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Les enjeux sociaux de la décroissance.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1982.
INTRODUCTION
“Les enjeux sociaux
d’une problématique
de la décroissance.”
Par Jules DUCHASTEL
Université du Québec à Montréal
Département de sociologie
Problématique de la décroissance
ou décroissance problématique
Le texte d’introduction au colloque invite les participants à réfléchir au thème de la décroissance à deux niveaux : d’abord celui d’une problématique de la décroissance en regard du phénomène qu’elle est censée recouvrir, ensuite celui de l’évolution de la pratique sociologique dans le contexte de la décroissance. Il me paraît nécessaire de discuter la notion de décroissance avant même d’en étudier les retombées sur notre pratique. Je m’emploierai donc dans un premier temps à souligner la faible valeur heuristique de cette notion et, à la fois, sa forte valeur idéologique. En d’autres mots, la problématique de la décroissance s’intègre bien à une stratégie de lutte sociale pour la reconfiguration des interventions de l’État. Je m’arrêterai par la suite à l’examen rapide d’un cas particulier, celui de l’évolution d’un projet d’innovation dans le domaine universitaire. Je montrerai comment la problématique de la décroissance a été appliquée à l’U.Q.A.M. depuis déjà 1975, à l’encontre de la croissance réelle de ses clientèles, et que cette problématique, entre autres facteurs, a contribué à l’affaiblissement du modèle innovateur de départ.
- Décroissance problématique
La décroissance est le concept empirique par excellence. Il contient en lui-même l’idée de la mesure. On comprend que l’économie, le développement social, les interventions étatiques sont susceptibles d’être mesurés à l’aide d’indices quantitatifs. À ce titre, ils peuvent croître, stagner ou décroître. Dans cette problématique, on peut dépeindre la société sur toile de fond, [16] couverte de graphiques et de courbes. L’économétrie s’emploie depuis toujours à tracer les cycles courts, moyens ou longs des récessions et des reprises. La statistique mesure la santé économique des entreprises, des investissements ou du commerce, mais aussi de la consommation individuelle, de l’accès aux services ou de la dépendance aux programmes de sécurité sociale. Pourquoi alors ne pas projeter ces courbes sur l’ensemble des rapports sociaux ?
N’est-ce pas ce que l’on faisait jusqu’à tout récemment en projetant dans l’analyse macro-sociale l’observation cumulative de la croissance des indices économiques et sociaux ? La société post-industrielle, la société des loisirs, la société de bien-être étaient la projection, dans une théorie générale de la société, de la croissance continue de ces multiples indices. Au modèle quantitativiste de la croissance se mariait tout naturellement le modèle téléologique du progrès et de la prospérité.
Je ne crois pas que l’on puisse comprendre la problématique de la décroissance sans la rapporter à celle de la croissance continue. Malgré des hauts et des bas relatifs, les pays du centre ont connu depuis la dernière grande guerre cette croissance continue qui est devenue une manière de croyance en la capacité indéfectible d’adaptation et de développement du système. Il faut se rappeler que les travaux du Club de Rome, qui propose dans les années 60 la croissance zéro, ne trouvent que très peu d’écho à cette époque. La conviction générale est à l’effet que le nouveau mode de régulation de l’économie donne ses fruits et qu’il est capable de prévenir les bouleversements importants de l’économie et de la société. Les mécanismes de ce mode de régulation consistent à restructurer les rapports de production-extension du rapport salarial, à inclure la classe ouvrière dans la sphère de la consommation, à réorganiser le procès du travail, à intégrer la revendication syndicale et à développer les interventions étatiques politiques économiques, politiques sociales pour socialiser la reproduction sociale.
La croissance continue donne donc une problématique de la prospérité continue. Dans les sciences sociales, on peut dire que cette problématique gommait une partie importante de la réalité économique et sociale. Prenant à son compte l’axiomatique de départ du keynésianisme, qui prétend pouvoir réguler les ratés inévitables du système capitaliste, l’analyse économique a surestimé l’importance des crises économiques. La profondeur de la récession de 1957, la récession de 1966 aux États-Unis, plus ou moins reportée sous l’effet de la guerre du Vietnam, la faillite du système monétaire international en 1971 sont autant de variations inévitables d’un processus de croissance continue. Quant aux analyses prospectives de la sociologie, elles ont sous-estimé l’importance des clivages sociaux et des luttes, au profit d’une adhésion au projet de justice sociale mis de l’avant par l’État.
À un second niveau, cette problématique de la prospérité accompagne les stratégies de pouvoir et de revendication. Par exemple, au Québec et au Canada, on assiste au développement des interventions étatiques dans les domaines social, éducatif et économique. Le discours interventionniste appuyé sur des critères de rationalité et de justice sociale se développe dans [17] un espace de progrès et de prospérité. De même, les stratégies syndicales se déploient à l’intérieur de la même problématique. Elles favorisent un rôle accru pour l’État, le développement des droits sociaux, une définition « rationnelle » des services et des professions, une part raisonnable de l’enrichissement social pour les travailleurs. Les revendications populaires se placent aussi dans cet espace ouvert par l’extension des droits sociaux.
Il est évident que la problématique de la prospérité n’épuise pas toutes les luttes sociales de cette époque. On peut dire, par contre, qu’elle délimite l’espace de ces luttes. Je crois pouvoir dire que l’ensemble des agents sociaux ont plus ou moins succombé au biais keynésien, c’est-à-dire à la conviction que la stratégie et les mesures keynésiennes sont à même de résoudre la crise et de perpétuer le système. Sans nier l’importance régulatrice de cette stratégie, il faut tout de même s’interroger sur deux questions. Dans quelle mesure cette stratégie aurait-elle eu des résultats équivalents sans l’existence des guerres ? De quelle manière cette stratégie n’est-elle pas aujourd’hui partie intégrante d’une nouvelle crise aussi profonde dans ses effets et aussi nouvelle dans sa nature ?
Quel est donc le sens d’une nouvelle problématique de la décroissance ? Évidemment, elle permet la transition d’une problématique à l’autre. On reste dans la même logique quantitativiste. Les indices économiques et sociaux sont en chute, la société est donc en décroissance. Pourtant, le modèle téléologique qui accompagne celui de la croissance en est affecté, car ce qui était central dans la problématique de la prospérité, c’était le caractère continu de la croissance. Certes, on dira aujourd’hui que la prospérité reviendra. Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de nier la profondeur de la crise. La problématique de la décroissance ne peut plus vraiment parvenir à cacher cette évidence.
Mais la problématique de la décroissance a par ailleurs une utilité politique décisive. Elle remplace la problématique de la prospérité pour délimiter un nouvel espace de luttes. Elle est une idéologie mise en œuvre dans le contexte de luttes sociales pour la reconfiguration des rapports sociaux dans le contexte de la crise économique. Prenons l’exemple de l’évolution des politiques sociales. La politique des coupures ou des restrictions dans le domaine des affaires sociales santé, programmes sociaux, assurance-chômage de l’éducation ou dans les conditions de travail des secteurs public et parapublic illustre un tournant décisif dans la stratégie d’ensemble de l’État. La problématique qui avait supporté la mise en place du système actuel était celle de l’État de bien-être. Elle était intimement liée à celle de la croissance ou de la prospérité continues. Elle était fondée sur le credo économique du keynésianisme. Conçue comme politique de régulation économique, elle favorisait du même coup l’ordre politique et l’adhésion idéologique au système. La présence de la crise actuelle et de son intrication avec la stratégie keynésienne commande un retournement de la politique interventionniste. On dira que la stratégie keynésienne explique en partie la nature de la crise actuelle et, à la fois, qu’elle en est affectée décisivement. Depuis déjà le début des années 70, et plus particulièrement depuis 1976, l’État cherche [18] à élaborer de nouvelles stratégies d’intervention qui diminuent les coûts, tout en préservant son utilité économique, politique ou idéologique. Certains parleraient de l’inflexion néo-libérale. C’est peut-être la meilleure façon de caractériser actuellement ce retournement car nous n’avons pas affaire à une stratégie d’ensemble qui posséderait la même cohérence que la stratégie keynésienne. Cette inflexion néo-libérale, qui s’appuie sur une politique économique monétariste, préconise une reconsidération du cadre des interventions de l’État en général et dans le domaine social en particulier. Dans ce domaine on passera d’une politique de sécurité sociale à une politique de sécurité du revenu. Cette dernière vise dans un premier temps à abolir le caractère universel des politiques sociales, attaquant de la sorte l’idée que la société juste génère des droits sociaux, et s’assurant par une personnalisation croissante de l’aide sociale un contrôle absolu sur l’aide dispensée et sur les individus qui en bénéficient. Dans un second temps, elle vise essentiellement à l’incitation au travail par un ajustement des prestations en fonction du marché et par une accentuation de la responsabilité individuelle. Ce retournement n’est évidemment possible que si l’on dessine sur la toile de fond les courbes de la décroissance.
Je dois préciser que la problématique de la décroissance arrive à point nommé pour un gouvernement à prétention, social-démocrate. Il paraît difficile pour le P.Q. de reprendre l’approche néo-libérale de Reagan. D’une part, en tant que gouvernement provincial, il n’a pas l’obligation de choisir une politique économique et peut se contenter de critiquer la politique monétariste d’Ottawa. D’autre part, il ne peut préconiser un retour nostalgique aux pratiques économiques libérales et aux valeurs de l’entreprise privée. La problématique de la décroissance le justifie cependant d’emprunter, comme tous les pays capitalistes avancés, cette inflexion néo-libérale. La politique préconisée dans cette approche est, comme nous l’avons vu plus haut, celle de la sécurité du revenu. Tout en visant les objectifs de désuniversalisation et d’incitation au travail, elle continue de faire appel à la justice sociale. À la limite, cette nouvelle politique sera même invoquée comme condition d’une plus grande justice sociale. Les programmes actuels n’ayant pas réduit les écarts sociaux, il nous faut les modifier pour viser, avec une efficacité accrue, les plus démunis, dira-t-on. À la croissance continue, on associait un programme de justice sociale universelle. Dans le contexte de la décroissance, on présente un programme plus parcimonieux, mais dit-on plus efficace, de justice sociale.
Jusqu’ici je me suis tenu dans l’espace même qui est tracé par les problématiques de la croissance ou de la décroissance d’abord parce qu’il s’agit du thème central de ce débat, mais aussi parce qu’il permet, d’un certain point de vue, de mettre en place des éléments d’analyse. Par contre, je dois souligner que cette perspective risque de laisser croire au rôle déterminant des problématiques dans la reconfiguration des rapports sociaux. Je veux souligner, avant de passer à l’exemple de l’université, que les problématiques doivent être situées au niveau des pratiques et des luttes idéologiques. L’analyse économique et sociale me semble devoir dépasser le niveau de ces [19] problématiques. Il me suffit de réaffirmer pour le moment qu’elles se situent sur le terrain des luttes idéologiques et politiques. Une autre ambiguïté, découlant de la première, consisterait à représenter les interventions étatiques comme la résultante de l’application d’une rationalité ou d’une stratégie homogène. Je crois que l’exemple de la situation présente invalide en lui-même cette représentation. Les stratégies de pouvoir se développent en s’opposant aux stratégies de résistance ou de revendication. La forme que prendra l’État résulte de ces luttes et certes pas d’une rationalité économique ou politique enfin trouvée. Le caractère erratique des politiques actuelles s’explique par l’incapacité de théoriser une sortie de crise. Le caractère répressif de l’inflexion néo-libérale s’explique par un rapport de force qui est présentement défavorable aux travailleurs et aux classes populaires dans leur ensemble. Mais d’aucune manière pourra-t-on dire que le scénario est écrit d’avance. Les contradictions du système économique et les luttes sont au centre de cette histoire. Dans la conjoncture, la problématique de la décroissance est la toile de fond imposée qui délimite les contours de ces luttes. Mais elle demeure fondamentalement une péripétie.
- Décroissance de l’innovation à l’université
Puisque le deuxième thème de réflexion de ce colloque porte sur la pratique du sociologue dans le contexte de la décroissance, je m’attarderai maintenant au lieu de ma pratique, c’est-à-dire l’université. La problématique de la décroissance fait son œuvre à l’université depuis déjà quelques moments. Alors qu’on réaffirme les missions sociales de l’université, on sabre de façon ostensible dans ses budgets, au détriment des conditions de travail et d’apprentissage à l’intérieur, mais surtout à l’encontre d’une véritable politique d’accessibilité.
Déjà depuis 1975, le Conseil des universités a adopté des règles dont l’effet fut de pénaliser la croissance. Avant que de couper de manière absolue les ressources on en, a limité la croissance en tenant compte à moitié de l’accroissement des clientèles étudiantes. Dans le cadre de cette politique, le cas de l’U.Q.A.M. est particulier, car la politique du Conseil semble toute destinée à la pénaliser. Université jeune, elle ne possède ni les équipements ni les fondations susceptibles de renflouer ses maigres budgets. En dépit du fait qu’elle possède le plus fort ratio de chargés de cours, main-d’oeuvre à bon marché, elle affiche un budget déficitaire au moment où les autres universités équilibrent les leurs ou produisent de légers surplus. Pourtant, elle assume avec le plus de réalité la mission d’accessibilité à l’enseignement supérieur par une très forte progression de ses clientèles. Mais cette croissance contribue justement à creuser son déficit, en raison même de la politique de financement du Conseil des universités. Cette situation a été partiellement corrigée par des subventions ponctuelles mais juste au moment où l’ensemble des universités sont atteintes de coupures absolues dans leur financement et les personnels menacés de détérioration de leurs conditions de travail (salaire et tâche).
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Par ailleurs, l’U.Q.A.M. a été créée selon un modèle innovateur. Bâtie de toutes pièces à partir du collège Ste-Marie, de l’École normale et de l’École des Beaux-Arts, elle se consolide à travers une structure complexe dont l’élément principal est la participation réelle et concrète de ses diverses composantes : étudiants, professeurs, administrateurs. Profitant des effets de la participation de ses diverses instances modulaires, familiales ou académiques, elle met en place un très grand nombre de programmes originaux et tolère dans un premier temps de nouvelles expériences pédagogiques. Elle définit une politique d’accessibilité plus ouverte qui a pour conséquence de faire de l’U.Q.A.M. l’institution où l’on retrouve la plus forte proportion de femmes et d’étudiants des milieux populaires.
L’U.Q.A.M. aujourd’hui demeure caractérisée par ce projet innovateur de départ. Mais il faut constater un certain essoufflement de ce projet qui se manifeste par un renfermement vis-à-vis les programmes et les expériences pédagogiques originales ou progressistes, par un rétrécissement des pouvoirs dévolus aux instances de base et une centralisation correspondante. Certains décriront, plus qu’ils ne peuvent l’expliquer, cet essoufflement par les secousses maintes fois ressenties à l’occasion des conflits de travail ou des conflits étudiants. Université à petit budget dont la moitié des professeurs est engagée à la pige, université innovatrice dont la réalité de participation avait dépassé l’intention initiale du gouvernement ; tout est là pour concentrer l’émergence de conflits. Selon cette vision, ces secousses auraient entraîné en contrepartie une volonté de rentrer dans l’ordre, de prouver la valeur universitaire de ce qui s’y produisait, en somme une volonté d’institutionnalisation. Cette explication n’est pas sans fondement. L’âge moyen du corps professoral est plus élevé qu’au départ, leur diplomation a rejoint la bonne moyenne nationale, leur intégration dans la « sphère académique » est chose faite, leur identification au statut de professeur l’emporte sur celle de salarié. Voilà quelques indications de ce processus.
Je voudrais pourtant proposer une explication plus globale et rejoindre ainsi notre problématique de départ. Le projet innovateur de l’U.Q. est indirectement le fruit d’une problématique de la croissance. Il répond d’abord à une politique de développement et de démocratisation de l’enseignement au niveau supérieur dans la suite du projet d’éducation de la Révolution tranquille. Mais, sa forme même répond aux revendications étudiantes de la fin des années soixante. Un peu comme Vincennes, l’U.Q.A.M. absorbera et canalisera cette contestation. Les tenants de l’explication par l’institutionnalisation diront que la mission est accomplie et qu’un tel projet de « manipulation » ne pouvait que se transformer dans la direction présente. Il me semble, quant à moi, qu’il faille considérer le processus de manière plus dialectique. La forme de l’U.Q.A.M. correspond à des revendications fortes pour une démocratie de participation. Elle s’inscrit dans un rapport de force général où les mouvements sociaux militent pour changer la vie et la politique. Ce rapport de force est lui-même relié à une conjoncture de prospérité relative. Je fais l’hypothèse que la crise qui pointe au tournant de la dernière décennie contribue à déstructurer ces mouvements sociaux et, par là même, [21] à déséquilibrer le rapport de force qui avait présidé à la mise sur pied de l’expérience U.Q.-U.Q.A.M. Au cours des années 70, il y a eu une tentative sérieuse (réforme Despré) de saborder complètement cette expérience au profit d’un projet centralisateur. Une grève longue des professeurs a fait échec à ce projet. Par la suite, ces derniers ont commencé à dormir sur leurs lauriers.
Vint alors la décroissance ! La pauvreté relative de départ de l’U.Q.A.M. a accentué l’effet des coupures qui ont sévi depuis quelques années. Mais ces coupures n’ont pas eu que des effets sur les services, les conditions d’apprentissage et les conditions de travail. Elles eurent, dans le sens même d’une problématique de la décroissance, des effets de démobilisation. Celle-ci est réelle autant chez les professeurs que chez les étudiants. Par effet de retour, elles favorisent une centralisation croissante des décisions. La décroissance des ressources n’exige-t-elle pas l’application d’une plus grande rationalité ? Cette centralisation provoque une atténuation très sérieuse de l’autonomie des instances de base qui se voient contraintes à des politiques générales de plus en plus nombreuses. Mais surtout cet effet de démobilisation s’accompagne d’un repliement sur des positions conservatrices. L’U.Q.A.M. met un terme à des expériences progressistes de programmation ou de pédagogie (A.R.C., Sciences juridiques) avec l’accord implicite d’une grande partie du corps professoral.
C’est donc dans un milieu marqué par une problématique de la décroissance que nous devons continuer à exercer une fonction critique en tant que sociologue universitaire. Mais il faut entendre par là que cette problématique recouvre un rapport de force qui est actuellement défavorable à la poursuite d’un projet qui se voulait différent.
Jules Duchastel
Université du Québec à Montréal
Département de sociologie
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