“De quelques obstacles à la prise de conscience
chez les Canadiens français.”
par Fernand Dumont
Cité libre, 19 (janvier 1958) : 22-28.
Pareil sujet ne relève pas purement et simplement de la perspective sociologique ; il réfère à des phénomènes spirituels qui, s'ils ne sont pas étrangers aux préoccupations du savant, transcendent celles-ci pour trouver racine dans ce monde des options qui constitue proprement l'univers spirituel. Prétendre le contraire, ce serait dissimuler nos existences derrière une conscience fabriquée du dehors ; certains historiens ont trop abusé du procédé, chez nous, pour que les sociologues prennent simplement la suite.
- I -
Prendre conscience de soi, c'est la plus profonde des révolutions intellectuelles : puisque c'est cesser de se fondre dans le monde des choses et dans le milieu social. Les psychologues ont décrit, chez l'enfant, cette difficile genèse : l'enfant, d'abord englué dans le monde des objets, s'en dégage progressivement à mesure qu'il conquiert les opérations physiques et les opérations mentales ; l'adolescence est comme l'aboutissement et le sommet de ce processus : le moi qui, aux étapes précédentes, n'a pour ainsi dire qu'affleuré, envahit alors tout le champ de la personne ; et la connaissance de soi devient révolte contre le monde. Prendre conscience de soi, c'est donc cesser de vivre par délégation pour se convertir à soi-même. Mais tout se passe comme si cette conquête de soi était aussi la conquête du monde. Le moi ne se fabrique pas dans la solitude. Vouloir être sans le monde, c'est parvenir au vide de ce moi que Pascal a dit « haïssable » et Rimbaud, « illusoire ». Et nous aboutissons à ce paradoxe : nous ne parvenons à nous-mêmes qu'en prenant nos distances d'avec le monde, mais nous ne sommes profondément nous-mêmes que dans et pour le monde.
C'est dans cette perspective qu'il faut considérer la solidarité de l'homme et de sa culture. Elle n'existe pas seulement au niveau où chacun pense comme tout le monde ; elle est présente encore au coeur même de cet acte spirituel par excellence qu'est la prise de conscience de soi.
On sait comme l'anthropologue et le sociologue définissent la culture : c'est l'outillage mental dont disposent les individus d'une société donnée (un langage qui définit partiellement des concepts, des coutumes, des traditions, etc.). Tout cela constitue l'univers mental que nous recevons en naissant, qui nous guide dans nos conduites et dans nos pensées et que l'on retrouve au coeur même de la méditation la plus solitaire. La culture du collège ou celle des livres, celle qui fabrique les « personnes cultivées » n'est que le moyen (souvent contestable) d'assumer cet univers mental constitué dans la société.
La prise de conscience, la connaissance de soi est solidaire de cette culture. Elle s'effectue en prenant distance vis-à-vis elle, et en l'assumant. On ne peut y échapper par ce que l'on appelle « l'humanisme ». Si celui-ci n'est pas une occupation pour les dimanches pluvieux, une écorce superficielle en marge du grouillement de la vie spirituelle ou encore une façon de faire carrière, il ne peut pas être importé par une sorte de choix abstrait d'éléments puisés aux meilleures sources des littératures étrangères. Vouloir faire l'économie de l'univers mental propre à sa société, ce serait agir spirituellement d'une façon très exactement analogue à ce marquis du XVIle siècle qui, pour sortir des sables mouvants, tirait sa perruque. Cette image va malheureusement plus loin qu'elle en a l'air : car la culture canadienne-française laisse fâcheusement l'impression du sable mouvant ou du marais stagnant. Mais c'est dans et par elle que chacun de nous doit opérer sa conversion à lui-même. Encore une fois, tâcher de s'en tirer purement et simplement par la lecture des livres français ou autres, cela mettrait d'abord de côté la plupart des Canadiens français, ceux qui ne lisent pas ce genre de livres. Cela surtout nous engagerait dans une culture considérée comme un ameublement de l'esprit, dans une culture où jamais je ne pourrais reconnaître vraiment ma conscience, mes angoisses, mon effort pour être homme avec et contre d'autres hommes.
Nous sommes au coeur de notre problème. L'homme se découvre par et pour une culture. Quelle sorte de connaissance de soi, de prise de conscience permet à « l'homme d'ici » la culture qu'on qualifie de canadienne-française ?
- II -
Fidèles à notre méthode, n'allons pas nous jeter tout de suite à corps perdu dans l'analyse sociologique de la culture canadienne-française. Restons au niveau de la conscience de soi qui définit notre sujet. Et posons-nous la question préalable : comment s'effectue la prise de conscience de soi au Canada français ?
Reportons-nous à ce qui en a été pour chacun de nous, le moment décisif : nos adolescences. Nous le savons : la conscience ne se découvre alors que dans un univers mythique. Celui que nous fournissait notre milieu, comme alors nous nous y mouvions à l'aise : pour qui, au Canada français le nationalisme n'a-t-il pas été la première découverte de soi ? Pour qui la prolifération sans frein des rêves adolescents ne s'est-elle pas mêlée inextricablement avec les rêves nationalistes ? Il n'est sans doute pas négligeable de s'être découvert au souvenir de Dollard des Ormeaux plutôt qu'à celui de Vercingétorix, puisqu'il a fallu tant de querelles chez de sérieux adultes pour détruire ce pauvre petit événement historique de rien du tout...
Au Canada français, l'adolescent découvre son présent en se mettant au passé. Cela n'est pas encore tellement grave : un des pôles de la conscience de soi, c'est la réfraction de son être en projet sur un passé qui soit autre chose que son histoire personnelle ; pas de dessein qui n'ait de racine dans l'histoire. Là où le phénomène devient anormal, c'est lorsque le passé nous parvient tellement systématisé qu'il ne nous permet plus qu'une sorte d'option, de projet. Pensons à l'histoire de France : elle n'apparaît pas à un jeune Français comme une épure systématique où chaque événement ne serait qu'un trait nouveau d'un organisme qui s’appellerait la France. Personne (pas même Jacques Bainville) n'a pensé que la Révolution de 1848 ou la Commune de 1871 n'était que la suite bien logique du nationalisme de Jeanne d'Arc ou du gallicanisme de Louis XIV ; en d'autres mots, personne n'a jamais pensé que l'histoire de France n'avait qu'un seul sens. Le passé de la France, pour un jeune Français, n'est pas un système : c'est un foisonnement de valeurs dans lesquelles, qu'il soit disciple de Jaurès ou disciple de Barrès, il retrouvera, devenu homme, les racines multiples de ses propres fidélités. Tous les problèmes sont possibles à partir d'une histoire qui n'est pas systématique, et c'est ce qui permet un âge adulte en santé spirituelle. C'est lorsque, comme c'est la cas ici, le passé n'a qu'un sens, lorsque le passé est un système, que le problème est crucial : non pas parce que, comme le croit M. Michel Brunet, une minorité doit vivre au ralenti, mais dans le sens où, pour être fidèle, on est prisonnier d'une seule définition de l'histoire - celle qui nous a définis tout entiers comme étant une minorité.
Au cours de l'adolescence, le moi s'est découvert dans le nationalisme. L'univers communautaire et la culture qui en est comme la conscience ne permettant pas une diversification des fidélités au passé, l'homme se trouve affronté à un présent systématisé qui ne canalise plus que des options pour ou contre. Au Canada français, on laisse son adolescence de deux façons : en demeurant dans la coque mythique standardisée ou en la brisant brusquement. Or le drame, c'est que si l'adolescence est une chrysalide, la conscience historique, la conscience sociale n'en est pas une : comme j'ai essayé de le montrer, la conscience historique n'est pas à moi, elle est rigoureusement moi. C'est de là que naissent deux formes de conscience malheureuse : la défense de l'univers mythique, et son rejet qui n'est que l'envers de la première. Et toutes nos discussions sur le patriotisme ne sont souvent que l'impossible dialogue de ces deux consciences. Le drame profond, c'est que ces deux types de conscience sont parallèles : on passe de l'un à l'autre en inversant les définitions, mais on ne sort pas d'une position du problème qui est, au fond la même. Les « principes » ne font rien à l'affaire : la philosophie est souvent enseignée ici de la même façon que l'histoire - comme la doctrine d'un parti.
Ces deux types de consciences sont situés trop bas pour être créateurs ; on n'y atteint pas la communication avec l'universel. Péguy a bien marqué qu'« il faut être d'un des partis de l'homme pour être du parti de Dieu » ; mais nos partis de l'homme sont trop abstraits pour être les médiateurs, les générateurs de la valeur. De là nos tentatives illusoires pour parvenir à l'humain. Pour s'universaliser, les nationalistes réclament un humanisme empreint d'une originalité qui a été définie comme un système. Les autres, ceux qui sont sortis de la coque nationaliste, tentent de passer directement à l'humain, sans médiation par la culture, et alors ils se butent à cette solidarité de la conscience et de la culture que j'ai essayé d'éclairer ; et pour tâcher d'être une élite, ils sont les hommes de nulle part. Certains, par le besoin insatiable que l'homme a de se retrouver dans un univers culturel, élargissent spatialement la conscience mythique aux limites du Canada tout entier, nous gratifiant d'un mythe supplémentaire qu'ils appellent la nation canadienne.
Nous avons peut-être reconnu ce qui fait l'essentiel de nos problèmes, cet obstacle fondamental qui se situe à la jointure de la conscience et de la culture. Nous pouvons maintenant aborder la culture canadienne-française pour elle-même et tâcher d'y retrouver quelques racines des problèmes de conscience que nous venons d'indiquer.
- III -
Rappelons la définition sommaire de la culture que nous avons donnée plus haut : l'outillage mental dont disposent les individus d'une société donnée ; et nous avons désigné déjà parmi les éléments qui composent cet ensemble : un langage, des coutumes, des traditions... Notre définition indique que cet univers mental - dont nous avons longuement souligné la nécessité pour les consciences individuelles - ne se maintient pas en l'air comme une noosphère ; s'il possède sa cohérence propre, il s'appuie néanmoins sur une société dont il subit profondément les influences. Un société, c'est-à-dire des institutions mais aussi des groupes en tension les uns avec les autres.
Et voici maintenant notre problème. Nous l'avons déjà vu : le Canada français s'est défini au cours d'un passé qui pèse lourdement sur nous, non pas encore une fois à cause des événements réels qui s'y sont déroulés, mais par suite de l'arrangement systématique qu'en ont fait nos historiens. Le processus de cette définition : voilà un phénomène culturel, celui précisément par lequel la culture se constitue comme totalité. On peut alors se poser la question suivante : quelle part ont eu les divers groupes de la société dans ce processus de définition ? La question, notons-le, est fondamentale : on peut en effet supposer que si la part des groupes est trop inégale dans la définition de la communauté, ces groupes vont se reconnaître très inégalement dans la culture.
Pour répondre à notre question, il n'est pas nécessaire, comme le croient certains usagers impénitents des « lois sociologiques », d'attendre que soit dépouillée la correspondance du juge Sewell ou les papiers personnels de Michel Bibaud. Nous savons que jusqu'à la fin du XIXe siècle, le Canada français a formé ce que les anthropologues et les folkloristes appellent une « société traditionnelle ». Il faut prendre le qualificatif au sens littéral : une société où le lien avec le passé est opéré par de multiples traditions orales. Les paroisses constituent le milieu social de base : autant de paroisses, autant de petites cultures relativement fermées les unes sur les autres. L'horizon des comportements dépasse très rarement ce petit milieu ; la patrie, c'est alors surtout ce paysage immédiat. Outre ces groupes ruraux isolés qui forment la plus grande partie de la population, il y a aussi évidemment les ouvriers des villes : ils ne sont pas susceptibles d'avoir une conscience de groupe (pas plus que notre actuel prolétariat des campagnes). Reste la bourgeoisie : celle des villes, celle des campagnes à qui parvient par les journaux la rumeur des villes. Écartons la bourgeoisie d'affaires alliée aux Anglais et qui ne s'est pas souciée de nationalisme. Il nous reste un résidu : la bourgeoisie des professions libérales. C'est elle qui, par sa situation dans la société, pouvait concevoir une culture d'ensemble à la mesure de tout le milieu canadien-français ; elle seule n'était pas enfermée dans l'horizon d'une culture restreinte comme c'était le cas de l'habitant dans sa paroisse. Elle seule pouvait concevoir des problèmes comme ceux de la liberté constitutionnelle... C'est elle qui a défini du même coup la nation et le nationalisme. Nos historiens n'ont été que ses délégués : ils nous ont donné un passé, une histoire à la mesure de la crise de conscience de cette bourgeoisie de 1840 qui, confrontée avec des problèmes généraux, ne pouvait plus se retrouver dans les traditions parcellaires suffisantes pour les habitants des petites cultures. Notre tradition historiographique ne s'étant pas modifiée, c'est cette définition de nous-mêmes que nous avons héritée.
Mais précisément, la société où nous vivons n'est plus la même. L'« industrialisation » est un mot trop à la mode pour qu'il soit nécessaire d'insister beaucoup. Les ouvriers des villes forment maintenant une classe importante de notre société ; les anciennes petites cultures rurales sont maintenant ouvertes à toute la grande société. L'ouvrier comme le paysan ont maintenant un horizon social à la dimension de l'ensemble de la société canadienne-française. L'image du milieu étant restée inchangée, comment se retrouveraient-ils dans une conscience sociale qui a été fabriquée par et pour un groupe - et au surplus par un groupe qui ne signifie plus rien dans l'actuelle structure de notre société. Beaucoup de nos professionnels, une fraction de nos classes moyennes peuvent bien avoir l'illusion de se reconnaître encore dans cette conscience périmée, y discuter encore du nationalisme, de la survivance, etc. Cet archaïsme ne nous surprend pas si l'on sait par ailleurs que le même groupe se reconnaît dans un baccalauréat qu'il confond avec l'image de l'homme, dans une rhétorique qu'il considère comme un humanisme.
Nous sommes, je crois, à la source de notre problème : la définition de nous-mêmes, qui devrait être aussi celle de cette société dans laquelle nous vivons, n'est pas faite pour nous, elle est un vain héritage, une lumière qui n'éclaire plus nos consciences d'aujourd'hui. Remarquons-le : les principes ne changeront rien à l'affaire. Le patriotisme défini comme la piété envers la patrie, convenait parfaitement à ces petites cultures traditionnelles du XIXe siècle ; à la mesure de la société globale dans laquelle nous vivons, il ne signifie plus rien. On peut proposer des compromis : il faut aimer ceux qui sont plus proches de nous et, par conséquent aimer davantage les Canadiens français que les Canadiens anglais. On parvient ainsi à une géométrisation et à une spatialisation de la conscience qui ne peuvent aboutir qu'à des conclusions aussi curieuses que celles-ci : il faut aimer davantage les gens de Québec que ceux de Montréal et un peu plus ceux de St-Louis-de-Courville que ceux de St-Tite-des-Caps. On s'engage surtout ainsi dans l'utopie : maintenant qu'il existe des classes sociales, pourquoi un ouvrier canadien-français ne se sentirait-il pas plus proche d'un ouvrier américain ou canadien-anglais que de son patron canadien-français ?
Il n'y a plus de patrie, il n'existe maintenant que des nations. Ou si on préfère, la patrie c'est maintenant la nation. Nous savons qu'en ce coin de terre où nous sommes, il existe des similitudes de langue, de moeurs, de souvenirs, qui font que nous sommes différents des habitants de Vancouver ou de l'Ohio. Mais les sociologues ont suffisamment de difficulté à définir la nation pour savoir que ces éléments hétéroclites ne suffisent pas. Ils y ajoutent ce vouloir-vivre collectif, qui est dans nos papiers, une bien pauvre abstraction, mais qui devient une vivante réalité dans des consciences qui se cherchent dans un milieu, dans une culture à faire. La culture est un destin et un choix : elle n'est actuellement ici qu'un pauvre destin, monnayé en « bon parler français » ou en « solidarité canadienne ». Il faut qu'elle redevienne un choix : non plus le choix sans cesse reformulé d'un groupe social du XIXe siècle, mais celui de notre société d'aujourd'hui.
Les tâches qui s'imposent à nous nous apparaissent alors plus clairement. Il faut qu'on nous donne une autre histoire qui ne nous apprenne pas seulement que nos pères ont été vaincus en 1760 et n'ont plus fait ensuite que défendre leur langue ; une histoire qui nous les montre réclamant les libertés politiques en 1775 et en 1837 ; une histoire qui ne masque plus la naissance de notre prolétariat à la fin du XIXe siècle par un chapitre sur les écoles séparées. On dira que c'est accorder trop d'importance aux livres où se raconte le passé ; c'est que seul l'historien peut psychanalyser pour ainsi dire nos consciences malheureuses ; seul il peut fonder, en définitive, nos choix dans des fidélités. Mais il faut aussi que la nation soit maintenant celle de tous. Et pour qu'il en soit ainsi, pour que l'ouvrier aussi bien que l'intellectuel se reconnaissent dans un destin et des choix communs, ce n'est plus à l'Anglais, mais à notre système de classes sociales qu'il faut nous attaquer. Le nationalisme a masqué trop longtemps ici, comme ailleurs, les problèmes posés par l'inégalité sociale pour que, dans ce combat pour une communauté plus profonde, nous ne trouvions pas à la fois des tâches d'hommes et le visage d'une patrie enfin devenue notre contemporaine.
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