[131]
Hélène David * et M. Bigaouette
“Inaptitude au travail et prises de retraite
chez les ouvriers d'une grande municipalité.” **
Un article publié dans la revue Le Travail humain, tome 52, no 2, 1989, pp. 131-146.
- Summary
-
- I. Des différences dans les avantages liés à la retraite
- II. Des fins de vie professionnelle différentes
- III. Comment devient-on retraité pour invalidité ?
- IV. Une hiérarchie dans l'usure au travail ?
- V. Le seuil de la mi-cinquantaine
-
- Conclusion
-
- Bibliographie
-
- Résumé
SUMMARY
Disability and Retirement Patterns among Blue-collar Workers of a large Municipality. From the analysis of more than 1 500 retirement leaves by blue-collar workers of a large municipality, the authors try to understand the factors contributing to imposed retirement for disability. The time of birth, qualifications, professional path and working conditions, all contribute as well as personnel management policies. The acuteness of health problems of disabled retirees must not let one underrate the wearing out of those able to keep on working until they can retire with the highest pension rate.
Key words : Ageing at work, Blue-collar work (Work conditions), Determinants of retirement decisions, Differential mortality, Morbidity, wear and tear, Personnel management policies.
I Des différences dans les avantages
liés à la retraite
Le processus de vieillissement au travail s'insère dans un réseau complexe de déterminants tant socio-techniques (politiques de gestion de la main-d'œuvre et d'organisation du travail), physiologiques (au niveau individuel), que politiques et conjoncturels (politiques de retraite, marché de l'emploi). Une approche d'inspiration multidisciplinaire est donc nécessaire pour cerner l'influence de facteurs d'ordres très différents qui affectent les prises de retraite.
Dans cet article, nous mettrons en relief comment des facteurs politico-économiques conjoncturels interagissent avec les conditions de travail, au sein d'une population ouvrière, pour affecter l'attribution du statut d'invalide qui rend la retraite obligatoire et la possibilité d'obtenir la rente maximale.
Lors d'une enquête portant sur plus de 2 000 employés d'une grande municipalité (la Ville) qui ont pris leur retraite entre 1973 et 1983, nous avons constaté que les employés manuels (ouvriers) ne retirent pas autant d'avantages d'un même régime privé de retraite que les employés qui détiennent des
Tableau I
Répartition des ouvriers et des employés selon le type de prise de retraite
et âge moyen au moment de la prise de retraite (1973-1983)
(Blue-collar and white-collar workers' distribution according
to type of retirement taken and average age at retirement time)
|
Type de prise de retraite (1)
|
Toutes les prises de retraite
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Ouvriers
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
(âge moyen)
|
|
|
|
|
|
|
|
Employés
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
(âge moyen)
|
|
|
|
|
|
|
|
(1) La prise de retraite peut avoir lieu sous quatre modalités différentes selon le ou les critères qui sont pertinents au moment où l'employé de la Ville quitte son emploi :
Une prise de retraite volontaire
1) maximale (32 ans de service, ce qui correspond au maximum de la rente) ;
2) anticipée (30 ans de service et 55 ans d'âge) ; ou une prise de retraite obligatoire
3) pour raison d'âge (65 ans) ;
4) pour invalidité (inaptitude au travail et impossibilité d'être affecté à un poste allégé).
La rente est équivalente au salaire moyen annuel des trois meilleures années multiplié par le nombre d'années de service reconnues. Celles-ci sont reconnues à partir du moment où un ouvrier ou un employé de la Ville est titularisé, c'est-à-dire qu'il obtient un poste permanent. Dans les pages qui suivent, lorsqu'il sera question d'années de service, il sera implicite qu'il s'agit des années reconnues, c'est-à-dire comptabilisées aux fins du régime de retraite.
(2) Effet de l'âge obligatoire de la retraite pour les femmes qui était de 60 ans.
[133]
postes administratifs et de services subalternes [1]. Non seulement la rente moyenne qu'ils touchent est largement inférieure à celles des employés, mais la durée pendant laquelle ils la perçoivent est moindre. En moyenne, ils meurent aussi plus jeunes.
Ces différences sont étroitement associées aux modalités de sortie de la vie active. Alors que 59,5% des employés prennent une retraite volontaire, 76,5% des ouvriers se la font imposer (tableau I). Le tiers (32,7%) des ouvriers doivent prendre leur retraite pour invalidité alors que ce n'est le cas que pour 13,7% des employés (tableau I).
La population des retraités ouvriers n'est pas homogène pour autant. Parmi les ouvriers, les retraités pour invalidité se distinguent des autres par de moins bonnes conditions de retraite. Leur revenu de rente est inférieur de 18% au seuil de pauvreté alors que les ouvriers qui ont pris une retraite volontaire reçoivent en moyenne une rente qui excède le seuil de pauvreté de plus de 59%.
De plus, les ouvriers retraités pour invalidité, malgré qu'ils aient pris leur retraite sensiblement au même âge que les retraités volontaires (tableau I), sont proportionnellement six fois plus nombreux (12,8%) que les retraités volontaires (2,1%) à être décédés au cours des deux ans qui ont suivi leur prise de retraite.
Ces résultats (David et Bigaouette, 1986) nous amènent à comparer, parmi les ouvriers, les différentes catégories de retraités afin d'identifier dans un premier temps, quels facteurs sont associés à l'obtention du statut d'invalide.
Les données administratives sur les 1 597 ouvriers [2] qui ont pris leur retraite de 1973 à 1983 nous permettent d'identifier un des maillons de la chaîne d'évènements qui structurent des processus différenciés de sortie de la vie de travail.
On constate au tableau II que les catégories de retraités se différencient davantage par leur nombre d'années de service reconnues que par l'âge auquel ils prennent leur retraite. À âge semblable, ces différences dans le nombre d'années de service présupposent des différences d'âge au moment de l'obtention d'un poste permanent (auquel est rattaché le droit à la rente) [3].
Les différences dans les conditions d'emploi, que reflètent les années de service, renvoient à des interrogations en termes de qualifications et de trajectoires professionnelles. Quelques données permettent de retenir l'hypothèse de la pertinence de cette variable [4] : le titre de la « fonction » occupée au moment du départ nous a permis d'évaluer la proportion des fonctions qui sont considérées « spécialisées » (qualifiées) selon les critères internes de l'établissement [5].
[134]
Tableau II
Âge au moment de la prise de retraite (1973-1983) Nombre moyen d'années de service
Age au moment de l'obtention d'un poste permanent et % de retraités
occupant des emplois spécialisés selon le type de prise de retraite
(Age at retirement date (1973-1983), Average years of seniority.
Age when hired on a permanent basis and % of retired workers
that are specialised workers according to the type of retirement taken)
|
Type de prise de retraite
|
|
|
Total des prises de retraites
|
|
|
|
|
Ouvriers
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Âge au moment de la prise de la retraite
|
|
|
|
|
|
Années de service
|
|
|
|
|
|
Âge au moment de l'obtention d'un poste permanent
|
|
|
|
|
|
% occupant des fonctions spécialisées » (1) au moment de leur prise de retraite
|
|
|
|
|
|
(1) Le critère retenu par le système d'évaluation des tâches est la durée de l'apprentissage ; un emploi dont l'apprentissage excède dix-huit mois est considéré « spécialisé ». À noter que « spécialisé » a donc ici le sens inverse de l'expression française d'« os ».
Parmi ceux qui ont pu prendre une retraite donnant droit à la rente maximale, la proportion ayant occupé des fonctions « spécialisées » [6] (38,2%) est plus importante que pour la moyenne (24,8%) (tableau II).
Par contre, lorsque l'on compare les ouvriers mis à la retraite pour invalidité aux autres, on constate que, bien qu'ils soient un peu plus jeunes (56,8 ans) que l'ensemble des ouvriers retraités (60 ans), ils se distinguent davantage par le peu d'années de service qui leur sont reconnues (17,2 ans) et par l'obtention d'un poste permanent à un âge assez tardif (39,6 ans). La proportion de ceux qui détenaient des fonctions « spécialisées » est aussi plus faible (17,4%).
[135]
II. Des fins de vie professionnelle différentes
Il s'avère donc indispensable de remonter dans le temps pour comprendre comment, au cours des itinéraires professionnels, des éléments d'ordres aussi différents que la qualification professionnelle, l'état du marché de l'emploi, les conditions de travail et les relations de travail se sont enchevêtrés pour tracer des voies dans lesquelles se sont engagés certains ouvriers et non d'autres. À cette fin, nous avons réalisé seize entrevues qualitatives auprès d'ouvriers retraités. Dans le but de mettre en relief les éléments de différenciation de ces trajectoires professionnelles, nous avons choisi de confronter les récits de retraités pour invalidité à ceux qui retirent le plus d'avantages financiers de leur retraite (parce qu'ils touchent la rente maximale) [7] (tableau III).
Tableau III
Caractéristiques des ouvriers retraités pour invalidité
et des retraités avec la rente maximale (1973-1983)
(Characteristics of blue-collar workers retired
for reason of disability and of retired workers with full pension)
|
Retraités
pour invalidité
|
Retraités avec
la rente maximale
|
Montant de la rente annuelle
|
|
|
Écart par rapport au seuil de pauvreté
|
|
|
Âge au moment de la prise de retraite
|
|
|
Années de service reconnues
|
|
|
Âge au moment de l'obtention d'un poste permanent
|
|
|
% occupant un poste spécialisé au moment de la prise de retraite
|
|
|
% décédés au cours des deux premières années à la retraite
|
|
|
Nombre d'individus
|
|
|
% de l'ensemble des ouvriers retraités
|
|
|
III Comment devient-on retraité pour invalidité ?
Pourquoi les retraités pour invalidité n'ont-ils que peu d'années de service [8], malgré un âge de retraite assez avancé ? Cela semble dépendre en partie de leur qualification : chez les ouvriers non spécialisés, la trajectoire professionnelle, qui s'est souvent amorcée autour de l'âge de 14 ans, est constituée d'une [136] succession de petits emplois instables (livreur, chauffeur de camion, manœuvre en usine, marin, soldat, etc.). Ce n'est qu'après l'âge de 30 ans que ces hommes sont entrés à la Ville, préférant la sécurité d'emploi, un régime de retraite privé, aux salaires plus élevés d'ailleurs. S'ils n'avaient pas été déclarés invalides, ceux-ci auraient donc dû continuer à travailler jusque dans la soixantaine avant d'avoir accumulé le nombre d'années de service requis (32 ans) pour pouvoir quitter avec la rente maximale.
C'est pour une autre raison que les retraités pour invalidité qui occupaient des emplois plus qualifiés ont peu d'années de service. Ils sont entrés à la Ville aussi jeunes que les retraités avec une rente maximale (au début de la vingtaine), mais étant nés plus tard, ils sont arrivés à la Ville plus récemment.
Cependant, au cours des années 70, la Ville, aux prises avec une grave crise financière, a adopté des mesures radicales afin de diminuer la masse salariale. Elle a obtenu en négociation le droit de muter les ouvriers et employés à de nouveaux services, à de nouvelles fonctions et à des secteurs géographiques différents. Pour le personnel ouvrier, cela s'est traduit essentiellement par des « mises en disponibilité » suite à un « manque de travail », par la réaffectation à des tâches et parfois à des horaires différents et par la disparition de postes dits « allégés ». De plus, la Ville ayant mis fin à l'emploi de la majorité des auxiliaires (travail sur appel pour des tâches de manœuvres), ces tâches de « jeunes » sont, depuis, exécutées par les ouvriers de la Ville dont la moyenne d'âge est assez élevée (47 ans). À cause des règles d'ancienneté, ce sont ceux qui ont le moins d'années de service, à l'intérieur de chaque fonction, qui sont touchés les premiers [9].
Au cours de nos entrevues, nous avons pu constater l'impact de ces nouvelles mesures de gestion du personnel et d'organisation du travail [10] sur le processus qui mène à la retraite pour invalidité [11]. Il nous semble donc nécessaire de tenir compte simultanément des facteurs qui détériorent directement l'état de santé des ouvriers (agressions environnementales, charge de travail, accidents) et de facteurs plus conjoncturels comme les effets de ces nouvelles politiques (réaffectation à de nouvelles tâches) sur ceux qui sont déclarés invalides.
En effet, tout se passe comme si les nouvelles politiques de gestion du personnel venaient aggraver des problèmes de santé déjà importants ou, encore, servaient de déclencheur à un état pathologique latent. Et, lorsque ces difficultés surviennent, les ouvriers, qui sont incapables de satisfaire aux exigences de leurs tâches, ne peuvent plus garder leur emploi jusqu'au moment où ils auraient atteint le droit à une pleine rente. En voici quelques exemples :
- « Ce qui m'écœure le plus, c'est quand ils m'ont envoyé à l'usine de filtration ; je n'avais pas d'entraînement pour travailler à l'usine. »
Ainsi un émondeur du service des parcs, entré à la Ville à l'âge de 20 ans, est déclaré invalide et prend sa retraite à l'âge de 48 ans, avec vingt-huit années [137] de service reconnues, suite à une opération pour trois cervicales brisées et à un changement d'affectation.
Après vingt-trois ans de service, il est mis en disponibilité et demeure cinq mois sans travail. Puis, compte tenu de son état de santé, il est réaffecté, à titre d'opérateur de filtres, dans une usine de filtration des eaux à l'autre extrémité de la Ville ; il est « déclassifié » (déqualifié), et son salaire est réduit du même coup. Son opération, qui a eu lieu avant sa réaffectation, faisait suite à une série d'accidents survenus au fil des ans dans son travail d'émondeur (à un poignet, à un ménisque, à un coude, à un bras puis au cou). Une fois à l'usine de filtration, les difficultés qui l'amènent à être déclaré inapte au travail se manifestent.
Ce n'est pas la pénibilité des tâches qui faisait problème, estime-t-il. Celles-ci étaient moins dures que le travail d'émondeur. (Il était à l'abri du froid, des pluies verglassantes, de la manutention de pièces lourdes.) Il surveillait des cadrans et estimait avoir beaucoup de temps libre entre chaque filtration. Cependant, suite à son dernier accident (une chute sur la glace où il s'est frappé contre un mur de brique), il avait constamment mal à l'épaule et, malgré son opération, il était devenu incapable de se servir d'une main, alors que sa nouvelle tâche exigeait de manipuler certains leviers.
- « Le changement de fonction ça m'a donné un choc parce qu'on ne savait pas ce qu'on avait à faire d'une journée à l'autre. »
Quant à un mécanicien d'entretien aux incinérateurs qui n'a eu que des accidents mineurs (mais qui a longtemps subi les agressions environnementales des incinérateurs d'ordures où le travail exige souvent des efforts violents et des postures contraignantes), c'est à 63 ans et 25 ans de service qu'il est mis à la retraite pour invalidité. Ses problèmes de santé se développent suite à sa réaffectation. Celle-ci a eu lieu quatre ans avant sa mise à la retraite. Réaffecté à titre de journalier, il travaille à l'extérieur à des tâches qui varient sensiblement d'une journée à l'autre.
Pour lui non plus, le travail n'était pas plus dur qu'avant ; bien au contraire, estime-t-il. Cependant, alors qu'il travaillait auparavant à la chaleur intense, les contraintes du froid, auxquelles il est particulièrement sensible, ont entraîné chez lui un état bronchitique chronique. De plus, la marche exigée par son nouveau travail a trop grevé son système cardiaque et il n'a pas pu obtenir de poste « allégé ». Il fait un infarctus trois ans après sa réaffectation et est déclaré invalide un an plus tard. Après vingt-cinq années de stabilité au travail, l'inquiétude de ne jamais savoir ni où ni à quelles tâches il serait affecté le lendemain l'a aussi miné.
Bien qu'on ne puisse isoler l'effet spécifique des nouvelles politiques de gestion du personnel de celui des conditions de travail sur le processus de mise à la retraite pour invalidité, on en voit néanmoins l'effet aggravant. Et le taux de mortalité [12] [138] des retraités pour invalidité, qui est beaucoup plus élevé que celui des retraités qui touchent la rente maximale, témoigne de la gravité de leurs problèmes de santé (tableau II).
IV Une hiérarchie dans l'usure au travail ?
Mais même si le taux de mortalité (au cours des deux premières années de vie à la retraite) des retraités qui ont la rente maximale est le plus faible parmi les catégories de retraités ouvriers, cela n'implique pas pour autant qu'ils sont en excellente santé. La description qu'ils nous ont faite de leurs conditions de travail antérieures, des contraintes les plus pénibles ainsi que l'historique de leurs accidents de travail et de leurs problèmes de santé rappellent étonnamment ce qu'évoquaient les ouvriers vieillissants de la région parisienne lorsqu'ils ont été interrogés par Vrain et Gontier (1979). Ces chercheurs concluaient que si les nuisances diverses chez les ouvriers vieillissants ne différaient guère de celles que supportent l'ensemble des ouvriers, elles provoquaient, par contre, une fatigue plus intense difficilement supportable et des risques plus élevés. Dans une autre recherche qui a aussi pris en compte les antécédents de travail de retraité-e-s, Cribier (1983) a traduit cette réalité en parlant d'une « hiérarchie de l'usure » qui reflèterait celle du travail.
- « Je n'étais pas Tarzan mais... »
La catégorie peu nombreuse (9%) des ouvriers qui touchent la rente maximale en prenant leur retraite constitue un groupe assez homogène. Qu'ils aient eu des emplois spécialisés ou non, ils sont habituellement nés avant 1930, sont entrés à la Ville vers l'âge de 20 ans et ont donc accumulé le nombre d'années de service requis (32 ans) vers la mi-cinquantaine.
Cependant, malgré leur droit acquis de quitter, rares sont ceux qui invoquent cette raison pour expliquer leur départ. Ils rattachent plutôt leur prise de retraite aux deux mêmes facteurs que nous avons mis en relief chez les retraités pour invalidité : des problèmes de santé [13] et les nouvelles politiques de gestion du personnel de la Ville. Ils se sentent et sont usés, pourrait-on dire, bien qu'ils soient moins irrémédiablement abîmés que ceux qui ont été déclarés invalides.
[139]
- « Pourquoi rester quand tu es mal ? »
Un ouvrier « en charge » au département de l'assainissement des eaux quitte à 49 ans, lorsqu'il a complété trente-deux ans de service, parce qu'il en a assez de « se faire pousser dans le dos ». C'est parce qu'il a autant de travail à faire qu'avant avec moins de personnel, et non à cause de la pénibilité de ses conditions de travail antérieures, qu'il décide de prendre sa retraite. Malgré le froid, l'humidité, les gaz, les postures difficiles, le travail lourd qu'il a subi, il estimait être alors en assez bonne santé. Pourtant plusieurs accidents, au cours de sa vie de travail (doigt écrasé, pied écrasé et un accident au dos qui l'a paralysé temporairement), ont diminué sa capacité de faire des efforts pour soulever des objets.
- « Dans le fond je n'étais pas prêt. »
C'est à contrecœur qu'un creuseur de coupes à la voirie a pris sa retraite à 51 ans, une fois ses trente-deux années de service complétées dans des conditions pénibles de travail (intempéries, humidité, poussière, charge physique, risques d'accidents). Il se considère en bonne santé malgré plusieurs accidents aux jambes et au dos, arrivés pendant son travail avec un marteau-piqueur.
Il aurait souhaité continuer et estime qu'il n'était pas prêt à quitter, malgré les précautions qu'il devait prendre à cause de son dos. Depuis quelques années, à sa demande, il avait changé de fonction, afin de ne plus travailler avec le marteau-piqueur qui risquait de le rendre infirme. Ses nouvelles tâches de journalier étaient moins dures qu'auparavant, estime-t-il, mais il était exaspéré d'être sous la gouverne immédiate de contremaîtres qui l'interrompaient dans son travail et l'envoyaient travailler ailleurs, à autre chose. Il craignait aussi de se faire affecter à un autre secteur géographique. C'est ce qui l'a décidé à quitter.
Il semble donc que, face à une politique de diminution de la main-d'œuvre et de mobilité des effectifs restants, ce qui importe le plus ce sont les moyens dont les ouvriers plus âgés disposent lorsque cette politique les affecte personnellement. Parmi ces moyens, les années de service jouent un rôle clef qui est règlementé par les ententes contractuelles négociées. D'une part, comme les mises en disponibilité se font selon l'ancienneté dans chaque fonction [14], ceux qui ont 30 ans ou plus [15] d'années de service sont les derniers touchés par les réaffectations. Puis, s'il arrive à certains d'entre eux d'être affectés à une autre fonction à leur tour, ils sont souvent sur le point de pouvoir prendre leur retraite. Ils disposent ainsi d'une protection et/ou d'une marge de manœuvre plus grandes que les autres. C'est pourquoi la durée antérieure de service dans l'entreprise est si cruciale et sépare si nettement les retraités volontaires des retraités par obligation (tableau II).
Plusieurs facteurs rétrospectifs ont exercé une influence sur la capacité individuelle des ouvriers de se pourvoir de ce moyen. Ainsi, les ouvriers qui touchent la rente maximale et ceux qui sont retraités pour invalidité, qui [140] occupaient auparavant des postes peu qualifiés sont de la même génération [16]. Bien que nés à la même époque, les retraités de ces deux catégories se distinguent par leurs trajectoires professionnelles. Ils constituent, pour cette raison, des unités générationnelles différentes [17]. Et un des résultats de ces « choix » ou « destins » antérieurs différents se manifeste dans l'écart entre leurs années de service (tableau III) [18].
Par contre, il semble que les retraités pour invalidité qui détenaient des postes plus qualifiés se distinguent des retraités à rente maximale par le moment de leur naissance et non par leur trajectoire professionnelle. Avoir suivi le même cheminement que la génération antérieure ne leur a pas garanti l'accès aux mêmes bénéfices parce que des décisions récentes de leur employeur ont modifié le cours anticipé de leur trajectoire ; ils se trouvent alors situés différemment.
Le petit groupe de retraités qui touchent la rente maximale est d'une génération stratégiquement bien placée. Mais « être né au bon moment » n'est qu'une condition préalable pour tirer profit de la règlementation du régime de retraite. Il leur a aussi fallu, il y a longtemps, être dans une situation leur permettant de commencer à accumuler des années de service, c'est-à-dire être d'une unité générationnelle qui est entrée au service de la Ville au début de la vingtaine, environ. Il n'y a que ceux qui répondent à ces conditions qui peuvent quitter leur emploi à un moment stratégique. Ils peuvent ainsi éviter de s'exposer à des risques auxquels ils sont devenus plus vulnérables parce que vieillissants et usés [19]. Tandis que les retraités pour invalidité (de même que les retraités pour raison d'âge), pour des raisons diverses, ne disposent pas de suffisamment de marge de manœuvre (qui s'accroît avec les années de service) pour en faire autant.
Au terme de cette analyse visant à identifier ce qui distingue les retraités pour invalidité des autres, on peut retenir, pour vérification ultérieure, que le taux de prises de retraite pour invalidité pourrait s'avérer être un indice complémentaire à ceux fondés sur l'âge (Smith, 1974 ; Teiger et Villatte, 1983) ; il serait révélateur d'un rythme d'expulsion, associé à la pénibilité des conditions de travail comme l'ont déjà montré Teiger, Laville et al. (1983) dans le cas des rotativistes [20]. En effet, les conditions de travail affectent l'ensemble des ouvriers bien que certains, mal protégés, soient plus exposés et/ou plus vulnérables que d'autres. C'est précisément cette plus grande vulnérabilité qui fait de leur inaptitude au travail un révélateur des conditions auxquelles est exposé l'ensemble.
[141]
V Le seuil de la mi-cinquantaine
Dans le cas de la Ville, plusieurs indices portent à croire que les conditions de travail abîment davantage les ouvriers que les employés. Une des conséquences, chez les ouvriers, en serait une vulnérabilité accrue avec l'âge. Au tableau IV, on peut voir qu'il y a presque dix fois plus d'absences liées aux lésions professionnelles chez les ouvriers que chez les employés alors que les absences pour maladie sont équivalentes.
Tableau IV
Nombre moyen de jours d'absence du travail par employés
et motif de l'absence chez les ouvriers et employés de la Ville (1982)
(Average number of days not worked by employee and reason
of such absence for blue-collar and white-collar municipal workers)
Motifs de l'absence
|
|
|
Maladie (plein ou demi-traitement seulement)
|
|
|
Lésions professionnelles (1)
|
|
|
(1) Lésions professionnelles, définies selon la Loi sur la santé et sécurité au travail : « Accidents et maladies faisant l'objet de demandes de prestations et reconnues comme étant directement reliées au travail », CSST, 1985.
Si on tient compte de l'âge, la tendance habituelle (une diminution importante du taux d'accidents avec l'avancement en âge) ne se vérifie pas chez les ouvriers de la Ville (tableau V). Les résultats de Griew (1958), qui a mis en évidence que le taux des accidents des plus âgés (45 ans et plus) s'élevait lorsque ceux-ci ont des emplois occupés majoritairement par des jeunes, nous incitent à voir là possiblement une des conséquences du vieillissement de la main-d'œuvre par la base [21]. Comme on n'embauche plus, les tâches auparavant exécutées par des jeunes le sont maintenant par des plus âgés [22].
Peut-on établir un lien entre ce taux (comparativement) élevé d'accidents chez les ouvriers de 45 ans et plus à la Ville et le taux d'invalidité reconnu ? Des estimés actuariels réalisés pour le compte de la Ville indiquent que le taux d'invalidité chez les ouvriers est (évidemment) toujours beaucoup plus élevé que chez les fonctionnaires (de 2 à 6 fois, selon l'âge) ; mais alors que ce taux double régulièrement à chaque cinq ans chez les fonctionnaires, chez les ouvriers, c'est à partir de 47 ans que l'augmentation de ce taux s'accélère.
[143]
Sans pouvoir quantifier ces phénomènes avec précision, on peut toutefois observer que les différences entre les taux d'invalidité des ouvriers et des employés de la Ville sont moindres que celles reliées aux accidents et lésions professionnelles. Si, chez les ouvriers, tous les accidentés ne sont pas immédiatement considérés comme invalides, on peut alors supposer qu'une proportion plus élevée ont déjà eu des accidents ou des lésions. Le taux d'invalidité beaucoup plus élevé chez les jeunes ouvriers que chez les employés, ainsi que l'augmentation de ce taux avec l'âge, porte aussi à croire qu'avec le temps, l'effet de ces divers accidents s'aggrave davantage à cause des contraintes des tâches des ouvriers. Le seuil de la cinquantaine semble particulièrement crucial [23].
Les taux de mortalité semblent refléter le même phénomène (tableau VII). Ce n'est, en effet, qu'à partir de la cinquantaine que des écarts entre les taux de mortalité des ouvriers et des employés se manifestent et s'accentuent parce que celui des ouvriers augmente plus rapidement. Ces écarts sont cependant moins prononcés que lorsqu'il s'agit des accidents ou des taux d'invalidité [24].
Tableau VII
Taux estimés de mortalité selon l'âge chez les ouvriers
et les fonctionnaires encore en emploi à la Ville (1980)
(Estimated death rate by age group for blue-collar
and white-collar municipal workers still at work (1980))
(1) Les fonctionnaires comprennent les cadres, les professionnels, les contremaîtres et les pompiers en plus des employés subalternes.
L'aggravation, plus prononcée avec l'âge, de ces taux de morbidité et de mortalité permet de soutenir que les conditions de travail et d'emploi plus dures des ouvriers de la Ville affectent fortement le moment et la façon dont ils peuvent passer du travail à la retraite. Toutefois, la règlementation contractuelle et les politiques de gestion de la direction interviennent aussi pour [144] circonscrire la marge de manoeuvre dont disposent les ouvriers sur le plan individuel. C'est pourquoi, à âge égal, ils ne peuvent pas tous se protéger de la même manière. Alors que certains peuvent quitter volontairement au moment où ils deviennent plus vulnérables aux risques et agressions de leur milieu de travail, d'autres doivent continuer à travailler encore de nombreuses années, risquant davantage leur santé et leur vie.
Conclusion
Si on peut arriver à démontrer que, globalement, ce sont les effets conjugués des rapports sociaux et des conditions matérielles de travail qui structurent les modalités de sortie de la vie active, on peut difficilement arriver à distinguer la part propre de chacun de ces deux ordres de facteurs. Cela est en grande partie dû à leur forte imbrication dans tous les aspects de la détermination des conditions de travail. Au mieux, on peut arriver à mettre en relief par quels mécanismes chacun de ces facteurs exerce une influence aussi considérable.
Ainsi, dans un autre domaine, Grunberg (1986) a clairement démontré comment le taux différentiel d'accidents dans deux usines d'automobile appartenant à la même entreprise, mais situées dans deux pays différents, était étroitement associé à des différences dans les rapports de force patronaux-syndicaux, notamment parce que ceux-ci avaient fortement influencé la détermination des temps de production nécessaires à la fabrication d'une voiture. De leur côté, Desriaux, Derriennic, Cassou et Lécuyer (1987) ont pu établir. par une étude longitudinale de type épidémiologique dans la même industrie, que les contraintes de travail ont pour effet de distribuer les opérateurs à certains types de postes en fonction de leur âge, ce qui se manifeste par leur mobilité professionnelle dans le temps.
La tendance actuelle au vieillissement de la main-d'œuvre rend urgente la poursuite de recherches sur ces deux terrains afin de mieux connaître et comprendre les processus par lesquels se structurent les trajectoires professionnelles. Compte tenu des caractéristiques propres au vieillissement en tant qu'objet de recherche (Cassou et Desriaux, 1985), il importe de privilégier des études longitudinales, malgré leurs difficultés de réalisation. Quelques travaux récent-, réalisés à partir de banques de données permettant un tel traitement, en ont démontré l'intérêt (Andrisani, 1977 ; Anderson et Burkhauser, 1985). En sociologie, la perspective historique connaît un regain d'intérêt qui se manifeste, notamment, par la recherche de méthodes plus adéquates pour identifier et comprendre les processus qui contribuent à structurer les institutions, les normes et les comportements. Ce renouveau, très présent dans les problématiques les plus récentes des travaux sur le rapport des femmes à l'emploi {Le sexe du travail, 1984) est également manifeste dans des travaux plus méthodologiques tant qualitatifs (Bertaux, 1981) que quantitatifs (Allison, 1984, Singer, 1980). Cela laisse présager la possibilité de mettre au point une méthode séquentielle pour prendre la mesure du poids d'évènements tant collectifs qu'individuels qui, en se succédant, structurent progressivement le cours des trajectoires professionnelles.
[145]
BIBLIOGRAPHIE
Allison, P. D. (1984). Event History Analysis. Regression for Longitudinal Event Data, Berverly Hills, Sage.
Andersen, K. H., et Burkhauser, R. V. (1985). The Retirement Health Nexus : A New Measure of an Old Puzzle, The Journal of Human Resources, XX, 3, 315-330.
Andrisani, P. J. (1977). Effects of Health Problems on the Work Experience of Middle-Aged Men, Industrial Gerontology, 4, 97-112.
Bernard, G. (1979). Les requérants à qui la Régie a refusé une rente d'invalidité, Bulletin statistique de la Régie des rentes du Québec, B-1, vii-xiv.
Cassou, B., et Desriaux, F. (1985). L'usure physique : vieillissement ou empreintes de la vie, Les risques du travail, pour ne pas perdre sa vie à la gagner, Paris, La Découverte, 640 p.
Commission de la Santé et de la Sécurité du travail du Québec (1985). Statistique sur les lésions professionnelles, 1979-1983, Québec.
Cribier, F. (1983). Itinéraires professionnels et usure au travail : une génération de salariés parisiens, Le Mouvement social, 124, 11-44.
David, H., et Bigaouette, M. (1986). Le poids de l'inaptitude au travail dans les prises de retraite d'une grande municipalité, Sociologie et sociétés, XVIII, 47-60.
Dejours, C. (1980). Travail et usure mentale : essai de psychopathologie du travail, Paris, Le Centurion, 156 p.
Desriaux. F., Derriennic, F., Cassou, B., et Lecuytr, G. (1987). Age et changement de tâches dans une cohorte de salariés français d'une usine de construction mécanique (1987), Le Travail humain, 50, 3, 225-236.
Fox, A. J., et Collier, P. F. (1976). Low Mortalicy Rates in Industrial Cohort Studies due to Selection for Work and Survival in the Industry, British Journal of Preventive Medecine, 30, 225-230.
Gnagnasekaran, K. S., et Montigny, G. (1971). Tables de vie active des hommes au Canada et dans les provinces, Ottawa, Statistique Canada, 134p.
Goldsmith, S.B. (1972). The Status ot Health Status Indicators, Health Services Reports, 87, 212-220.
Goldthorpe, J., en collaboration avec Llewellyn, C, et Payne, C. (1980). Social Mobility and Class Structure in Modem Britain, Oxford, Clarendon Press.
Griew, S. (1958). A Study of Accidents in Relation to Occupation and Age, Ergonomics, 2, 17-23.
Grunberg, L. (1986). Les rapports de pouvoir, la productivité et la sécurité : une enquête empirique, Sociologie et sociétés, XVIII, 11-23.
Marshall, V. W. (1983). Generations, Age Groups and Cohorts : Conceptual Distinctions, Canadian Journal on Aging, 2, 2, 51-61.
Robine, J. M., et Brunelle, Y. (1986). La hausse de l'invalidité, analyse par pathologie et recherche des liaisons existantes avec la chute de la mortalité, Québec, Conseil des Affaires sociales et de la famille, 78 p.
Root, N. (1981). Injuries at Work are Fewer among Older Employees, Monthly Labor Review, 104, 3, 30-34.
Roy, L. (1983). Des victoires sur la mort, Québec, Conseil des Affaires sociales et de la famille, 78 p.
Le sexe du travail (1984). Ouvrage collectif, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.
Singer, B. (1980). Individual Historiés as the Forces of Analysis in Longitudinal Surveys, Journal of Economies and Business, 49, 473-305.
Smith, J. M. (1974). Age and Occupation : A Review of the Use of Occupational Age Structures in Industrial Gerontology, Industrial Gerontology, Spring, 42-58.
Synge, Jane (1981). Cohort Analysis in the Planning and Interpretation of Research using Life Histories, Biography and Society, sous la direction de Daniel Bertaux, Beverly Hills, Sage Publications, 310 p.
[146]
Teiger, C., Laville, A., et al. (1983). Les rotativistes : changer les conditions de travail, Paris, Agence pour l'Amélioration des conditions de travail, 344 p.
Teiger, C, et Villatte R. (1933). Conditions de travail et vieillissement différentiel, Travail et emploi, 16, 27-36.
Vrain, P., et Gontier, G. (1979). Les ouvriers vieillissants de la région parisienne, Paris, Presses Universitaires de France, 514 p. (dont les résultats sur les conditions de travail, la santé et l'usure sont résumés dans Cribier).
RÉSUMÉ
À partir de l'analyse de plus de 1 500 prises de retraite parmi les ouvriers d'une grande municipalité, les auteurs s'interrogent sur les facteurs qui contribuent à la mise à la retraite pour invalidité. Le moment de la naissance, la qualification, la trajectoire professionnelle et les conditions de travail interviennent, de même que les politiques de gestion du personnel. L'acuité des problèmes de santé des retraités déclarés invalides ne doit pas laisser sous-estimer l'état d'usure de ceux qui peuvent travailler jusqu'au moment où leur rente atteindra le maximum.
Mots clés : Déterminants des prises de retraite, Inaptitude au travail, Invalidité, Itinéraires professionnels, Morbidité, Mortalité, Politiques de gestion du personnel, Travail ouvrier (conditions de travail), Usure différentielle, Vieillissement au travail.)
(Manuscrit reçu en décembre 1987, accepté en février 1988.)
* Cette recherche a été réalisée à l'aide d'une subvention de recherche du Conseil québécois de la Recherche sociale et d'une bourse d'études de l'Institut de Recherche en Santé et Sécurité du Travail (irsst).
** Institut de Recherche appliquée sur le Travail, 1259, rue Berri, Montréal, Québec, Canada H2L 4C7.
[1] Les deux catégories (ouvriers/employés) correspondent à la définition des deux principales unités d'accréditation syndicales. Les professionnels, cadres, contremaîtres et pompiers constituent le reste des effectifs mais n'ont pas été pris en considération dans cette étude.
[2] Au cours de cette période, les femmes vie représentaient que 1% des ouvriers retraités ; elles sont exclues des données qui suivent.
[3] Par exemple, pour prendre sa retraite à la mi-cinquantaine avec une pleine rente (ce qui exige 32 ans de service reconnus), il faut être entré à la Ville sur une base permanente au début de la vingtaine.
[4] La faible envergure de cette recherche exploratoire dont les données de base sont de sources administratives internes ne nous a cependant pas permis de classifier les retraités avec des indicateurs de qualification valides et satisfaisants.
[5] Compte tenu qu'un certain nombre d'ouvriers terminent leur vie de travail dans des postes non qualifiés considérés comme « allégés » et qu'il ne nous était pas possible de savoir quel poste ils avaient occupé auparavant, ce qui suit ne peut être pris pour plus qu'une indication pointant vers une voie à explorer.
[6] Il s'agit d'emplois d'électriciens, de mécaniciens d'appareils motorisés, de chauffeurs d'incinérateurs, d'émondeurs ou d'opérateurs de filtres, par exemple. Parmi les fonctions non spécialisées, il y a celles de journaliers (manœuvres), d'ouvriers d'incinérateur, de creuseurs de coupe, de concierges ou de gardiens de terrain de stationnement, par exemple.
[7] Les retraités interviewés ont été choisis parmi les quatre grands services de la Ville ; parcs, eaux, voirie, entretien. À l'intérieur de chacun de ces services, deux emplois ont été choisis : 1) Parmi ceux d'où provenaient plus fréquemment les retraités pour invalidité ; 2) Parmi ceux d'où provenaient plus fréquemment les retraités qui touchent la rente maximale. Puis, pour chacun de ces emplois, nous avons sélectionné un retraité « typique » auquel nous avons paire un atypique ». Par exemple, au service des parcs, nous avons retenu les emplois d'ouvrier de parc (manœuvre) et d'émondeur ; pour chacun de ces deux postes nous avons rencontré un retraité invalide ; et un retraité qui touche la rente maximale.
[8] Dans les pages qui suivent (jusqu'au tableau IV), l'analyse n'est fondée que sur les résultats des seize entrevues qualitatives.
[9] Dans le système nord-américain de relations de travail qui est aussi en vigueur au Québec, les droits individuels des travailleurs aux emplois disponibles sont très souvent reliés à l'ancienneté.
[10] Qui ont réduit le personnel ouvrier de plus du tiers en dix ans.
[11] Certains cadres de la Ville le constatent : « C'est bien sûr que le fait de réassigner les gens dans des fonctions qu'ils n'ont pas nécessairement désirées, dans des horaires qui ne sont pas nécessairement les plus agréables, cela crée des problèmes de motivation et aussi dans des emplois qu'ils n'ont pas l'habitude d'occuper cela crée des risques additionnels d'accidents et de blessures », nous a dit l'un d'eux, en entrevue.
[12] Plusieurs épidémiologues considèrent qu'actuellement, le taux de mortalité est le meilleur indice disponible de morbidité (Goldsmith, 1972). Andrisani (1977) a aussi constaté que, parmi les hommes d'âge moyen en emploi aux États-Unis, ceux qui se déclaraient en mauvaise santé avaient une probabilité de mortalité trois fois plus élevée que les autres au cours des cinq années subséquentes. Au Québec, Robine et Brunelle (1986) ont constaté que ceux qui obtenaient le statut d'invalide (de la Régie des rentes du Québec) au cours de l'année (de 1972 à 1982) avaient un taux de mortalité dix fois plus élevé que les membres de la population active de la même tranche d'âge. Au cours d'une recherche avec les banques de données longitudinales sur la retraite (Retirement History Survey), Anderson et Burkhauser (1985), mettant en doute la validité des évaluations subjectives de l'état de santé au moment de la prise de retraite, ont comparé celles-ci aux taux réels de mortalité des hommes retraités dix années après, et ont conclu que le taux de mortalité est étroitement associé à une déclaration de mauvaise santé au moment de la prise de retraite ; ils ont aussi observé que les bas salariés y sont davantage exposés.
[13] Il est cependant frappant de constater jusqu'à quel point des conditions de travail très dures et dangereuses (dans les égouts, les incinérateurs ou à la construction de rues) sont décrites comme allant de soi et surtout, que les problèmes de santé ne sont pas mis en rapport avec ces conditions de travail subies pendant vingt ou trente ans. Dejours (1980) a proposé une hypothèse intéressante pour expliquer ce phénomène : il s'agirait d'une idéologie défensive permettant de diminuer l'angoisse qu'il y aurait à avoir une conscience permanente des risques courus.
[14] Voir la note 9 de la p. 136.
[15] Après trente ans de service il est possible de prendre une retraite anticipée avec une réduction proportionnelle de la rente.
[16] En termes sociologiques, une génération est une cohorte (au sens démographique) ou plusieurs cohortes successives définie non pas par rapport à un arbitraire quantitatif (tel que des intervalles chronologiques) mais qualitativement par rapport à un évènement clef (ou plusieurs), pertinent à l'analyse et qui les aura marqués à la même période de leur vie (Marshall, 1983).
[17] Au sein d'une même génération, on peut distinguer des groupes ou des catégories sociales qui ont réagi différemment à une même situation par « choix » ou par « destin », on parle alors d'unités générationnelles différentes (sur le plan idéologique ou sur le plan professionnel) (Marshall, 1983).
[18] Pour plus de détails sur les rapports entre les trajectoires individuelles et certains éléments des structures sociales (démographie, classes sociales, etc.), voir Goldthorpe, 1980, et Sunge, 1981.
[19] Pour un résumé des acquis ergonomiques sur les capacités des travailleurs vieillissants, voir le chapitre VI dans Vrain et Gontier (1979).
[20] Toute règlementation étant égale, par ailleurs.
[21] La moyenne d'âge des ouvriers à la Ville était de 48 ans, soit 11 ans de plus que celle de la population active du Québec en 1981. Les ouvriers de moins de 25 ans ne représentaient que 0,4% du total, comparé à 21,5% dans l'industrie manufacturière au Québec en 1981.
[22] Comme nous l'a expliqué un représentant du service de santé de la Ville : « On mettait (au cours de la période étudiée) n'importe qui en disponibilité ; cela a créé de l'insatisfaction, cela a favorisé les accidents du travail : Les gens nous étaient référés ici car ils [les contremaîtres] trouvaient qu'ils [les ouvriers] n'étaient pas en santé. Tout ce qu'on trouvait c'est qu'ils n'avaient plus 30 ans, ils avaient 63 ans ; ils ne pouvaient plus faire du pic et de la pelle. »
[23] Au Québec, Bernard (1979) a souligné que chez les hommes il y avait cinq fois plus de requérants et six fois plus de bénéficiaires de la rente publique d'invalidité dans la tranche d'âge 55 à 64 ans que ce qu'ils représentaient dans la population active tandis que la proportion de ceux de 45 à 54 ans était équivalente à leur poids dans la population active.
[24] Paradoxalement, si on compare ces taux à ceux qui ont été estimés pour la population masculine au Canada (Gnagnasekaran et Montigny, 1975), ils s'avèrent plus faibles, manifestant là, peut-être, une fois de plus, 1'« effet du travailleur en santé » au sujet duquel Fox et Collier (1976) ont mis en garde les épidémiologues. Par contre, chez les ouvriers et fonctionnaires de la Ville l'augmentation des taux est plus rapide avec l'âge.
|