliens à accepter le principe d'une dévolution. Le fait qu'il n'ait pas eu recours à ce moyen de manière tangible témoigne que ses intérêts stratégiques à long terme l'emportent sur les désavantages à court terme que son alliance avec Israël peut provoquer dans ses rapports avec le monde arabe.
La dépendance technologique et financière que nous venons de préciser dans ses grandes lignes a eu pour principal effet de stimuler dès les années '70 la militarisation de l'économie israélienne. Dès 1967, les dirigeants israéliens ont perçu le poids des pressions politiques, notamment avec l'embargo français sur la livraison d'armes. Cette menace récurrente s'est manifestée à nouveau en 1973 avec les pressions de l'administration américaine de ne pas renouveler les équipements et les pièces de rechange si Israël n'agréait pas aux accords de désengagement avec l’armée égyptienne. D'autre part, la crise d'accumulation sévère qui confrontait alors le capital local put être dépassée grâce à des dépenses publiques considérables dans la production militaire locale. Dans une certaine mesure ainsi que le note Frank (1981 : 289-291) l'objectif principal d'une industrialisation militaire n'est pas de réduire les coûts et ce faisant le déficit de la balance commerciale. Il réside plutôt dans la tentative de maximiser les dépenses publiques et par conséquent les profits dans les branches intégrées verticalement à la production des armements, et ce même au coût d'un accroissement de la dette extérieure.
Cette stratégie d'import-substitution apparemment « irrationnelle » selon la loi des avantages comparatifs est de fait en adéquation avec les intérêts des entrepreneurs industriels locaux et du capital, de la petite bourgeoisie professionnelle et technicienne et des ouvriers qualifiés. De fait, ainsi que l'observe Ginzberg (1968 : 29-31), il y a désormais une articulation serrée entre la production civile et militaire si bien que la majorité des travailleurs sont liés de manière directe ou indirecte à ce procès d'intégration. Cela se reflète d'ailleurs dans la part de la main-d'oeuvre active engagée dans la production et les services du complexe industriel et militaire. Les estimations sur le nombre de travailleurs sont difficiles à établir du fait de cette interprétation des branches et des secteurs de l'économie. Elles varient entre 20 à 25% de la main-d'oeuvre active, soit 300 000 personnes en 1981 (Howard 1983 : 17). Par contre, depuis 1973 cette militarisation des rapports de production s'est répercutée tant sur le secteur de la recherche opérationnelle et technique, que sur la mise en place d'une politique d'export-substitution et l'appareillage des différentes entreprises privées, nationalisées et semi-étatiques par des militaires de carrière.
Concernant le premier point, l'école Polytechnique israélienne (le Technion) consacre 80% de sa mission de recherche au génie militaire tandis que 30% de ses chercheurs sont des officiers de l'armée (Jérusalem Post, 10-05-1982). Il n'en demeure pas moins que ces efforts de recherche et d'investissement se sont traduits par l’augmentation de la production et de l'exportation d'armements, notamment dans le Tiers-Monde. Ainsi de 100 millions de $ qu'elles étaient en 1970, les ventes d'armes sont passées à 1 300 millions de $ en 1981. Elles déclassent ainsi celles des diamants, des agrumes et des autres industries (textile, produits chimiques) et constituent désormais un secteur vital pour l'économie israélienne.
Par ailleurs, la position de l'État se trouve renforcée sur le marché mondial des armements où il offre désormais des produits sophistiqués. D'après les données du SIPRI (1981 : 116) Israël est parmi les pays du Tiers-Monde, le premier exportateur d'armes avec 26% de l'ensemble des exportations. Les foyers principaux de pénétration sont l'Amérique latine (à l'exception du Brésil et de Cuba), l'Afrique, notamment l'Afrique du Sud et le Zaïre, le Sud-Est asiatique. Toutefois, le fait qu'une partie des armes israéliennes (notamment les avions) sont produites sous licence américaine, du moins pour une part de leurs composantes, démontre bien les limites d'une politique d'export-substitution. Les États-Unis peuvent bloquer dans une conjoncture spécifique les ventes d'armes par Israël à un pays tiers comme ce fut le cas pour l'Équateur ou Taïwan. Jusqu'à présent, tout concourt à démontrer qu'ils y trouvent un intérêt puisque la vente d'armes par Israël à des dictatures libère le gouvernement américain de devoir rendre des comptes au Congrès. Mais il y a tout lieu de penser que la concurrence entre les différents producteurs d'armes s'aiguisera dans les prochaines années et que les pressions s'exerceront pour définir le champ réservé à Israël [15].
Enfin, cette transformation des bases de l'accumulation capitalistique locale a altéré l'organisation de l'armée et la place des militaires dans la société civile. Les officiers mis en réserve dès l'âge de 40 ans ont investi les postes de commandement des grandes entreprises, des universités et de l'appareil d'État. Par exemple, le général Y. Dori fut jusqu'à récemment, le président de l'institut polytechnique israélien, le Technion, tandis que le général H. Laskov fut il y a quelques années, le directeur de l'autorité portuaire. L'oligopole israélien, Koor, qui contrôle plus de 20% de l'industrie israélienne, fut dirigé par l’ancien chef des renseignements, le général M. Amit qui a cédé récemment sa position au général Y. Gavish. Le général A. Tolkowski, ancien chef de l'armée aérienne est aujourd'hui directeur général de la société d'investissement de la banque Discount tandis que le général A. Doron, est directeur de l'Université de Tel-Aviv. Au niveau politique, alors même que durant les six premières législatures, il n'y a aucun militaire, on trouve un général de réserve à la 7e législature en 1955. Le processus d'ascension des militaires dans la machine gouvernementale ne devient effectif qu'après la guerre des six jours où ils ont de fait emporté la décision. Dès 1967, on les trouve en nombre croissant dans les partis politiques nationaux et municipaux, dans les mouvements favorisant l'annexion de la Cisjordanie ou sa dévolution. Ainsi, dans la 16e législature dirigée par G. Meïr, il y a 5 généraux dont 4 ministres (M. Dayan, H. Bar Lev, Y. Alon, A. Yariv) et dans la 17e un ancien chef d'état major (Y. Rabin) accède à la présidence du conseil (pour plus de détails voir Y. Peri 1972, 1974 : 142-155) [16].
Ces éléments schématiques illustrent la localisation des généraux de réserve dans les hauteurs de l'État [17] et l'influence qu'ils sont en droit d'exercer de par leur position dans l'espace du travail et du capital. Plusieurs auteurs (Peretz 1982, Perlmutter 1978, Peri 1979) attribuent cette dominance des militaires au fait que l'armée israélienne est intégrée à la société civile dont elle ne fait que réfléchir les clivages idéologiques et politiques. C'est donc dire qu'il y a une fusion entre le modèle militaire et la société civile sans distinguer les niveaux et les hiérarchies que promet toute armée quel qu'en soit le mode de recrutement et de commandement. C'est aussi ne pas s'interroger sur le fait que l'hégémonie des militaires en appareil s'exerce au nom de la séparation des pouvoirs dans une démocratie militaire spoliatrice, ni d'ailleurs sur les contradictions impliquées par l'exacerbation des rapports capital-travail entre palestiniens et judéo-israéliens,
Nous avons tenté dans cet essai de montrer que la militarisation progressive de la société israélienne est le produit des contradictions internes d'un capitalisme semi-périphérique, qui, en élargissant sa base d'accumulation a fondé les assises d'une transformation des rapports entre classes sociales et groupes ethniques. Cette militarisation a des conséquences importantes sur la politique intérieure et extérieure et sur les stratégies locales et régionale y inclus l'alliance avec le système impérial américain. Nous pensons que ce processus n'est pas l’effet induit d'une idéocratie - le sionisme politique - mais bien celui de la bourgeoisie locale et des militaires en appareil dont le déploiement sur les frontières constitue l'un des moyens de contrecarrer précisément la crise économique, politique et idéologique à laquelle est confrontée une société binationale : la formation sociale judéo-palestinienne.
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- « Un des principaux obstacles à toute limitation de la course aux armements tient au grand nombre d'universitaires (physiciens, chimistes ou biologistes pour la plupart, mais pas seulement eux) dont les travaux de recherches sont financés par le budget militaire des grandes puissances. C'est ainsi, par exemple, que plus de la moitié des physiciens et des ingénieurs dans le monde ne travaillent que pour les besoins de la défense. Les sommes qui leur sont allouées avoisinent les 35 milliards de dollars, soit infiniment plus que ce qui est donné à la recherche à but pacifique. De vastes bureaucraties se sont formées dans ces pays autour de tout ce qui touche aux choses militaires. Les pressions exercées par le lobby formé par les militaires, industriels, universitaires et bureaucrates, afin de maintenir, voire d'augmenter, le niveau des dépenses militaires sont souvent si fortes que les politiques ne peuvent pratiquement pas faire autrement que de leur céder.
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- Les dépenses militaires dans le monde atteignent aujourd'hui 400 milliards de dollars par an, soit pratiquement un million de dollars par minute ; ceci représente un accroissement, en prix constants, d'environ 50% au cours des vingt dernières années ».
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- Frank Barnaby, Directeur du SIPRI
- Source : « World Arsenals in 1978 »,
- The Bulletin of Atomic Scientists, sept. 1979
- (cité par Les Cahiers Français, no 199-200, 1981 : 15)
- « Il faudra donc explorer toute la nature pour découvrir des objets de propriétés et d'usages nouveaux pour échanger, à l'échelle de l'univers, les produits de toutes les latitudes et de tous les pays, et soumettre les fruits de la nature à des traitements (artificiels) afin de leur donner des valeurs d'usage nouvelles. On explorera la terre dans tous les sens, tant pour découvrir de nouveaux objets utiles que pour donner des valeurs d'usage nouvelles aux anciens objets ; on utilisera ceux-ci en quelque sorte comme matière première ; on développera donc au maximum les sciences de la nature. On s'efforcera, en outre, de découvrir, de créer et de satisfaire des besoins découlant de la société elle-même.
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- La production fondée sur le capital crée ainsi les conditions de développement de toutes les propriétés de l'homme social, d'un individu ayant le maximum de besoins, et donc riche des qualités les plus diverses, bref d'une création sociale aussi universelle et totale que possible, car plus le niveau de culture de l'homme augmente, plus il est à même de jouir ».
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- « De même, le capital se développe irrésistiblement au-delà des barrières nationales et des préjugés, il ruine la divinisation de la nature en même temps que les coutumes ancestrales : il détruit la satisfaction de soi, cantonnée dans des limites étroites et basée sur un mode de vie et de reproduction traditionnel. Il abat tout cela, et il est lui-même en révolution constante, brisant toutes les entraves au développement des forces productives, à l'élargissement des besoins, à la diversité de la production, à l'exploitation et à l'échange de toutes les forces naturelles et spirituelles.
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- Le capital ressent toute limite comme une entrave, et la surmonte idéalement, mais il ne l'a pas pour autant surmontée en réalité : comme chacune de ces limites est en opposition avec la démesure inhérente au capital, sa production se meut dans des contradictions constamment surmontées, mais tout aussi constamment recréées ».
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- Source : K. Marx, Grundrisse, t. II, Éditions Anthropos, 10/18, 1968 : 214-215.
[1] Cette notion m'a été proposée par Yvan Simonis que je tiens à remercier pour les longues discussions que nous avons eues sur différents thèmes de cet essai. Je tiens de plus à souligner que cet article ne devait pas à l'origine traiter de la guerre israélo-palestino-libanaise. Or, le fait que cette guerre a produit des effets très forts tant en Israël, en Occident que dans le monde arabe a réorienté ma réflexion et ma présentation sans toutefois altérer mon argumentation initiale sur la militarisation des rapports de production en Israël. À beaucoup d'égards, cet événement est venu confirmer ma conviction qu'une sociologie des militaires en appareil s'impose si l'on veut dépasser la rhétorique (Granotier 1982) et les impasses théoriques d'un discours moralisateur (Finkielkraut 1983). Cet essai propose des jalons théoriques et empiriques en l'absence d'une étude systématique sur la structure du pouvoir militaire en Israël.
[2] Ainsi que l'a déclaré l'un des principaux architectes de cette guerre, le chef d'état-major R. Eitan : « (elle vise) ... à transformer les conditions en notre faveur dans la bataille pour Eretz-lsraël ... et à affaiblir l'opposition des palestiniens à notre présence en Eretz-lsraël » (Jérusalem Post International 11-17 juillet 1982). Eretz-lsraël désigne la terre d'Israël y inclus l'espace de la Cisjordanie défini par les idéologues néo-biblistes comme étant la Judée et la Samarie.
[3] La zone des 40 kilomètres annoncée comme étant l'objectif de l'opération « Paix en Galilée » et qui permît de rallier sous la logique de la raison d'État l'opposition travailliste durant les premiers jours de la guerre.
[4] Notamment par O. Yinon (1982) qui décrit de manière quelque peu loufoque la stratégie que doit adopter Israël dans les années 80 : elle consisterait dans la balkanisation ethnico-confessionnelie de tous les États-arabes du Moyen-Orient, dans l'occupation du Sinaï en tant que réserve stratégique, économique et énergétique à long terme, pourvu « que l'Égypte fournisse un prétexte à Israël » (79), dans la liquidation du régime jordanien et le transfert du pouvoir à la majorité palestinienne... Il ajoute enfin que de tels objectifs ne pourront se réaliser que si « l'État d'Israël (opère) une mutation radicale de son régime politique et économique ainsi que de sa politique extérieure » (78).
[5] La notion de sous-formation impériale est empruntée à A. Joxe (1979) dont la réflexion sur la question militaire m'est apparue novatrice et importante et a influencé certains aspects que je traite dans cet essai.
[6] En dépit du fait que cette guerre a été sans aucun doute l'une des plus débattues en Israël et celle qui a brisé je « consensus national », le premier ministre israélien s'oblige en décrétant que « les forces de défense d'Israël ont été une nouvelle fois obligées de faire la guerre » (souligné par nous, message aux communautés juives de la diaspora à l'occasion du 35e anniversaire de l'État d'Israël, 17-04-1983). C'est ainsi passer outre au jugement de centaines de militaires israéliens qui ont refusé de se voir décerner des médailles pour une guerre qu'ils jugent être non indispensable (Le Monde, 7 avril 1983, Haaretz 7 avril 1983).
[7] Il s'agit en effet non seulement de la dénégation du droit à l'autodétermination du peuple palestinien mais aussi du refus de lui reconnaître le statut d'une armée d'où la désignation péjorative de « bande de terroristes ».
[8] La politisation des militaires en appareil est des plus explicites chez le chef d'état major R. Eitan, qui, deux jours avant sa mise à la retraite, le 19 avril 1983, déclara à la télévision israélienne qu'« il est impossible de défendre Eretz-lsraël (le pays d'Israël) sans la Judée et la Samarie (Cisjordanie), et Israël ne pourra tenir cette région sans y mettre en place un réseau serré d'implantations » (Le Monde 22-04-1983).
[9] À l'exception des druzes et des circassiens qui sont sujets à la conscription mais qui sont enrôlés toutefois dans des unités spéciales et des bédouins arabo-palestiniens qui peuvent se porter volontaires.
[10] Ce phénomène n'est pas inhérent à Israël. Il est caractéristique des États semi-périphériques où souvent une alliance de classes réfléchit son unité tendancielle par une politique d'exclusion des autochtones ou d'immigrants « parias ». Ce fut le cas aux États-Unis où les Noirs et les Indiens ont été exclus durant de longues périodes de la citoyenneté et du service dans l'armée. Ce fut également le cas, en Grande-Bretagne où les Irlandais, les Écossais et les Gallois subirent le même sort (Hechter 1975).
[11] Ainsi le serment d'allégeance et de loyauté de l'armée et au peuple d'Israël se réalisait jusqu'en 1967 à Massada qui constitue le dernier rempart social et militaire des nationalistes pendant la période romaine.
[12] La seule menace sérieuse eut lieu durant la guerre de Suez en 1956. Eisenhower força Ben Gourion à rétrocéder le Sinaï à l'Égypte en invoquant la possibilité de couper l'aide américaine (50,9 millions de $) mais aussi les contributions financières des juifs américains (L.Y. Laufer, Jerusalem Ppst International, 6-12 mars 1983).
[13] La sécurité courante au sein de l'espace contrôlé et le maintien des lignes frontalières ont entraîné non seulement l'augmentation de la période annuelle de mobilisation de tous les citoyens âgés de 18 à 55 ans (période pouvant atteindre dans certains cas 90 jours). soit 30% de la maind'œuvre active mais également l'enrôlement de 169 000 personnes dans la police et les agences privées de sécurité (M. Eter, Jerusalem Post, 15-04-1976).
[14] Données calculées à partir de : U.S. Overseas Loans and Grants and Assistance from International Organizations, in The Washington Report on Middle East Affairs, November 29, 1982 : 5.
[15] La position du gouvernement israélien prône une division des tâches précise entre américains et israéliens sur le marché mondial des armements. Y. Meridor, ministre sans portefeuille, l'a clairement précisé en soulignant que « nous allons demander, au gouvernement américain, de ne pas nous concurrencer dans la vente d'armes. Nous sommes très forts dans cette production, pas autant que les États-Unis, mais pour le Tiers-Monde et même pour l'Europe, nous nous renforçons. Nous allons donc leur dire, ne nous concurrencez pas à Taïwan, en Afrique du Sud, dans les Caraïbes ou dans tout autre pays où nous ne pouvez le faire directement... Laissez-nous le faire. J'utilise même l'expression « vous vendez les munitions et l'équipement par un intermédiaire, votre intermédiaire » (Financial Times, 15-08-81, cité dans Howard 1983 : 22, traduction libre de l'anglais).
[16] Voir à ce sujet également l'article fort intéressant d'A. Kapeliouk : « Israël : un pays possédé par son armée », Le Monde diplomatique, avril 1982 : 22.
[17] Le général Herzog, premier gouverneur de la Judée-Samarie vient d'être nommé président de l'État d'Israël, Le Devoir, 23-03-83.
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