[301]
Maurice Duverger (1917-)
juriste, politologue et professeur de droit français,
spécialiste du droit constitutionnel.
“Le choix des gouvernants.” [1]
Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 8 : “L’organisation politique”, pp. 301-306. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.
De très nombreux procédés peuvent être employés pour désigner les gouvernants d'un État - hérédité, élection, cooptation, tirage au sort, conquête, etc. On peut les grouper en deux catégories. 1° ceux qui aboutissent à confier le choix des gouvernants aux gouvernés eux-mêmes ; on les appelle d'ordinaire procédés démocratiques ; 2° ceux qui font au contraire échapper le choix des gouvernants à toute action des gouvernés ; nous les nommerons procédés autocratiques.
Les premiers correspondent d'une façon générale à la doctrine libérale, car ils affaiblissent l'autorité des gouvernants ; les seconds correspondent au contraire à la doctrine autoritaire. Entre les deux, on trouve d'ailleurs des procédés mixtes, intermédiaires.
Les régimes autocratiques ont pour caractère commun de faire échapper le choix des gouvernants à toute action des gouvernés : le gouvernement se recrute en quelque sorte "de lui-même" : d'où le terme d'autocratie.
Disparu de presque toutes les nations du monde, aujourd'hui (sauf les pays sociologiquement arriérés, et les dictatures contemporaines), le système s'est étendu pendant des siècles sur la plus grande partie de la terre, en revêtant d'ailleurs des formes diverses : conquête, hérédité, cooptation, tirage au sort, etc.
1° La conquête du pouvoir fut sans doute le premier procédé de choix des gouvernants : "le premier qui fut Roi fut un soldat heureux". Elle peut se faire selon des modalités variées. On distinguera par exemple : 1- la révolution, qui utilise la force populaire ; 2- le coup d'État, qui emploie la force du gouvernement précédent pour le détruire et, le remplacer ; 3- le "pronunciamiento", variété particulière du coup d'État à l'usage des militaires. La plupart du temps, les différents procédés se combinent.
[302]
Au point de vue juridique, la conquête apparaît comme un pur fait. Elle n'est pas un moyen juridique de nomination des gouvernants ; elle constitue, au contraire, une violation du droit. Mais, de cette violation du droit nait un droit nouveau : les gouvernants issus de la conquête s'efforcent de légitimer leur pouvoir, soit en se faisant confirmer leurs titres par d'autres procédés d'investiture (hérédité par exemple), soit en faisant oublier leur origine par les services rendus.
2° L'hérédité reste la forme la plus répandue du gouvernement autocratique. Généralement, elle s'applique à un homme (monarchie héréditaire) ; on a cependant vu des assemblées héréditaires.
Au point de vue politique, l'hérédité présente des avantages certains, sur lesquels les écrivains monarchistes modernes ont longuement insisté : très grande stabilité du régime, facilité de la succession, possibilité de préparer les gouvernants à leur métier par une éducation appropriée, confusion entre l'intérêt de la Nation et l'intérêt particulier d'une famille, qui donne au roi un avantage personnel à se préoccuper de la grandeur de son royaume. Cependant, des défauts graves ne peuvent être passés sous silence : le danger des minorités et des régences d'abord ; la possibilité de voir échoir le gouvernement entre les mains d'un incapable ou d'un malade ensuite ; l'isolement des gouvernants, enfin, qui forment une caste sans contact avec les gouvernés.
Historiquement, l'hérédité s'instaure le plus souvent à la suite de la conquête, le conquérant transmettant ses pouvoirs à son fils (Pépin le Bref). Parfois, elle est issue d'une déformation de la cooptation, ou même de l'élection.
3° La cooptation consiste dans la désignation du gouvernant futur par le gouvernant en fonction, dans la désignation du successeur par le prédécesseur. Comme l'hérédité, elle peut s'appliquer à un individu ou à une assemblée.
L'Empire romain fournit le meilleur exemple de cooptation, surtout au siècle des Antonins. A l'époque moderne, le Consulat et les dictatures contemporaines ont tenté de ressusciter le système, sans grand succès.
Politiquement, il présente certains avantages par rapport à l'hérédité : il élimine les héritiers incapables et les régences. Mais il entraîne des inconvénients très graves, en ouvrant des compétitions entre les successeurs possibles, aussi bien du vivant du monarque qu'après sa mort. La cooptation fait fleurir les révolutions de palais - toute l'histoire de l'Empire romain l'atteste.
4° Le tirage au sort n'a été utilisé que dans certaines cités antiques pour la désignation des magistrats. Il se survit aujourd'hui dans quelques rares hypothèses, en matière administrative ou judiciaire - pour les jurés notamment.
[303]
5° Signalons encore la nomination par un autre gouvernant, quoique ce procédé n'ait rien de spécifiquement autocratique. Il a en effet, un caractère dérivé : tout dépend de la qualité du gouvernant qui nomme : si celui-ci est issu de l'élection, la nomination prend un caractère démocratique ; sinon, elle est vraiment autocratique.
Mais, en fait, il y a atténuation du caractère démocratique même dans la première hypothèse, car c'est seulement de façon dérivée que le gouvernant est issu du choix des gouvernés. Le suffrage indirect est toujours moins démocratique que le suffrage direct.
Les gouvernants nommés ont un certain caractère subordonné par rapport à ceux qui les nomment. C'est pourquoi la nomination est un procédé normal pour la désignation des autorités administratives, mais non des autorités gouvernementales proprement dites. Cependant elle est assez employée en pratique (nomination des ministres, par exemple).
Sous toutes ses formes, l'autocratie suppose pour naître et se maintenir, une conception quasi religieuse du pouvoir. Comment justifier, en effet, que certains 4ommes commandent à leurs semblables, sans que ceux-ci soient intervenus dans leur investiture, si l'on ne considère point ces gouvernants comme l'émanation de Dieu, ou des forces magiques qui ont précédé, dans la conscience de l'humanité primitive l'élaboration de l'idée de Dieu, ou des mythes laïques (race, nation, classe, etc.), qui remplacent l'idée de Dieu dans la conscience de l'humanité contemporaine ? Les régimes autocratiques reposent sur l'irrationnel.
Les régimes démocratiques représentent, au contraire, un effort pour établir l'édifice gouvernemental sur des bases rationnelles.
Historiquement, ils sont nés dans les cités grecques et les groupes sociaux du même type, où ils ont pris la forme de la démocratie dite directe, dont nous avons déjà parlé. Le pouvoir appartenait à l'Assemblée générale des citoyens, qui prenait elle-même toutes les décisions importantes, et désignait les "magistrats", chargés de les faire appliquer et de gouverner dans l'intervalle des sessions. Le système ne peut évidemment fonctionner que dans des pays minuscules où le peuple entier peut être facilement réuni, et les questions à traiter assez simples pour qu'il puisse les discuter lui-même. Même là, il est toujours sujet à des déformations qui en altèrent profondément la physionomie : comme Aristote l'observait à Athènes, des clans se forment au sein de l'Assemblée populaire ; quelques hommes se groupent autour d'un meneur, et la masse entérine docilement leurs propositions. En tout état de cause, d'ailleurs, on n'oubliera point que les prétendues démocraties antiques n'avaient de démocraties que le nom. Car les hommes libres seuls siégeaient à l'Assemblée, non les esclaves qui n'avaient pas plus de droits politiques que de droits civils. Dans l’Athènes du [304] Ve siècle, on estime que, sur un total de 400,000 habitants, 40,000 avaient le droit de siéger à l'Assemblée, et 3 à 4,000 environ participaient effectivement à ses travaux dans tes réunions les plus nombreuses.
Au XVIIIe siècle, la Révolution américaine, puis la Révolution française, prolongeant l'effort de la tradition britannique, ont fait naître une forme nouvelle de démocratie qui lui permettait de s'appliquer aux grands pays. Puisque tous les citoyens ne peuvent par eux-mêmes participer au gouvernement ils désigneront parmi eux des représentants, qui siègeront seuls à l'Assemblée nationale : d'où le nom de démocratie représentative. Le régime démocratique se définit donc désormais par l'élection des gouvernants par les gouvernés. Les systèmes électoraux peuvent varier, de même que le nombre et la structure des Assemblées élues et que leurs rapports avec l'exécutif : dès qu'il y a des élections libres et sincères, il y a démocratie. Sous cette forme, le régime démocratique a conquis peu à peu presque tous les pays civilisés jusqu'à la victoire des Alliés en 1918, qui lui conféra son suprême épanouissement.
Depuis son apparition, le système de la démocratie représentative a supporté deux transformations essentielles : l'adoption du suffrage universel et l'apparition de partis politiques organisés. Pendant longtemps, la démocratie ne fut que partielle : les gouvernants étaient élus par une fraction seulement des gouvernés, généralement les plus riches (suffrage censitaire). Progressivement, le corps électoral s'élargit, sous la pression des principes démocratiques eux-mêmes. Dès 1848, la France supprimait toute condition de fortune ou de capacité pour l'attribution du droit de vote, mais non pas la condition de sexe. C'est seulement au XXe siècle que l'établissement du vote des femmes dans la plupart des pays a rendu le suffrage véritablement universel. Encore, dans presque toutes les nations coloniales, des conditions de race continuent-elles à restreindre l'électorat dans les territoires d'outre-mer.
Si la démocratie a toujours connu la lutte des factions, l'opposition des tendances, la rivalité des clans, l'existence de partis politiques organisés, tels qu'ils fonctionnent aujourd'hui dans le monde est un phénomène relativement récent. Même dans les pays anglo-saxons, qui furent les initiateurs du système, celui-ci ne s'est réellement manifesté qu'au milieu du XIXe siècle. Encadrant les gouvernés et les candidats proposés à leur suffrage, coagulant autour de quelques puissantes idées fondamentales une poussière de pensées individuelles, variables et multiples, qui devenaient ainsi une "opinion publique", les partis politiques ont puissamment contribué au développement de la démocratie, en lui donnant une organisation de base. Mais l'hypertrophie de leur rôle, qui semble caractériser leur évolution la plus récente, menace par une sorte de choc en retour l'intégrité du régime représentatif : lorsque les Comités directeurs des partis tendent à se substituer aux gouvernants élus, ou lorsque le choix même des gouvernants est transféré des électeurs aux partis (par le système de la représentation proportionnelle avec listes bloquées), les principes démocratiques sont violés.
[305]
Les régimes mixtes. - Le passage de l'autocratie à la démocratie s'est rarement effectué d'un seul coup. La plupart du temps, des formes gouvernementales de transition ont apparu, où certains caractères démocratiques nouveaux se superposaient à d'anciens caractères autocratiques : tels furent les régimes mixtes.
Un gouvernement est dit mixte lorsque ses membres sont choisis par des méthodes intermédiaires entre celles de la démocratie et celles de l'autocratie. L'élection n'est pas complètement écartée, mais elle n'y joue point cependant un rôle exclusif. Selon la façon dont se combinent les éléments démocratiques et autocratiques, on peut distinguer : les régimes mixtes par juxtaposition, les régimes mixtes par combinaison, les régimes mixtes par fusion.
Dans les régimes mixtes par juxtaposition on trouve côte à côte deux organes gouvernementaux, l'un de caractère autocratique, l'autre de caractère démocratique. Plusieurs variétés sont à distinguer :
- 1.- Juxtaposition d'une Assemblée démocratique et d'un monarque autocratique : Parlement élu à côté d'un roi héréditaire ou d'un dictateur, par exemple ;
- 2.- Juxtaposition, à l'intérieur d'un Parlement, de deux Assemblées, l'une élue, l'autre désignée par un procédé autocratique (hérédité, cooptation, nomination). Ainsi, en Angleterre, la Chambre des Communes, élue, est en face de la Chambre des Lords héréditaire.
- 3.- Juxtaposition d'éléments démocratiques et d'éléments autocratiques à l'intérieur d'une même Assemblée. Le Sénat de 1875 fournit un exemple de ce type assez rare : à côté de deux cent vingt-cinq sénateurs élus, on y trouvait en effet soixante-quinze sénateurs "inamovibles" se recrutant par cooptation.
Dans les régimes mixtes par combinaison, un même organe gouvernemental est désigné par un procédé complexe, qui tient à la fois de la démocratie et de l'autocratie.
Tel est, par exemple, le "suffrage de ratification" : un gouvernant est choisi par un procédé autocratique quelconque (conquête, nomination, cooptation, hérédité) ; mais il ne peut être investi de sa fonction gouvernementale qu'après un vote populaire, qui vient ratifier le choix antérieurement fait : il s'agit d'un plébiscite et non d'une élection proprement dite.
Dans le "suffrage de présentation" le vote des électeurs intervient pour proposer des candidats, entre lesquels choisit un organe non issu de l'élection. Le procédé constitue, en quelque sorte, l'inverse du précédent. L'exemple le plus typique à cet égard, est celui des "listes de confiance" de la Constitution française de l'an VIII. A la base par suffrage universel, les électeurs choisissaient [306] un dixième d'entre eux pour former les listes communales ; les membres des listes communales désignaient eux-mêmes un dixième d'entre eux pour constituer les listes départementales ; de la même façon, les membres des listes départementales dressaient une liste nationale. Dans ces différentes listes, le Sénat - issu de la cooptation - choisissait les autorités locales et les députés au Corps législatif et au Tribunat. Théoriquement, le système reposait sur la célèbre formule de Sieyès : "La confiance vient d'en bas, mais le pouvoir vient d'en haut". Pratiquement, ce fut un moyen très apprécié de Bonaparte pour annihiler le suffrage universel, tout en affectant de lui rendre hommage.
Dans le cas précédent, l'acte de nomination des gouvernants se décompose en deux phases, dont l'une est autocratique et l'autre démocratique. Au contraire dans un dernier type de gouvernement mixte, il y a fusion complète des éléments autocratique et démocratique. L'acte de nomination est indécomposable ; mais il ne peut être considéré ni comme purement démocratique, ni comme purement autocratique.
Ainsi se caractérise un mode de nomination des gouvernants, qu'on pourrait appeler oligarchique. Il consiste à faire choisit les gouvernants par un petit nombre de gouvernés. D'une part, le procédé se rapproche de la démocratie, puisque les gouvernants sont choisis par les gouvernés ; d'autre part, il s'en éloigne, pour tendre à l'autocratie, puisque peu de gouvernés bénéficient du pouvoir électoral. Le procédé est donc mixte, les caractères autocratique et démocratique étant fusionnés en lui d'une façon indissoluble.
Cette dernière forme de gouvernement mixte se retrouve dans presque tous les pays, comme régime de transition entre l'autocratie et la démocratie. Il est très rare qu'on passe de l'absence complète d'élections au suffrage universel. Généralement, le droit de vote n'est d'abord conféré qu'à un tout petit nombre de privilégiés et progressivement élargi ensuite, jusqu'à finir par être attribué à tous les citoyens. Ainsi, l'autocratie cède d'abord la place à une oligarchie fermée, qui s'ouvre peu à peu jusqu'à devenir démocratie. La plupart du temps, cet usage du suffrage restreint se combine avec le maintien d'un monarque héréditaire et d'une seconde Assemblée autocratique, de sorte que le régime est un gouvernement mixte à la fois par "juxtaposition" et par "fusion".
Quant au régime mixte par "combinaison", il sert assez rarement de transition entre l'autocratie et la démocratie, mais plutôt de réaction contre un régime démocratique dont il conserve certaines apparences tout en rejetant sa substance. Comme tel, il mérite d'être rapproché des procédés modernes grâce auxquels certains États paralysent la démocratie en affectant de lui rendre hommage.
[1] Maurice DUVERGER, in Les régimes politiques, Paris, Presses Universitaires de France, (Coll. Que sais-je ? no 289), 1960, p. 11-19.
|