Introduction
Mikhaël ELBAZ
- Le caractère de notre époque est l'ambiguïté et l'indétermination. Elle ne peut s'appuyer que sur des bases en glissement, sans perdre conscience que tout glisse là où des générations antérieures croyaient voir des assises solides.
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H. v. Hofmannsthal (1906), dans Le Rider, 1990 : 32.
- And I'm neither left nor right I'm just staying home tonight getting lost in that hopeless little screen.
- L. Cohen, « Democracy »
Le thème de ce colloque évoque l’esprit du temps, un temps fait d'incertitudes devant le devenir-monde de la modernité, la quête de l'authenticité et les tentatives de restauration de l'identité, individuelle ou collective, ici comme ailleurs. L'idée de ce colloque nous fut suggérée alors par le doyen de la Faculté des sciences sociales, monsieur Jean-Paul Montminy, qui souhaitait que nous rebattions les cartes sur le projet moderne au Québec et ses conséquences tant sur l'organisation culturelle et sociale, la structuration d'un espace national et démocratique que sur la construction d'une identité posttraditionnelle.
[6] Les organisateurs avaient la difficile tâche de sérier quelques axes de réflexion, sachant que ceux qu'ils proposaient ne pouvaient être que des fragments d'une discussion en cours. Les interrogations que nous avons soumises aux auteurs et que je commenterai ici autrement pouvaient sembler hâtives ou provocatrices, tant il est évident que le cours de la modernité au Québec n'est pas réductible aux trajets discontinus de la modernisation économique, culturelle et politique. Il n'est pas moins nécessaire de noter que les reformulations de la tradition, les réactions anti-modernes et les logiques modernistes ont été coprésentes dans cette histoire tendue entre la mémoire et le présent, le rapport à soi et à d'autres significatifs, entre les efforts constants de redéfinir la communauté imaginée et de l’'arrimer aux espaces économiques de l'Amérique du Nord. Certes, ajoutions-nous, le spectre de la postmodernité [1], hante l'histoire-actualité, provoque un déplacement des références et des ambivalences nourricières. Nous vous invitions à relire et à réinterpréter la modernité au Québec pour mieux nous situer comme communauté de savoir devant ses limites, mais aussi face à la poursuite des idéaux d'émancipation libérés du trop plein de la pensée fondationnelle. On dira également que la modernité et l'identité semblent inséparables dans cette relecture de la genèse de la société québécoise, même si on concédera que ces notions sont surchargées et raturées par les mutations que nous vivons.
On admettra aisément que nous vivons une période confuse, un interrègne dans l'histoire de la modernité dont nous cherchons à interpréter les signes et à saisir les formes. En effet, la fin de la guerre froide, les crises économiques et politiques à l'est de l'Europe, l'essoufflement de l'État-providence dans l'Occident développé, la dissémination mondiale d'artefacts culturels, la réémergence de conflits ethniques, nationaux et religieux, les destructions écologiques et le sous-développement endémique dessinent un état du monde et des lieux qui pourrait être hâtivement perçu comme un chaos qui signe la faillite sinon la fin de la modernité (Vattimo, 1992).
Cette période de turbulences que d'aucuns ont désignée de postmodernité, d'un au-delà de la modernité ou de surmodernité peut être symptômalement lue dans quelques retournements, notamment en Amérique du Nord, et dont certains sont l'objet de nos débats. Retournements, ai-je dit, qui vont de l'individualisme héroïque aux réflexions et aux revendications communautaires, de l'allégeance transcendante à la classe, à la nation ou à la citoyenneté vers des identités polycentriques, de l'assimilationniste au pluralisme ethnique et aux politiques de la reconnaissance, du phallocentrisme aux déconstructions féministes, de l'industrialisme conquérant à la flexibilité de la régulation dans le postfordisme, de la rationalisation instrumentale de la vie au culte de l'invention de soi (Borgman, 1992).
Ces mutations multiorientées se sont traduites par la perte des repères et la déstructuration des grands récits la Science, le Progrès, le Salut individuel par l'Action qui ont pu naguère faire sens et fonder l'intégration des acteurs malgré les crises successives de la modernité. Elles dénotent aussi quelque [7] ironie sur la capacité des sociétés de produire une connaissance scientifique d'elles-mêmes et accentuent la délégitimation des intellectuels au profit des experts et de ceux qui ont des opinions (Bauman, 1987, 1992). Les spécialistes des sciences sociales, longtemps analystes de l'ordre et du désordre, de la rationalisation et du désenchantement de notre monde, ont perdu leur aura de lecteurs et d'auteurs ayant des réponses autorisées sur les formes des socialités émergentes. Tel semble parfois être le constat désabusé de maintes critiques alors que nous assistons aussi à des fluctuations de frontières entre disciplines, à la naissance de courants tels que les Cultural Studies ou les études féministes ainsi qu'à des réflexions transdisciplinaires sur les nouvelles articulations entre le capital international, la nation et la démocratie, l'espace urbain et les formes locales de diversité culturelle, les résistances et les exclusions (notamment Featherstone, 1990, Grossberg et al., 1992, Lash, 1991).
Je vais me limiter à évoquer les conséquences de ces procès de transnationalisation du capital, de populations et d'images sur l'urbain, la nation et l'identité. Ce sont autant d'enjeux que je perçois comme une autre manière d'entrer dans les sous-thèmes de ce livre.
Le système urbain d'abord, parce qu'il s'agit d'un espace de lieux et de non-lieux où les icônes de la culture postmoderne ont été érigés dans l'architecture et dans les arts, où les tensions entre gouvernements locaux et l'État central se creusent et où s'expriment de manière plus radicale les clivages entre acteurs, selon leur appartenance de classe, de genre et d'ethnicité. La narration urbaine combine des effets de la logique culturelle du capitalisme, comme l'ont montré chacun à sa manière Fredric Jameson (1991) et David Harvey (1989). Elle demeure un texte ouvert à l'interprétation tant il est vrai qu'on peut discerner dans la ville comment des individus et des communautés bricolent et aménagent la vie quotidienne, forgent des identités et simulent des appartenances, tentent de conjurer les peurs et les terreurs devant l'épidémie, l'insécurité et les exclusions, pratiquent l'innovation culturelle sinon la commémoration d'un temps qu'ils ne vénèrent plus. Les villes éclatées et pluriculturelles, dont Los Angeles est peut-être la figure extrême, sont des champs ouverts et baroques où naissent des mouvements sociaux, mais où l'on peut aussi mieux déchiffrer les déconnexions entre l'espace économique, politique et culturel et le divorce entre le système et les acteurs dont parle Alain Touraine (1992), la montée des solitudes et des surenchères identitaires.
Nous ne devons, toutefois, surestimer la gravité de ce que nous vivons ou de ce qui vient. La peur du futur que condense l'espace-temps urbain rejoue celle d'autres époques, d'autres fins de siècle, comme à Vienne, ou encore, la fin du premier millénaire où, selon Umberto Eco (1987), la culture occidentale était face à la crainte de l'éclatement du corps social à cause de la destruction de l'habitat, du développement de quartiers de minoritaires, de l'irruption des légions du diable venant de l'est de l'Europe et celle des épidémies qui menaçaient de destruction l'humanité.
[8] Autre enjeu de nos discussions, la nation et le nationalisme ont fait couler beaucoup d'encre et de sang, mais ne peuvent être relégués à des vestiges de la modernité avancée. Nous assistons, au contraire, à un double processus. D'une part, les migrations de populations et la formation de diasporas induites par la mondialisation économique et médiatique ont forcé les États-nations à reconnaître que leurs frontières sont poreuses et que leur homogénéité imaginée devient en fait une hétérogénéité pluriculturelle dont les effets sur les mythes fondateurs, les formes de l'État et de la démocratie demeurent indécidables. D'autre part, la taille des États-nations fluctue, des marchés étendus se forment alors que la nationalisation d'espaces régionaux se poursuit (Appadurai, 1990). Ce processus nous interpelle directement, oserai-je dire : quelles sont les conséquences de l'ethnicisation de la culture et de l'espace public sur l'État-nation moderne ? Est-ce que les régionalismes et les néo-nationalismes sont la forme d'existence des particularités de l'avenir ? Quelles articulations peut-on imaginer entre les citoyennetés supranationales et les identités nationales ? Comment repenser le rapport entre nationalité, citoyenneté et civilité ? L'État, substitut monotheiste [2] peut-il rester un lieu vide avec l'affirmation des singularités et les communautés ?
Ces questions en appellent d'autres. Nous sommes ici sur le terrain des croyances et des appartenances, sur le terrain de la religion civile qui peut allier dans une synergie féconde ou dramatique la tradition et la modernité et dont Herder a été le théoricien et l'annonciateur (Berlin, 1992). Je ne peux en dire plus ici. Charles Taylor aborde de manière plus raffinée certaines de ces interrogations dans ce livre en explicitant si bien les principes de la reconnaissance et du nationalisme libéral, les intersections multiculturelles et le bien commun (Taylor, 1994).
Cet ouvrage traite aussi d'identité. Il n'y a pas lieu d'improviser des réponses, mais plutôt de se limiter à dire que l'identité se construit grâce à des identifications et des liens, des distinctions et des ressemblances, un dedans et un dehors, la durée et le changement, un besoin d'authenticité et de reconnaissance. L’identité peut être saisie comme une fiction persuasive et une opération narrative plutôt qu'une condition objective ou primordiale. Elle peut aussi être conçue comme une construction culturelle, réinterprétée sinon réinventée à chaque génération et par chaque individu, comme le soutient l'anthropologue Michael Fischer (1986). Par contre, les politiques de l'identité et de la différence sont inséparables de l'individualisme possessif et personnalisé et de la captation par l'État des demandes de droit dans les sociétés contemporaines. L’intérêt pour les politiques de l'identité peut être éclairé par l'expérience de ces passeurs de frontières que sont les immigrants, sollicités par le lien et l'écart, la mémoire et l'oubli. Les thèmes si chers à Simmel, Park, Stonequist du marginal et de l'étranger retrouvent leur actualité non seulement dans les marges, mais au centre de notre culture où nous sommes appelés à être dans un entre-deux quasi permanent (Clifford, 1992). Toutefois, l'identité et les identifications [9] peuvent dériver et accentuer la radicalité d'une altérité et des clôtures qu'elle promeut. La fragilisation des médiations institutionnelles et la recherche éperdue du sens perdu peuvent créer de la désolation, comme le rappelait Hannah Arendt, et entraîner les individus et les collectivités vers des idéologies de réenchantement du monde, fussent-elles intégrales sinon intégristes. Mais on peut tout aussi bien imaginer que l'individu postmoderne est plus libre et plus autonome, assume des choix malgré les risques qu'il encoure comme sujet et expérimente quotidiennement la transaction identitaire. Les options demeurent ouvertes pour réfléchir sur cette série indéfinie d'identités, de différences et de différends.
Au terme de ce bref parcours de quelques enjeux, il y a lieu de se demander quels sont les horizons de la modernité pour le temps qui vient. Faut-il raviver quelque principe espérance autour du projet d'émancipation ou plutôt se résigner au nihilisme joyeux de la dissolution du social ? Comment interpréter le silence énigmatique qui pèse sur le marxisme dont la critique de l'arraisonnement de la planète par le capital est aujourd'hui abandonnée sans ménagements (Derrida, 1993) ?
Ces questions sont traversées par le scepticisme de cette fin de siècle devant la défaite de l'historicisme et du progressisme, le triomphe des lois du marché et des identités. Mais ces doutes qui peuvent se traduire en réactions anti-modernes ou postmodernes ont pour horizon la modernité, insuffisante à l'échelle du monde, ambivalente et incertaine dans les sociétés occidentales. C'est dans ce contexte de réécriture de la modernité où la diversité des points de vue peut être entendue que nous prenons conscience des limites du réalisme conquérant, de l'universalisme abstrait et de l'individualisme héroïque. Que cette conscience de l'inadéquation des récits et des pratiques de la haute modernité puisse être diagnostiquée comme la postmodernité est une option ouverte à la discussion. On reconnaîtra, cependant, que la postmodernité ou la modernité avancée ne signifie pas nécessairement la fin de l'histoire, une désertion du politique ou un repli nostalgique vers le passé. Elle peut évoquer aussi une modernité plus modeste délivrée des religions de salut terrestre, de l'universalisme de la loi surplombante, ouverte à la fois aux expérimentations transculturelles, à la liberté, au dialogue et à la solidarité. L’ascèse qui nous incombe, c'est moins de classifier les identités, d'hypostasier la différence ou encore de méconnaître sa signification que de s'ouvrir à la part de l'autre en soi, d'écouter la quête de dignité et de justice des exclus de la modernité et d'imaginer d'autres célébrations que celles de la raison ultra-managériale qui nous gouverne, comme dirait Pierre Legendre. La modernité est au fond une construction culturelle parmi d'autres dans l'histoire des humains et exige peut-être bien que nous poursuivions le travail critique de déchiffrement symbolique de notre contemporanéité.
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RÉFÉRENCES
Appadurai, A. (1990), « Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy » : 295-310, dans M. Featherstone (éd.), Global Culture, Newbury Park : Sage.
Berlin, I. (1992), Le bois tordu de l'humanité, Paris : Albin Michel.
Bauman, Z. (1987), Legislators and Interpretors : On Modernity, Postmodernity and Intellectuals, Cambridge : Polity Press.
Bauman, Z. (1992), Intimations of Postmodernity, New York : Routledge.
Borgman, A. (1992), Crossing the Postmodern Divide, Chicago : The University of Chicago Press.
Clifford, J. (1992), « Travelling Cultures » : 96-112, dans Grossberg et al. (éd.), Cultural Studies, New York : Routledge.
Derrida, J. (1993), Spectres de Marx, Paris : Galilée.
Eco, U. (1987), Travels in Hyperreality, Londres : Picador.
Featherstone, M. (éd.) (1990), Global Culture. Nationalism, Globalization and Modernity, Newbury Park : Sage.
Fischer, M. (1986), « Ethnicity and the Postmodern Arts of Memory » : 184-233, dans J. Clifford et G.E. Marcus (éd.), Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography, Berkley : University of California Press.
Grossberg, L. et al. (1992), Cultural Studies, New York : Routledge.
Harvey, D. (1989), The Condition of Postmodernity, New York : Basil Blackwell.
Jameson, F. (1991), Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham : Duke University Press.
Lash, S. (1991), Sociology of Postmodernism, New York : Routledge.
Legendre, P. (1986), Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris : Éditions de Minuit.
Le Rider, J. (1990), Modernité viennoise et crises de l'identité, Paris : Presses Universitaires de France.
Lyotard, J.F. (1979), La condition postmoderne, Paris : Éditions de Minuit.
Taylor, C. (1994), Multiculturalisme, Paris : Aubier.
Touraine, A. (1992), Critique de la modernité, Paris : Fayard.
Vattimo, G. (1992), The End of Modernity, Cambridge : Polity Press.
[1] Il est bon de rappeler que le livre de Lyotard (1979) sur la condition postmoderne, aujourd'hui détour obligé pour réfléchir sur la crise des idéaux et des idéologies de la modernité, a d'abord été présenté comme rapport sur le savoir dans les sociétés postindustrielles au gouvernement du Québec, à sa demande. On peut y déceler le hasard ou, au contraire, l'écartèlement propre à une société qui tente d'infléchir le cours de l'histoire et qui cherche, grâce à l'expertise, à maîtriser l'indétermination et la grande transformation.
[2] Expression empruntée à Legendre (1986).
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