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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles DOSTALER et Frédéric HANIN, “Keynes et le keynésianisme au Canada et au Québec”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 37, no 2, automne 2005, pp. 153-181. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation formelle accordée par les auteurs le 9 novembre 2006 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.] Introduction LA RÉVOLUTION KEYNÉSIENNE a constitué une transformation majeure, sur le plan pratique comme sur le plan théorique, dans la plupart des pays industrialisés au XXe siècle. Dans la foulée du triomphe du capitalisme libéral dans l'Angleterre victorienne, un large consensus existait, en particulier chez les économistes, sur l'efficacité et le caractère autorégulateur des marchés. On estimait que le rôle de l'État devait se limiter à l'encadrement juridique des activités économiques, quitte à assurer une aide en dernier recours aux plus démunis. Ce consensus s'effrite au début du XXe siècle. Les théoriciens anglais du nouveau libéralisme, tels que Thomas H. Green, Leonard T. Hobhouse et John A. Hobson [1], comme les institutionnalistes américains ou les partisans de l'école historique allemande, estiment que l'État doit intervenir pour corriger les maux engendrés par l'économie de marché : fluctuations de l'activité économique, chômage, inégalités de revenus inacceptables, pauvreté. Ainsi, on assiste à une transformation du cadre de pensée hérité de la période de la Révolution industrielle anglaise. La notion de libéralisme, dans ses dimensions politique, économique et sociale, subit une mutation profonde. La société se doit d'intervenir pour réduire les inégalités si elle veut préserver la liberté individuelle. Inspiré par les thèses du nouveau libéralisme, le gouvernement anglais dirigé par Asquith initie, à partir de 1908, un important programme de réformes économiques et sociales. Le « budget du peuple »proposé en avril 1909 par le chancelier de l'Échiquier et futur premier ministre, Lloyd George, pour financer un système de pension, se heurte à l'opposition de la Chambre des lords, dont les pouvoirs sont diminués après deux élections, en 1910. Il faut toutefois attendre la crise déclenchée en 1929 pour voir se développer, à travers le monde, une remise en cause radicale et généralisée des certitudes libérales sur l'efficacité des marchés et un processus de transformations institutionnelles, économiques et politiques, auxquelles on a commencé, dès la fin des années 1930, à donner le nom de révolution keynésienne. Homme d'action autant que penseur, John Maynard Keynes, né à Cambridge en 1883, a en effet joué dans ces événements un rôle majeur. Il a lui-même prédit, dans une lettre à son ami George Bernard Shaw, en janvier 1935, que la nouvelle théorie proposée dans son livre publié en 1936, la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, « révolutionnera grandement - probablement pas tout de suite mais au cours des dix prochaines années - la façon dont le monde pense les problèmes économiques. Alors que ma nouvelle théorie aura été dûment assimilée et mêlée à la politique, aux sentiments et aux passions [...] » (JMK, 13 [2], pp. 492-493, traduction). Keynes avait vu juste. C'est en effet après la Seconde Guerre que la plupart des gouvernements des pays occidentaux, et les Nations Unies en 1948, proclament le principe en vertu duquel l'État a la responsabilité d'assurer le plein emploi, la stabilité économique et une juste répartition des revenus. Et qu'ils se donnent, avec la panoplie des politiques fiscales et monétaires inspirées de ce qu'on appelle désormais le keynésianisme, comme avec la nouvelle comptabilité nationale à la naissance de laquelle Keynes a contribué, les moyens de mettre en oeuvre ces politiques. L'État-providence, qu'en anglais on appelle le Welfare State, pour désigner la conjonction et l'articulation entre les politiques économiques et les politiques sociales, est né. Les « trente glorieuses » commencent. Keynes n'est bien sûr ni l'unique auteur ni l'unique acteur de la révolution à laquelle on a donné son nom. D'autres économistes ont, avant ou en même temps et indépendamment de lui, développé des analyses semblables du chômage et des fluctuations cycliques des économies modernes et prôné des mesures du même type pour stimuler la demande effective. Qu'on pense aux économistes rattachés à l'école institutionnaliste, à ceux de l'école de Stockholm, à Kalecki et à plusieurs autres. Et, face à la crise et au chômage, les gouvernements n'ont pas attendu l'émergence de nouvelles théories pour agir. Mais Keynes a joué un rôle majeur ; il a été le porte-parole principal de la révolution qui porte son nom. Il se considérait comme une Cassandre, un prophète de malheur chargé de convaincre ses contemporains, en particulier les décideurs, de l'urgente nécessité de procéder à des réformes radicales pour prévenir l'écroulement d'une civilisation fragile, menacée par les extrémismes de tous bords. Pour arriver à ses fins, il a usé, avec une habileté incomparable, de l'écriture, mais aussi de la parole et de l'action. Il a agi sur tous les fronts, comme économiste, financier, homme d'affaires, fonctionnaire, conseiller du gouvernement, négociateur international, protecteur des arts, enseignant, journaliste. L'économie n'était qu'un de ses domaines d'intervention, à côté de la philosophie, de l'art et de la politique. Il avait, de la société, une vision globale et intégrée, et c'est ce qui donnait leur force à ses propositions dans la domaine de la théorie et de la politique économique [3]. Nous nous intéresserons, dans les pages qui suivent, à la manière dont les idées de Keynes sont passées au Canada et au Québec. Cette question est complexe, compte tenu du fait que des idées proches de celles de Keynes peuvent venir d'autres sources et que la théorie keynésienne a pu servir de porte-étendard à divers mouvements et courants de pensée [4]. Établir une stricte distinction entre la pensée keynésienne et les transformations sociales qui se déroulent à cette époque est impossible, la diffusion des idées n'étant pas un processus indépendant de l'histoire. La présence de deux paliers de gouvernement, au Canada et au Québec, complique aussi le tableau [5]. On considère généralement que le keynésianisme s'est imposé à Ottawa dès le début de la guerre, en particulier sous l'influence de Robert Bryce, ancien étudiant de Keynes entré dans la fonction publique fédérale en 1938. Pour John Kenneth Galbraith, l'arrivée de Bryce et de deux ou trois autres anciens étudiants explique que « le Canada était peut-être le premier pays à s'engager fermement dans une politique économique keynésienne » (Galbraith, 1975, p. 137, traduction). Au Québec, on aurait au contraire été hostile aux idées keynésiennes qui ne se seraient finalement imposées qu'avec la Révolution tranquille. Et même là, certains animateurs de cette révolution estimaient qu'ils n'avaient pas les moyens, monétaires et budgétaires, pour mener une véritable politique de gestion de la conjoncture, leur pouvoir se limitant à celui d'effectuer quelques changements structurels [6]. D'autres arguaient que la très forte ouverture de l'économie québécoise rendait inefficaces des politiques keynésiennes conçues pour un pays relativement fermé. À ces facteurs économiques, on a aussi ajouté des éléments d'ordre culturel, reliés au nationalisme québécois réfractaire à des thèses venant d'Angleterre, comme au poids de l'Église à qui il est arrivé de mettre en garde contre des idées associées au socialisme, et même à l'athéisme. Par ailleurs, la plus grande partie des intellectuels québécois de cette époque étaient plus influencés par la France, où les idées de Keynes ont aussi pris plus de temps à s'imposer que dans le monde anglo-saxon (Hall, 1989). Mais, comme nous le verrons plus loin, il y a des exceptions importantes à cette règle. Nous commencerons notre survol en racontant l'influence qu'ont eue, sur l'implantation du keynésianisme au Canada [7], d'anciens étudiants de Keynes et d'autres intellectuels marqués par le nouveau libéralisme. Nous évoquerons aussi l'influence directe qu'a eue Keynes, en particulier à l'occasion de ses séjours au Canada. Nous nous tournerons ensuite vers l'histoire du Québec, en soulignant les résistances diverses qu'ont dû y rencontrer les partisans de l'interventionnisme, dont certains ont été initiés aux idées de Keynes à l'occasion de leurs études aux États-Unis, d'autres en Angleterre et en France, dans les années 1940 et 1950 [8]. Nous terminerons ce parcours par une évocation de la Révolution tranquille. [1] Sur le nouveau libéralisme, voir Freeden (1978) et Macpherson (1985). Aux États-Unis, Walter Lippman, qui était un ami de Keynes, peut être identifié à ce courant de pensée. [2] C'est ainsi que nous ferons référence à l'un ou l'autre des trente volumes des Collected Writings de Keynes (1971-1989). [3] Pour une présentation détaillée de l'œuvre et de l'action de Keynes, dans tous ces domaines, voir Dostaler (2005). [4] Parmi ces derniers, on peut faire référence au radicalisme politique ou nouveau libéralisme (Merquior, 1991), aux idées qui président à la construction de l'administration publique (Desrosières, 1993) et au mouvement de sécularisation chez les protestants (Cook, 1985) ainsi que chez les catholiques (Caulier, 1996). Owram (1986) présente une stimulante synthèse des dimensions impliquées dans la diffusion du keynésianisme au Canada. Sur les professeurs d'université socialistes à Montréal, voir Mills (2005). [5] Voir à ce sujet Boismenu (1987). [6] Propos de Jacques Parizeau à l'occasion d'une rencontre tenue le 1er décembre 2004. [7] Pour une histoire de la pensée économique au Canada, voir Goodwin (1961) et Neill (1991). [8] Sur le développement de la pensée économique au Québec durant la première moitié du XXe siècle, on consultera, dans ce numéro, le texte de Paul Sabourin. Voir aussi Fortin (2000), Fournier (2005) et Paquet (2005).
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