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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

André Corten, Diabolisation et mal politique. Haïti: misère, religion et politique. (2000)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'André Corten, Diabolisation et mal politique. Haïti: misère, religion et politique. Montréal: Éditions du CIDIHCA, 2000, 245 pp. Une édition numérique réalisée par Peterson BLANC, bénévole, Licencié en sociologie-anthhropologie de la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti animateur du Groupe de Recherche Intégrée [RAI]. [Autorisation formelle de l'auteur accordée par l'auteur le 22 mars 2016 de diffuser ce texte en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[13]

Diabolisation et mal politique.
Haïti : misère, religion et politique.


Avant-propos


On ne peut pas rester indifférent. Alors que la technologie permet d'assurer amplement les besoins de base des six milliards d'habitants de la planète, le système social contrôlé par les élites économiques maintient sciemment au moins le cinquième de l'humanité dans un état infra-humain de misère absolue. Bien que repoussée à la périphérie et dissimulée à la bonne conscience par le discours technocratique sur la pauvreté, l'image de ces quasi-camps de concentration de la misère nous est parfois lancée au visage. Elle éclate sous la forme de la barbarie.

Le cas dramatique d'Haïti est précurseur ou paradigmatique de cette exportation du « mal politique » et de sa mise en scène locale. « Mal politique » ou « mal radical » pour prendre l'expression de Kant ou encore « banalité du mal » pour se référer à Arendt. Haïti est un des pays au monde où, de par son histoire de dépendance contrainte, l'appauvrissement systématique de la population est le plus ancien. Les conséquences politiques de cet appauvrissement y sont très poussées. Aussi ce qu'on a cru être une situation exceptionnelle avec le duvaliérisme apparaît aujourd'hui un état général des choses. La situation de misère absolue qui s'est encore renforcée au cours du dernier demi-siècle et même de la dernière décennie détermine le cadre dans lequel religion et politique sont indiquées pour actualiser ce que nous appelons le « mal politique ». C'est à partir de ce cadre qu'on peut comprendre d'une part la fascination de certaines élites de classes moyennes haïtiennes pour la déshumanisation — fascination ourlée de ressentiment — et d'autre part la logique de la diabolisation de l'adversaire.

Alors que dans les États du Nord, le non-respect des droits humains lié à la misère absolue est estompé à travers la continuelle négociation par l'institutionnalisation des conflits, dans les pays du Sud, il s'étale au contraire comme s'il relevait d'une barbarie primitive. On accule les sociétés du Sud à la famine, à la guerre et à la désolation ; en même temps on crie à la barbarie lorsque la violence s'y déchaîne. Ce qui est vu de l'extérieur comme de la barbarie est vécu de l'intérieur sous la forme de la satanisation de l'adversaire. Convaincus de se battre contre des forces diaboliques, les combattants ne réservent aucun droit humain non seulement à l'adversaire mais au monde dans lequel ces forces sont supposées agir ; on entre alors dans la terreur. La diabolisation et la terreur qu'elle peut engendrer traduisent pourtant un profond désarroi. Elles sont une sorte d'excroissance de la religion. Tentative de faire une lecture en termes sacrés d'un phénomène paraissant sinon incompréhensible. Comment penser autrement le processus irréversible de déshumanisation ?

[14]

Depuis la période de l'esclavage, les Haïtiens ont dû répondre à la « banalité du mal » - banalité du mal entendue dans le sens que le mal est souvent commis non pas par des êtres diaboliques mais par de « bons pères de famille » et de « bons chrétiens ». Rarement un régime esclavagiste s'est appliqué avec une telle implacabilité. À plusieurs reprises au XIXe siècle et XXe siècle, les Haïtiens ont dû encore répondre à des malheurs intérieurs et extérieurs. Durant ces cinquante dernières années, au lieu de se désintriquer, le religieux et le politique s'interpénètrent de plus en plus. Sans qu'il ne soit besoin d'établir une quelconque correspondance, on peut observer que les deux personnages politiques clés de ce demi-siècle ont parfaitement mélangé les deux genres. Le religieux occupe en Haïti une place qui n'est pas sans rapport avec le caractère irréversible de la déshumanisation et son incompréhensibilité. Il colore tout le politique. Si ainsi tout est pétri de religion en Haïti, celle-ci n'a pas l'allure d'un assoupissement moral. Elle n'est pas un simple opium du peuple. Elle est une mise en scène souvent tragique.

Ce livre n'est pas consacré à l'étude de phénomènes religieux. Il met en rapport le religieux avec la déshumanisation et essaie de lire le montage du politique. Ce livre part d'une dénonciation de l'exportation de la déshumanisation à travers la misère absolue dissimulée dans un discours technocratique à première vue compatissant. Il en mesure les conséquences en Haïti. À travers l'intrication du religieux et du politique, il essaie d'expliquer la fascination de certaines élites haïtiennes pour la déshumanisation. Il essaie aussi de donner sa juste place à la diabolisation. Il s'agit de voir son importance dans le jeu politique mais en même temps d'échapper dans l'explication à sa logique. Le « mal politique » ne provient pas seulement du « Grand Satan » américain ; il ne peut être exporté que parce qu'il est reçu par des structures d'accueil. Il s'agit de les démystifier. Les élites de classes moyennes haïtiennes sont complices. Le propos n'est pas de les excuser sous le motif qu'elles ne sont pas maîtres du jeu. Le « mal politique » est bien perpétré aussi par ces élites. Mais à travers la logique économique de la déshumanisation et à travers le discours technocratique transnational qui le masque, nous sommes en partie responsables de l'exportation de ce mal.

Le public auquel ce livre s'adresse est plus large que celui spontanément intéressé aux questions haïtiennes. Sont combinées des approches de science politique, de sciences des religions (notamment des pentecôtismes que j'ai beaucoup explorés dans d'autres écrits), d'analyse du discours, d'études latino-américaines mais aussi de philosophie politique. Les lecteurs peu familiarisés avec la philosophie politique peuvent avoir intérêt à lire l'introduction qui essaie de poser de façon la plus simple possible (parfois réductrice) quelques « paradigmes » d'articulation du religieux et du politique. Si l'introduction leur paraît déroutante, ils peuvent aussi la sauter sans perdre par la suite le fil de l'exposé. La première partie (chapitres 1-5) étudie les rapports entre la société et le religieux, la seconde partie tente de scruter le « mal [15] politique » (chapitre 6-10). Comme livre de philosophie politique, cet ouvrage veut s'adresser à tous ceux qui essaient malgré tout de penser l'impensable : l'horreur de la déshumanisation. Le penser, ce n'est ni s'y habituer, ni encore moins l'excuser. Il faut qu'ensemble nous regardions en face cette horreur et qu'inlassablement nous la dénoncions en évitant d'avoir recours au discours mensonger sur la pauvreté. Celui-ci fait disparaître la pauvreté par son propre fonctionnement discursif.

Il s'en est fallu de peu que j'abandonne l'écriture de ce livre. Au cours du quatrième voyage de recherche mené pour la réalisation du présent ouvrage -réalisation immédiate parce qu'en fait il y a trente ans que je mène des recherches sur Haïti -, j'ai été tellement choqué par la misère absolue étalée en Haïti que j'ai cru ne plus pouvoir supporter de voir cette réalité en face. J'étais pourtant bien habitué après huit séjours de recherches en Haïti et tant d'autres voyages en Amérique latine ! Des amis haïtiens mais aussi québécois, européens, américains ou latino-américains, m'ont aidé à passer ce cap en m'amenant à accepter jusqu'au bout, à travers les discussions, cette épouvantable situation. Cette recherche a bénéficié d'une subvention du Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada. Cette subvention reconduite en 1999 couvre aujourd'hui l'étude de trois autres pays : le Brésil, le Rwanda et l'Afrique du Sud. Sans ces subventions, les voyages de recherche en Haïti de 1996, 1997, 1998 et 1999 n'auraient pas été possibles. Celui de 1989 a été accompli durant une année sabbatique.

Guy Alexandre, Jacques Duviella, Laënnec Hurbon, Jean-Richard Laforest, Marc Maesschalck, Guy Maximilien, Franklyn Midy, Claude Moïse, Jean-Marc Piotte, Eve Seguin et Frantz Voltaire ont bien voulu lire des parties ou l'ensemble du manuscrit. Julie Caron-Malenfant a préparé l'index des noms et l'index analytique. Les deux lecteurs anonymes choisis par le Programme d'aide à l'édition savante (de la Fédération canadienne des sciences humaines et sociales) qui a accordé une subvention pour cet ouvrage, m'ont donné l'occasion de préciser et clarifier certains points. Tous ces lecteurs m'ont permis d'améliorer substantiellement le texte. Je les remercie de leur engagement intellectuel. Je garde bien entendu la seule responsabilité des idées exposées dans ce livre.

Au cours de mes recherches sur le terrain, j'ai été accueilli dans de nombreux temples de diverses dénominations. J'ai souvent été invité à transmettre un message à l'assemblée. Le pasteur voulait croire que j'étais un missionnaire susceptible d'apporter des fonds à sa « congrégation ». Mon rôle à ses yeux était de faire une prédication. Je ne l'ai pas fait, bien sûr, mais j'ai toujours dit publiquement ma joie d'être réuni avec les croyants. Cette joie était réelle. Il y a une profonde émotion qui se diffuse, à travers les chants et les prières, dans ces assemblées. J'ai aussi parlé dans les quatre coins du pays — de Jérémie à Port-de-Paix en passant par le Plateau Central - avec des hommes et des femmes qui, en gardant un espoir presque millénariste, [16] faisaient preuve dans l'immédiat d'un grand réalisme. En voyageant dans les tap-taps, les camions ou les camionnettes publiques, j'ai pu écouter toutes sortes de conversations, sentir la méfiance à mon égard mais aussi parfois la sympathie. Souvent on me prenait pour un « père ». Le contact avec l'étranger passe par ces mailles religieuses !

En publiant ce livre - le troisième écrit sur Haïti —, je sais bien que je ne m'acquitte pas de ma dette de chercheur vis-à-vis de toutes les populations que j'ai côtoyées. Une pensée me vient pour ma fille Laure-Maia qui commence des études universitaires et qui doute parfois non de la connaissance mais de la méthode universitaire. Une pensée me vient aussi pour le Révérend Jean Enoch Joseph, pasteur à Cité Soleil, avec qui j'ai souvent discuté. Ce livre comme je lui disais n'est qu'une « version narrative » de la tragédie que vit Haïti. Elle doit être continuellement actualisée non seulement en fonction de nouveaux événements mais parce que la conscience humaine vis-à-vis de l'inhumain se doit d'être constamment avivée par chacun. Même si cela fait mal.

A.C., le 25 mai 2000



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 27 septembre 2016 6:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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