[1]
DE LA DIGNITÉ HUMAINE
Liminaire
Chaque être humain
est unique au monde
« ... Nothing is but what is not. »
(Macbeth, I, III, 141.)
« And you all know security
Is mortals' chiefest enemy. »
(Macbeth, III, V, 32-33.)
1 / Tout être humain, quel qu'il soit, possède une dignité propre, inaliénable, au sens non équivoque que Kant a donné à ce terme : ce qui est au-dessus de tout prix et n'admet nul équivalent, n'ayant pas une valeur relative, mais une valeur absolue. Ce livre voudrait contribuer à le faire entrevoir en orientant le regard vers un peu de cette humanité qui passe infiniment l'homme, conformément au mot de Pascal. Les obstacles sont redoutables, mais la tâche s'impose aujourd'hui comme sans doute jamais auparavant, pour des raisons multiples [1].
Notre temps est passé maître dans l'invention de catégories permettant d'immoler « à l'être abstrait les êtres réels », selon la juste formule de Benjamin Constant, et en particulier d'exclure tels ou tels humains de l'humanité. Faut-il le répéter, « nos criminels ne sont [2] plus ces enfants désarmés qui invoquaient l'excuse de l'amour. Ils sont adultes, au contraire, et leur alibi est irréfutable : c'est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges ». Au crime banal s'est ajouté le crime que Camus appelait « logique » : « Dès l'instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. » En réalité, laissée à elle-même, déracinée du concret, la raison se mue facilement en déraison « de beaucoup le plus grand de tous les malheurs qui puisse frapper un mortel », disait déjà Sophocle. [2]
Ainsi, des idéologies ont autorisé, au XXe siècle, des humains à torturer et à exterminer massivement, par millions, d'autres humains, en gardant « le regard clair » [3]. Voici que telle idée de l'humanité sert à justifier, à rendre logiquement louables, les actes pourtant les plus vils. Rappelons ce décret de Nuremberg : « Il existe une différence plus grande entre les formes les plus inférieures appelées humaines et nos races supérieures qu'entre l'homme le plus inférieur et les singes d'ordre plus élevé. » [4] Selon l'idéologie nazie, certains hommes, les Slaves et quelques autres, étaient des « sous-hommes », d'autres, les Juifs, étaient « non-hommes », c'est-à-dire n'appartenaient pas à l'espèce humaine. Adorno a écrit : « Dans les camps, ce n'était plus l'individu qui mourait, mais l'exemplaire. » Jean-Luc Nancy commente excellemment : « Nous savons [que le libre et résolu renoncement à la liberté] peut aller jusqu'à l'horreur absolue d'une "humanité" (se voulant "surhumaine") exécutant exemplairement toute une autre partie de l'humanité (déclarée "sous-humaine"), [3] afin de se définir elle-même comme l’exemplum de l'humanité. C'est Auschwitz. » [5] Le crime contre l'humanité germe dans les cœurs, dans les concepts et les mots avant de passer aux actes. Il faudrait être bien naïf, ou niais, pour douter encore, de nos jours, de l'impact de la pensée ou de ce qu'on fait passer pour de la pensée sur l'agir humain. La question d'Adorno doit être sans cesse posée à nouveau : comment pense-t-on, ou ne pense-t-on pas, après Auschwitz, certes, mais aussi avant [6].
Ce qui n'implique pas qu'il faille oublier pour autant la part de ressentiment, de haine de soi et de l'autre, dans ces réductions déprédatrices et les crimes qu'elles engendrent. Dans le nihilisme, selon la pensée prémonitoire de Nietzsche, la volonté de puissance est « le réducteur absolu (par le pouvoir, l'idéologie, la technique et le désir) de tout acte moral », se voulant elle-même seule, en affirmant l'Éternel Retour du Même [7].
« Pour les Serbes, les Musulmans ne sont plus humains », d'après un compte rendu des conflits en Bosnie que cite Richard Rorty. À leurs propres yeux pourtant, note ce dernier, « ils ne sont pas inhumains, mais ils établissent plutôt une distinction entre les véritables humains et les pseudo-humains (...) Les Serbes se considèrent comme agissant dans l'intérêt de la véritable humanité en purifiant le monde d'une pseudo-humanité » [8]. L'histoire dira mieux si, ou dans quelle [4] mesure, cette accusation contre les Serbes est exacte. Force est cependant de reconnaître, en toute idéologie de « purification ethnique », ici comme ailleurs, des maximes évoquant Auschwitz, qui ainsi se répète et est appelé à se répéter à mesure que se perd la conscience de la dignité inaliénable de tout être humain quel qu'il soit [9]. Cette conscience s'est perdue au même degré dans les massacres inqualifiables perpétrés au Cambodge par des Khmers rouges formés par le marxisme des années 60, dans le génocide arménien, et dans trop d'horreurs semblables au XXe siècle, la plus récente étant, au moment où nous écrivons ceci, le massacre systématique de centaines de milliers d'humains, pour ne pas dire davantage, en quelques semaines au Rwanda [10]. Tout cela suppose un égal mépris de l'humain en tant que tel ou la même nuit de la conscience à son égard. Or il n'est rien dans cette logique de vengeance qui puisse faire que cela cesse, voire ne s'amplifie.
2 / Toutes les formes de rejet hors de l'humanité d'une partie de l'humanité par une autre méritent d'autant plus d'être qualifiées de barbares ou, selon le droit des gens, de « crimes contre l'humanité » qu'elles violent le principe de réciprocité, car celui qui rejette, ou extermine, est aussi un homme. La « règle d'or », autour de laquelle les sagesses s'accordent depuis longtemps et qui est fréquemment citée en éthique contemporaine, n'en est pas moins défiée [5] aujourd'hui avec une intensité croissante. On décomptait, il y a peu, une centaine de pays possédant des écoles enseignant cette forme atroce d'homicide qu'est la torture. « Ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse, ne l'inflige pas aux autres » (Confucius). « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux » (Jésus). À quoi fait écho à sa manière l'impératif pratique de Kant : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. » [11] Le barbare est proprement celui qui ne peut plus reconnaître sa propre humanité.
C'est de l'humain concret qu'il s'agit. Michel Serres en offre une bonne « définition » : « Qu'est-ce que l'homme ? Je ne sais pas mais le voici. Voici le condamné à mort qui va mourir à l'aube. Voici derrière lui, effacé désormais par nos lois, celui dont l'exécution s'avance par les décrets secrets de la nature ou du hasard. Malade, il va mourir : ecce homo. Nous n'avons jamais eu besoin de grande philosophie pour reconnaître dans le condamné à mort désigné par le pouvoir des hommes, romain ou autre, l'homme même. » [12]
Plus l'autre apparaît différent (race, ethnie, condition sociale, mœurs, religion, âge, état de santé, patrimoine génétique...), moins l'on risque d'être disposé par sympathie naturelle à prendre fait et cause pour lui. C'est face à la différence que la justice se manifeste avant tout. Toutes les manières de liquider pratiquement autrui participent de l'injustice : racisme, sexisme, fanatisme prétendument « religieux », et le reste. Cet autre a les mêmes droits que moi du fait qu'il est humain ; on n'est pas plus ou moins « humain » en ce sens. C'est donc une perversion évidente que de prétendre, au nom de quelque scientificité par exemple, que tel humain l'est moins que soi, voire [6] point du tout ; et non moins une perversion que de réduire un individu humain à un groupe, à une catégorie ou à un seul caractère ; ou de mettre au rancart ceux qui souffrent de maladies épidémiques incurables, comme aujourd'hui le sida. Et on voit mal que prétexter des critères biologiques, génétiques par exemple, afin d'éliminer, soit à la vérité plus innocent [13].
Le prétexte d'exclusion prend même de nos jours la forme d'un hymne à la dignité de la personne, en une certaine « bio-éthique » bien-pensante, où une définition de la personne est utilisée pour exclure à la fois les fœtus et les embryons humains, les comateux ou les déments profonds, et les enfants nouveau-nés (rendant du reste « moralement acceptable » l'infanticide). Ce sont-là, explique-t-on, des human non persons. Voici donc une catégorie inédite (ou qu'on croit l'être), celle d'humains qui ne sont pas des personnes ; or comme c'est à la personne telle qu'alors définie que reviendrait en droit la dignité, on n'a pas à accorder à ces humains non-personnes le même respect. « Les personnes, écrit H. Tristram Engelhardt Jr., pas les humains, sont spéciales. Des humains adultes compétents ont une stature morale intrinsèque beaucoup plus élevée (much higher intrinsic moral standing) que les fœtus humains ou les grenouilles adultes. (...) Seules des personnes écrivent ou lisent des livres de philosophie. » [14] II n'est pas sans ironie que ce soit le moral standing idéalement, de penseurs, aussi longtemps qu'ils sont « en forme » en tout cas, et de leurs lecteurs privilégiés qui tienne lieu cette fois d'exemplum, c'est-à-dire au bout du compte de critère d'exclusion des autres à un rang inférieur d'humanité, [7] celui de non-personnes, avec les conséquences concrètes que cela entraîne.
Il est clair qu'il faudra y revenir. S'agissant de l'enfant, fût-il nouveau-né, qu'on nous permette de préférer, en attendant, les réflexions suivantes de Jean-François Lyotard : « Dénué de parole, incapable de la station droite, hésitant sur les objets de son intérêt, inapte au calcul de ses bénéfices, insensible à la commune raison, l'enfant est éminemment l'humain parce que sa détresse annonce et promet les possibles. Son regard initial sur l'humanité, qui en fait l'otage de la communauté adulte, est aussi ce qui manifeste à cette dernière le manque d'humanité dont elle souffre, et ce qui l'appelle à devenir plus humaine. » [15]
3 / La dignité inaliénable de tout être humain s'est pourtant imposée très vite à la conscience. En Inde, les Lois de Manu, d'origine ancienne, vont jusqu'à reconnaître même aux plus faibles une noblesse particulière : « Les enfants, les vieillards, les pauvres et les malades doivent être considérés comme les seigneurs de l'atmosphère. » [16] Chez les Grecs, Sophocle nous fait découvrir quelque chose d'analogue dans le personnage du vieil Œdipe, aveugle et en haillons, pratiquement abandonné, déclarant : « C'est donc quand je ne suis plus rien, que je deviens vraiment un homme. » [17]
Mais la figure exemplaire à cet égard est celle de la jeune fille Antigone défendant, contre la loi de Créon, le droit du corps de son frère Polynice à la sépulture, son appartenance à une commune humanité, au nom de « lois non écrites, inébranlables, des dieux. Elles ne datent, celles-là, ni d'aujourd'hui, ni d'hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru ». Son cadavre ne doit pas être laissé là « sans larmes ni sépulture », pâture des oiseaux ou des chiens. « J'enterrai, moi, Polynice et serai fière de mourir en agissant de telle sorte. C'est ainsi que j'irai reposer près de lui, [8] chère à qui m'est cher, saintement criminelle. » [18] Le mort à l'état de cadavre n'étant plus, et entièrement à la merci des forces naturelles, les vivants ont à son endroit un devoir sacré : celui de faire en sorte que, tout cadavre qu'il soit, il demeure membre de la communauté humaine. Le symbole du rite de la sépulture le rend à nouveau présent, le restituant à la communauté humaine. Dès la nuit des temps, du reste, l'être humain ensevelit ses morts [19]. Aujourd'hui encore, nos morts sont généralement respectés, même par ceux qui ne croient pas à une après-vie.
Ce qui frappe, c'est, à mesure que naissent et s'affirment les civilisations, la place centrale qu'on y accorde à la mansuétude, au respect, à ce que René Char appelait « avoir l'imagination d'autrui ». La sagesse chinoise, par exemple, met au premier rang la « capacité de conforter les autres » [20] ; le respect des pauvres et de ceux qui souffrent est au cœur des traditions juive et chrétienne ; le Coran met l'accent sur les devoirs envers les orphelins, les pauvres, les voyageurs sans logis, les nécessiteux, ceux qui sont réduits à l'esclavage [21] ; la compassion [9] est un des deux idéaux principaux du bouddhisme [22]. On ne trouverait guère d'exception à une énumération plus complète ; l'unanimité foncière à cet égard de traditions et d'expériences de vie, de sagesses et de religions, si différentes d'autre part, est impressionnante. D'où vient donc cette reconnaissance d'une noblesse spéciale du déshérité, de l'opprimé, de la victime, de ceux qui sont en situation de faiblesse, de « tous ceux qu'on oublie avec soin » ? Quel pourrait brin être le sens d'une dignité du pauvre, de celle ou de celui qui n'a rien du tout, à peine parfois la vie biologique elle-même voire des restes humains ?
N'y aurait-il pas là, au contraire, un leurre, quelque vieille superstition, de simples belles paroles, bien lassantes de surcroît, masquant en vérité l'absence d'argument quand on ne sait plus que dire peur défendre ce qui est humain [23] ? En ce cas, s'en débarrasser ne constituerait-il pas un progrès évident dans le processus de la civilisation, et nm une régression barbare, inhumaine, comme d'aucuns le croient toujours ? L'affirmation de cette dignité n'expose-t-elle pas en outre au reproche de postuler un universel abstrait, appelé « nature humaine », qui n'existe tout simplement pas ?
Rien de tel pourtant chez Antigone. Son jugement est d'ordre éthique et non un simple jugement de fait plaçant un singulier sous une catégorie. Il a la forme d'un engagement : je dis que le cadavre de mon frère mérite tous les honneurs dus à un être humain et c'est mm devoir d'agir en conséquence, même au prix de ma vie.
Ainsi y a-t-il lieu de se demander, avant toute autre forme d'argumentation, si, en des cas d'éthique médicale comme ceux que nous avons mentionnés, l'exemple d'Antigone (ou d'autres qui lui ressemblent) doit être considéré comme dépassé. Ce n'est pas ce que suggère l'expérience ordinaire. Ce vieillard dément, par exemple, est la plupart du temps reconnu comme une personne par ses enfants ; même s'il n'y [10] a pas communication effective, il y a relation à autrui du simple fait qu'eux le reconnaissent. Plus difficile, certes, est la reconnaissance pour l'embryon, car il est « sans figure, sans visage ». Pour d'autres aussi, que la maladie ou la cruauté ont rendus méconnaissables : « Tant son aspect était défiguré il n'avait plus d'apparence humaine. » [24] Il n'empêche qu'en réalité, comme vient de le faire ressortir Ronald Dworkin, la « valeur intrinsèque, sacrée », de la vie humaine sous toutes ses formes est reconnue par la plupart d'entre nous [25].
Le mort que défendait Antigone est un cas limite. Ceux-là sont en revanche tous des vivants, dont les potentialités, le pouvoir-être, la « propension » (Popper) sont effectivement présents ; non plus de manière symbolique, mais en fait, comme lorsque nous dormons, par exemple ; la plus grande partie de chacune de nos existences individuelles, y incluant notre mort à tous, n'est-elle pas de toute façon, à chaque instant, virtuelle, et l'immédiat actuel infime en comparaison [26] ? Quoi qu'il en soit, le point crucial semble bien être l'obligation d'intégrer à la communauté humaine tous ceux qui y ont droit, de par leur humanité. Un exemple devrait suffire pour l'instant : les malades mentaux, prétendront certains, n'apportent rien à la communauté humaine (ce qui est déjà on ne peut plus discutable) ; des éclairs pourtant [11] ainsi les prodiges d'amitié dont ils sont capables trahissent leur appartenance à la communauté humaine qu'ils ne peuvent eux-mêmes revendiquer. Au niveau de l'expérience personnelle concrète, qui ne voit que réduire l'être humain au purement fonctionnel, au point de favoriser son élimination lorsqu'il ne satisfait pas à ce critère, est affaire de barbarie ?
4 / Loin de donner tort à la « civilisation » dans les attitudes que nous venons de remettre rapidement en mémoire et contrairement à ce qu'on peut être tenté de croire, avec de bons motifs d'ailleurs comme nous verrons le fait est que les acquis de la culture au sens large et riche du terme, rendent plus manifeste et plus étonnante la grandeur humaine, sans toutefois dissiper le mystère. Les arts, la littérature, les sciences, la théologie et la philosophie offrent en réalité des richesses immenses sur l'humain. C'est ce que nous voudrions laisser voir, puisant en outre dans « cette simplicité des Grecs qui nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé aux scrupules modernes le soin de les approfondir » (Marcel Proust) [27]. Si nous ne puisons qu'à peine, en comparaison, dans les philosophies orientales, c'est faute de connaissances adéquates de notre part ; les recherches récentes révèlent combien l'on perd en ne se tournant pas davantage vers elles et combien d'idées reçues à leur sujet sont fausses, autour du soi et du moi notamment [28].
Afin d'éviter toute espèce de malentendu, un bref rappel relativement à la signification de ces deux mots, « civilisation » et « culture », est nécessaire. Civilisation est à entendre ici au sens dérivé du verbe civiliser en son acception courante : « Faire passer une collectivité à un état social plus évolué (dans l'ordre moral, intellectuel, [12] artistique, technique) ou considéré comme tel » (Robert). Mais on peut retenir aussi l'acception qu'a civiliser dès le XVIe siècle : « Mener à la civilité, rendre civiles et douces les mœurs et les manières des individus. » D'après la belle étude de Jean Starobinski, en 1756, le marquis de Mirabeau, père de l'orateur révolutionnaire, « est le premier en France à utiliser civilisation dans le sens non juridique qui devait rapidement faire fortune ». « Pour les individus, les peuples, l'humanité entière, il désigne d'abord le processus qui en fait des civilisés (terme préexistant), puis le résultat cumulatif de ce processus. » Selon Guizot (1828), on reconnaît la « civilisation » à deux signes : à l'amélioration de « la condition extérieure de l'homme » et « partout où la nature intime de l'homme se montre avec éclat, avec grandeur ». Nous n'entendons donc pas ici ce mot au sens où on l'opposera expressément à « culture » dans le monde germanique, dès le début du XIXe siècle sens péjoratif qui sera rendu célèbre par Nietzsche, Thomas Mann et Oswald Spengler, où il devient synonyme d'embourgeoisement et de répression. Jean Starobinski constate que les diverses acceptions du mot sont aujourd'hui « toutes également fatiguées. L'usure est manifeste » [29].
L'excellent mot culture met d'emblée sous les yeux non pas quelque modèle artificiel, extérieur, mais bien plutôt le seul modèle qui convienne, celui de l'organisme vivant, « qu'on ne mesure pas comme on mesure, grossièrement, les choses », mais qui fournit plutôt lui-même « l'aune de cette mesure », comme le remarque Goethe avec bonheur. Il suggère la continuité de croissance propre à la vie, l'autonomie certes, mais aussi une certaine fragilité et la dépendance par rapport au milieu. L'acception retenue ici est en un mot celle, consacrée depuis Cicéron, de cultura animi ; c'est-à-dire le plein épanouissement, non plus de l'arbre seulement, mais de l'esprit humain lui-même incluant, bien entendu, le cœur au meilleur de ses potentialités : « Un champ, si fertile qu'il soit, ne peut être productif sans culture, et c'est la même chose pour l'âme sans enseignement, tant il est vrai que chacun des deux facteurs de la production est [13] impuissant en l'absence de l'autre. Or la culture de l'âme, c'est la philosophie » (Cicéron) [30].
On peut aussi rappeler que, sur un plan plus strictement intellectuel, un idéal culturel précieux, hérité des Grecs, celui du pepaideumenos, est censé nous avoir appris à distinguer ce qui est vraiment su de ce qui ne l'est pas encore, ou ne peut l'être par les méthodes habituelles ; à être conscients du fait que, loin d'être univoques, les critères de validité ou de pertinence diffèrent parfois du tout au tout selon les disciplines (la science et la rhétorique, par exemple), les ordres de discours, d'expérience, ou de réalité ; que la culture de l'esprit, en bref, se manifeste par le discernement, et l'inculture par un sot réductionnisme, avec son cortège d'intolérances et d'inerties. Dans les termes de Whitehead : « La culture est activité de pensée, et réceptivité à la beauté et au sentiment humain. Des bribes d'information n'ont rien à y voir. Un homme simplement bien informé est le pire raseur sur la terre de Dieu. Ce que nous devrions viser à engendrer, ce sont des êtres possédant à la fois de la culture et de l'expertise en quelque direction spéciale. » [31]
La sensibilité esthétique et morale, et le discernement intellectuel en question, sont d'autant plus indispensables maintenant que la diversité des cultures, et des œuvres de culture, est rendue plus évidente à la faveur des progrès technologiques. Les œuvres de culture ont en commun d'offrir des significations et du sens à la destinée humaine, même quand c'est pour nier un sens immédiat au profit d'un autre ou d'un non-sens apparent qui en tiendra lieu et ne tardera pas à être lui aussi dépassé. Les meilleures d'entre elles survivent souvent à ceux qui les ont créées, voire aux sociétés où elles ont vu le jour. Non seulement attestent-elles la grandeur de l'esprit humain, mais elles contribuent de manière essentielle à la cohésion des communautés et à leurs traditions. [14] On ne saurait surestimer, en un mot, le rôle de médiation de sens et d'humanité à la fois de la culture [32].
Les impostures ne manquent pas cependant, là non plus, à commencer par l'inflation de commentaires et de critiques faisant écran aux œuvres « de non-lectures préfabriquées qui transforment un texte en prétexte » que George Steiner dénonce avec verve. La « présence réelle » de sens jamais épuisés s'incarne dans les chefs-d'œuvre eux-mêmes, le poème avant le commentaire, même si ce dernier pourra être quelquefois créateur et génial à son tour. [mot grec], « le beau est difficile », répète Platon. Le jargon vide, le verbalisme cancéreux qu'on lui préfère, « la dévaluation méthodique de la parole », font craindre une civilisation « après le mot ». Il ne faut pas se cacher qu'au lieu d'offrir des solutions, la « culture » risque de s'avérer le problème quand on y substitue le contraire. « Nous savons maintenant que si le Verbe "était au commencement", il peut aussi être à la fin : qu'il y a un vocabulaire et une grammaire des camps de la mort, que les explosions thermonucléaires peuvent être désignées sous le nom d' "Opération Soleil". C'est comme si l'attribut quintessentiel, celui qui identifie l'homme le logos, l'organon du langage s'était brisé dans nos bouches. » [33]
« Culture de l'esprit » et philosophie mot qui signifie d'abord, rappelons-le car on l'oublie vite, « aimer », philein, la « sagesse », sophia, et non y prétendre comme le sophiste ne font idéalement qu'un, pour nous comme pour Cicéron qui parle ici en héritier de la tradition grecque. Une commune urgence les anime. Rien n'est plus faux, et [15] néfaste, qu'une vue parcellaire, abstraite par conséquent, de la vie et de l'être, de l'être humain en particulier, qui se fait réductrice. Si merveilleuse qu'elle puisse se révéler en elle-même, dès qu'elle s'isole et se porte à l'absolu, la vision du spécialiste, quel qu'il soit, s'entache d'erreur. Depuis Pythagore, des philosophes se sont reconnu la tâche de reconduire le regard vers la totalité, le tout concret, heu de vérité et, inéluctablement, de décision. Ce qui n'exclut pas mais au contraire implique aujourd'hui qu'on fasse appel à l'expertise, au questionnement, au témoignage de spécialistes de métiers et de compétences très variées, et non pas seulement à ceux qui font profession de philosophie.
La tâche du philosophe est bien toujours, en outre, de s'efforcer à clarifier ; cela a été vrai pour toute la philosophie classique, et les écoles philosophiques contemporaines, par-delà leurs différences parfois tout à fait majeures, se rejoignent à cet égard, dans leurs projets respectifs à tout le moins ; soit en élucidant le langage pour dégager la sagesse qui s'y trouve inscrite, ainsi en philosophie analytique depuis Wittgenstein, soit en mettant au jour les présuppositions de l'existence, de l'expérience, du langage, mais aussi l'inapparent l’« invu » ou le non encore apparent (Marion) comme le tente la phénoménologie depuis Husserl, soit en « déconstruisant », ce qui ne veut nullement dire « démolir », mais bien plutôt tenter de reconstituer l'historique du cheminement de pensée, objectif de première importance lui aussi pour notre compréhension de la culture qui, comme tout être vivant, a une histoire et des origines déterminantes. Tous ces projets, de même que ceux des différentes disciplines mentionnées, enrichissent et clarifient, par le biais d'interprétations, d'abstractions, de représentations diverses ou même sans représentations, comme la musique , notre sens des réalités concrètes, au premier rang desquelles se trouvent, dans l'expérience immédiate, les personnes et les choses qui nous entourent [34].
Urgente par excellence est la question de la dignité humaine, pour [16] les raisons qu'on vient d'apercevoir, et d'autres qui apparaîtront vite ; difficile également, comme l'illustrent les problèmes de méthode et de fond suscités par l'explosion du savoir contemporain et par les obscurités inhérentes à la connaissance du sujet humain. Nos deux premiers chapitres y sont consacrés. Au centre de toute « anthropologie » au sens originel du terme (« science ou description de l'homme », disent les dictionnaires), il y a le problème de la relation de l'âme et du corps, célèbre de nos jours sous sa formule anglaise de mind-body problem, et auquel les progrès des neurosciences, en même temps que les recherches autour de l’« intelligence artificielle », donnent un relief nouveau. La compréhension de la dignité de notre être de chair et d'os dépend des solutions que chacun apporte, ou refuse, au mind-body problem. Cette chose concrète par excellence qu'est le corps humain se voit réduite aujourd'hui à une abstraction souvent, en tout cas à un objet. Aussi nous y attardons-nous quelque peu au chapitre trois. Il faut voir en outre c'est l'intention des chapitres IV, V et VI si les raisons traditionnellement apportées à l'appui de l'affirmation de la dignité humaine depuis l'Antiquité et à travers les âges, résistent aux redoutables objections que dresse contre elles le savoir contemporain : l'intelligence, la liberté, la quête de sens, l'amitié, passent-elles l'épreuve de la découverte de tant de déterminismes inconscients qu'étalent la psychanalyse, l'ethnologie, la linguistique, la biologie et le reste ? Une question, enfin, court en filigrane, qui resurgira à la fin. Nous l'avons déjà posée : d'où vient cette dignité particulière du pauvre, de celui ou celle qui est réduit à néant, dont la reconnaissance définit en quelque sorte la civilisation, et la méconnaissance, la barbarie ?
Il s'agit de « traiter nos instincts moraux les plus profonds, notre sens indéracinable que la vie humaine doit être respectée, comme étant notre mode d'accès au monde dans lequel des exigences ontologiques sont discernables et peuvent être discutées et passées au crible de façon rationnelle », ainsi que le recommande Charles Taylor. La philosophie morale contemporaine paraît privilégier « une vue étriquée (cramped) et tronquée de la moralité », préférant le « procédural » au substantiel. La thèse de Taylor selon laquelle nous sommes en l'occurrence dupes d'un « modèle profondément erroné de raisonnement pratique » emprunté aux sciences de la nature, mérite considération. Il y a lieu de se demander si cela ne fait pas partie de l'éloignement graduel du [17] concret, à la faveur d'abstractions, de fictions, de « réalité virtuelle », et le reste, qui caractérise nos sociétés. Jean Baudrillard l'a décrit en des formules saisissantes : les communications de masse nous donnent « le vertige de la réalité », mais à l'abri sécurisant des signes et « dans la dénégation du réel ». À force d'être consommées dans leurs représentations à la télévision, par exemple, les horreurs que nous sommes obligés d'évoquer dans ce livre paraissent sûrement déjà étrangement irréelles à certains, comme des phantasmes [35]. Notre temps est marqué parallèlement par une inculture que définit peut-être le plus adéquatement ce que Whitehead appelait « le sophisme du concret mal placé (the fallacy of misplaced concreteness) » nous en parlerons de façon plus détaillée dans notre second chapitre, à propos de la crise , qui a gagné la philosophie autant que les sciences et les arts. Peut-être ladite préférence pour le « procédural » n'en serait-elle qu'une manifestation de plus. Il est urgent de revenir à ces existants par excellence que sont pour nous les humains. Sans doute en ce sens le primat de l'éthique défendu par Lévinas se justifie-t-il ; mais il implique justement une ontologie, malgré qu'on en ait.
Un consensus, même minimal, quant au caractère unique de chaque être humain, ne peut s'obtenir si les arguments sont trop abstraits, formulés de surcroît dans un langage « technique », ou ésotérique. Il y a là un problème considérable pour une entreprise comme celle-ci, les notions impliquées et les réalités visées étant d'un accès notoirement difficile. Nous tentons le langage le plus clair possible dans les circonstances, et nous demandons l'indulgence du lecteur. [18] S'agissant d'humanité, heureusement, nul n'a le monopole de l'expérience, et l'intelligence n'est la propriété exclusive de personne. D'autres ont fait et d'autres feront bien mieux que nous. Mais l'entreprise n'aura pas été vaine si elle parvient à donner à quelques-uns le goût d'aller y voir de plus près.
Un des textes importants hérités de la tradition touchant notre thème est de la Renaissance ; il s'agit du discours Sur la dignité de l'homme de Jean Pic de La Mirandole. Les traits magnifiques que Pic a su résumer, à la suite de quantité de prédécesseurs illustres et non moins éloquents que lui, ne lui ont pas donné plus qu'à eux l'illusion d'avoir cerné parfaitement ni l'homme ni sa dignité. On y retrouve ce qui était particulièrement net chez Grégoire de Nysse : l'image du Dieu infini qu'est l'homme n'est pas plus définissable en dernière analyse que ne l'est son modèle. Pour Pic l'image humaine est « indistincte » thème essentiel que nous retrouverons à plusieurs reprises, sous des jours différents. Pour Grégoire, « la caractéristique de la divinité, c'est d'être insaisissable ; cela aussi, l'image doit l'exprimer (...) Nous n'arrivons pas à définir la nature de notre dimension spirituelle » [36]. Même ceux que ce point de vue classique sur la dignité humaine n'intéresse pas, accorderont que plus l'enquête sur l'humain s'approfondit et s'enrichit, moins elle approche d'une fin. Il y a infinité et « indéfinité » au moins en ce sens ; notre finitude si évidente d'autre part les sciences contemporaines en font assez foi ne fait qu'accroître un paradoxe et une énigme qui ne seront pas dissipés ici.
5/ Il n'est guère de sujet où « nous » soit aussi manifestement préférable à « je » que le nôtre ici, tant il s'y trouve, suivant la remarque de Pascal, « du bien d'autrui ». On aura vite constaté de toute manière, [19] par les renvois multiples parsemant notre texte, que nous sommes conscient de devoir pratiquement tout à d'autres [37]. Nous avons désiré aussi partager ces sources diverses avec des lecteurs qui, jugeant sévèrement peut-être nos interprétations, seront à même dès lors de critiquer celles-ci et de faire meilleur usage de celles-là. D'autres sauront au reste illustrer avec plus de succès notre thèse centrale : c'est sur le terrain de la culture au sens dit que se laisse reconnaître l'humanité inaliénable de chacun. Un des traits les plus fondamentaux de l'être humain en tant que tel la culture en témoigne est précisément de chercher à déchiffrer l'énigme de cette humanité qui fait chaque être humain unique au monde.
[20]
[1] « Rien n'est que ce qui n'est pas » (Shakespeare, Macbeth, I, III, 141, tract, Maurice Maeterlinck) ; « Et, vous le savez toutes, la sécurité est la plus grande ennemie des mortels » (Macbeth, III, V, 32-33). D'autre part, cf. respectivement, Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, deuxième section, trad. franc., in Œuvres philosophiques, II, Pléiade, Paris, Gallimard, 1985, p. 301-303 ; dans l'édition de l'Académie de Berlin (AK), t. IV, 434-436 ; Pascal, Pensées, Brunschwicg (B) 434 ; Lafuma (L) 131 : « (...) apprenez que l'homme passe infiniment l'homme (...). » Afin d'alléger les notes, nous avons très souvent omis les références aux éditions des textes en langues étrangères, sauf lorsqu'elles s'imposent, ou que les traductions françaises sont soit inexistantes soit, quant à nous, inconnues. Les traductions sont de nous quand il n'y a pas d'autre indication.
[2] Cf., respectivement, Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et de l'usurpation, dans De la liberté chez les modernes, textes choisis, présentés et annotés par Marcel Gauchet, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1989, p. 151 ; Albert Camus, L'homme révolté, in Essais, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1972, p. 413 ; et Sophocle, Antigone, texte établi par Alphonse Dain, traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1955, v. 1242-1243. Voir aussi Hannah Arendt, Le système totalitaire, trad. franc., Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, p. 215 sq.
[3] Alexandre Soljénitsyne, L'archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1974, t. 1, p. 132.
[4] Cf. Mortimer J. Adler, The Difference of Man and the Différence it Makes, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1967, p. 264 : or, comme l'écrit Adler après avoir cité cette phrase : « Qu'y a-t-il de mauvais en principe dans les politiques nazies à l'endroit des Juifs et des Slaves si ces faits sont corrects et si les seules différences psychologiques entre les hommes et les autres animaux sont des différences de degré ? »
[5] « C'est-à-dire l'exemplaire d'un type (« racial » en l'occurrence), d'une Idée, d'une figure d'essence (en l'occurrence le Juif ou le Tzigane comme essence d'une non-essence ou d'une sous-essence humaine) » (Jean-Luc Nancy, L'expérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988, p. 21, voir aussi p. 157 sq).
[6] Cf. Théodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. franc. , Paris, Payot, 1978, p. 283-288. Voir en outre Gabriel Marcel, Les hommes contre l'humain, nouv. éd., préface de Paul Ricoeur, Paris, Editions Universitaires, 1991, en particulier le chapitre intitulé « L'esprit d'abstraction, facteur de guerre », p. 97-102 ; et Alain Finkielkraut, La sagesse de l'amour, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1984, p. 95-101, sur l'exécution de Germana Stefanini par la section romaine des Brigades rouges en 1983. « Ils poussent à son paroxysme le mouvement de réduction interprétative : chacun est absorbé dans sa fonction et comme cloîtré dans" sa classe ; tous les visages disparaissent derrière les principes qu'ils incarnent » (p. 98).
[7] Cf. Jean-Luc Marion, La liberté d'être libre, in Prolégomènes à la charité, Paris, La Différence, 1986, p. 45-67, spécialement 56, 60 et 63.
[8] Cf. Richard Rorty, Human Rights, Rationality and Sentimentality, in On Human Rights, The Oxford Amnesty Lectures, 1993 (éd.), Stephen Shute and Susan Hurley, New York, Basic Books, 1993, p. 112 sq., citant David Rieff Letter from Bosnia, New Yorker, 23 novembre 1992, 82-95.
[9] Elie Wiesel a répété souvent qu’« on n'a pas le droit de comparer quoi que ce soit à Auschwitz », témoignage que nous entendons respecter. Mais dans un texte publié en 1989, après l'avoir redit, il ajoute, à propos de la lutte pour la liberté en Union soviétique : « Depuis que j'ai découvert cette lutte, en 1965, j'y participe de tout mon être » (Elie Wiesel, Réflexions sur la liberté humaine, in 1989. Les droits de l'homme en questions, Paris, La Documentation française, 1989, p. 31).
[10] Il est clair qu'au Rwanda on aura assisté à un génocide encore, où, selon l'horrible formule consacrée, s'envisage à nouveau la « solution finale » ; cf. Alex de Waal, The Genocidal State, in The Times Literary Supplément, 1er juillet 1994, p. 3, à propos des trois ouvrages suivants, parus en 1994 : Ethnicity and Conflict in the Horn of Africa (éd. Katsuyoshi Fukui & John Makarkis), Londres, James Currey ; Catherine Newbury, The Cohesion of Oppression. Clientship and Ethnicity in Rwanda, 1860-1960, New York, Columbia University Press ; Human Rights and Governance in Africa (éd. Ronald Cohen, Goren Hyden and Winston P. Nagan), Gainesville, University Presses of Florida.
[11] Voir Confucius, Les Entretiens, liv. XV, 23 ; cf. XII, 2, p. 95 ; Luc, 6, 31 ; et Matthieu, 7, 12 ; Kant, op. cit., p. 295 (AK IV. 429 ; nous citons toutefois ici la traduction d'Alain Renaut, Paris, GF, 1994, p. 108). Sur la règle d'or, cf. en outre A Companion to Ethics (éd. Peter Singer), Oxford, Blackwell, 1991, p. 72 (Confucius), 86-87 (Hillel l'Ancien), 95 Jésus), 178 sq., 545 (Kant), 192 (Rawls), 460 et 545 (utilitarisme), 10-12 (Darwin) ; sur l'impératif kantien, 178 sq., et en quoi il diffère de la règle d'or, 182.
[12] Cf. Préface à Jacques Testart, L'œuf transparent, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1986, p. 19.
[13] Cf. Cardinal Jean-Marie Lustiger, Dieu merci, Les droits de l'homme, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 93-95, 242-258, 454 sq.
[14] H. Tristam Engelhardt Jr., The Foundations of Bio-ethics, Oxford University Press, p. 104-105 ; cf. 106-110. La distinction entre être humain et personne est fondamentale pour Michael Tooley, dans Abortion and Infanticide, Philosophy and Public Affairs 2, n° 1 (automne 1972) ; nos renvois seront à la reprise de ce texte dans Applied Elhics (éd. Peter Singer), Oxford University Press, 1986, p. 57-85. L'infanticide en question concerne les nouveau-nés (sens de infant en anglais) ; il est moralement acceptable, dit Tooley, parce que le nouveau-né humain n'a pas plus un concept de soi que n'en a un chat nouvellement né : « (...) Everyday observation makes it perfectly clear, 1 believe, that a newborn baby does not possess the concept of a continuous self, any more than a newborn kitten possesses such a concept. If so, infanticide during a rime interval shortly after birth must be morally acceptable » (p. 83) ; cf. p. 64 ; mais aussi 66-67, 69, 76-78, 81-85. Nous reviendrons sur ces thèses plus loin.
[15] Jean-François Lyotard, L'inhumain. Causerie sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p. 11-12.
[16] Cité par C. S. Lewis, L'abolition de l'homme, trad. Irène Fernandez, Paris, Critérion, 1986, p. 189.
[17] Sophocle, Œdipe à Colone, texte établi par Alphonse Dain, et traduit par Paul Maton, Paris, Les Belles Lettres, 1960, v. 393.
[18] Sophocle, Antigone, trad. Paul Mazon ; voir respectivement, v. 26-30 (cf. 203-206), v. 453-457 ; v. 71-74 ; cf. v. 909-914 ; « Un mari mort, je pouvais en trouver un autre et avoir de lui un enfant, si j'avais perdu mon premier époux ; mais, mon père et ma mère une fois dans la tombe, nul autre frère ne me fût jamais né. Le voilà, le principe pour lequel je t'ai fait passer avant tout autre » ; et v. 924 : « Ma piété m'a valu le renom d'une impie » (cf. v. 942-943). « Elle n'insiste, écrit Vladimir Soloviev, que sur son droit absolu de remplir son devoir absolu de piété et d'amour fraternel, de donner une sépulture honorable à son parent le plus proche qui ne peut l'obtenir que d'elle » (...) (La justification du bien, trad. T. D. M., Paris, Montaigne, 1939, p. 219 sq.). Sur l'extraordinaire fécondité de la figure d'Antigone à travers les âges, voir George Steiner, Les Antigones, trad. Philippe Blanchard, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, et Giulia Paola Di Nicola, Antigone, Pescara, éd. Traccé, 1991. Les lignes qui suivent doivent beaucoup à Jean Ladrière.
[19] Cf. Loren Eiseley, The Firmament of Time, New York, Atheneum, 1966, p. 113 ; André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, I, p. 158 ; Karl R. Popper et John C. Eccles, The Self and its Brain, Berlin, Heidelberg, Londres, New York, Springer International, 1977, p. 453-454, 459-460, 466-467.
[20] Selon Marcel Granet, toute la doctrine confucéenne de « la vertu suprême », le ren (ou jen), se définit comme « un sentiment actif de la dignité humaine », fondé sur le respect de soi et le respect d'autrui dont elle fait au reste dériver la règle d'or ; cf. La pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1968, p. 395-398. Voir Confucius, Entretiens (trad. Anne Cheng, Pans, Seuil, coll. « Points Sagesse », 1981), XII, 22 ; cf. VI, 23 ; IV, 15 ; et Chad Hansen, Chinese classical ethics, dans A Companion to Ethics, (éd. Peter Singer), Oxford, Blackwell, p. 71-72.
[21] Cf I Rois 21 ; Isaïe, 58, 6-10 ; Deutéronome 15, 1-15 ; 24, 10-15 ; 26, 12 ; Proverbes 14. 21 ; 17, 5 ; 22, 22-23 ; 23, 10-11 ; Matthieu 5, 3-12 ; Luc 6, 20-26 ; 10, 29-37 ; Marc 12, 41-44 ; Luc 16, 19-25 ; Matthieu 25, 31-46 ; et Azim Nanji, Islamic Ethics, in A Companion to Ethics, op. cit., p. 108 sq.
[22] Sur la sagesse et la compassion dans le bouddhisme, voir l'excellent résumé de R. E. Florida, dans Buddhist Approaches to Abortion, in Asian Philosophy, vol. 1, n" 1, 1991, p. 39-50.
[23] Tel est bien ce que prétend Peter Singer, par exemple, pour qui la « dignité humaine » n'est qu'une de ces « belles expressions » (fine phrases) sur lesquelles se rabattent en dernière instance ceux qui sont à court d'arguments (who have run out of arguments) ; cf. sa pièce d'anthologie, All Animals Are Equal, in Applied Ethics (éd. Peter Singer), Oxford University Press, 1936, p. 227-228.
[24] Cf. Dominique Folscheid, L'embryon, ou notre-plus-que-prochain, in Ethique, n° 4, printemps 1992, p. 20-43, spécialement 25 ; et Isaïe, 52, 14.
[25] Cf. Ronald Dworkin, Life's Dominion. An Argument about Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom, New York, Alfred A. Knopf 1993, p. 11-13 et passim ; sur la dignité, p. 233-241. Selon Dworkin, la profondeur des désaccords autour de l'avortement et de l'euthanasie révèle à quel point « la sainteté et l'inviolabilité de chaque étape de chaque vie humaine sont prises au sérieux ». « Dignity which means respecting the inherent value of our own lives is at the heart of both arguments. We care intensely what other people do about abortion and euthanasia, and with good reason, because those décisions express a view about the intrinsic value of all life and therefore bear on our own dignity as well » (p. 238-239).
[26] Marcel Conche fait une différence entre le fœtus (qu'il préfère appeler 1'« enfant intra-utérin ») et le vieillard : le premier illustrant une puissance manifeste, le second point, parce qu'il est parvenu à la fin de ses jours, la puissance ne valant que pour l'avenir (cf. Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p. 53-54). Cette distinction ne tient cependant pas compte de l'après-vie à laquelle croient, diversement il est vrai, de nombreux humains de toutes cultures et religions. Qu'on croie ou non soi-même à l'immortalité de l'âme, voire à la résurrection des corps comme les chrétiens, on doit respecter ces croyances comme les autres, nous semble-t-il. « Car personne ne sait ce qu'est la mort, et si elle n'est pas justement pour l'homme le plus grand de tous les biens » (Platon, Apologie de Socrate, 29 a-b, trad. Anissa Castel Bouchouchi). Or dans l'hypothèse d'une après-vie, le vieillard est tout aussi en puissance que le fœtus ; de même le patient en état végétatif prolongé, le dément profond et les autres cas inapparents.
[27] Marcel Proust, Sur la lecture (1905), Paris, Actes Sud, 1989, p. 29.
[28] Pour ne citer ici que l'exemple de l'Inde, voir Roger-Pol Droit, L'oubli de l'Inde. Une amnésie philosophique, Paris, PUF, 1989 ; P. T. Raju, Structural Depths of Indian Thought, State University of New York Press, 1985 ; Michel Hulin, Le principe de l'ego dans la pensée indienne classique. La notion d'ahamkâra, Paris, Collège de France, Institut de civilisation indienne, 1978. Voir d'autre part Robert E. Carter, Becoming Bamboo, Western and Eastern Explorations of the Meaning of Life, Montréal et Kingston, McGill-Queen's University Press, 1992.
[29] Voir Jean Starobinski, Le mot civilisation, in Le remède dans le mal. Critique et légitimation de l'artifice à l'âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989, p. 11-59 ; spécialement 11, 13-15, 48-53.
[30] Cf., respectivement, J. W. Goethe, Studie nach Spinoza, in Sämtliche Werke, Artemis-Ausgabe, vol. 16, p. 840-841 ; Cicéron, Tusculanes, II, 4, 13, trad. Jean Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1960. Le mot chez Cicéron est non pas anima, « âme », mais animus, qui désigne plus strictement l'esprit et s'applique au « cœur », en tant que siège du courage, des passions, du désir, ajoutant la dimension affective et morale à la dimension intellectuelle.
[31] Cf. Aristote, Politique, III, 11, 1282 a 3-7 ; Les parties des animaux, I, 1, 639 a 4 sq. ; A. N. Whitehead, The Aims of Education, New York, Macmillan, 1929 ; Mentor Books, p. 13-15.
[32] Cf. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Ed. Hurtubise, 1971 ; Le sort de la culture, Montréal, Ed. de l'Hexagone, 1987 ; et Jean Ladrière, Nature et culture, approche philosophique, in Le Supplément, nos 82-183, octobre-décembre 1992, p. 195-215, spécialement 208-215. Marc Auge fait sur ces dernières décennies l'observation suggestive que voici : « Ce qui est nouveau, ce n'est pas que le monde n'ait pas, ou peu, ou moins de sens, c'est que nous éprouvions explicitement et intensément le besoin quotidien de lui en donner un : de donner un sens au monde, non à tel village ou à tel lignage. Ce besoin de donner un sens au présent, sinon au passé, c'est la rançon de la surabondance événementielle qui correspond à une situation que nous pourrions dire de "surmodernité" pour rendre compte de sa modalité essentielle : l'excès » (Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 41-42).
[33] Cf. George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, trad. Michel R. de Pauw, Paris, Gallimard, 1991, p. 12 ; et Le sens du sens, trad. Monique Philonenko, préface de Raymond Polin, postface de Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1988, p. 48-49 ; aussi 59-63.
[34] Cf. Jean Ladrière, loc. cit., 195 sq.; et Jean-Luc Marion, De 1'« histoire de l'être » à la donation du possible, in Le Débat (Gallimard, n° 72, nov.-déc. 1992, p. 179-189) ; ainsi que L'autre regard, in Pela Filosofia, Homenagem a Tarcisio Meireles Padilha, Rio de Janeiro, 1984, p. 303-308.
[35] Respectivement, Charles Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, Cambridge University Press, 1989, p. 8 ; cf. 7 et 3 ; sur le procédural, cf. 85-89 et passim ; sur le raisonnement pratique, p. 72 sq. ; Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 31-32 : « La vérité de la chose vue, télévisée, magnétisée sur bande, c'est précisément que je n'y étais pas. Mais c'est le plus vrai que le vrai qui compte, autrement dit le fait d'y être sans y être, autrement dit encore le phantasme » (p. 31). Cf. Philippe Sollers, à propos du dernier grand livre de Kierkegaard, La maladie à la mort : « Soit j'oublie ce moi dans une sentimentalité abstraite, narcissique, fantastique, illimitée qui finit par invoquer l’"humanité" en justifiant par là n'importe quel gaspillage de vies humaines (quand ce ne sont pas des massacres) ; soit je confonds ce moi, en me résignant à être spirituellement châtré avec les exigences des autres, de la foule, en n'étant plus, donc, qu'un numéro, un homme de plus, une répétition nouvelle de la même uniformité. La maladie à la mort est donc emphase humanitaire sur fond de tuerie, ou consentement à l'aplatissement mécanique : on croirait lire la définition de notre époque » (Le Monde, 19 novembre 1993, p. XV ; et C. Lasch, The Culture of Narcissism, New York, Norton, 1979).
[36] Cf. Jean Pic de La Mirandole, Œuvres philosophiques, texte latin, traduction et notes par Olivier Boulnois et Giuseppe Tognon, suivis d'une étude sur « Humanisme et dignité de l'homme selon Pic de La Mirandole » par Olivier Boulnois, préface par Giuseppe Tognon, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1993 ; en particulier, dans l'étude d'Olivier Boulnois, p. 309 sq., et le texte et la traduction du De Dignitate Hominis de Pic, p. 4-7. Les lignes citées de Grégoire de Nysse sont tirées du traité De la création de l'homme, 11 (PG 44, 155) ; voir Olivier Clément, Sources. Les mystiques chrétiens des origines, textes et commentaires, Paris, Stock, 1982, p. 71-84.
[37] Cf. Pascal, Pensées, B 43 ; L 1000. Une liste de remerciements serait interminable et de toute manière incomplète. Je dois plus que je ne saurai jamais dire à mon épouse Christine, à qui je dédie ce livre.
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