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Avant-propos
François Chesnais
En 1996, les éditions Syros ont publié sous le titre La Mondialisation financière, genèse, coût et enjeux, un livre collectif dont j’ai assuré la coordination. Le livre a été bien accueilli en France, dans les universités comme chez celles et ceux qui lanceront quelque temps plus tard les associations les plus actives du mouvement anti ou altermondialiste (les différences sémantiques ne seront pas tranchées ici). Hors de France, il a donné lieu à des publications au Brésil et au Portugal, en Argentine et en Chine à Beijing. Une large partie des auteurs du livre de 1996 se retrouvent dans le livre que les éditions La Découverte publie ici, de sorte que La Finance mondialisée se présente un peu comme le livre « successeur » de La Mondialisation financière.
Au moment où le livre de 1996 a été définitivement épuisé, la première idée a été celle d’une mise à jour. Celle-ci s’est tout de suite révélée impossible. Trop d’événements, trop d’évolutions et des changements trop importants dans le contexte ont eu lieu depuis sa parution. En 1996, à peu près personne ne pensait que les effets du krach boursier de Tokyo de 1990 n’auraient toujours pas été surmontés en 2003, par ce qui paraissait encore au milieu des années 1990 être l’une des économies les plus puissantes du monde. Lorsque La Mondialisation financière a été écrit, la crise mexicaine de 1995 avait eu lieu et son analyse avait trouvé une assez large place dans le livre. Néanmoins la multiplication de crises dans la sphère de la [6] finance, leur violence destructrice interne, leurs effets de contagion internationale et leurs conséquences sociales, puis politiques n’y sont pas annoncées comme étant probables. Il a fallu la succession rapide de crises - la, ou plutôt les crise(s) asiatique(s) de 1997-1998, la crise russe de 1998 ou encore la crise argentine de 2001, mais aussi celles de Turquie et du Brésil (contenues du fait des enjeux politiques de chaque pays) - pour comprendre que ce qu’on nomme « les crises financières des pays émergents » sont devenues des événements récurrents, une composante permanente, jusqu’à nouvel ordre, de la situation économique mondiale. Si on se tourne vers le pays où les marchés financiers les plus importants du monde sont situés, les évolutions ont été aussi de grande envergure. Entre 1996 et la mise en chantier de ce livre-ci, les États-Unis ont vécu en très peu d’années l’essor d’abord de la « nouvelle économie » avec ses promesses de croissance vertueuse pour de longues années, puis en 2000-2001 son effondrement dans le krach du Nasdaq, aggravé par de graves scandales financiers. Plus important encore, on a vu depuis 1996, en dépit de ces crises, la consolidation aux États-Unis de ce que des auteurs ont nommé le « régime d’accumulation à dominante financière » [Chesnais, 1997], le « régime de croissance patrimonial » [Aglietta, 1998] ou encore le « néolibéralisme » [Duménil et Lévy, 2000], c’est-à-dire un système de relations économiques et sociales internes et internationales dont la finance est le pivot et qui sont arc-boutées aux institutions financières et politiques du pays hégémonique à l’échelle mondiale [Chesnais, dans Séminaire marxiste, 2001a].
Quelques interrogations et thèmes majeurs
En 1996, il n’y avait pas encore lieu de situer impérativement le processus de libéralisation et de mondialisation financières dans le cadre des rapports politiques et militaires internationaux. En 2003, il n’en va plus de même. Le raidissement des forces sociales et des États les plus étroitement liés à la finance mondialisée, face aux scandales qui ont entouré le krach du Nasdaq comme à ses effets économiques et sociaux, face à l’attaque du 11 septembre mais aussi aux oppositions venues de ceux que les néolibéraux désignent pudiquement comme les « perdants de la mondialisation », exige de le faire.
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Comment expliquer cependant que ces « perdants » soient si nombreux, pourquoi a-t-on assisté à une concentration encore plus grande de la richesse depuis vingt ans entre un très petit nombre de mains, dont la majeur partie vit dans un très petit nombre de pays ? Ces questions sont posées aujourd’hui par certains de ceux, comme Joseph Stiglitz, qui ont longtemps défendu les politiques libérales, provoquant un début de débat au sommet de certaines organisations internationales. Comment se fait-il alors que la seule réponse apportée, à Washington comme à Bruxelles et à Francfort comme dans les capitales européennes, soit la poursuite des politiques qui ont donné ces résultats dans ce qui ressemble de plus en plus à une dramatique fuite en avant collective que les gouvernements et les élites paraissent poursuivre tête baissée avec des conséquences dramatiques pour les peuples ?
Si ce livre apporte un élément de réponse, c’est par l’attention qu’il porte sur le « pouvoir de la finance » (le terme est d’André Orléan [1999]), en cherchant à en souligner un peu plus nettement les racines sociales ainsi que certains des soubassements et des conséquences politiques. L’attention y est centrée d’abord sur les acteurs clefs de la finance libéralisée. Ce sont principalement les institutions financières non bancaires, aussi désignées du nom d’investisseurs institutionnels, fonds de pension, fonds de placement collectifs et sociétés d’assurances, ainsi que des entreprises financières spécialisées qui gravitent autour d’eux. La centralisation des revenus non réinvestis dans la production et non consommés (rangés en bloc sous l’étiquette assez trompeuse d’« épargne ») a mis ces institutions en position de devenir les propriétaires-actionnaires d’un type nouveau d’entreprises, et de détenir en même temps des montants suffisamment élevés d’effets de la dette publique pour que les gouvernements deviennent leurs « débiteurs ». Sans que cela n’ait certainement été pleinement prévu ni voulu, la libéralisation et la mondialisation financières ont donné aux plus importants propriétaires d’actions et d’obligations - les grandes fortunes familiales dont les magazines économiques publient les noms une fois ou deux par an, mais surtout les investisseurs institutionnels (et les gestionnaires qui les peuplent) - les moyens d’influer sur la répartition du revenu dans deux dimensions essentielles : celle de la distribution de la richesse produite entre salaires, profits et rente financière, et celle de la répartition entre la part attribuée à l’investissement et la part distribuée comme [8] dividendes et intérêts. Puisque les deux déterminations de la répartition affectent le niveau de l’investissement et commandent l’emploi et la croissance, il est difficile de concevoir un pouvoir de la finance plus fort.
Un des fondements matériels, mais aussi idéologiques et politiques, de cette puissance tient à la place occupée, au sein de la masse des sommes à faire fructifier financièrement, par les systèmes de retraites privées dans leurs différentes modalités. Lorsque le montant des retraites et leur matérialisation même au moment d’arriver à l’âge de vouloir les toucher dépendent de la santé des marchés et, plus largement, de l’existence de ceux-ci en tant qu’institutions sociales, il devient très difficile d’en faire une critique radicale. Mettre la finance en cause, comme beaucoup de chapitres de ce livre le font, devient quelque chose qui paraît attentatoire à la condition des millions de femmes et d’hommes qui n’ont d’autre choix que de placer leur croyance dans les marchés. Tel est le piège des fonds de pension par capitalisation et des systèmes d’épargne salariale. Telle est peut-être la plus importante raison de lutter contre leur extension aux dépens des systèmes de retraites fondés sur la solidarité et des mécanismes de répartition ne transitant pas par les marchés financiers.
Dans ce livre, il est beaucoup question aussi, dans plusieurs chapitres, des États-Unis. Le gouvernement américain a été le principal artisan de la libéralisation financière. Les investisseurs institutionnels les plus puissants sont américains. En termes de capitalisation financière, plus de la moitié des actifs financiers recensés dans le monde sont américains ou sont venus se placer aux États-Unis. Annoncés comme une puissance économique en déclin il y a encore quinze ans, les États-Unis se sont réaffirmés grâce à leurs marchés financiers en tant que pays hégémonique, aux plans militaire mais aussi économique. Force est donc de s’intéresser à lui, à ses investisseurs et à ses marchés financiers. Raison de plus quand l’examen des différents postes de sa balance extérieure (balance commerciale et balance de son compte de capital), montre qu’il a établi avec le reste du monde des rapports économiques financiers inédits d’un type très particulier. L’hégémonie des États-Unis est associée depuis une décennie à une macroéconomie qui suppose des apports très importants du reste du monde. Ceux-ci prennent la forme de capitaux de placement, d’investissements directs, de ressources énergétiques et de [9] matières de base stratégiques, de marchandises très bon marché, sans oublier les flux de main-d’œuvre hautement qualifiée. Ces apports externes sont si élevés qu’il devient presque obligatoire de s’interroger sur la relation qu’ils pourraient avoir avec les performances mondiales médiocres en matière d’investissement et de croissance en longue période, mais aussi sur leurs liens avec la politique étrangère américaine, les attendus des documents définissant la doctrine actuelle des États-Unis et la propension qu’ils montrent au recours à la force.
La place et le rôle des États-Unis dans la configuration et l’organisation de la finance mondialisée et dans la défense des intérêts sociaux qu’elle engendre, sont tels que le risque est grand de perdre de vue la place et le rôle du capital de placement et des gouvernements européens. Le livre s’attache donc à essayer de commencer à corriger cette myopie dont les conséquences politiques sont fâcheuses.
Les huit contributions
Les auteurs qui ont collaboré à ce travail collectif se sont partagé le travail de la façon suivante. Dans le premier chapitre, François Chesnais retrace les étapes de l’accumulation financière avant de présenter quelques traits majeurs de la mondialisation des marchés financiers. Il aborde la caractérisation économique du capital de placement, ainsi que la nature et les effets de son interpénétration, devenue très étroite, avec le capital industriel. Le chapitre soulève la question de l’influence du capital de placement sur le niveau et le rythme de l’accumulation et, partant, les performances de l’économie mondiale. Il se termine par des interrogations sur ce qui est désigné provisoirement comme l’« insatiabilité » de la finance.
Dans le deuxième chapitre, Suzanne de Brunhoff s’interroge sur les causes de l’instabilité monétaire internationale dont les fluctuations sur les marchés des changes et les crises de taux de change sont la manifestation. Elle les cherche dans les fondements mêmes des régimes de change. Ceux-ci ont toujours été structurés par les monnaies des principales puissances capitalistes et ont eu comme pivot un pays émetteur d’une devise de référence mondiale. En ce sens la place du dollar aujourd’hui n’est pas nouvelle. Ce qui l’est plus, c’est la manière dont les autres pays industriels majeurs acceptent les mouvements de [10] hausse et aujourd’hui de baisse de la devise américaine (un tiers par rapport à l’euro en un an et demi, avec une accélération depuis septembre 2003) en fonction d’une appréciation unilatérale par le gouvernement américain du niveau de change qui lui convient à tel ou tel moment. L’auteur en trouve la raison dans l’acceptation par ces pays de l’hégémonie des États-Unis sur le plan politique et militaire mondial.
Dans le troisième chapitre, Gérard Duménil et Dominique Lévy examinent de très près la configuration des rapports économiques et financiers internationaux associés à cette hégémonie. Après avoir donné une définition de la finance de caractère social, à savoir la fraction supérieure des classes capitalistes et les institutions où se concentre sa capacité d’action, les auteurs donnent des estimations chiffrées précises des sources de la très forte redistribution du revenu national en faveur des possesseurs de titres portant intérêts et dividendes. Les auteurs font une analyse comparée du mouvement du taux de profit, du profit retenu dans les entreprises et du taux d’investissement entre les États-Unis et l’Europe en montrant la contribution importante de l’investissement étranger au boom américain de la fin des années 1990. Ils donnent ensuite des estimations chiffrées des flux financiers résultant des investissements et des placements des États-Unis à l’extérieur, ainsi que des revenus qu’ils tirent de leur industrie financière et leur rôle de premier site de placement au monde. Ils en tirent la conclusion que les États-Unis cumulent à la fois des traits impérialistes « classiques », marqués par l’exportation de capitaux et de marchandises et des traits nouveaux. Ceux-ci sont caractérisés par l’importation simultanée de montants de marchandises très supérieures aux exportations et par l’attraction de capitaux étrangers dont l’afflux est indispensable pour financer leurs investissements et leurs déficits budgétaires et commerciaux.
Le quatrième chapitre rédigé par Catherine Sauviat est centré sur les fonds de pension et les fonds collectifs (ou mutual funds) américains. L’auteur commence par analyser en détail les traits spécifiques de ces deux catégories majeures d’investisseurs institutionnels, l’origine de leur puissance financière ainsi que la division du travail qui s’est établie entre eux au fil du temps. Elle s’interroge sur les liens entre les objectifs de rentabilité et de liquidité poursuivis par les gestionnaires de fonds et l’instabilité des marchés, leur rôle dans la formation de bulles financières qui se termineront plus tard en krachs. Mais c’est surtout [11] la nature du nouveau pouvoir actionnarial et ses effets normatifs sur le comportement des entreprises qui sont mis en évidence ici. L’auteur soutient que, contrairement à l’idée largement répandue d’une corporate governance visant à encadrer les managers, le pouvoir disciplinaire de ces nouveaux actionnaires s’est exercé surtout sur les salariés et que les dirigeants ont su contourner très largement à leur profit les nouveaux mécanismes de contrôle. Dans une dernière section, le chapitre montre les très faibles retombées de l’activisme actionnarial, et l’ambiguïté de cette stratégie lorsqu’elle est revendiquée par les syndicats en tant que porte-parole de salariés propriétaires de titres. L’intérêt porté par ces derniers à l’investissement socialement responsable et aux fonds d’investissement éthique en est l’un des avatars dont l’auteur s’attache à montrer les limites et les ambivalences.
Dans le cinquième chapitre, Dominique Plihon étudie certaines des conséquences pour les entreprises françaises de l’entrée dans leur capital des investisseurs institutionnels et de l’imposition des normes de la valeur actionnariale. La France est passée d’un capitalisme d’État à un capitalisme dominé par les investisseurs institutionnels en un laps de temps extrêmement court. La dernière étape de cette transition s’est faite pendant la période d’euphorie boursière et les groupes français ont été touchés plus fortement que d’autres par les retombées internationales du krach du Nasdaq et de la récession aux États-Unis. Le coût des opérations de fusions et acquisitions réalisées à l’apogée de la bulle a provoqué une très forte hausse du ratio des dettes sur les fonds propres que les investisseurs financiers et les banques créancières considèrent comme stratégiques. Les dégâts sur l’ensemble de l’économie ont été élevés. Obligées de consacrer leurs ressources à rembourser les banques et rassurer les actionnaires par des versements particuliers (rachats de titres à des prix supérieurs au cours boursiers), les entreprises ont réduit leurs investissements et taillé dans leurs effectifs salariés. L’auteur estime que le marasme économique et la montée du chômage au cours des années 2002-2003 montrent la nouvelle vulnérabilité des systèmes productifs sous l’emprise des investisseurs et des marchés financiers, en France comme dans les autres pays industrialisés.
Le sixième chapitre rédigé par Esther Jeffers porte sur certaines dimensions de la place de l’Europe dans la mondialisation financière. L’auteur part du constat que les États-Unis ne [12] sont pas la seule force qui cherche à occuper l’espace financier mondial né de la libéralisation financière. Il y a aussi l’Europe. Elle entend s’inscrire en faux contre l’idée que, face à l’hégémonie des États-Unis, l’Europe libérale constituerait un contre-modèle. Le chapitre rappelle que la première étape de la mondialisation financière, celle des eurodollars, s’est déroulée à la City et ensuite comment les places financières d’Europe continentale sont venues, au cours des années 1980, fournir aux investisseurs institutionnels américains des points d’appui précieux pour la mise en œuvre de stratégies diversifiées de placement. De façon complémentaire, les investisseurs institutionnels européens ont su prendre appui sur les forces motrices de la mondialisation financière situées aux États-Unis pour (re)construire le « pouvoir de la finance » dans les pays de l’Union européenne. Ce pouvoir a pu ensuite être exercé à l’égard des salariés et servir de tremplin à des vagues d’investissements par fusion-acquisition dans les secteurs publics et les systèmes bancaires en Amérique du Sud et en Europe centrale et orientale. L’auteur souligne cependant que l’Europe est faite d’États-nations qui n’ont pas les mêmes intérêts économiques ou financiers et entre lesquels une concurrence vive se poursuit. Elle étudie celle-ci dans le champ des rivalités âpres entre les places financières européennes, Londres, Francfort et Paris en premier.
Le septième chapitre écrit par Marianne Rubinstein propose des réponses aux questions suivantes : pourquoi la libéralisation financière a-t-elle débouché en 1990 au Japon sur un très important krach boursier et immobilier alors que les autres pays industriels n’ont connu qu’une récession ? Comment expliquer qu’en 2003 les effets du krach n’aient toujours pas été surmontés. L’impréparation face aux conséquences de la déréglementation financière a été très grande au Japon. Sous l’effet de la désintermédiation et dans un contexte de fort affaiblissement des autorités de tutelle les principales institutions financières, banques et sociétés d’assurances, se sont exposés à des risques élevés, que le manque d’expérience et d’expertise ainsi que les collusions d’intérêts ont encore aggravé. L’ampleur de l’effondrement du prix des actifs boursiers et immobiliers et le retard du gouvernement à intervenir ont conduit à une accumulation particulièrement élevée de dettes et de créances irrécupérables par les banques et les sociétés d’assurances. Les banques n’ont plus été en mesure d’assurer leur rôle à l’égard de l’économie.
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En raison de sa durée, il y a ensuite eu télescopage entre la crise financière et une crise plus profonde du modèle japonais qui est atteint par des problèmes structurels. La discussion des voies possibles de la sortie de crise suggère que celle-ci est encore loin et ne doit pas être confondue avec la reprise conjoncturelle que le Japon connaît.
Dans le huitième chapitre, Mamadou Camara et Pierre Salama proposent une analyse de l’insertion différenciée des pays en développement dans la mondialisation financière ainsi que les effets contradictoires ou « paradoxaux » de cette insertion dans la plupart des cas. Les données disponibles leur permettent de rappeler d’abord que la majorité des pays en développement ont une position dans le processus de mondialisation financière qui les exclut de l’accès à certains flux de capitaux, notamment l’IDE. Trois types de flux donnant lieu à des formes d’insertion différentes sont étudiés : les crédits bancaires, les investissements directs et les investissements de portefeuille. Les premiers dominent les flux dans la seconde moitié des années 1970 jusqu’à la crise de la dette. Lorsque les flux redeviennent importants dans les années 1990, les investissements directs et les placements sur les marchés financiers l’emportent. Les auteurs montrent ensuite les problèmes posés à la politique économique et la très grande instabilité des taux de croissance, dès que les pays dépendent de l’afflux de capitaux étrangers pour financer les déficits budgétaires et externes. La manipulation des taux d’intérêt pour attirer les capitaux devient l’un des instruments essentiels de la politique économique. Ils concluent que les modes d’insertion à l’économie-monde par la finance donne à la croissance des pays dits « émergents » un profil de montagnes russes.
Le dernier chapitre rédigé par Luc Mampey et Claude Serfati examine la place tenue par la finance dans les transformations du système militaro-industriel des États-Unis, ainsi que l’état actuel de ses rapports avec les investisseurs institutionnels et le marché de Wall Street. Les données qu’ils présentent suggèrent que les actionnaires institutionnels ont joué un rôle actif dans les restructurations et les stratégies des grands groupes de l’armement ; ils y exercent aujourd’hui un contrôle très majoritaire. L’évolution des relations entre les technologies militaires et civiles - en particulier dans les technologies de l’information et de la communication - s’est faite dans une direction qui fournit de nouvelles opportunités aux groupes de [14] l’armement et qui confortent les placements en actions de ces groupes. Enfin, les institutions politiques (surtout celles qui appartiennent à l’exécutif) ont singulièrement renforcé leurs relations avec les groupes industriels, en particulier depuis l’élection de G. W. Bush, et plus encore depuis le 11 septembre 2001. Les auteurs se posent la question de savoir si les marchés financiers ne seraient pas en train d’inscrire l’inéluctabilité de nouvelles guerres et de nouvelles opérations militaires dans leur horizon et leurs calculs, de forger en quelque sorte une « convention » boursière « guerre sans limites ». Celle-ci ne serait pas fondée sur la base fragile des mimétismes boursiers, mais sur le calcul que seule la suprématie militaire peut permettre aux États-Unis de se protéger des contrecoups sociaux et politiques d’un mode de production et de consommation « insoutenable » pour la planète comme un tout. Ils rejoignent ainsi les interrogations antérieures quant aux conséquences des fondements économiques et financiers de l’hégémonie des États-Unis, et au réflexe des principaux bénéficiaires de la mondialisation financière de tenter d’en assurer la pérennité à l’aide de tous les moyens dont cet État dispose.
Depuis le moment où nos chapitres ont été écrits, la défaillance frauduleuse du groupe italien Parmalat, avec ses innombrables ramifications dans le monde des banques internationales et des sociétés d’audit, est venue illustrer de nouveau à grande échelle l’opacité de la finance mondialisée et son aptitude à exploiter les opportunités offertes par la libéralisation, dont la tolérance des paradis fiscaux est un aspect criant. Les variations du taux de change du dollar, à la baisse puis de nouveau à la hausse, selon la perception que les États-Unis ont de leurs priorités, s’inscrivent de plus en plus fort comme facteur d’instabilité mondiale. Parallèlement, le soutien continu donné par la FED aux marchés boursiers et immobiliers favorise la formation d’une nouvelle bulle financière. On est face à une tentative de « relance par hausse du prix des actifs » [The Economisé 2004]. Elle correspond à la prédominance du capital de placement et aggrave encore les déficits des États-Unis, peu importe les effets pour le reste du monde. Peut-on penser que sur ce plan un changement d’Administration modifierait les choses ?
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