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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Philippe Combessie, “Grilles et chaînes: liberté ou asservissement ?”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de A. DELARGE, J. SPIRE, La télé au logis, usages de la télévision. Paris : Éditions Créaphis, 2002, pp. 75-82. [Autorisation accordée par l'auteur le 7 septembre 2006.]
Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de A. DELARGE, J. SPIRE, La télé au logis, usages de la télévision. Paris: Éditions Créaphis, 2002, pp. 75-82.
Certains habitants de Fresnes regardent la télévision beaucoup plus que les autres, et ce ne sont ni des enfants, ni des personnes âgées. Qui sont donc ces téléphages impénitents, qu’on retrouve, d’ailleurs, dans 184 autres communes de France ? simplement les détenus du centre pénitentiaire. Dans les années 1990, l’écomusée de Fresnes s’était penché sur l’histoire de la prison [1], il me semble important qu’il continue à s’intéresser à cet espace méconnu en abordant la télévision, compagnon de détention le plus bavard de la quasi-totalité des prisonniers.
L’arrivée des téléviseurs dans les cellules est un événement récent [2], qui remonte à l’année 1986 [3]. Une quinzaine d’années plus tard, il est possible de proposer un bilan analytique des principaux enjeux de la télévision derrière les barreaux.
Avant de décider l’introduction de la télévision en prison, un essai avait été fait à Rennes, dans le seul établissement pour peines réservé aux femmes. Parmi les résultats de cette enquête, tous positifs, on notait une diminution de la consommation médicamenteuse (de 17 % en moyenne). L’écran cathodique allait-il devenir un substitut des fioles distribuées à de nombreux détenus chaque soir ? Malheureusement non : pas plus qu’à l’extérieur, la télévision en prison ne remplace les médicaments. D’ailleurs, dans ce même établissement de Rennes, un an après l’essai, si 13 % des détenues consommaient toujours moins de médicaments, 30 % au contraire avaient augmenté leurs besoins en soutien médicamenteux.
Il n’en demeure pas moins que, malgré les protestations des syndicats de surveillants au moment de l’introduction des télévisions, tous s’accordent aujourd’hui à dire que les détentions sont beaucoup plus calmes depuis qu’on a placé un poste dans chaque cellule. Un peu comme elle calme les enfants qui pleurent, elle occupe et calme les détenus qui n’ont rien à faire de leurs journées que laisser passer le temps... Et que dire de la nuit ? la longue nuit carcérale qui commence dès le repas du soir distribué, à 18h00, parfois avant !
Si elle ne se substitue pas à l’usage de médicaments, la télévision présente donc bien une forme de camisole cathodique qui vient renforcer les effets de la camisole chimique proposée aux détenus les plus mal à l’aise derrière les barreaux. Certains prisonniers, au demeurant assez rares, déclarent refuser toutes ces formes d’adoucissement de la réclusion, pour vivre pleinement les souffrances de l’enfer-mement et mieux dénoncer la cruauté pénitentiaire, comme une manifestation de rébellion individuelle.
Il y a un téléviseur par cellule, et l’on compte, souvent, plusieurs détenus dans le même espace. On ne voit guère de conflit quant au choix des programmes. Il faut dire que de nombreux détenus démunis, classés comme indigents, sont placés dans la cellule d’un détenu dont les ressources permettent de louer un poste [4]. Le détenu indigent bénéficie gratuitement de la télévision, mais considère bien souvent qu’il n’a pas son mot à dire sur le choix du programme, qui est effectué par le détenu qui paie.
Que regardent donc les détenus ? Les modes de recueil des informations sont différents entre l’extérieur et l’intérieur des prisons : études effectuées par des cabinets spécialisés sur des échantillons représentatifs des téléspectateurs dans un cas, études ponctuelles effectuées le plus souvent par des jeunes fonctionnaires pénitentiaires stagiaires dans l’autre. Il est donc délicat de proposer des comparaisons chiffrées. On peut toutefois indiquer les tendances qui apparaissent à la lecture des enquêtes internes. Les détenus disent apprécier particulièrement les films et les programmes sportifs. Viennent ensuite les informations et les reportages. Il semble que les jeux télévisés soient peu prisés. L’âge des détenus (plus jeunes que la population française) et surtout l’écrasante majorité de détenus de sexe masculin (il n’y a que 4 % de femmes en prison) expliquent facilement l’intérêt pour les émissions sportives. Le relatif désintérêt pour les informations (par rapport à la population française) est sans doute lié aux niveaux d’études et de revenus des détenus, comparativement moins élevés, et surtout au fait qu’une partie des journaux télévisés traite des informations qui n’intéressent pas directement les prisonniers (certains citent les embouteillages par exemple).
Le cas des films érotiques mérite une mention particulière, tant les fantasmes sont fréquents à l’égard de la population carcérale en général, et de ses rapports à la sexualité en particulier. Ces fantasmes sont l’un des effets de l’occultation dans laquelle les citoyens ordinaires tiennent les prisons. Alors, privés de relations hétérosexuelles ordinaires en même temps qu’ils sont privés de liberté, les détenus passent-ils leur temps devant les films érotiques ? Marie-Paule Fillet a posé la question aux hommes détenus à Melun et Fleury-Mérogis qu’elle a rencontrés pour son étude, les premiers sont 7,4 % et les seconds 2,8 % à classer ces films comme « le type d’émission qu’ils regardent le plus souvent » [5].
La législation française prévoit l’incarcération de personnes à partir de l’âge de 13 ans [6] ; la direction des établissements habilités à recevoir de si jeunes adolescents se trouve confrontée aux souhaits de certains d’entre eux de visionner de tels films, qui leur seraient interdits dans les salles de cinéma. Lors d’une enquête dans un établissement du Nord de la France, j’ai appris que les samedis soir où un film érotique passe sur le réseau hertzien, le quartier des mineurs est privé d’électricité... Et un jeune détenu de m’expliquer comment, de sa fenêtre, il lance une rallonge électrique vers une cellule d’adulte (c’est la pratique du « yoyo »), ce qui lui permet de visionner le film d’autant plus désirable qu’il était interdit.
La télévision est entrée en prison en France au moment où les chaînes privées se multipliaient, et, avec elles, les spots de publicité. Cette intrusion derrière les barreaux des campagnes de publicité télévisées a-t-elle eu une influence sur la consommation des détenus ? Il est incontestable que les détenus qui disposent de quelques revenus consacrent leur pécule à l’achat d’articles pour lesquels, notamment en matière vestimentaire (depuis que le port de l’uniforme n’est plus obligatoire) la marque est un élément déterminant : nombreux sont les détenus qui portent des chaussures plus onéreuses que celles de leurs compagnes qui vivent à l’extérieur. On a pu noter là un effet particulièrement pervers de l’introduction de la télévision dans un lieu où l’on retient majoritairement des individus particulièrement démunis. Cela dit, il est difficile de faire le départ entre l’effet spécifique de la télévision en prison, et le développement important du marketing visant les jeunes adultes. La durée moyenne de détention, bien qu’en augmentation, était, pour l’an 2000, de huit mois environ. Les détenus étaient déjà soumis à ces campagnes de publicité (télévisées ou non) avant d’être incarcérés, et il n’est pas possible de mesurer l’impor-tance spécifique des spots regardés en prison. Il n’en demeure pas moins que la présence de la télévision derrière les barreaux, allumée pendant de nombreuses heures, offre aux annonceurs une possibilité de suivre leurs cibles... derrière les barreaux.
Ceux qui ont travaillé pendant de longues périodes dans des régions du monde où la publicité est quasi absente ce qui est mon cas savent qu’à leur retour dans les contrées dites « civilisées », les campagnes de publicité paraissent parfois désuètes, ou décalées par rapport à certaines formes de réalité. Les détenus, depuis que la télévision est entrée dans les cellules, continuent à rester en prise avec certaines images de l’extérieur, et, notamment, avec les messages les plus directement mercantiles... pour le plus grand profit des annonceurs, et, à travers eux, de la société de consommation.
Pour éviter, a-t-on dit, que les détenus soient les clients captifs de sociétés de louage de téléviseur, il a été organisé un système de location interne des postes de télévision, confié à des associations créées à partir de 1983, dont une doit exister dans chaque prison, et qui est chargée de drainer des fonds pour aider au développement d’activités sportives et socio-éducatives des détenus. Les bailleurs de fonds initialement pressentis étaient les collectivités locales. Celles-ci s’étant toujours majoritairement désintéressées des prisons (à quelques notables exceptions près), les budgets de ces associations restaient bien maigres. L’octroi de la location des téléviseurs a constitué une véritable manne : achetés puis loués aux détenus, ou loués à l’extérieur et reloués plus cher aux détenus, ces associations sont devenues très riches : « Ce sont les bénéfices de la télé qui font marcher la maison ! » me disait la présidente d’une de ces associations dans une prison de la région parisienne. Les possibilités de souplesse de gestion d’une association (par rapport aux contraintes des financements administratifs) ne sont pas passées inaperçues de l’administration centrale, à tel point que, lorsqu’il s’est agi de confier au secteur privé un certain nombre d’activités des prisons nouvellement construites pendant la grande vague de privatisation lors de la première cohabitation, la location des téléviseurs, dont on pourrait penser qu’elle relève au moins autant du secteur concurrentiel que la nourriture des détenus ou leur travail, a toujours été confiée à ces associations.
Les modes de financement parallèles permettent des souplesses de gestion, mais facilitent aussi les dérives. Celles-ci, fortes dans les années quatre-vingt-dix, ont été réduites après des contrôles rigoureux diligentés par l’inspection des services pénitentiaires. Demeurent les souplesses de gestion : elles permettent de contribuer au financement de toutes les activités des détenus qui revêtent un caractère socio-éducatif ou sportif : vaste domaine. La consommation de télévision est facturée aux détenus, et l’argent recueilli pallie les difficultés de l’État à développer l’ensemble de ces activités.
Bien que marginale, l’une des expériences les plus intéressantes de la télévision en prison est constituée par les équipes qui, dans certains établissements pénitentiaires de grande taille (ce qui est le cas à Fresnes), proposent un canal interne de télévision. La convivialité entraînée par ce canal interne est à souligner [7], mais plus encore l’initiation des détenus à des activités professionnelles dans le milieu de l’audio-visuel qui est éventuellement susceptible de leur donner des pistes pour une insertion professionnelle dans un univers où les repris de justice ne sont pas forcément bannis d’emblée (comme cela peut être le cas dans de nombreux métiers, à commencer par ceux de la fonction publique).
On l’a vu, en prison, la télévision se révèle, de façon plus manifeste peut-être qu’en d’autres lieux, fortement liée à d’importants flux monétaires. On terminera donc cet article en adaptant la formule d’André Malraux [8] à l’égard du cinéma : « par ailleurs, la télévision en prison est un business ».
Carlier C., Spire J., Wasserman F. [1990], Fresnes, la prison, Fresnes, Ecomusée de Fresnes.
Chemin A. [1988], « Une expérience de télévision en prison : Canal-Fresnes », Le Monde, vendredi 5 août, p. 7.
Combessie Ph. [2001], Sociologie de la prison, Paris, La Découverte & Syros, coll. Repères.
Combessie Ph. [1996], Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, Paris, L’Atelier, coll. Champs pénitentiaires.
Dechaud F. [1994], Télévision et prison : Des grilles aux plages de programme de la 'télévasion', ronéo, mémoire de fin d’études de Conseiller d’Insertion et de Probation, école Nationale d’Administration Pénitentiaire.
FavardJ. [1986], « La télévision dans les prisons », Revue de Science Criminelle et Droit Pénal Comparé, n°4, oct.-déc., p. 903-908.
Faugeron C., Chauvenet A., Combessie Ph. (dir.) [1996], Approches de la prison, Bruxelles, De Boeck Université, Ottawa, P.U.O., Montréal, P.U.M., coll. Perspectives criminologiques.
Fillet M.-P. [1990], La télévision en milieu carcéral, ronéo, mémoire de fin d’études, Institut Français de Presse et des Sciences de l’Information, Université Paris 2.
Gutierrez M. [1993], Télévision et socialisation, ronéo, mémoire de fin d’études d’Educateur Pénitentiaire, école Nationale d’Administration Pénitentiaire.
Marchetti A.-M., Combessie Ph. [1996], La prison dans la Cité, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Habiter.
MalrauxA. [1946], Esquisse d'une psychologie du cinéma, Paris, Gallimard.
RuggieroV., South N., Taylor I. (dir.) [1998], The New European Criminology. Crime and Social Order in Europe, Londres & New-York, Routledge.
Veil C., Lhuilier D. (dir.) [2000], La Prison en changement, Toulouse, Érès, coll. Trajets.
Zyl Smit D. van, Dünkel F. (dir.) [2001], Imprisonment Today and Tomorrow. International Perspectives on Prisoners’ Rights and Prison Conditions, Boston, Londres & La Haye, Kluwer Law International (2e édition).
O. Sociologue, chercheur au Groupe d’Analyse du Social et de la Sociabilité (GRASS / IRESCO CNRS & Université Paris 8), maître de conférences à l’Université René Descartes Paris 5. Dernier ouvrage paru : Sociologie de la prison, Paris, La Découverte, « Repères ».
[1] C. Carlier, J. Spire, F. Wasserman [1990], Fresnes, la prison, Ecomusée de Fresnes.
[2] La plupart des autres pays d’Europe avaient précédé la France, à commencer par la Suède et l’Italie, dès 1970, puis l’Espagne, la Belgique, la Suisse et le Luxembourg.
[3] La décision, prise fin 1985, devait permettre à un maximum d’établissements d’être équipés pour le « Mundial » de football de 1986.
[4] Le prix varie selon les établissements, entre 20 et 40 euros par mois.
[5] M.-P. Fillet [1990], La télévision en milieu carcéral, ronéo, mémoire IFP Paris 2, p. 42.
[6] Au 1er janvier 2000, les prisons françaises retenaient 59 détenus âgés de 13 à 16 ans, et 596 de 16 à 18 ans (Ph. Combessie [2001], Sociologie de la prison, La Découverte, pp. 33-35).
[7] Mais elle ne concerne qu’un nombre limité de détenus, la majorité d’entre eux trouvant que « la prison est suffisamment pénible pour ne pas avoir à la subir à la télévision » (A. Chemin, Le Monde, 5 août 1988).
[8] Voici la dernière phrase de son Esquisse d’une psychologie du cinéma : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. »
Dernière mise à jour de cette page le mercredi 21 mai 20085:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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