Philippe COMBESSIE *
professeur à l'université Paris-Nanterre
et Président du Conseil Académique, Université Paris Lumières.
“Quand les femmes « libertines »
parlent de leur sexualité.
Analyse des écarts entre discours entendus
et pratiques observées.” **
Texte développé à partir d’un chapitre paru dans un ouvrage sous la direction de T. Barthelemy, Ph. Combessie, L.S. Fournier, A. Monjaret Ethnographies plurielles : déclinaisons selon les disciplines, pp. 259-284. Paris : Editions du CTHS, 2014, pp. 259-284.
- Introduction
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- La sexualité dans l’Occident contemporain
- Observer les pratiques de sexualité collective
- Différences entre dire et faire
- Comportements opposés : deux cas extrêmes
- Trois types de comportements et une perspective d’analyse globale
- Le coït : objectif à atteindre… ou moyen pour en atteindre un autre ?
- Des comportements différents selon les phases d’une carrière de pluripartenariat sexuel
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- Conclusion : homéostasie et éthiques sexuelles alternatives
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- Bibliographie
- Résumé
Introduction
Lorsque les humains parlent de leurs comportements, les différences entre discours et pratiques entre ce qu’ils disent faire et ce qu’ils font sont parfois importantes. Jean-Noël Retière, dans le texte ci-avant [1], utilise même le terme d’« énigmes » à propos des écarts entre ce que lui disaient faire les assesseurs des tribunaux pour enfants et ce qu’il a pu en observer lors des audiences publiques auxquelles il a assisté. « Énigmes » qu’il est parvenu à « résoudre » en les confrontant avec ce qu’il avait noté de leur comportement, en croisant les différents types de données recueillies entre elles, et en analysant les coïncidences et les discordances entre discours et pratiques de ces profanes appelés à seconder l’appareil judiciaire avec leurs positions singulières par rapport aux magistrats professionnels.
Dans la société occidentale actuelle, les comportements sexuels et ce n’est pas sans lien peut-être avec le tabou qui les affecte font partie de ceux pour lesquels ces distances entre discours et pratiques peuvent être fortes, chacun cherchant sa voie entre des définitions conflictuelles de la bonne pratique et de la bonne représentation de sa propre sexualité. Les cheminements et hésitations passent à la fois par des comparaisons avec ce qu’on peut comprendre de ce que font « les autres » et par des auto-évaluations de ce qu’on fait soi-même.
La sexualité dans l’Occident contemporain
Après les premières indications de Gabriel Tarde au sujet du caractère « élastique » de « l’appétit génésique » [2], puis celles de Bronislaw Malinowski sur la « plasticité » des « instincts sexuels » [3], John Gagnon et William Simon ont souligné, dès la fin des années 1960, l’importance du caractère socialement construit de la sexualité humaine et donc sa variabilité selon les époques et les cultures [4]. Michel Foucault, dans une perspective comparable [5] quoique dans un objectif différent [6], a souligné à quel point l’occident chrétien a constitué la sexualité comme élément central des assignations individuelles, et comment il en a fait un objet sacré, à la fois omniprésent et masqué, qu’il s’agit, depuis la fin du Moyen Âge, de débusquer pour qu’il révèle la vérité de chaque individu au moyen de procédures discursives contraintes ou induites de « confessions », d’« aveux » ou de simples « invitations à parler », d’abord au prêtre, puis au juge, au médecin, au psychanalyste... au sociologue… On comprend dès lors la gêne des occidentaux à parler de leurs comportements sexuels, en raison même des injonctions à le faire, qui, la plupart du temps, sont utilisées pour définir certains individus comme pécheurs, pervers, malades, criminels… Constituant de surcroît le genre comme élément distinctif fondamental, les sociétés occidentales contemporaines, à l’instar de la plupart de celles qui les ont précédées, ont perpétué, même après la dissociation entre « l’intérêt de procréation [et] l’intérêt sexuel » [7], des assignations de comportements différents pour les hommes et les femmes. Le renforcement, dans la société occidentale, d’un « espace d’autonomie pour le sexe » [8] tend à rapprocher les comportements des femmes et ceux des hommes, les premières adoptant de plus en plus des attitudes autrefois davantage l’apanage des hommes ; mais les représentations qu’hommes et femmes attribuent à la sexualité, et donc à ces mêmes comportements, demeurent différenciées [9], ce qui contribue à accentuer les différences entre les pratiques et les discours afférents.
C’est ainsi qu’ont été découverts et analysés les écarts entre les déclarations des hommes et celles des femmes en ce qui concerne le nombre de partenaires sexuels [10] : les hommes, lorsqu’ils sont interrogés à ce sujet, ont tendance à en dire davantage que les femmes. De façon générale, les hommes ont tendance, dans leurs discours, à maximiser leurs pratiques sexuelles, alors que les femmes ont tendance à les minimiser. Notons qu’il ne s’agit pas là de façons de faire conscientes et délibérées : nous avons affaire à deux manières distinctes de considérer la sexualité et donc de ce qu’on peut appeler un partenaire sexuel. Dans le texte présenté ici, les mêmes types d’écarts sont analysés, mais il s’agit de pratiques sexuelles hétérodoxes qui requièrent une forme assez poussée de mise à distance de la sexualité et on rencontrera des moments où les écarts entre discours et pratiques sont conscients, voire délibérés [11].
Observer les pratiques de sexualité collective
La recherche qui sert de support aux analyses présentées dans ce chapitre concerne les comportements sexuels de femmes qui, à certains moments de leur vie, accumulent les partenaires. Le pluripartenariat peut se développer de façon séquentielle [12] ou lors de séances de sexualité collective [13]. Dans le premier cas, les pratiques sexuelles se déroulent de façon strictement dyadique [14] et il n’est donc pas question de recueillir de données autrement qu’en interrogeant les pratiquant.e.s a posteriori. Mais, dans le second cas, il n’est pas impossible d’envisager de recourir à des observations ethnographiques. La doxa selon laquelle la sexualité humaine serait inobservable dans un cadre scientifique [15] doit en effet admettre quelques exceptions notables [16] parmi lesquelles se trouvent les diverses formes de sexualité collective. Certaines d’entre elles ont été analysées dès 1905 par Marcel Mauss et Hubert Beuchat, qui ont développé, au sujet de la population inuit, le concept de « communisme sexuel » [17] ; mais il s’agissait alors d’analyses de matériaux de seconde main. Les premières analyses scientifiques tirées d’observations effectuées par les chercheurs eux-mêmes ont été développées et publiées aux États-Unis dans les années 1970 ; on notera les travaux pionniers de Laud H. Humphreys [18] puis de Gilbert D. Bartell [19] l’ouvrage de Humphreys a été traduit en français en 2007, à un moment où ce type de démarche ethnographique commençait à se développer [20] et où même des ouvrages généraux sur la sexualité consacraient une partie spécifique à ces pratiques [21]. Pour permettre la comparaison entre des données collectées par entretien et des éléments recueillis par observation directe, je parlerai exclusivement de pratiques de sexualité collective, les seules formes de pluripartenariat qui soient accessibles de visu : comme nous le verrons plus loin, cette visibilité des comportements peut permettre au chercheur de recueillir des informations par observation directe mais il peut permettre également à des participants à ces séances d’informer le chercheur de ce qu’ils y ont vu.
Les femmes que j’interviewe développent ces activités dans des sex-clubs, au cours de « soirées privées » parfois dénommés « Eyes Wide Shut » [22], lors de week-ends, de croisières ou dans des résidences de vacances « interdits aux mineurs » [23] ; pour l’organisation de ces rencontres elles ont également recours à des sites Internet spécialisés (soit en y passant des annonces et y répondant, soit en créant un blog voire un site personnel). Ayant été initié, dans les années 1980, à des pratiques de sexualité collective [24], j’avais conservé un certain nombre de contacts dans ces milieux que je continuais à fréquenter de temps à autre [25]. Lorsque j’ai commencé ma recherche sur ce terrain en 2003, j’ai d’emblée pu compléter les données recueillies par entretien avec mes notes d’observation. Dans les espaces dédiés aux pratiques de sexualité collective, comme Gilbert D. Bartell l’a souligné dès 1971, le voyeurisme fait partie intégrante des interactions et il n’est donc pas déplacé d’observer, même avec attention, ce qui s’y déroule. Didier Le Gall mobilise l’expression freudienne « scopophilie » pour souligner l’intérêt d’une sociologie qui, faisant des recherches « sur l’intime », observe et analyse des comportements que la morale invite à tenir cachés [26]. Plus récemment, David Berliner et Cathy Herbrand utilisent le terme de « voyeurisme pratique » [27]. On ne peut que constater l’évolution de notre société depuis l’analyse de Durkheim qui notait le « caractère nécessairement mystérieux de l’acte sexuel » [28].
Différences entre dire et faire
C’est ainsi que j’ai rapidement disposé de données de plusieurs origines : des entretiens semi-directifs enregistrés, des échanges de courriers électroniques, des conversations et échanges informels dans des espaces dédiés à des pratiques de sexualité collective et des observations de ces pratiques (observations directes et observations de mes informatrices, dont elles pouvaient me rendre compte). L’une des caractéristiques majeures du mode de recueil de données que j’ai mis en place avec les femmes qui acceptent de collaborer à ma recherche réside dans ce que j’ai dénommé un suivi qualitatif à long terme. Par ce procédé, je visais d’abord à me mettre en état de percevoir l’évolution diachronique, au fil du temps, pour une même femme, des représentations qu’elle peut avoir d’elle-même au sujet de pratiques que la morale traditionnelle condamne, pratiques qui peuvent varier au gré de sa vie, de ses rencontres, etc. Je me suis rendu compte que ce procédé me permettait également d’opérer des comparaisons synchroniques, à une même période, entre des données, concernant une même femme, mais provenant de sources différentes.
Lorsque j’ai commencé à comparer les éléments recueillis par entretiens et suivis de courriers électroniques avec des données obtenues par observation directe, j’ai constaté un nombre non négligeable de différences entre ce que j’ai pu observer des pratiques d’une femme dans les espaces de sexualité collective et les propos qu’elle tenait pour en parler [29]. Pendant un certain temps, je n’ai prêté attention à ces différences que pour chercher des compléments d’information, soit en posant des questions au sujet de choses que j’avais vues mais dont on avait pu négliger de parler en entretien, soit en cherchant à observer des choses dont on m’avait parlé et que je n’avais pas vues, un peu comme cela avait pu m’arriver sur des terrains comparatifs différents [30]. Dans la mesure où ces écarts n’étaient ni systématiques, ni surtout univoques (certaines informatrices avaient tendance à minimiser, dans leurs propos, les comportements que je pouvais observer en ce qui les concerne, alors que d’autres avaient au contraire tendance à les exagérer), je ne me posais pas la question quant à l’éventuelle existence de dynamiques génératrices de ces écarts. Jusqu’à ce que je sois confronté, en 2009, à deux cas qu’on pourrait dire extrêmes.
Comportements opposés : deux cas extrêmes
Le premier cas concernait une femme de trente ans, salariée de commerce, élevant seule un enfant de six ans, rencontrée à la suite d’une petite annonce qu’elle avait passée sur un site sur Internet dédié au pluripartenariat sexuel. Nous l’appellerons Géraldine. Lors de deux entretiens, elle m’a raconté en détail sa vie sexuelle ; elle a longuement détaillé les « folles nuits » qu’elle passait depuis deux ans, à raison d’une fois par mois, « chez Virginie et Paul ». Il s’agissait de « soirées privées » organisées par un couple de quadragénaires de la région parisienne. Lors du second entretien, elle m’a proposé de me « parrainer » pour que je puisse m’y rendre. J’ai accepté, et, à mon grand étonnement, lors des six soirées organisées par Virginie et Paul auxquelles j’ai assisté au cours de l’année qui suivit, Géraldine était bien présente, toujours souriante, mais particulièrement peu active sur le plan sexuel. J’ai vu des scènes similaires à celles qu’elle m’avait décrites en termes de « partouze à huit ou dix dans la piscine » ou lorsqu’elle m’affirmait en souriant : « baiser sur le capot d’une Jaguar, c’est quand même classe ! ». Mais je remarquais que jamais elle n’y participait, ne s’approchant même que rarement des personnes engagées dans quelque coït ; elle restait à l’écart, une cigarette à la main, à discuter avec d’autres invités dont certains se montraient actifs, entre deux cigarettes. Les premières fois, je me suis demandé si son absence d’activité sexuelle n’était pas, au moins en partie, liée à ma présence sur place. Mais j’y étais allé accompagné d’une de mes informatrices particulièrement active en matière de sexualité collective, qui y est ensuite retournée sans moi et a noté, chaque fois, cette réserve, me faisant même un jour remarquer : « Elle fait surtout tapisserie Géraldine ! ». Cela m’a été confirmé par d’autres personnes avec qui j’ai noué contact sur place et que j’ai interrogées sur ce qui se passait lorsque j’étais absent [31]. J’ai vu Géraldine une seule fois engagée dans un coït : avec un couple d’amis avec qui elle était venue. Sa présence dans ce lieu constituait assurément une forme de libertinage, mais ce qu’elle y faisait était bien en-deçà de ce que laissaient entendre ses propos en entretien.
Le second cas concernait une femme de quarante ans, sans enfant, vivant en couple, exerçant une profession indépendante, rencontrée l’été 2005 sur une île réputée pour ses boîtes de nuit et espaces dédiés aux pratiques de sexualité collective, où elle était venue, comme chaque été, avec son conjoint celui-ci restait souvent à lire pendant qu’elle allait, seule, draguer sur la plage. Nous l’appellerons Barbara, elle réside à Bruxelles, mais ses activités professionnelles l’amènent à sillonner l’Europe. Adepte de pratiques de pluripartenariat à la fois hors de son couple et avec son conjoint, elle s’est rapidement montrée très intéressée par mes recherches. Elle y collabore de façons multiples. Elle me rend compte de ses « aventures » par courrier électronique au gré de ses activités sexuelles dans différentes villes d’Europe, et par entretiens lorsqu’elle passe en région parisienne, trois ou quatre fois par an. Un jour de juin 2009, Noëlle, une de mes plus jeunes informatrices (23 ans, informaticienne), qui venait de commencer une relation qu’elle présentait comme « sérieuse » avec un producteur de films à caractère pornographique, m’a envoyé un sms m’indiquant qu’elle avait « du nouveau pour [moi] ». Trois jours après, elle me racontait son « premier gang-bang » [32]. C’était aux Pays Bas, dans une ferme aménagée en studio de cinéma X, où ce type de séance se déroule une fois par mois depuis plusieurs années. Parmi les cinq femmes présentes, elle me dit avoir reconnu Barbara, qu’elle avait rencontrée en ma présence dans une soirée parisienne six mois plus tôt. D’après Noëlle, Barbara s’est montrée « particulièrement active ». Avec cette information, j’ai d’abord eu l’impression d’arriver à un début de saturation de réseau d’informations sur les formes contemporaines de pratiques de sexualité collective en Europe occidentale. Cette première impression favorable a été contrariée lorsque j’ai remarqué que, dans le message électronique que m’a envoyé Barbara quinze jours plus tard où elle me raconte son « premier week-end naturiste de l’année », elle ne parle à aucun moment de cette séance de gang bang. Elle ne l’évoque pas davantage lorsque nous nous rencontrons début septembre pour notre rendez-vous trimestriel autour d’un magnétophone. À la fin de l’entretien, je lui pose la question de façon directe : elle me répond qu’elle y participe « deux à trois fois par an ». Intrigué qu’elle ne m’en ait jamais parlé lorsqu’elle me racontait ses activités de pluripartenariat, je l’ai alors interrogée :
- « C’est marrant. Tu ne m’en as jamais parlé…
- Oh… il n’y a rien d’intéressant à dire… la baise… la baise, c’est toujours pareil…
- Bien sûr, mais enfin c’est… c’est… là c’est un peu différent… c’est assez hard… non ?
- C’est vrai… mais j’aime bien moi… ils sont tous jeunes, virils, musclés, j’aime bien.
- Et Ulo est au courant ?
- De quoi ?
- De… de ces séances gang bang …
- Bien sûr… il m’accompagne parfois. Mais c’est pas trop son truc lui… Alors souvent, j’y vais seule… C’est mieux pour lui. Et pour moi aussi…
- C’est marrant que tu ne m’en aies jamais parlé, depuis cinq ans qu’on se connaît… Et tu n’as jamais eu envie de m’en parler… Tu voulais me le cacher [rires] ?
- Je veux rien cacher… mais on peut pas tout dire… on peut pas tout dire. On n’a pas le temps de tout dire… Sinon… ça durerait des heures aussi. On peut pas tout dire… et puis ça sert à rien. Il faut laisser du mystère aussi ! [rires] »
La différence entre l’attitude de Géraldine et celle de Barbara, pour ce qui est des écarts entre les discours sur leurs pratiques érotiques et les pratiques observées en espace de sexualité collective n’a pas manqué de m’intriguer. Alors que Géraldine en disait plus que ce qu’elle faisait, Barbara ne disait pas l’ensemble de ses pratiques. Le fait que cette dernière n’ait pas parlé de comportements particulièrement hard n’est pas sans rappeler ce qu’indiquent Baptiste Coulmont et Irene Roca-Ortiz au sujet des articles qui se trouvent cachés au fond des sex-shops [33]. On peut penser aussi que le chercheur n’est pas la seule personne à qui Barbara ne parle pas de ces pratiques-là, même parmi ses amis proches. Il est difficile de dire si l’information « je participe à des gang-bang » est susceptible de renforcer la libido de la personne qui le reçoit ou au contraire de l’amenuiser, toujours est-il que Barbara était dans une démarche d’occultation à ce sujet, ce qui lui permettait, sans doute, de davantage maîtriser l’interaction avec le chercheur comme avec toute personne qu’elle tenait à l’écart de cette information spécifique. Une discussion à connotation sexuelle est toujours une forme d’interaction sexuelle [34] ; si elle avait livré plus spontanément cette information au chercheur, Barbara l’aurait aussi conduit vers un point de vue sexualisé à son endroit qu’elle pouvait souhaiter contrôler différemment.
Trois types de comportements
et une perspective d’analyse globale
Après une analyse rétrospective de mes notes d’observations et des entretiens recueillis avant 2009, j’ai entamé une investigation spécifique sur ces questions. J’ai sollicité davantage d’entretiens avec les femmes que j’avais pu observer dans des espaces de sexualité collective, et, dans la mesure du possible, bien que ce soit parfois délicat, j’ai essayé de me rendre dans ces espaces décrits par mes informatrices aux moments où elles les fréquentent habituellement. Et puis, j’ai posé assez directement la question des écarts entre discours et pratiques à mes informatrices les plus régulières.
Au terme actuel de mes analyses, trois types de comportements peuvent être distingués :
- - celui qui consiste, pour une femme pluripartenaire, à minimiser de façon générale ses propres pratiques lorsqu’elle en parle ;
- - celui qui consiste au contraire à s’attribuer de façon générale des pratiques qui ne sont pas toujours développées par la femme qui en parle ;
- - celui qui consiste à faire varier son discours en fonction des situations et/ou des interlocuteurs dans certains cas, cette variation se superpose à un comportement général de type 1 ou de type 2 ; dans d’autres, elle entraîne une forme d’équilibre entre les deux et la même femme peut alors, selon les circonstances, en dire beaucoup moins, ou au contraire beaucoup plus, que ce qu’on peut la voir faire lorsqu’il est possible de l’observer.
La résolution de l’énigme [35] posée par cette distinction entre trois types de comportements dont deux paraissent diamétralement opposés implique la prise en compte du fait que tout échange à caractère sexuel doit être analysé en termes de transaction. Il n’est en effet pas possible d’envisager de relation ou d’échange qu’on pourrait dire uniquement sexuel. Dit d’une autre façon : dans tout échange à caractère sexuel, il s’échange sans doute du sexuel, mais également autre chose que du sexuel. Cette remarque est valable pour toute interaction entre deux personnes (ou davantage) mais le caractère spécifique de l’acte sexuel [36], notamment dans la société occidentale contemporaine [37], peut faire penser qu’il y aurait là une interaction qui pourrait être analysée de façon isolée. Tel n’est pas le cas. Toute rencontre ou tout échange à caractère plus ou moins sexuel implique aussi autre chose que du sexuel, et c’est en cela qu’il est pertinent de parler en termes de transaction. Une transaction implique plusieurs acteurs dont les objectifs ou attentes sont considérés comme différents, mais qui s’entendent, dans le cadre d’une scène plus ou moins négociée et réglée, sur les moyens par lesquels chacun va transiger pour tenter de parvenir à un accord satisfaisant [38] pour toutes les parties.
La transaction est facilitée lorsque les différents agents en présence ont des objectifs complémentaires ; l’analyse proposée ici étudiera dans un premier temps les effets d’une opposition marquée par la place assignée au coït dans une rencontre. La sexualité humaine dépendant en grande partie d’éléments acquis, de nombreuses personnes l’évoquent en termes de parcours initiatique, en particulier pour ce qui est de pratiques qu’on peut considérer comme hétérodoxes. L’analyse se développera, dans un second temps, en distinguant différents moments dans ce qu’on peut considérer comme une carrière déviante. Nous découvrirons que ces deux axes d’analyse se croisent et s’articulent, en particulier lors d’un moment de la carrière qu’on peut considérer comme une phase de stabilisation.
Le coït : objectif à atteindre…
ou moyen pour en atteindre un autre ?
Dans un article précédent, j’ai distingué deux logiques opposées : celle qui envisage le coït comme un objectif à atteindre et celle qui considère le coït comme un moyen permettant d’obtenir autre chose. Certaines des femmes que je rencontre semblent chercher, à travers la multiplication des partenaires sexuels, d’abord et avant tout du sexe ; c’est manifeste dans certaines petites annonces qui précisent, par exemple, « je cherche exclusivement des beaux blacks TBM voire TTBM (LOL) » [39] ou « Pas de prise de tête, je veux juste du sexe : jeunes gens, vous savez ce qu’on attend de vous ! » (le pseudonyme de l’auteure de la première annonce est « belleblondepourjeunesblacks » et celui de la seconde est « Gourmande91 »). D’autres femmes, à l’inverse, semblent chercher autre chose, qu’elles semblent prêtes, pourrait-on dire, à échanger contre du sexe ; lorsqu’elles mettent des annonces sur les mêmes sites, leurs pseudonymes sont plus romantiques (dans le département de l’Essonne, j’ai noté une « joliefleurdepalaiseau ») et leurs textes insistent sur la « qualité de la relation ». Dans le premier cas, les femmes disent souvent chercher des relations à court terme, avant tout sexuelles, dans le second, elles privilégient des relations suivies dont le caractère sexuel n’est que secondaire. Il s’agit là de distinctions schématiques, et les sens de transactions, dans la plupart des cas, sont entrecroisés [40] ; il n’en reste pas moins que nous avons affaire à deux dynamiques différentes.
J’ai remarqué une forte corrélation entre cette opposition et les deux extrêmes du continuum des écarts d’âge entre partenaires. À la différence des relations de couple, pour lesquelles les femmes tendent à chercher des hommes en général plus âgés qu’elles [41], on trouve dans le cadre du libertinage sexuel nombre de femmes amatrices d’hommes plus jeunes qu’elles, et ce sont les femmes qui indiquent le plus souvent être « en quête de sexe, avant tout ! » [42]. À l’autre borne du continuum, on trouve donc des femmes qui, à l’inverse, cherchent quasi systématiquement des hommes plus âgés ; ces dernières disent volontiers, elles, être à la recherche d’autre chose que de coïts.
Les femmes qui recherchent des hommes plus jeunes qu’elles sont celles qui ont tendance à euphémiser leurs propos lorsqu’elles parlent de leur sexualité. Le sociologue qui prenait au pied de la lettre quelques formulations discrètes a pu se trouver surpris devant le caractère très actif de ce qu’il a pu observer en sex-club de certaines femmes qui, si elles ont la cinquantaine, reprennent, pour se désigner elles-mêmes, l’expression journalistique de femme cougar. Cette autodésignation leur permet d’afficher une image légèrement scandaleuse, comme celle qui défrayait ces dernières années la chronique de la presse à grand tirage autour des idylles prêtées par exemple à l’actrice Demi Moore avec le plus jeune Ashton Kutcher (de 16 ans son cadet) ou à la journaliste Claire Chazal avec le plus jeune Arnaud Lemaire (de 18 ans son cadet) qui masque le détail des pratiques, moins facilement dicibles, de pluripartenariat. En se déclarant simplement « cougar » ces femmes affichent une image moins potentiellement choquante que si elles entraient dans le détail de leurs pratiques telles qu’on peut les observer dans des lieux de sexualité collective, où il peut arriver de les voir pratiquer des fellations sur plusieurs hommes à la fois et/ou accumuler, en quelques heures, trois ou quatre coïts avec des hommes différents, parfois davantage.
À l’inverse, d’autres femmes déclarent préférer les hommes plus âgés, soit plus âgés qu’elles, soit simplement en écartant les hommes qu’elles considèrent comme trop jeunes ; ainsi Marianne, quadragénaire sans enfant, profession libérale, répète volontiers : « moi, je suis surtout séduite par les tempes grises ». Une autre de mes informatrices indiquait, en 2009, à la fin de son annonce sur un site de rencontres expressément sexuelles : « Si moins de 35 ans, pas de réponse » (femme seule, 40 ans, habitant en région parisienne, et déclarant une « profession intermédiaire » [43]). C’est avec ces femmes pluripartenaires que j’ai rencontré le plus souvent des personnes qui, en paroles, décrivent de façon détaillée les séances de sexualité collective auxquelles elles disent participer, et qui, lorsque j’ai eu l’occasion de les observer, se révèlent nettement moins actives, elles-mêmes, que ce que pouvaient laisser penser leurs propos. On les voit présentes dans les espaces de sexualité collective, mais elles y sont peu actives ; on remarque pourtant que leurs propos englobent implicitement leurs propres pratiques dans un descriptif, parfois détaillé, de l’ensemble des interactions qui s’y déroulent, alors qu’elles n’y participent guère, pas même dans une attitude de voyeurisme [44]. Elles parlent de ces pratiques et utilisent ces espaces dans un autre objectif que la consommation sexuelle directe.
Des comportements différents selon les phases
d’une carrière de pluripartenariat sexuel
Un autre paramètre que la place assignée au caractère sexuel de la transaction lui-même souvent associé au sens de la différence d’âge entre la femme et les partenaires qu’elle recherche réside dans le moment de ce qu’on peut appeler une carrière [45] de pluripartenariat de femmes. On distinguera quatre moments : une phase initiale de découverte, une phase d’intégration, une phase de bifurcation, une phase de stabilisation.
En phase initiale de découverte, la gêne à l’égard des conduites sexuelles hétérodoxes amène en général les femmes à ne rien dire à personne de leurs pratiques en matière de sexualité collective. Leurs propos sont donc en deçà de leurs comportements. Interrogées à ce moment-là, de nombreuses femmes disent ne pas avoir l’impression qu’il s’agit de leur univers. Leur silence relatif à ce propos peut aussi être lu comme une manifestation de distance à l’égard de pratiques dans lesquelles elles hésitent à inscrire leur propre identité sexuelle.
Lors de la phase d’intégration dans la carrière, qui suit la phase initiale de découverte lorsque cette dernière a été vécue de façon positive [46], la conjonction de deux éléments entraîne le plus souvent une inversion du sens des écarts entre discours et pratiques : nombre de femmes, pendant cette phase, ont tendance à en dire plus que ce que révèlent leurs comportements. C’est lié au fait que les femmes, à ce moment-là, cherchent souvent à affirmer, auprès des personnes qu’elles rencontrent, leur insertion dans ces milieux dont elles ne contestent plus la légitimité. Cet affichage verbal ayant lieu à un moment où les comportements n’ont souvent pas encore eu le temps de se développer de façon importante, on constate donc un écart entre discours et pratiques. Là, les discours peuvent tendre à l’exagération. Cette dernière n’est bien souvent que la marque d’une forme de volontarisme de reconnaissance sociale de ces comportements hétérodoxes dans lesquels ces femmes visent à inscrire leurs pratiques.
En phase de bifurcation, les femmes qui entendent poursuivre plus avant leur intégration dans les milieux de sexualité collective ont fait l’expérience de certains déboires liés à leur attitude dans la phase précédente. Plusieurs informatrices m’ont dit avoir « compris les risques de trop parler de ces choses-là ». Mais d’un autre côté, la progression dans leur parcours de femme pluripartenaire requiert aussi qu’elles élargissent encore leur réseau, et elles restent en quête de reconnaissance sociale au sein même de ces milieux où leur position n’est pas encore stabilisée. Dans la mesure où elles ont eu le temps d’acquérir une attitude détachée par rapport à elles-mêmes et de prendre du recul par rapport aux comportements sexuels hétérodoxes qu’elles développent, plusieurs de ces femmes m’ont expliqué, parfois de façon très détaillée, comment elles adaptent leurs discours à ce qu’elles perçoivent ou savent de leur interlocuteur. Elles peuvent être encore hésitantes sur le type de relations qu’elles cherchent, et s’adaptent à ce qu’elles perçoivent des désirs des hommes qu’elles rencontrent. Leurs propos s’adaptent aussi à l’image qu’elles voudraient produire d’elles-mêmes, qui demeure parfois ambivalente, comme l’indique cet extrait de courrier électronique que m’a envoyé une informatrice que j’interrogeais à ce propos : « Je pense à Solange, qui a rencontré quelqu’un dernièrement, à qui elle a joué le grand jeu de la femme libre ("surtout, que chacun continue de faire ce qu’il veut de son côté etc."), ce qui n’a pas manqué de déstabiliser son ami. Quand ce jeune homme a reçu devant elle un appel d’une autre femme (peut-être n’était-ce d’ailleurs que sa sœur), elle l’a mal vécu mais n’a pas osé lui en parler pour ne pas casser la belle image qu’elle avait souhaité lui donner d’elle-même (et surtout, se donner à elle-même). L’image d’une intellectuêêêllle qui s’est tout à fait départie des normes sexuelles dominantes pour les avoir tellement déconstruites dans son puissant cerveau de fâââmme liiiibre ! Alors qu’elle n’a déconstruit tout cela que théoriquement, pour l’instant. En écrivant cela d’elle, je me rends compte que c’est assez semblable pour moi, d’ailleurs. Solange et moi serions donc deux jeunes femmes qui faisons des études supérieures et nous faisons une image idéalisée de l’"intellectuel(le)" qui serait nécessairement quelqu’un de "libre" (à définir). Liberté que nous tentons, tant bien que mal, d’acquérir dans diverses sphères de nos vies, notamment celle de la sexualité, tendues que nous sommes entre les normes sexuelles dominantes dans lesquelles nous avons plus ou moins grandi, et notre idéal, c’est-à-dire les femmes que nous aimerions être, totalement libres par rapport à notre sexualité. » On trouve donc, dans cette phase, des discours qui, souvent de façon délibérée, peuvent être orientés de façon très différente (parfois en disant plus, d’autres fois en disant moins) que ce que les femmes peuvent réellement développer comme pratiques. On trouve aussi des discours dont l’ambivalence indique un parcours en construction, lié souvent au jeune âge, de femmes qui ne sont « pour l’instant » pas encore stabilisées pour ce qui est de leurs attentes par rapport à la sexualité.
On assiste, en phase de stabilisation d’une carrière de pluripartenariat sexuel, à deux types de comportements, diamétralement opposés, qui correspondent en fait aux deux modalités de stabilisation de ces pratiques les plus clairement identifiables.
La première concerne les femmes qui ont stabilisé leur appartenance à ces milieux après une intégration au sein d’un collectif. Il s’agit d’un groupe plus ou moins étendu, entre deux limites : les femmes organisatrices de soirées [47], dont le groupe est constitué par le carnet d’adresses, et les femmes qui, tout en étant peu intéressées par les contacts physiques directs avec d’autres personnes, vivent en couple avec un homme très adepte de pratiques de sexualité collective. La position intermédiaire correspond à celle, évoquée plus haut, de Géraldine, qui retrouve toujours dans ces soirées le même groupe constitué de cinq à dix amis proches, qui, eux, se montrent plus actifs. Dans ces situations, les femmes ont tendance à développer peu de pratiques de coït dans les espaces de sexualité collective… En revanche, elles en parlent volontiers, dans une logique d’association à ces milieux auxquelles elles sont attachées par les liens sociaux qu’elles ont établis avec des participants.
L’autre modalité de stabilisation concerne les femmes qui ont établi leur appartenance à ces milieux dans une dynamique d’intégration autonome. Dans ce cas, elles fréquentent les espaces de sexualité collective dans une optique de consommation, et parfois importante, de coïts et autres actes sexuels. Dans ce cas, leur tendance sera à parler le moins possible, à l’extérieur, y compris au sociologue qui les interroge, de l’ensemble de leurs pratiques. Comme Barbara, évoquée plus haut, elles usent souvent de litotes, de formules détournées ou de demi-vérités. Cela leur permet de sauver, autant que faire se peut, les apparences, de façon à pouvoir continuer à être considérées comme des femmes respectables. Bien intégrées au sein des groupes et des espaces de sexualité collective, elles ont compris l’intérêt d’être discrètes à l’égard de leurs pratiques, au risque de se voir stigmatisées, traitées de « salopes », etc. En ce qui concerne la carrière de pluripartenariat des femmes qui développent une intégration autonome, la tendance est à la fois à l’accumulation des pratiques et des partenaires et à la réduction des discours. Le schéma ci-dessous synthétise l’ensemble des positions et des comportements en fonction des deux axes d’analyse mobilisés.
Avant de conclure, précisons que la phase de stabilisation n’est souvent que temporaire, notamment pour les femmes qui s’étaient engagées dans une voie de stabilisation autonome ; celle-ci paraît difficile à poursuivre pendant de nombreuses années ; la société contemporaine ne tolère le pluripartenariat des femmes, en particulier s’il s’agit d’une démarche autonome, que lors de périodes en général courtes. Certaines femmes peuvent alors arrêter leurs propres pratiques mais demeurer au sein du milieu « libertin » dans le cadre, cette fois, d’une stabilisation au sein d’un collectif, ce sont les femmes qui se mettent en couple avec un conjoint adepte de ces pratiques et qui l’accompagnent mais ne pratiquent plus guère, ce sont aussi les femmes qui passent du rôle de pratiquante à celui d’organisatrice de soirée. D’autres encore abandonnent ce milieu, le plus souvent à la suite d’une rencontre amoureuse présentée comme déterminante, d’un mariage ou de la naissance d’un enfant… elles adoptent alors des comportements mieux adaptés aux attentes de la société envers les femmes : elles limitent les informations sur leur passé de pluripartenariat, ou l’occultent [48].
Conclusion :
homéostasie et éthiques sexuelles alternatives
Les pratiques de pluripartenariat sexuel correspondent à des stéréotypes de comportements masculins, voire virils. Il en est de même pour ce qui est des façons d’exagérer, en paroles, sa propre vie sexuelle. À l’inverse, les stéréotypes de la féminité correspondent à une double discrétion, à la fois dans la façon de parler de sa sexualité et dans le développement même de celle-ci.
Il est singulier d’observer que les pratiques sexuelles de femmes qui s’approchent le plus des stéréotypes de la masculinité (accumulation de partenaires dans une optique de recherche orientée avant tout vers la quête de coïts) sont en général accompagnées d’une grande discrétion langagière. À l’inverse, les femmes qui fréquentent régulièrement les lieux de sexualité collective sans s’y livrer elles-mêmes à beaucoup d’activités directement sexuelles ont tendance à être plus volubiles lorsqu’il est question de parler de ces pratiques. Lorsque les femmes atteignent la phase de stabilisation, on assiste, d’un extrême à l’autre, à une situation d’équilibre : les femmes qui en font le plus en disent le moins et les femmes qui en font le moins en disent le plus. Nous allons voir que cette double homéostasie permet d’une part au groupe de renforcer sa cohésion interne, d’autre part, dans la mesure du possible, de valoriser son positionnement social global. Nous allons voir de quelle façon.
Pour ce qui est de la cohésion interne du groupe, on peut remarquer que dans les espaces de sexualité collective, les stéréotypes de genre étant exacerbés, les femmes sont invitées à se présenter de façon à la fois hyper féminine et sexy : jupes courtes, talons hauts, dentelles et tenues dénudées. Pour les femmes qui se révèlent les plus consommatrices de sexe dans ces espaces, parler beaucoup établirait une discordance entre l’apparence vestimentaire, très féminine, et ce qu’elles pourraient dire ; l’usage de discours non-euphémisants pourraient même les faire taxer de vulgarité. Par ailleurs, parler se révèle en général inutile dans leur démarche : les pratiques dans lesquelles s’engagent ces femmes suffisent à les faire repérer par le type de partenaires masculins et féminins qu’elles recherchent, et ils savent se reconnaître mutuellement par quelque regard ou quelque geste discret, et, tout aussi discrètement, se transmettre les numéros de téléphones et adresses électroniques dont ils peuvent avoir besoin pour se contacter pour s’inviter à telle ou telle soirée ultérieure.
En ce qui concerne les femmes qui, dans ces espaces, cherchent autre chose que des caresses sexuelles ou des coïts, les propos parfois très développés qu’elles tiennent quant à ce qui s’y passe sont aussi, pour elles, des façons de signifier qu’elles font partie intégrante de ces lieux, alors même qu’elles ne s’y montrent guère dans une attitude directement consumériste. Lorsque ces femmes accompagnent dans ces lieux un homme qui se trouve être, lui, grand consommateur, leurs propos peuvent permettre de montrer qu’elles partagent peu ou prou son activité. Lorsqu’elles viennent seules ou entre copines, le fait de parler « comme un homme » est susceptible de leur attirer l’attention de ceux que ces propos pourront émoustiller ; il en est de même pour les organisatrices de soirées qui ont besoin d’attirer des nouveaux adeptes. Qu’elles accompagnent un homme ou soient intégrées dans un groupe plus ou moins important, elles participent aux séances de sexualité collective par la parole plus que par les actes, voire par la parole exclusivement. Là encore, ces femmes semblent à la recherche d’un équilibre, et leur fréquentation, parfois assidue, des lieux de sexualité collective sans y développer de participation active est compensée, pourrait-on dire, par la façon, souvent volubile, dont elles en parlent.
Certaines de mes informatrices disent se sentir « défricheuse[s] » ou « innovatrice[s] » en matière de mœurs. C’est singulièrement le cas dans trois situations :
- celle des femmes qui se trouvent, pourrait-on dire, grandes consommatrices d’hommes,
- celle des femmes qui développent des discours en termes de polyamour,
- et celle des femmes qui organisent des soirées de sexualité collective.
Par leurs pratiques souvent discrètes pour celles qui se trouvent dans la première situation, par leurs discours souvent bien argumentés et, bien que dans une moindre mesure, par leurs pratiques pour celles qui se trouvent dans la seconde et la troisième, ces femmes correspondent, dans la société occidentale contemporaine, à certaines de celles que Monica Wilson désignait comme « beginners »[49] et dont Paola Tabet précise qu’elles sont « pionnières » et « ont entamé la transformation des rapports entre les sexes »[50].
Tout se passe comme si, au sein des différents groupes de la communauté constituée par les adeptes de pluripartenariat hétérosexuel, les femmes étaient invitées à choisir entre deux attitudes : assurer l’existence même du groupe par leur participation active aux séances et dans ce cas se montrer clairement silencieuses à ce propos, ou s’y trouver présentes tout en étant moins actives sur le plan strictement sexuel ; on les remarque, dans ce cas, nettement plus actives en paroles. Cette seconde attitude, non moins difficile, a pour fonction d’assurer la promotion à la fois interne et externe des formes d’éthiques sexuelles alternatives envisagées par cette communauté qui se développe dans les interstices d’une société en mutation. Cette division des tâches, qui est éclairée par des positionnements différents de ces femmes au sein même des groupes variables, comme on l’a vu est l’indice de la complexité des dispositifs et des règles nécessaires pour que chacun des participants et notamment chacune des participantes des séances de sexualité collective, puissent jouer le double rôle d’instrument et d’artisan de ces formes de sexualités hétérodoxes, ou, pour employer un autre registre de vocabulaire, puisse être à la fois identifié.e comme objet désiré et reconnu.e comme sujet désirant.
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Résumé
Une recherche basée sur une analyse croisée d’entretiens et d’observations permet d’étudier les différences entre « dire » et « faire » parmi les femmes qui participent aujourd’hui en Europe à des activités de sexualité collective. On articule pour cela deux axes d’analyse. Le premier concerne la place assignée par ces femmes aux coïts (selon qu’ils constituent une fin en soi ou un moyen pour une finalité autre) qui paraît souvent en lien avec l’âge des amants qu’elles recherchent (selon qu’ils sont plus jeunes ou plus âgés qu’elles). Le second axe est constitué par les différentes étapes de ce qu’on peut appeler une « carrière » de pluripartenariat sexuel entendue là dans une perspective de sociologie de la déviance. La conclusion permet de distinguer une répartition des rôles parmi les amatrices de sexualité collective ; certaines d’entre elles se considèrent comme initiatrices de formes d’éthiques sexuelles alternatives pour des activités où elles désirent être à la fois identifiées comme objet désiré et reconnues comme sujet désirant.
Mots clés : Éthiques sexuelles alternatives, femmes, hétérosexualité, sexualité collective, sexualité déviante.
* Professeur à l’Université Paris Nanterre, Sophiapol (EA3932).
[1] Je fais là référence au chapitre de Jean-Noël Retière « La contribution des profanes à l’œuvre de justice. Ethnographie d’une légitimité problématique » publié dans le même ouvrage (Ethnographies plurielles : déclinaisons selon les disciplines, Paris : Éditions du CTHS, 2014) pp. 67-84.
[2] Gabriel Tarde [1902], La morale sexuelle, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2008, p. 74.
[4] John Gagnon, William Simon (dir.) [1967], Sexual Deviance. A Reader, New York: Harper & Row. John Gagnon, William Simon [1968], « Sexual Deviance and the Contemporary American Scene », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 1968, March, n°375, pp. 106-122.
[5] Perspective en général dénommée constructiviste ou constructionniste ; Foucault semble ne pas avoir connu les travaux des Américains qui lui étaient antérieurs de quelques années, il n’y fait jamais référence.
[6] Il visait avant tout à mettre en évidence l’émergence des liens entre les questions relatives au sexe et celles qui concernaient la recherche de la vérité. La question du sexe était également le projet d’une recherche en six tomes, mais celle-ci ne verra jamais le jour, et les trois tomes publiés sont très différents du projet initial.
[7] André Béjin, Michaël Pollak [1977], « La rationalisation de la sexualité », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. LXII, p. 105.
[8] Gargi Bhattacharyya [2002], Sexuality and Society. An introduction, Londres/New York, Routledge, p. 172 (traduction Ph. Combessie).
[9] Marie-Laure Déroff [2007], Homme/Femme : la part de la sexualité. Une sociologie de l’hétérosexualité, Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
[10] Henri Leridon [2008] « Le nombre de partenaires : un certain rapprochement entre les femmes et les hommes, mais des comportements encore très différents », in : Bajos Nathalie, Bozon Michel (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte : 215-242. Notons que c’est notamment autour de cette question qu’un débat a été développé à la suite de la publication de ces premiers résultats de la grande enquête nationale effectuée en 2006.
[11] C’est notamment le cas dans ce que nous avons appelé la phase de bifurcation, et, dans une moindre mesure, dans la phase de stabilisation (cf. les pages 10 à 14 de ce texte et notamment le schéma présenté p. 13).
[12] On peut distinguer, en leur sein, trois types de pratiques, selon le degré d’ouverture de la dyade formée par la relation si celle-ci se développe dans une certaine durée : les relations « séquentielles monogames », les relations « séquentielles enchevêtrées », et les relations « polyamoureuses ».
[13] Philippe Combessie [2010], « Le pluripartenariat sexuel : une communauté interstitielle ? », in : Sainsaulieu Ivan, Salzbrunn Monika, Amiotte-Suchet Laurent (dir.), Faire communauté en société. Dynamique des appartenances collectives, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Sens social » : 89-101.
[14] J’utilise ce terme peu usuel à dessein, pour souligner le caractère socialement construit de l’un des constituants majeurs de la société occidentale contemporaine : le « couple », qui doit être, de surcroît, monogame et hétérosexuel.
[15] Cf. notamment Georges Devereux [1967], De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, trad. Houria Benis Sinaceur, Paris : Flammarion, 1980. Remarquons qu’il précise que ses réserves concernent l’analyse des actes sexuels « normaux » (p. 171). Tels qu’il les définit, on peut penser que les pratiques décrites ici relèvent de ce qu’il nommait « perversions » dont l’une des fonctions serait, selon lui, de « réduire et maîtriser l’intensité de la satisfaction sexuelle » (p. 257), ce qui, du coup, retire son argument majeur pour ce qui est des limites de l’usage de l’observation participante dans un cadre d’analyse scientifique de la sexualité : le fait que « l’acte sexuel normal » produit un « voilement temporaire de la conscience », ce qui l’amène à conclure « si l’observateur n’éprouve pas ce voilement de la conscience et conserve donc sa capacité d’observation, son acte sexuel est ipso facto non normal » (p. 171). Tels qu’ils sont définis par Devereux, beaucoup des actes sexuels qui se déroulent dans les espaces de sexualité collective peuvent être qualifiés de « non normaux ». L’adjectif hétérodoxe me paraît, à bien des égards, plus approprié.
[16] Catherine Deschamps, Laurent Gaissad [2008], « Pas de quartier pour le sexe ? Le développement durable des rencontres sans lendemain », Echogéo, n°5, http://echogeo.revues.org/index4833.html
[18] Laud Humphreys [1970], Le commerce des pissotières, pratiques homosexuelles anonymes dans l’Amérique des années 1960, trad. franç. H. Péretz, Paris : La Découverte, 2007.
[19] Gilbert D. Bartell [1971], Group Sex. A Scientists Eyewitness Report on the American Way of Swinging, New York: Widen.
[20] En voici quelques exemples : Agathe Bénard [2000], Relations sexuelles et relations sociales : le couple et la gestion de l’altérité dans quelques clubs échangistes, mémoire de maîtrise en sociologie, Université de Provence ; Bruno Proth [2002], Lieux de drague. Scènes et coulisses d’une sexualité masculine, Toulouse, Octarès ; Laurent Gaissad [2006], Une forme notoire de sexualité secrète : Chronique territoriale du désir entre hommes dans le sud de la France, thèse de doctorat, Université de Toulouse-le-Mirail ; Lucie Nayak [2008], Normes sexuelles et contrôle social. La participation en couple à des formes de sexualité collective, mémoire de Master 2 en sociologie, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
[21] Janine Mossuz-Lavau [2002], La vie sexuelle en France, Paris : La Martinière.
[22] En référence à l’une des scènes du dernier film de S. Kubrick.
[24] Philippe Combessie [2014], « Le socio-anthropologue et les "libertines" », in : Monjaret Anne, Pugeault Catherine (dir.), Le sexe de l’enquête : approches sociologiques et anthropologiques, Lyon : ENS Editions, 2014, pp. 217-235.
[25] Mon insertion préalable au sein de cet univers singulier a contribué, m’ont dit certaines de mes informatrices, à les rassurer lorsque je les ai sollicitées pour m’accorder quelque entretien, et cela a facilité la mise en place d’un protocole de suivi qualitatif à long terme les adeptes de ces pratiques sexuelles hétérodoxes étant régulièrement l’objet d’attaques dont ils attribuent la responsabilité à des articles de presse qu’ils jugent « déformants ».
[26] Didier Le Gall [1997], « Sociologie, scopophilie et intimité », Mana. Revue de sociologie et d’anthropologie, « Approches sociologiques de l’intime », n° 3, pp. 219-269.
[27] David Berliner et Cathy Herbrand [2010], « Introduction. Pragmatique et médiations sexuelles », Civilisations, vol. 59, n° 1, numéro spécial « Sexualités. Apprentissage et performance », p. 7.
[29] L’une des caractéristiques déterminantes des pratiques de sexualité collective est que celles-ci se donnent à voir, et le socio-anthropologue peut en être observateur au même titre de beaucoup d’autres personnes qui peuvent elles-mêmes parler de ce qu’elles ont vu dans ces espaces. Cela introduit une différence majeure avec les pratiques sexuelles les plus courantes. Mais cela n’exclut pas, peut-être, que les analyses produites dans ces espaces éclairent certains éléments de la vie sexuelle plus ordinaire.
[31] La question est classique dans le cadre de recueil de données ethnographiques. Dans les espaces de sexualité collective, il me paraît opportun d’user des mêmes procédés que lorsque je participais à des Commissions d’application des peines en milieu carcéral, en interrogeant des informateurs de confiance sur la différence des comportements de certains des protagonistes lorsque le chercheur est présent et lorsqu’il est absent. Autant ma présence marquait sensiblement certains des acteurs des Commissions d’application des peines, autant elle n’impacte guère, me dit-on, les séances de sexualité collective on me précise que c’est en général dû au fait que je viens toujours accompagné de femmes particulièrement actives en la matière, ce qui semble indiquer mon absence de réprobation de ce type de pratique. Je n’ai eu écho que d’un seul effet notable de ma présence ; une informatrice m’a rapporté qu’un couple organisateur de « soirées privées » parisiennes dans les années 2005 à 2007 lui aurait dit : « lorsque tu viens avec Philippe Combessie, dis-le nous à l’avance, parce que nous avons dans notre réseau un homme qui est, dit-il, de ses collègues, et il nous appelle toujours pour savoir s’il sera là, et, dans ce cas, il préfère aller ailleurs : il ne veut pas être reconnu par lui ! ».
[32] Pratique qui consiste, pour une femme, à accumuler, dans un laps de temps réduit, un nombre important de coïts avec des hommes différents. On notera qu’en la matière un record a été établi par une ancienne étudiante en droit (King’s College) puis en sociologie (University of Southern California) d’origine singapourienne, qui a, sous le pseudonyme Annabelle Chong, accumulé en dix heures, 251 rapports sexuels consécutifs avec 80 hommes différents ce « record » de 1995 a été battu depuis, mais c’était là une première. La quête de records n’est pas courante dans les pratiques de pluripartenariat, je rencontre nombre de femmes qui me disent que, dans une démarche qu’elles qualifient comme « hédoniste », elles refusent de compter ; d’autres au contraire tiennent à jour une liste de leurs amants, un peu comme le Don Giovanni de Mozart et Da Ponte ; d’autres encore disent fièrement le nombre d’orgasmes qu’elles ont été capables d’accumuler en une nuit.
[33] Baptiste Coulmont, Irene Roca-Ortiz [2007], Sex-shops, une histoire française, Paris : Dilecta.
[34] « Un entretien sur la sexualité, même s’il s’agit d’une interview scientifique, est, en lui-même, une forme d’interaction sexuelle » (Devereux [1967], op. cit., p. 160).
[35] Le vocabulaire mobilisé par Jean-Noël Retière (cf. note numéro 1 de ce texte) me convient, je l’adopte ici.
[36] Tel que le souligne par exemple Maurice Godelier lorsqu’il indique son caractère « asocial » : « La sexualité est le lieu privilégié du corps où se soudent la logique des individus et celle de la société, où « s’incorporent » des idées, des images, des symboles, des désirs et des intérêts opposés » » (Maurice Godelier [2007], Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris : Flammarion, 2010, p. 191).
[37] Godelier précise : « C’est seulement récemment, dans l’évolution des sociétés occidentales et de quelques autres sociétés, qu’on a confié aux désirs des individus la lourde tâche de choisir l’autre pour reproduire la société. C’est d’ailleurs pour ces raisons que la question du désir est passée au premier plan dans nos sociétés. [...] Le social ne peut s’établir que sur la base du sacrifice de quelque chose qui est intérieurement, profondément, contenu dans la sexualité humaine, et qui est son caractère fondamentalement ‘asocial’. L’humanité doit faire du social avec du sexuel. » (Ibid., p. 190).
[38] Qu’il s’agisse de n’importe quel type de transaction, la satisfaction des deux parties n’est pas toujours au rendez-vous in fine, loin s’en faut, mais la dynamique de la transaction est sous-tendue par la recherche de cette satisfaction réciproque tout au long de la transaction, au sein de laquelle on peut distinguer trois phases : négociation, relation négociée, dénouement. Ces phases sont parfois bien distinctes, d’autres fois enchevêtrées.
[39] En langage sexuel direct, « TBM » se traduit par « très bien membré (ou monté) ».
[40] Ce concept de transaction sexuelle se déploie en effet également à un second niveau parfois seulement accessible à partir de données tirées du suivi qualitatif à long terme. On y constate que les personnes qui disent chercher autre chose que du sexe apprécient de trouver aussi du sexe (sinon, elles s’impliqueraient dans d’autres activités que quelques formes de pluripartenariat sexuel) ; inversement, les personnes qui disent chercher avant tout du sexe apprécient en général aussi de trouver autre chose que du sexe (par exemple une forme de considération, d’impression de rajeunissement, etc.).
[41] Jean-François Mignot [2010], « L’écart d’âge entre conjoints », Revue française de sociologie, vol. 51, n° 2, pp. 251-320.
[42] La mention de recherche d’un partenaire « TBM », d’une couleur de peau « black » ou d’une origine comme « métis » ou Africain est la plupart du temps assortie de la mention « jeune » quelque part dans l’annonce. Interrogée à ce sujet, une de mes informatrices quinquagénaire m’a dit spontanément que les campagnes de lutte « contre la pédophilie » l’incitait à la prudence dans ses formulations sur Internet, mais a pris soin de me préciser : « En fait, je ne suis pas concernée. Moi, mon créneau, c’est 22-28. Plus jeunes, ça ne m’intéresse pas, plus vieux, non plus ! ».
[43] Il est difficile de généraliser, mais deux paramètres objectifs semblent des indicateurs de tendances : l’âge et le niveau socio-professionnel. Plus une femme est jeune plus elle va avoir tendance à chercher des partenaires plus âgés qu’elle. Plus une femme est diplômée et/ou dotée d’une position professionnelle rémunératrice, plus à l’inverse elle va se trouver en quête de partenaires plus jeunes qu’elle. On remarque que ces deux paramètres sont aussi des indicateurs quant à l’écart d’âge entre conjoints (Jean-François Mignot [2010], art. cit.).
[44] Pour ce que j’ai pu en percevoir, le voyeurisme est, dans ces espaces mixtes de sexualité collective, davantage une pratique d’hommes seuls ou de couples, et, lorsque les femmes s’y aventurent, c’est davantage une invitation à se faire solliciter pour des pratiques actives que pour rester à regarder.
[45] Au sens que lui donne Howard S. Becker [1963] quand il parle de « carrière déviante ». Ces différentes étapes jalonnent une carrière qui peut être vécue comme une forme d’initiation progressive. On remarque néanmoins que certaines femmes paraissent avoir sauté l’une des étapes. On observe également des retours en arrière : pour certaines femmes, les périodes de pluripartenariat apparaissent comme des phases plus ou moins cycliques (souvent entre deux relations sentimentales décrites comme « stables »), pour d’autres, il s’agit de moments plus sporadiques, voire complètement isolés au sein d’une vie sexuelle globalement conforme aux attentes de la société.
[46] Des interruptions de pratiques peuvent en effet intervenir à tout moment, en particulier avant la phase de stabilisation ; et, même lorsque celle-ci a été atteinte, il n’est pas rare d’observer des retours en arrière (cf. note précédente).
[47] Plusieurs informatrices m’ont fait remarquer que lorsque les soirées sont organisées par des femmes (pratique qui tend à se développer de plus en plus) ces dernières y sont beaucoup plus rarement « sexuellement actives » que ne le sont les organisateurs de sexe masculin. Et lorsque les soirées sont organisées par un couple mixte, il est plus rare que la femme s’y livre à quelque coït avec les invité.e.s que son conjoint.
[48]. Cette occultation peut perdurer même lorsque la femme concernée développe de nouvelles pratiques de pluripartenariat quelques années plus tard. Le suivi qualitatif à long terme permet toutefois d’éclairer ces évolutions du regard que portent certaines femmes sur elles-mêmes. Interrogée à ce sujet, Marie-Rose (niveau BEPC, vendeuse, 52 ans) m’a répondu en souriant : « C’est vrai… peut-être que j’avais besoin de me refaire une virginité ! ».
[49]. Monica H. Wilson distingue trois catégories de “beginners” au sein du peuple Nyakyusa-Ngonde (Tanzanie) dans les années 1934 à 1938. Je me réfère ici, à la suite de Paola Tabet, à la deuxième catégorie, celle des femmes qui délaissent leur mari et acquièrent une forme de liberté en faisant délibérément commerce de services sexuels (alors que les beginners de cat. 2 poursuivent leurs études et les beginners de cat. 3 sont les veuves qui refusent l’héritage que leur laisse leur défunt mari) Monica H. Wilson [1977], For Men and Elders: Change in the Relations of Generations and of Men and Women among the Nyakyusa-Ngonde People, 1875-1971, London, International African Institute, p. 172-173.
[50]. Paola Tabet [2004], La Grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, trad. franç. Josée Contreras, Paris, L’Harmattan, p. 21.
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