Jacques DOFNY (1961)
SOCIOLOGUE, DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE, UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
“ITINÉRAIRE SOCIOLOGIQUE”.
Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. XV, nos 2-3, mai-août 1974, pp. 305-309. Québec : département de sociologie, Les Presses de l'Université Laval.
Je ne répondrai pas ici, exactement à ce que les éditeurs de Recherches sociographiques nous ont demandé. Retracer un itinéraire intellectuel prendrait beaucoup plus de temps que celui dont je dispose et peut-être aussi ne suis-je pas encore tenté de l'entreprendre. J'ai donc consigne ici, rapidement, quelques traits qui m'avaient frappé au cours de l'année 1961.
Lors du premier congrès de l'ACFAS auquel j'avais l'occasion de participer, en 1961, on m'avait demandé d'être le commentateur d'une communication présentée par Léon Dion. Son texte était une critique sévère de la sociologie américaine, de son empiricisme, de son fonctionnalisme. Et mon commentaire avait été, si je puis dire, à rebrousse-poil de cette intervention en faisant remarquer qu'une certaine sociologie européenne avait grandement bénéficié d'un contact repris avec la sociologie américaine après la guerre et de l'attention accrue que les Européens avaient donné à l'analyse empirique des faits sociaux. Je crois que cet échange de vues théoriques est probablement ce qui symboliserait le plus pour moi ce qu'a été, depuis une dizaine d'années, l'évolution de la sociologie québécoise. C'est une interaction entre deux types de sociologie, ce qui veut dire, en réalité, une interaction entre deux conceptions de la science. Ce n'est pas, en effet, d'aujourd'hui que l'on sait les Anglo-saxons plus empiricistes et les Européens continentaux souvent plus dialecticiens. À ce moment-là, j'arrivais d'un milieu où tout en conservant cette approche traditionnelle aux Européens, on s'était efforcé de faire des recherches, des enquêtes. Certes on y était déjà extrêmement critique, comme Léon Dion, de la « sociologie américaine », mais depuis dix ans déjà on discutait dans les laboratoires parisiens de la méthodologie de Lazarsfeld et l'on donnait des séminaires de mathématiques appliquées à la sociologie. Bien entendu, les traditions durkeimienne et marxiste gardaient toute leur force, mais peut-être n'avaient-elles pas encore trouvé ou leurs critiques ou leurs renouvellements et donc, la sociologie était véritablement en état de gestation ou en état d'« effervescence », pour reprendre le terme de Gurvitch.
Mais si on voulait retracer la genèse de ce débat entre deux types de sociologie, il faudrait prendre bien du recul. Il faudrait rappeler, par exemple, que Lazarsfeld lui-même avait introduit ce type de sociologie aux États-Unis en arrivant de l'Université de Vienne et il faudrait rappeler aussi que bon nombre de sociologues européens se sont trouvés réunis à la New School for Social Research durant toute la période de la guerre à New York. Ainsi donc, les notions de sociologie américaine et de sociologie européenne recouvrent en réalité des interactions très anciennes mais qui se produisaient dans des milieux académiques et dans des types de sociétés très différents. Ainsi, je ne pouvais pas manquer d'observer une diffusion beaucoup plus grande de la sociologie en Amérique du Nord, Comme recherche et comme pratique, alors qu'elle restait encore très souvent limitée, en Europe, à des structures académiques malthusiennes qui empêchaient le développement d'unités de recherche et d'enseignement étendues. Il n'est pas non plus sans importance de souligner, en ce qui concerne le Québec, l'influence exercée par une tradition de l'enseignement des « sciences sociales » dans les universités catholiques européennes où un certain nombre de chercheurs québécois avaient été formés. Par exemple, l'Université de Louvain, où la sociologie (comme la psychanalyse) jusqu'après la guerre n'était même pas enseignée mais au contraire était prohibée parce que perçue comme contraire à la pensée de l'Église. Ceci n'était pas sans influencer certains sociologues québécois qui allèrent chercher une formation sociologique à Chicago ou à Harvard.
Ce débat, qui se passait entre certaines recherches aux États-Unis et certaines recherches faites en Europe et en France en particulier, n'est apparu qu'au début des années 60 et sans doute que la communication de Léon Dion à laquelle je faisais allusion en était un des premiers signes. Mais, par contre, si l'on regarde ce qui s'est passé depuis lors, on ne peut pas manquer d'être frappé par la place qu'a occupé ce débat dans la production de la sociologie au Québec. D'une part, le Québec beaucoup plus rapidement que la plupart des universités européennes a créé d'importants départements de sociologie,. D'autre part, la connaissance de la langue anglaise et la proximité des États-Unis donnaient accès beaucoup plus qu'aux Européens à la littérature sociologique américaine ; la connaissance du français leur donnait, beaucoup plus qu'aux sociologues du reste du Canada, accès à la sociologie européenne. Il me semble qu'il y a là un point central dans toute analyse de l'évolution de la sociologie québécoise. Cela se traduisait d'une façon très claire par le fait que les étudiants formés dans les universités du Québec lorsqu'ils allaient acquérir une formation doctorale en Europe y étaient mieux équipés en connaissance de la sociologie américaine et, lorsqu'ils allaient faire de telles études aux États-Unis, étaient mieux équipés en connaissance de la sociologie européenne. Je pensais alors et je continue à penser que, de cette position extrêmement privilégiée, devrait un jour apparaître une sociologie québécoise de grande qualité et, avec une période de mûrissement suffisante, de grande originalité.
Cette situation, pour privilégiée qu'elle soit, n'en comporte pas moins des désavantages. Elle requiert d'abord un effort pour surmonter les tensions inhérentes à cette dualité d'approche, et elle s'est certainement caractérisée pendant un certain temps par une réceptivité excessive, soit dans un sens, soit dans l'autre. Mais si ces tensions sont génératrices de progrès, elles ne peuvent aboutir qu'au moment où elles parviennent à traduire la réalité sociale qui est le terrain d'étude privilégié de la sociologie, à savoir la société où elle se fait. Comme cette société connaissait une transformation très accélérée, il y avait pour les sociologues une triple difficulté : assimiler d'abord deux types de sociologies ; ensuite surmonter les conflits et les tensions que celles-ci avaient entre elles ; et enfin appliquer cependant des schémas théoriques, des méthodes et des techniques à une réalité extrêmement mouvante.
Cette réalité mouvante au niveau de l'analyse, s'est traduite pour moi lors d'un second colloque qui s'est tenu quelque temps après celui dont j'ai parlé, et qui avait pour thème les classes sociales. C'est à cette occasion que, invités à faire une communication sur les classes sociales au Canada français, Marcel Rioux et moi avions élaboré quelques hypothèses sur la façon dont il faudrait aborder l'analyse des classes sociales au Québec. Ce colloque se tenait à l'Université Carleton. Nous avions avancé le concept de « classe ethnique ». Nous avions été frappés, Rioux et moi, par la réaction extrêmement vive que nos collègues sociologues canadiens-anglais avaient manifesté à l'égard de ce concept. J'ai gardé en mémoire, particulièrement, la réaction de Michael Olliver, politicologue de McGill, qui devait devenir quelque temps après président du N.P.D. canadien. Mais ce même concept allait susciter au Québec, même de la part des nationalistes traditionnels, des réactions tout aussi vives. Cette notion heurtait, d'une part, l'idée d'une classe ouvrière canadienne unique et, d'autre part, l'idée d'une société canadienne-française homogène dans l'analyse de laquelle la notion de classe avait à peine pénétré. Nous proposions que l'analyse des classes sociales au Québec, à la différence de la plupart des études du même genre dans d'autres pays, était tenue d'étudier un double système de classes et de stratification : celles du Québec comme société distincte, celle du Québec à l'intérieur de la structure économique, politique et sociale canadienne. Et même, nous faisions remarquer que dans certaines de ces structures fondamentales, l'une et l'autre de ces analyse ne pouvaient être abordées que dans le champ économique et politique plus vaste de l'Amérique du Nord. Je puis dire que sur ce point aussi, bien qu'elle ait connu des critiques beaucoup plus pertinentes de la part de sociologues marxistes ou néo-marxistes ou fonctionnalistes - et m'en tenant à cette communication, telle que publiée dans La Revue française de sociologie - ma position de base n'a pas changé tant elle me paraît encore évidente et insuffisamment explorée.
J'ajouterai ici une anecdote, mais qui ne manque pas de signification. La Faculté des sciences sociales de Montréal m'avait demandé de donner un cours au Département de relations industrielles. J'avais proposé d'y enseigner l'histoire et la sociologie du mouvement ouvrier international. Parmi les livres de référence principaux, paraissant dans l'annuaire sous une description sommaire du cours, j'avais indiqué les oeuvres de Marx et Bakourine. Le doyen de la Faculté, parcourant ces descriptions avant qu'elles ne soient envoyées au Comité du programme de l'Université, m'avait fait remarquer que ce serait la première fois que ces auteurs apparaîtraient dans l'annuaire mais qu'il espérait que ça ne poserait pas de problème. Ça ne posa pas de « problème » mais je ne dirai pas que ça ne suscita pas de réaction, notamment l'idée qu'il faudrait réintroduire un cours de « philosophie sociale » pour lequel on pensait qu'un professeur de Louvain ou d'une université catholique française serait le bienvenu.
Au cours des premières années 60, une des façons dont s'est réalisé et accentué ce dialogue entre les deux sociologies fut d'inviter au Département de sociologie de Montréal, pour des périodes de trois mois en général, des sociologues de la nouvelle école française. Du Centre d'études sociologiques ou de l'École pratique des Hautes études vinrent F. Isambert, (sociologie des religions), M. Mendras, (sociologie rurale), E. Morin et V. Morin (communications de masse), A. Touraine (sociologie du travail et des mouvements sociaux), H. Desroche (sociologie de la coopération), R. Bassoul (méthodologie), L. Goldman (sociologie des lettres), S. Mallet (sociologie de la classe ouvrière). C'est ensuite dans les laboratoires de ces sociologues que de nombreux Québécois allèrent poursuivre leurs études doctorales. Il y avait là, dans le milieu canadien, un mouvement qui accompagnait une renaissance des échanges culturels entre la France et le Québec.
Pour des raisons qui tinrent souvent à des exigences linguistiques, on invita moins de professeurs des États-Unis. Cependant, soit comme professeurs invités, soit comme conférenciers on vit passer au département : E. C. Hughes, A. Rose, S. M. Lipset, N. Birnbaum, Eisenstadt. Mais de toutes façons, la participation à des congrès, la lecture des revues de sociologie des États-Unis entretenaient le dialogue, bientôt repris d'ailleurs par ceux des étudiants du département qui s'en allèrent poursuivre des études doctorales à Chicago, Berckeley, Harvard, Wisconsin, Stanford principalement. Ainsi, tant par les visites de professeurs que par les séjours à l'étranger, des sociologues participaient de plus en plus activement à ces échanges tout en mettant en chantier la sociologie du Québec. Si l'on ajoute aux diverses recherches entreprises par des chercheurs seniors ou juniors des départements, les thèses qui, dans la majorité des cas, analysent un secteur de la vie sociale du Québec, on peut estimer que près de 800 à 1,000 travaux furent entrepris et menés à bien au cours des années 60. Il y a là un stock d'information sur le Québec pas encore exploité autant qu'il devrait l’être et très souvent complètement ignoré par les sociologues de langue anglaise qui étudient le Québec.
Il y a une autre caractéristique de la sociologie à Montréal qui me frappait en 1961. C'était la proximité des autres disciplines des sciences sociales. La formule d'une Faculté des sciences sociales groupant d'une part politique, économie, anthropologie, sociologie, démographie comme disciplines de base et, d'autre part, service social, relations industrielles, criminologie comme disciplines appliquées, paraissait une formule d'avant-garde. Elle évitait l'encombrement, et finalement, l'isolement que l'on connaît dans les énormes facultés des arts (The Lonely Faculty) et elle évitait d'autre part l'annexion, si fréquente en Europe, de ces disciplines par le Droit ou les Lettres. La plupart des sociologues étrangers de passage s'enthousiasmaient devant ou dans cette structure originale. Elle a permis pendant plus de dix ans des contacts fructueux - ne fut-ce que par les relations personnelles qui s'étaient développées dans ce cadre - et, lorsqu'on voudra étudier cette période de la sociologie, il ne faudra pas l'oublier car elle était marquée d'un dynamisme, d'un enthousiasme dans la construction universitaire qui n'est pas fréquent.
Pour ma part, et considérant combien difficiles sont les choix des tailles optimales d'unités de fonctionnement dans toutes les grandes entreprises, je considère que l'Université de Montréal avait fait preuve à ce moment-là d'une originalité de création qui lui donnait un grand avantage sur beaucoup d'autres universités. Le dialogue entre les écoles américaines et européennes s'effectuait de la même façon dans les autres départements de la faculté et c'est dans ce cadre plus général d'information et de comparaison entre sociétés qu'il faut situer ce qui caractérisait la sociologie elle-même.
Tels sont quelques-unes des remarques qui me viennent à l'esprit, si je retourne à cette année 1961. Il ne s'agit pas, comme on le comprend, d'un itinéraire intellectuel personnel, mais plutôt d'un itinéraire collectif que je voyais prendre corps cette année-là et dont j'ai voulu signaler quelques traits que j'ai observés.
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