[635]
“LES RUPTURES
RÉVOLUTIONNAIRES.”
par François CHAZEL
- Chapitre VII. Les ruptures révolutionnaires,
par F. Chazel [635]
Section 1. Le phénomène révolutionnaire. Problèmes de définition [635]
Section 2. Théories [646]
- 1. Trois explications classiques [646]
- 2. Recherches récentes [653]
- A. L’histoire naturelle des révolutions [655]
- B. Les modèles volcaniques [658]
- C. Les études comparatives socio-historiques [669]
- D. La mobilisation politique [677]
- Bibliographie [681]
Section 1
Le phénomène révolutionnaire.
Problèmes de définition
L’idée même de révolution est fondamentalement moderne. Certes les grands philosophes de l’Antiquité se sont vivement intéressés aux transformations des formes de gouvernement : Platon en a défini un modèle de succession dans la République, qu’Aristote soumet à une incisive critique dans le livre V de sa Politique ; ils n’ont pas non plus négligé le thème de la violence, auquel Aristote notamment accorde une place importante, en insistant sur la [mot grec], la sédition, sinon la guerre civile, qui peut ou non accompagner le changement [mot grec] ; mais la conception grecque se fonde sur le principe d’un cours ordonné des affaires humaines, qui prend même chez Polybe la forme achevée d’une rotation [mot grec], d’un cycle politique. L’image est significative ; et c’est en tout cas à elle que se réfère Cicéron pour analyser les changements désignés sous les termes de mutatio rerum et de commutatio rei publicae. C’est encore dans des acceptions conformes à cette vision cyclique que le terme de révolution a d’abord été utilisé et appliqué au contexte politique : les travaux d’Hatto (1949), qui fait remonter cet usage à des auteurs italiens du xive siècle et ceux de Karl Griewank (1955), qui signale son emploi à partir du xvie siècle, par simple transposition d’une représentation astronomique, sinon astrologique, l’établissent sans conteste ; ainsi il est piquant de relever que, pour certains de leurs contemporains, et en particulier pour Clarendon, ce ne sont pas les années révolutionnaires de la « Grande Rébellion » mais le rétablissement, la restauration même de la monarchie en 1660 qui méritent le qualificatif de révolution. La « Glorieuse Révolution » de 1688 dont le titre nous paraît particulièrement usurpé sert, pour une part, à désigner dans le même esprit le [636] retour à des conditions monarchiques stables ; mais elle indique aussi un changement qui se marque à la fois dans l’apparition d’une dynastie et dans les conditions nouvelles d’exercice du pouvoir. C’est ce dernier sens de transformation objective qui s’impose progressivement au cours du xviiie siècle ; et, si l’on peut à la rigueur admettre avec Rosenstock-Huessy (1931), qu’il s’agit, à titre de première étape dans une évolution dialectique, d’un ingrédient indispensable à la formation de la conception moderne de la révolution, il paraît encore plus essentiel de souligner ce qui l’en sépare. Il y manque les idées du commencement radical, ouvrant une ère nouvelle, de la rupture complète avec le monde ancien et de la fondation d’un ordre nouveau ; en est absente aussi la composante volontariste qui est si intimement liée à notre représentation de la révolution et qui met en relief le rôle des hommes comme agents de ce processus, comme acteurs de cet Avènement. Comme Hannah Arendt (1967, pp. 25-81) le démontre avec brio, la conception moderne du phénomène n’émerge qu’à la fin du xviiie siècle, à travers les révolutions américaine et française. Elle se cristallise autour des thèmes de bouleversement radical, de nouveauté absolue et de violence et y ajoute un élément emprunté, selon Hannah Arendt, à l’ancienne vision astronomique, celui d’irréversibilité ; c’est pourquoi il est peut-être permis de parler, avec Rosenstock-Huessy, de synthèse, même si, pour lui, cette synthèse se fait plus tard entre la vision « naturaliste » du xviie siècle et la conception « romantique » des révolutionnaires.
Toujours est-il qu’on est ici en présence d’une idée forte à laquelle la Révolution française va donner un incomparable retentissement ; et cette image de la révolution est devenue si prégnante qu’elle fait, dans une certaine mesure, partie intégrante du phénomène. On ne saurait donc l’en dissocier totalement ; mais ni le cours effectif des événements, ni l’enchaînement des causes et des conséquences ne doivent être envisagés et jaugés sous ce seul éclairage.
Cette image constitue en tout cas une référence à laquelle on ne saurait se soustraire, sinon un indispensable point de départ, quand on s’efforce de cerner avec précision les contours de la révolution et de parvenir ainsi à une définition. Le cheminement ici suggéré conduirait de l’image voire de l’idée-force au concept. Notre objectif n’est pourtant pas de proposer, dans le cadre de cet article, une définition de plus qui viendrait s’ajouter à une liste déjà bien longue. Nous voudrions plutôt, dans l’esprit des considérations précédentes, procéder à une clarification préalable de ce problème en insistant, selon la formule d’Hagopian (1975, titre du chap. I, p. 1), sur « ce que la révolution n’est pas ».
Il convient tout d’abord, dans une première étape, d’écarter les définitions manifestement réductrices : ainsi, il paraît inacceptable de ramener, selon les canons du formalisme juridique, la révolution à « un changement illégal de la constitution ou des conditions de la légalité », comme le propose Schrecker (1966, p. 38) ; plus généralement, il ne suffit pas de faire de la révolution le prototype du changement non institutionnel, par opposition au changement institutionnel, quel que puisse être l’intérêt de cette distinction sociologique ; et l’insistance sur la violence, tenue pour une expression privilégiée de ce mode de changement, est également trompeuse, dans la mesure où la violence est bien loin d’être toujours associée à un mouvement révolutionnaire. Pris par lui-même, chacun [637] de ces éléments est tout à fait inadéquat à une saisie du phénomène ; et même conjoints, par exemple sous la forme d’une caractérisation qui ferait de la révolution un changement de type non institutionnel, illégal et violent, ils ne permettent guère d’en faire ressortir la spécificité.
C’est précisément le souci de cette spécificité qu’il convient de garder à l’esprit pour éviter des confusions courantes. L’une des assimilations les plus abusives consiste à faire rentrer dans la même catégorie le simple coup d’État et la révolution. Dans ses manifestations les plus classiques, le coup d’État implique la substitution aux autorités anciennes de nouveaux dirigeants, qui fréquemment mais pas toujours faisaient déjà partie de l’élite politique ou parapolitique en place, sans que cette substitution ait généralement, même au niveau du politique, des conséquences d’une importance décisive : ce renouvellement plus ou moins partiel de l’élite dirigeante ne change pas les conditions d’accès et de participation au système politique, en particulier dans le sens d’un élargissement, et peut n’entraîner que des modifications institutionnelles limitées. Le coup d’État ne provoque donc pas des transformations profondes du système politique et, comme il est le plus souvent exécuté par un petit nombre pour un petit nombre, il n’a guère de retentissement dans la société. En définitive il ne saurait, ni quant à l’ampleur ni quant à l’intensité bien moindres , se comparer à une révolution, en dépit de l’expression trompeuse de « révolution de palais ». Au plan analytique, la distinction paraît fermement établie ; mais elle n’exclut pas pour autant une éventuelle interdépendance empirique des phénomènes et il n’est pas impossible que surviennent des « coups » au début d’une révolution ou au cours même de son déroulement, associés dans ce dernier cas à l’ascension d’une faction. Mais les chutes de régimes et les renversements brutaux de tendances se produisent souvent au cours de « journées révolutionnaires » dénomination par elle-même significative qui se distinguent radicalement des « coups » à la fois par l’étendue et la portée de la participation populaire ; et de plus, même dans les situations où on est, semble-t-il, en présence de simples « coups », ceux-ci sont indissociables du développement des processus révolutionnaires et à ce titre comportent des enjeux d’une autre importance que les coups d’État ordinaires : ils ne peuvent donc être classés sur ce modèle.
Il est une autre confusion, apparemment plus subtile mais tout aussi lourde de conséquences, dont il convient de se garder : cette fois c’est la révolte, appliquée non pas au niveau individuel, mais entendue dans le sens de rébellion collective contre l’ordre établi, qui est posée comme équivalente, et donc assimilable, à la révolution. Certes on est, dans l’un et l’autre cas, en présence de phénomènes dont la signification politique ne saurait être sous-estimée ; et il vaut sans doute la peine de signaler dès maintenant, avant d’y revenir ultérieurement, que la révolte (ou la rébellion) collective constitue un indispensable ingrédient de ce que l’on appelle les « grandes révolutions » et en représente même une dimension particulièrement significative. Mais, pour bien marquer la différence entre révolte et révolution, il faut également souligner que les révoltes, envisagées d’un point de vue socio-historique, ne sont généralement pas révolutionnaires et qu’elles [638] prennent un sens nouveau, pour ne pas dire une autre nature, quand elles se développent dans le cadre de processus révolutionnaires.
Dans sa forme traditionnelle, la révolte a des objectifs spécifiques et concrets : la suppression d’un impôt, le retour du prix du pain à un niveau tolérable pour la population, l’amélioration de la distribution des produits de première nécessité. Dans les rébellions paysannes comme dans les émeutes urbaines de l’ère préindustrielle, l’ordre social existant n’est pas vraiment mis en cause : ce qui est recherché par les acteurs c’est un simple retour à l’équilibre antérieur, réel ou supposé ; la loyauté à l’égard du souverain reste le plus souvent intacte, il s’agit tout au plus de chasser les « mauvais conseillers ». Ainsi que le note Hagopian en des termes voisins, les révoltes restent enfermées dans l’univers existant des valeurs sociales dominantes ; leur visée est restauratrice plutôt que révolutionnaire.
Le sens de la nouveauté, comme la volonté affirmée d’innover, leur font en effet défaut ; et ce qui est tout à fait complémentaire les révoltés, jusques et y compris leurs dirigeants, n’ont pas de projet global, ni de plan d’ensemble ; ils restent trop prisonniers de la tradition pour avoir une vision et des perspectives véritablement idéologiques.
Révolte et révolution apparaissent ainsi comme des types de phénomènes foncièrement distincts. Il n’en demeure pas moins que les « grandes révolutions » comportent une dimension, à la fois spectaculaire et cruciale, d’insurrections et de soulèvements populaires, à laquelle on peut donner, comme le fait par exemple Skocpol (1979, p. 4), le nom générique de « révoltes ». La difficulté est sans doute pour une large part d’ordre terminologique et, à ce titre, plus apparente que réelle : mais elle appelle aussi quelques clarifications. Il ne suffit pas en tout cas, pour la lever, d’invoquer le caractère de classe des soulèvements qui éclatent au cours, voire au début, de processus révolutionnaires : révoltes et rébellions sont d’abord et avant tout, même s’il leur arrive d’être parfois portées par d’autres groupes d’acteurs, le fait des classes subordonnées. On pourrait, il est vrai, se contenter de dire ce qui n’est pas exempt d’une certaine pertinence que la révolution est un phénomène particulièrement complexe, impliquant une pluralité de dimensions et même constitué par leur combinaison. Mais on laisserait échapper ainsi les nouvelles significations dont les rébellions deviennent souvent porteuses dans le cadre d’une révolution : par rapport aux révoltes traditionnelles, elles témoignent d’un incontestable élargissement de l’horizon et, du même coup, d’une ouverture à la modernité.
Pour étayer cette affirmation, nous ferons appel à deux illustrations privilégiées, les soulèvements paysans d’une part, les mouvements d’inspiration religieuse de l’autre. Dans le contexte révolutionnaire, la révolte paysanne ne se borne plus à des actions localisées, si violentes qu’elles puissent être, en réponse à des difficultés ou à des exactions spécifiques ; elle prend la forme d’une attaque de grande ampleur contre les seigneurs, dont la propriété comme les titres sont radicalement mis en cause. Il y a ainsi une grande distance entre les révoltes paysannes de la France du xviie siècle qui, pour importantes qu’elles soient, n’en ont pas moins un caractère traditionnel, et la contestation radicale des privilèges seigneuriaux par les paysans pendant la Révolution française, si lourde de conséquences ; et l’on peut [639] comprendre pourquoi Eric Wolf, traitant du xxe siècle, a retenu pour le titre même de son ouvrage (1974) le terme de « guerres paysannes », qui marque mieux leur éventuel caractère révolutionnaire. Certes il faut se garder, même dans ces cas, de prêter aux paysans la vision globale d’un ordre nouveau ou de méconnaître les objectifs concrets pour lesquels ils se sont battus ou se battent ; mais ces utiles précisions ne doivent pas faire négliger les traits qui distinguent les soulèvements paysans liés aux « grandes révolutions », voire à d’autres développements révolutionnaires de ce siècle dans le Tiers Monde, des révoltes paysannes traditionnelles.
De la même façon il paraît difficile de souscrire à la thèse d’une continuité, défendue notamment par Norman Cohn (1962 ; nouv. éd., 1983), entre les attentes eschatologiques de la seconde moitié du Moyen Âge, s’exprimant en particulier à travers l’annonce d’un Ordre des Justes, et les mouvements révolutionnaires modernes. On peut tout au plus défendre l’idée que, selon l’heureuse formule d’Hannah Arendt, « il fallait la « modernité » pour libérer les germes révolutionnaires de la foi » (1967, p. 34). En dépit du titre de l’ouvrage de Mühlmann (1968) tout au moins dans la traduction française , les messianismes sont bien loin d’avoir toujours une signification et une fonction révolutionnaires : ils peuvent notamment constituer, comme l’a si bien montré Pereira de Queiroz (1968, pp. 90, 133-134, 144) ; la réponse à une crise profonde portant la menace d’une désorganisation sociale complète ; et, sous leur forme la plus aiguë, ils méritent d’abord le qualificatif de « subversifs », en raison de la contestation virulente qu’ils expriment de la part de certaines couches dominées, en situation de « classe paria » [1] : même quand ils se posent comme révolutionnaires, bien souvent « ils restent attachés à la tradition même qu’ils veulent briser » (Pereira de Queiroz, p. 166). Ils nous permettent ainsi, à un double titre, d’illustrer notre propos : ils ne sont véritablement susceptibles d’acquérir une dimension révolutionnaire ce qui est le cas extrême que s’ils sont confrontés au défi de la modernité ; et dans de multiples occasions, ils relèvent de l’ordre de la révolte, en tant qu’ultime résistance d’un système traditionnel en train de s’effondrer : la composante nativiste, au double sens, suggéré par Linton (1958, p. 467), d’un essai de perpétuation et d’une entreprise de « réveil », revêt alors une grande importance.
Il reste encore à situer un autre phénomène par rapport à la révolution, à savoir la rupture qui peut être plus ou moins brutale des liens de dépendance entre une colonie et l’ancienne métropole ; et il est d’autant plus utile de le faire que le monde contemporain en a connu de très nombreux exemples, depuis la vague de décolonisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Il faut ici distinguer deux cas, très différents : les colonies de peuplement, dans lesquelles les descendants des immigrants venus du pays colonisateur occupent une place centrale, et celles où la population autochtone représente une majorité écrasante. [640] Dans le premier cas de figure, les liens mêmes avec la culture politique européenne ont facilité un passage à l’indépendance qui, pour n’avoir pas toujours été sans tensions ni même sans conflits armés, ne s’est pas véritablement accompagnée d’une rupture révolutionnaire : l’exception relative est constituée par la « Révolution américaine », qui, en tant que fondatrice d’institutions politiques neuves, n’usurpe pas cette appellation, même si son succès n’autorise pas, en dépit du brillant plaidoyer d’Hannah Arendt, à en faire le modèle accompli de la révolution : il lui a manqué la dimension sociale, si caractéristique des « grandes révolutions », et, que ce fait soit dû, comme le soutient Hannah Arendt, à l’absence de paupérisme en Amérique (1967, pp. 28-30, 96) ou, ainsi que le prétend Louis Hartz (1964, p. 73) à la « fragmentation », c’est-à-dire l’appropriation d’un seul aspect de la culture politique européenne, en l’occurrence les valeurs libérales et bourgeoises, il implique et entraîne une limitation dans l’ampleur même des développements révolutionnaires. Dans le second cas de figure, les liens culturels avec la métropole sont, par définition, plus ténus ; mais il se peut aussi que les particularismes soient forts et que l’héritage commun à l’ensemble de la population soit relativement limité. Il faut donc tenir compte, en dehors même de l’intransigeance répressive de la puissance coloniale, des obstacles internes à la construction d’une nation dans l’émergence de ce que l’on a pu, comme Wertheim (1974, p. 146), appeler des « révolutions nationales », en les distinguant des « révolutions sociales ». Sur ce point, il convient d’apporter une double précision : d’une part, seules les violentes secousses d’une guerre contre le pouvoir colonisateur et non pas la simple accession à l’indépendance, fût-ce avec le soutien d’un fort mouvement de libération peuvent justifier l’expression de « révolution nationale », qui, même dans ce cas, frappe davantage par sa résonance symbolique que par sa pertinence analytique ; d’autre part certains développements révolutionnaires, comme par exemple ceux de Cuba et du Vietnam, présentent à la fois une dimension nationale et une dimension sociale : peut-être vaut-il la peine de rappeler que, en réponse à une interrogation sur le devenir de la Chine et de manière à faire ressortir sa spécificité, Mao-Tsé-toung a donné à une telle combinaison le nom de « démocratie nouvelle » (janvier 1940) [2].
En définitive, s’il est une leçon à tirer de cet examen préalable, c’est, au-delà du simple rappel de l’importance de la clarification analytique, la nécessité de faire ressortir la haute spécificité des révolutions et des phénomènes révolutionnaires. C’est d’abord à la mettre en relief que doit, à notre sens, tendre la définition suggérée ; et comme cette originalité n’est jamais plus accusée que dans les grandes révolutions, en raison du caractère global des transformations qu’elles entraînent, il convient que la définition en tout cas la définition première et fondamentale soit construite à partir d’elles ou, pour le moins, leur soit applicable. De ce point de vue, nous croyons utile de rappeler deux définitions qui nous paraissent satisfaire à cette exigence et qui ont de surcroît constitué pour de nombreuses recherches un cadre de référence. La première, très fréquemment citée, est proposée par Samuel Huntington dans Political Order in Changing Societies (1968, p. 264) : pour [641] le sociologue américain, « une révolution est un changement interne, à la fois rapide, fondamental et violent, dans les valeurs et les mythes dominants d’une société, dans ses institutions politiques, dans sa structure sociale, dans ses dirigeants ainsi que dans les activités et les politiques de son gouvernement ». On peut certes suggérer ironiquement, avec Charles Tilly (1978, p. 193), qu’il suffit de donner aux adjectifs « rapide » et « fondamental » qualifiant, dans cette optique, le changement révolutionnaire un sens trop absolu pour être en mesure de prétendre, contrairement aux données de l’histoire, qu’aucune révolution ne s’est jamais produite ; et il est clair en tout cas que, si l’on s’en tient à cette définition, il y a bien peu d’exemples ou de cas de révolutions. Mais la rareté d’un phénomène ne préjuge en rien de son importance effective ni non plus de son intérêt pour le chercheur. Il est probablement plus significatif de relever que cette définition a servi de point de départ à l’une des plus ambitieuses recherches entreprises récemment en ce domaine : dans les deux articles que Theda Skocpol consacre en 1976 à la présentation de ses choix théoriques, elle reprend en effet à son compte, dès la première page, les termes mêmes d’Huntington ; il est vrai que, si seul Huntington est cité dans « Explaining Revolutions : In Quest of a social-structural approach » [3], Theda Skocpol se réfère également à Lénine en un rapprochement qui peut, de prime abord, surprendre le lecteur dans l’article de Comparative Studies in Society and History (p. 175), avec l’objectif de faire ressortir, à côté des transformations structurelles fondamentales qu’entraînent les révolutions et sur lesquelles Huntington a justement insisté, leur dimension sociale essentielle dans les trois révolutions majeures française, russe et chinoise qui constituent son objet d’étude. Ce cheminement conduit Theda Skocpol à proposer dans son livre ultérieur (1979, p. 4) une définition spécifique des révolutions sociales, mais il s’agit pour elle de compléter le point de vue d’Huntington et non pas de l’abandonner ; elle continue à se référer de façon positive dans l’ouvrage (p. 163) comme elle l’avait fait dans France, Russia, China : A Structural Analysis of Social Revolutions (p. 205) à la position d’Huntington faisant de « la création et de l’institutionnalisation d’un nouvel ordre politique » l’attribut caractéristique « d’une révolution complète » (1968, p. 266). Theda Skocpol n’a donc pas cessé de reconnaître sa dette intellectuelle à l’égard d’Huntington quant à la caractérisation du phénomène et cette filiation mérite d’autant plus d’être soulignée que tout paraît par ailleurs séparer les deux auteurs : elle n’a vraisemblablement pas grande sympathie pour le thème du développement politique et, sur le plan idéologique, est fort éloignée de la vision « conservatrice » d’Huntington. Leur insistance commune sur l’acuité et la portée des changements révolutionnaires n’en présente encore que plus d’intérêt.
La seconde définition que nous estimons utile de mentionner ici est plus ancienne, puisqu’elle a été avancée dans un article de 1949, mais témoigne du même souci de mettre en lumière les résultats révolutionnaires : sous la plume [642] de Siegmund Neumann, la révolution est en effet envisagée comme « un changement radical (sweeping), fondamental dans l’organisation politique, la structure sociale, la maîtrise de la propriété en matière économique et le mythe dominant d’un ordre social, traduisant ainsi une rupture majeure dans la continuité du développement » (p. 333-334). Il est piquant de constater que cette caractérisation est également reprise par Chalmers Johnson au début de son importante tout au moins dans le contexte des années soixante recherche en ce domaine, et même adoptée comme point de départ dans Revolution and the Social System (1964, p. 2) ; mais l’analogie dans le « devenir » de nos deux définitions s’arrête là, puisque Johnson s’écarte très vite d’une telle conception, en particulier dans sa présentation des types de révolution au nombre de six , comme l’a justement signalé Gohan (1975, p. 131) : aussi a-t-on plutôt tendu, avec Lawrence Stone (1966, p. 263) [4] et Perez Zagorin (1976, p. 165), à retenir du premier ouvrage de Chalmers Johnson la vue, profondément différente et beaucoup moins pertinente, selon laquelle tout changement du gouvernement et/ou du régime et/ou de la société accompli par l’entremise de la violence peut être qualifié de révolutionnaire. Un autre intérêt de la définition de Neumann tient à son insistance sur la rupture que représente la révolution, par opposition aux « transformations continues qui s’opèrent dans le cadre institutionnel existant » ; mais il n’en fait pas moins ressortir, dans le long commentaire qui accompagne sa définition, qu’une révolution n’éclate pas d’un coup, qu’elle est préparée au cours d’une longue période préliminaire et qu’à ce titre elle « représente seulement une accélération du processus évolutif ». Il pose ainsi explicitement la question capitale sur laquelle nous reviendrons de savoir ce qui, dans une révolution, est de l’ordre de la rupture, et ce qui peut être compris comme relevant encore de la continuité. Ces deux définitions ont un intérêt commun : elles servent à caractériser, voire à identifier, un type pur de révolution et non pas un type « vrai » auquel se réfèrent quelquefois ceux qui confondent un niveau de conceptualisation avec un degré de réalité. Mais, proposant, à travers une série de propriétés, des signes de reconnaissance d’une révolution incontestable, elles sont peut-être moins appropriées pour spécifier le seuil à partir ou au-delà duquel il est acceptable de traiter comme révolutionnaire telle ou telle forme bien définie de phénomène. Pour ce faire, le recours à une typologie, mettant notamment en évidence les combinaisons d’attributs partielles ou incomplètes par rapport au type pur , pourrait s’avérer fécond ; et ce souci n’était sans doute pas étranger aux auteurs qui ont distingué des types de révolutions, comme Chalmers Johnson (1964, pp. 27-28), Pettee (1966, pp. 15-18) ou encore Baechler (1970, chap. III). Malheureusement, faute d’avoir défini avec rigueur une combinaison minimale de traits associée au concept de révolution, ces auteurs se bornent à regrouper dans une seule classification des phénomènes hétérogènes. Ainsi les trois premiers « types » distingués par Johnson (jacquerie, millenarian rebellion, anarchistic rebellion) relèvent de la révolte bien plutôt que de la [643] révolution ; et comme le cinquième « type » (conspiratorial coup d’État) se réfère explicitement à un pur « coup » politique, il ne reste plus que deux cas susceptibles de figurer dans une typologie plus pertinente : encore faut-il préciser que l’expression de « révolution jacobine communiste » appliquée au quatrième type suscitera les légitimes réserves des historiens (tels que Stone (1966, p. 163)) et que le dernier, « l’insurrection de masse militarisée », ne suffit probablement pas à mettre en évidence l’originalité des révolutions du Tiers Monde au xxe siècle. Pettee, pour sa part, se contente de classer des phénomènes socio-historiques dans un ordre de gradation allant des plus limités, les « révolutions de palais », jusqu’aux plus globaux, comme la transformation du système d’organisation étatique, qualifiée de « révolution systémique » : replacée sur ce continuum et jaugée essentiellement en termes de complexité relative, la spécificité comme l’éventuelle différenciation interne des révolutions ne ressort guère. Quant à Baechler, la trop grande imprécision de son point de départ, la simple distinction des révolutions d’avec les « marginalités » d’une part et les « contre-sociétés » de l’autre (pp. 58-59), pompeusement appelée « typologie générale », lui interdit d’aller très loin ; et l’on est, de surcroît, surpris de constater que sa « typologie des révolutions politiques » est construite à partir d’une juxtaposition et d’une accumulation de critères, trahissant ainsi une vaine recherche de l’ « exhaustivité » (p. 113), alors qu’une typologie repose généralement sur le croisement d’un nombre limité de dimensions tenues pour importantes.
Ces diverses classifications n’apportent donc pas la clarification escomptée ; et il semble permis d’affirmer qu’on ne dispose pas, en l’état actuel des travaux, d’une typologie globale des révolutions, dégageant en quelque sorte des espèces à l’intérieur du genre. Plutôt que d’insister sur cette limite dont on laissera au lecteur le soin de décider si elle est remédiable ou, au contraire, inévitable on préférera relever l’attention portée dans certaines recherches récentes à des formes singulières de révolution, relevant manifestement voire tout au plus, pour les esprits scrupuleux d’un type impur. C’est en particulier le cas des « révolutions par le haut » et nous nous référons par là non pas, comme Deutscher notamment l’a suggéré (1953, p. 431), à l’établissement de nouveaux régimes en Europe de l’Est, avec en arrière-plan la présence de l’armée soviétique, mais, conformément à l’usage de Ellen Kay Trimberger (1978), à une prise illégale du pouvoir par une coalition de bureaucrates et de militaires qui aboutit et c’est là le signe de la révolution à la destruction du pouvoir du groupe socialement dominant sous l’ancien régime (p. 2-3) : dans cette optique, la « restauration » de Meiji, plutôt embarrassante à classer, peut être considérée comme révolutionnaire ; et l’on peut ranger dans la même catégorie de phénomènes, quoique avec certaines réserves [5], la Turquie nationaliste d’Atatürk. Il manque certes à de tels phénomènes, ainsi que le reconnaît Trimberger, deux traits généralement associés à la notion de révolution et souvent même tenus pour essentiels : une importante participation populaire [644] et un haut degré de violence ; la part prise aux événements par les couches populaires reste au plus limitée et le niveau de violence particulièrement faible, par comparaison avec celui des « grandes révolutions ». On peut donc invoquer de bonnes raisons pour refuser, avec Wertheim, qui mentionne également l’absence d’une idéologie révolutionnaire caractérisée (1974, pp. 167-168), le nom de révolution à « l’ère de Meiji » ; et la « stratégie fabienne » de Mustapha Kemal, sur laquelle Huntington (1968, pp. 346-352) met l’accent, évoque plutôt une politique de réformes réussie qu’une révolution. Au-delà du problème d’appellation ou de classification que posent ces deux cas spécifiques, ces divergences permettent de souligner qu’il est toujours difficile de tracer une nette frontière entre ce qui est révolutionnaire et ce qui ne l’est pas, dès que l’on ne se borne pas strictement au type pur. On mesure ainsi à quel point toute définition est relative ce qui, bien entendu, n’abolit pas la distinction entre de « bonnes » et de « mauvaises » définitions et dépend, pour une bonne part, de l’objectif de recherche qu’on s’est fixé.
Cette relativité est en tout cas insurmontable dès lors que l’on renonce à s’en tenir, fût-ce avec regret, à la magistrale assertion de Condorcet en 1793 : « Le mot « révolutionnaire » ne peut s’appliquer qu’aux révolutions dont la liberté est le but » (1847, vol. 12, p. 615). Sans doute peut-on, à l’instar d’Hannah Arendt, faire de la liberté la valeur suprême et fonder sur ce seul critère la reconnaissance de la révolution réussie, à savoir la révolution américaine ; mais un tel « choix », qui se situe au plan de la philosophie politique, n’est pas permis au sociologue, puisqu’il aboutirait à une véritable mutilation de son champ d’observation ; il convient en effet de se souvenir, avec Hannah Arendt elle-même, qui le souligne vigoureusement (1967, p. 38), que « la libération et la liberté ne sont pas une seule et même chose [6], que la libération peut être la condition de la liberté mais qu’elle ne conduit pas automatiquement pour autant à celle-là, que la notion de liberté incluse dans la libération ne peut être que négative, partant que même la volonté de libération ne s’identifie pas avec le désir de liberté », à condition toutefois de contester l’exploitation facile qu’elle fait ultérieurement de cette distinction, en affirmant que « le but de la rébellion est la libération, tandis que celui de la révolution est la fondation de la liberté » (p. 206). Certes le souci d’Hannah Arendt de prendre en compte, au-delà des phases d’effervescence et de fièvre, les conséquences mêmes de la révolution est légitime mais elle se limite à un résultat qui, pour être politiquement significatif, n’en est pas moins socio-historiquement exceptionnel. Il est un autre critère, plus global, suggéré par Wertheim pour établir, conformément à sa vision « progressiste », une claire démarcation entre révolutions et contre-révolutions (1974, p. 128), sur la pertinence duquel il convient également de s’interroger : c’est celui d’émancipation. Les désillusions successives du xxe siècle n’incitent guère à partager l’optimisme de Wertheim : si la plupart des révolutions présentent indiscutablement un aspect d’émancipation par rapport à la domination traditionnelle des anciens régimes [645] ou par rapport à la puissance coloniale et s’il semble possible d’analyser en ces termes « l’accès à la modernité » qu’elles ont souvent impliqué, leur aboutissement, pour ne pas parler de leur déroulement, n’évoque pas toujours des images aussi réconfortantes. Le « bilan révolutionnaire » invite plutôt au scepticisme les spectateurs, plus ou moins désengagés, que nous sommes devenus. On peut encore opposer, avec Decouflé (1968 ; 3e éd., 1983), le projet révolutionnaire au projet contre-révolutionnaire ; mais la notion de « totalité-universalité » appliquée par Decouflé au projet révolutionnaire (p. 35) est analytiquement peu précise et la reconnaissance par les masses, sur la base d’un tel projet, de la supériorité morale et politique des révolutionnaires, privilégiée par Dunn (1972, p. 15), ne constitue pas un attribut suffisamment spécifique ; de plus et surtout , comme le rappelle Skocpol (1979, p. 170), le contenu propre des idéologies révolutionnaires ne permet en aucune manière de prédire les résultats des révolutions. Il semble donc difficile de fonder sur un critère d’orientation ou de portée générale une distinction radicale des révolutions et des contre-révolutions ; et pour ce qui est de ces dernières, il paraît moins risqué de s’en tenir au plan des faits, en ne désignant comme telles que les résistances et les soulèvements qui se sont manifestés, pendant le cours même d’une révolution, contre le pouvoir révolutionnaire. Une telle caractérisation ne permet pas cependant de clarifier le statut de certains épisodes socio-historiques importants, comme, par exemple, la guerre civile espagnole, avec la victoire finale du franquisme. On peut, bien entendu, affirmer, avec Aptheker ou avec Wertheim qui place cette assertion en exergue à son chapitre V (1974, p. 124), que « toute définition qui appellerait du même nom la victoire de George Washington et la victoire de Francisco Franco est de nature à embrouiller plutôt qu’à clarifier (define) ». Mais, ainsi que le note Rod Aya (1979, pp. 83-84, n. 29), une telle formulation reflète davantage des préférences idéologiques d’autant plus prégnantes, peut-on ajouter, qu’elles sont inhérentes à nos sociétés qu’un grand discernement analytique. On peut certes admettre que le résultat de la guerre civile espagnole n’a pas été révolutionnaire ; mais cela ne prouve en rien qu’elle n’ait pas donné lieu à des processus révolutionnaires. Comme l’écrit Aya dans le passage que complète la note déjà citée (p. 45), l’Histoire ne doit pas être lue seulement à la lumière de la victoire, c’est-à-dire en fonction des prétentions, des faits et des gestes des vainqueurs.
Ces dernières remarques nous amènent à revenir une dernière fois sur les deux définitions mentionnées plus haut comme particulièrement significatives celles d’Huntington et de Neumann , et ce pour constater qu’elles ne font aucune référence explicite aux processus révolutionnaires et les passent pratiquement sous silence. Nous sommes ainsi en mesure de dégager nettement l’intérêt en même temps que les limites de ces deux définitions. Elles spécifient, comme on l’a déjà dit, un type pur de révolution à travers les résultats majeurs auxquels une « grande » révolution aboutit. Mais si l’on considère qu’il faut élargir davantage le champ de la comparaison, sans pour autant regrouper dans des catégories fourre-tout révolutions, rébellions et coups d’État, c’est-à-dire faire leur place aux combinaisons partielles et incomplètes d’attributs constitutives des révolutions de moindre importance comme aux révolutions avortées, elles deviennent d’une utilité [646] très limitée. Et la raison en est probablement due à l’insuffisante prise en considération, pour ne pas dire la négligence, des processus révolutionnaires dont elles témoignent. C’est assurément dans cette voie qu’il y a le plus de travail voire de progrès à accomplir ; mais une analyse approfondie de tels processus est peut-être de nature c’est en tout cas notre conviction à enrichir notre compréhension des révolutions.
Après avoir tenté de cerner le phénomène des révolutions et abordé le problème de leur définition, auquel il a été apporté une solution tout au plus partielle et provisoire, nous en venons maintenant à la présentation de quelques théories sur ce thème.
1. Trois explications classiques
Il nous paraît utile de commencer cet examen par un rappel, relatif aux modes « classiques » et donc aux traditions d’explication des révolutions et des phénomènes révolutionnaires.
● Un premier type accorde une place centrale aux forces sociales et, plus spécifiquement, à leur conflit. Les adeptes de cette perspective se placent d’ordinaire sous l’égide de Marx, ce qui n’exclut pas, comme c’est bien connu, de profondes divergences d’interprétation et des positions fort différentes, parfois même radicalement opposées, par rapport à l’ « orthodoxie » marxiste. Sans verser dans « le grotesque de la commémoration », selon la cruelle formule d’Aya (1979, p. 81, n. 19), on croit utile de redire ici, avec Robert Tucker (1966, p. 226), que pour Marx une authentique révolution, c’est-à-dire une révolution sociale, constitue « un changement dans le mode de production entraînant à sa suite un changement de tous les éléments subordonnés du complexe social » [7]. Comme l’a écrit Marx lui-même dans le célèbre Avant-Propos à la Critique de l’Économie politique, lors d’« une ère de révolution sociale », « le changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout (l’) énorme édifice » (p. 273) [8]. C’est ce qui donne aux révolutions leur importance primordiale, en fait véritablement « les locomotives de l’histoire » ; et ces révolutions, passées ou à venir, comme la révolution prolétarienne, sont éminemment sociales, puisqu’elles sont le fruit, l’accomplissement même des luttes de classes. [647] Ainsi l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat ou, pour reprendre la formulation du Manifeste communiste, « la guerre civile qui déchire la société actuelle » est « plus ou moins occulte, jusqu’à l’heure où elle éclate en une révolution ouverte et où le prolétariat jette les fondements de son règne par le renversement violent de la bourgeoisie » (p. 173) [9]. La conquête du pouvoir politique par la classe révolutionnaire est donc essentiellement un aboutissement : pour capital qu’il soit, il ne représente que l’épisode ultime d’un processus plus global. Pour qualifier ce processus, Marx recourt volontiers à la métaphore de la naissance, comme on peut le lire dans l’Avant-Propos, à la suite du passage déjà cité (p. 273) : « jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses [10] dans le sein même de la vieille société ». On peut comprendre que de telles formulations [11] qui ne sont pas isolées aient pu poser quelques problèmes à ses disciples et successeurs : convient-il d’attendre le mûrissement des contradictions entre forces productrices et rapports de production, comme le pensait, par exemple, Plekhanov ? On sait en tout cas que Lénine a répondu négativement à cette question et de quel poids cette conviction, partagée par Trotsky, a pesé sur le cours de la révolution russe.
Il convient en tout cas, pour notre propos, de souligner la différence d’accent entre Marx et Lénine, beaucoup plus attentif à la dimension et au processus proprement politiques de la révolution. Dès juillet 1905, dans son opuscule Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Lénine développe l’idée que le prolétariat ne doit pas rester à l’écart de la révolution bourgeoise mais doit y « participer de la façon la plus énergique, mener la lutte la plus résolue pour le démocratisme prolétarien » (1971, p. 59) et permettre ainsi « une victoire décisive sur le tsarisme » (p. 65). Les événements eux-mêmes l’incitèrent à aller encore plus loin : il souligne dans les Thèses d’avril (1966, t. XXIV, p. 12) que, la Révolution de Février ayant déjà eu lieu, la situation de la Russie au printemps de 1917 doit être comprise comme « la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie…, à sa deuxième étape » destinée à établir le pouvoir du prolétariat. La question de l’ « achèvement » de la révolution bourgeoise est désormais périmée (t. XXIV, pp. 36, 41) ; ce qui est à l’ordre du jour, c’est affirmer « la nécessité du passage de tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers » (t. XXIV, p. 13). En outre, on ne peut pas ne pas rappeler, si connus que soient ces thèmes, les éléments constitutifs de sa conception du « parti d’avant-garde », présentée au début du siècle (février 1902) dans Que Faire : la conscience révolutionnaire ne peut venir aux ouvriers que « du dehors » (1971, p. 47), leur éducation politique doit être faite sous la conduite d’« hommes dont la profession est l’action révolutionnaire » et pour lesquels la « distinction entre ouvriers et intellectuels » (p. 164-165) n’a plus de sens, d’hommes qui, précisément [648] en tant que révolutionnaires professionnels, apportent au mouvement la direction et l’organisation stables dont il a besoin (p. 181-182). C’est par ce souci et ce sens de l’organisation politique que, selon la formule provocante d’Huntington, Lénine a fait du marxisme une théorie politique et a, ce faisant, inversé les principes de Marx (stood Marx on his head) (1968, p. 336).
Au-delà de toute polémique, ce qu’il importe de reconnaître, c’est l’attention accordée par Lénine aux occasions comme aux conditions de l’action révolutionnaire. Et il témoigne aussi sur le vif d’une sensibilité aiguë aux enjeux proprement politiques : il peut ainsi écrire « La question fondamentale de toute révolution est celle du pouvoir » au début d’un article de la Pravda (9 avril 1917) significativement intitulé : « Sur la dualité du pouvoir ». Cette dualité consistait, rappelons-le, en la coexistence de deux instances séparées et antagoniques, de deux « gouvernements », pour parler comme Lénine, « le gouvernement principal » constitué par le Gouvernement provisoire et « un gouvernement de contrôle » (t. XXIV, p. 52) représenté par les soviets des députés ouvriers et soldats, surtout par celui de Petrograd. On connaît le parti que Trotsky allait tirer plus tard de ce thème du double pouvoir dans son Histoire de la révolution russe au point d’en faire une véritable catégorie théorique (1950, t. I, pp. 251-260).
Par la nature de leurs observations relatives à la spécificité comme à la conquête du pouvoir dans des situations révolutionnaires concrètes, Lénine et Trotsky se séparent de la vision plus globalisante de Marx, dans laquelle la révolution apparaît d’abord comme liée à une philosophie de l’auto-transformation qui est en même temps un auto-accomplissement de l’humanité. Mais le cadre général d’analyse reste fondamentalement le même : Trotsky voit dans la dualité de pouvoirs la pure expression de l’antagonisme de deux classes ennemies (pp. 251-252), il en fait une « étape de la lutte de classe » (p. 258) dans une période révolutionnaire, tout en proposant des illustrations, empruntées aux révolutions anglaise et française, qui pourtant ne se laissent pas aussi aisément enfermer dans ce moule [12]. Quant à Lénine, il se montre d’abord soucieux de souligner la parenté entre le pouvoir des soviets et celui de la Commune de Paris le modèle glorieux pour la tradition révolutionnaire qui sont l’émanation directe du « peuple en armes » (t. XXIV, p. 29, pp. 60-61), sans prendre conscience, comme le note Martin Malia (1980, p. 103) que par eux-mêmes les soviets étaient incapables de gérer et, plus généralement, de gouverner. Il y a, chez lui, une méconnaissance de la véritable nature de l’État qui se reflète cruellement dans le pur exposé doctrinal, simple copie conforme de l’orthodoxie marxiste, que constitue L’État et la révolution.
En définitive, pour Lénine comme pour Trotsky, la saisie du caractère politique [649] de la révolution n’implique nullement l’acceptation du primat de cette dimension ; et c’est ce qui les sépare du second type d’explication dont nous allons parler maintenant.
● De façon plus spécifique, ce second type se distingue par l’attention portée à l’État, qui devient, dans cette perspective, un thème de prédilection : les révolutions y sont en effet envisagées et analysées sous l’angle de l’État et de sa construction, voire de sa reconstruction. Tocqueville peut sans nul doute être tenu pour le représentant le plus accompli de cette approche, même si son œuvre ne s’y ramène pas ce sur quoi nous aurons l’occasion de revenir et même si, faute peut-être d’avoir été un chef d’école, il n’a pas été reconnu aussi pleinement qu’il le méritait par ses successeurs [13]. Rappelons tout d’abord, en prenant appui sur la magistrale exposition de François Furet dans Penser la Révolution française (nouv. éd., 1983, pp. 30, 39), que Tocqueville, essentiellement soucieux de dresser à distance le bilan de la Révolution, la pense et l’interprète comme « un procès de continuité ». Cette orientation est déjà visible dans son texte de 1836 intitulé « État social et politique de la France avant et depuis 1789 », à la fin duquel Tocqueville écrit notamment (t. II, vol. I, p. 65) [14] : « La révolution française… n’a fait que développer le germe des choses principales ; celles-là existaient avant elle. Elle a réglé, coordonné et légalisé les effets d’une grande cause, plutôt qu’elle n’a été cette cause elle-même. » Et ce point de vue est repris ou plus exactement amplifié dans L’Ancien Régime et la Révolution, comme l’atteste en particulier la page finale du livre I : la Révolution, bien loin d’avoir été « un événement fortuit », n’a constitué « que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d’une œuvre à laquelle dix générations d’hommes avaient travaillé » ; elle n’a fait qu’achever « soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même » (t. II, vol. I, p. 96). Or cette continuité de l’Ancien Régime à la Révolution, si on examine maintenant son contenu propre, consiste précisément en un développement de l’État, de la centralisation et de l’emprise administrative. Cette constatation s’impose à tout lecteur, comme le fait apparaître Georges Lefebvre dans son introduction à l’ouvrage de Tocqueville (t. II, vol. I, p. 26) : « On ne peut lire L’Ancien Régime et la Révolution sans conclure que cette dernière eut pour cause la centralisation monarchique et pour conséquence, pareillement essentielle, l’aggravation de ce précédent. » La Révolution poursuit, prolonge et conduit jusqu’à son terme le processus centralisateur déjà largement entamé par la monarchie de l’Ancien Régime, dont Tocqueville a souligné le rôle primordial en ce domaine dans quatre chapitres (II à V) du livre II, consacré [650] aux causes générales et anciennes. C’est dire que la structure politico-administrative se trouve placée au cœur de l’analyse.
Tocqueville avait en quelque sorte ouvert la voie et un certain nombre d’auteurs, dont les horizons intellectuels peuvent, par ailleurs, être divergents, ont accordé à l’État une place de premier plan dans l’analyse des révolutions. Ainsi, selon George Pettee, l’un des principaux tenants de « l’histoire naturelle » des révolutions, « il faut, pour comprendre la révolution, comprendre (au préalable) ce qu’est l’État » (1938, p. 34) ; dans le cours de son développement, il en vient même à soutenir qu’ « une grande révolution est une reconstruction (reconstitution) de l’État » (p. 35), en entendant par là « un changement dans les objectifs et les institutions de l’État, ainsi que dans la distribution de ses membres en classes politiques ». Et, pour en venir à une recherche contemporaine, on retrouve cette insistance sur l’État dans l’important ouvrage de Theda Skocpol, dont le titre même, States and Social Revolutions (1979) reflète le souci de combiner avec des emprunts à la perspective marxiste, relevant du premier type d’explication que nous avons distingué, une approche caractéristique de notre second type, centrée sur l’État et ses problèmes, au niveau des causes (la crise des États de l’Ancien Régime) comme des conséquences (la construction de nouveaux États). Certes, lorsqu’elle présente sa conception de l’État, Theda Skocpol se réfère à Weber et à Hintze même si c’est avec une étonnante discrétion (p. 301, n. 77) plutôt qu’à Tocqueville ; et elle est, plus que lui, peut-être à cause de la mise en perspective qu’implique son analyse comparative des trois révolutions majeures, sensible à la rupture que représente le passage de « monarchies autocratiques et prébureaucratiques » (protobureaucratic) à « des États nationaux, bureaucratiques et intégrant les masses » (p. 179), c’est-à-dire à une forme d’État véritablement moderne. Il n’en reste pas moins qu’en souscrivant à la proposition de Borkenau, deux fois citée (pp. 161, 164), selon laquelle « les changements de l’ordre étatique produits par une révolution ne sont pas moins importants que les changements dans l’ordre social » (1937, p. 41), et en allant même au-delà de cette assertion dans son commentaire (p. 164) elle reconnaît le primat du politique, et donc de ce type même d’explication à l’élaboration duquel Tocqueville a pris une si large part. En définitive, alors que le premier type est, de façon plus ou moins explicite et accusée, d’inspiration marxiste, le second est plus en accord avec une vision weberienne [15], même si son apparition est antérieure à Weber lui-même ; et l’orientation « progressiste » cède ici la place à une optique « libérale » à l’origine tout au moins , dans la mesure où, comme chez Tocqueville lui-même, le développement toujours accru de la centralisation peut être perçu comme une menace pour la liberté.
● Sous cet angle, le troisième et dernier type majeur d’explication que nous retiendrons se différencie profondément des deux précédents par ses origines, [651] qui sont incontestablement « contre-révolutionnaires ». Ce mode d’interprétation s’est en effet formé sur un fond de dénonciation des idées révolutionnaires, qui a constitué un terrain propice à son émergence, mais il ne se ramène pas à la naïveté sociologique consistant à imputer aux seules idées, dissociées de leur contexte, un pouvoir destructeur naïveté dont on trouve le pendant dans le camp adverse et qui se reconnaît à l’exaltation de « l’efficace » du projet révolutionnaire. Le premier pas sur la voie de l’interprétation implique de remonter des idées mêmes aux acteurs et aux groupes qui en sont porteurs, qui les expriment et qui les diffusent. De ce point de vue, Burke, dont l’ouvrage, Reflections on the Revolution in France, qui date de 1790, est il faut le souligner contemporain de l’événement, peut être, à travers sa virulente mise en cause des « political men of letters » (vol. II, p. 382) [16], considéré comme un précurseur : au-delà de ses outrances polémiques dont l’une des plus significatives et des plus connues est cette invective contre les philosophes : « Tout ce qu’ils recherchaient était le pouvoir de pousser l’intolérance écrite et verbale jusqu’à une persécution frappant la propriété, la liberté et la vie » (p. 383) , il ouvre en effet la voie à une sociologie des intellectuels et de leurs rapports avec le pouvoir, ainsi que l’a signalé Robert Nisbet dans The Sociological Tradition [17]. À une condition toutefois : il fallait se débarrasser au préalable de la thèse du complot l’insistance de Burke sur « la cabale littéraire » et son « étroite union avec les intérêts financiers » (p. 382) était à cet égard révélatrice et Tocqueville l’a fait, on le sait, avec éclat [18]. De plus, ce dernier, même s’il n’avait certes pas une grande sympathie pour les philosophes et leurs « théories abstraites » et c’est, si l’on peut risquer cette expression, son côté « traditionaliste » , les a jugés avec beaucoup plus d’équité [19]. Enfin et surtout, il s’est efforcé de comprendre les raisons de leur succès dans le substantiel chapitre I du livre III de L’Ancien Régime et la Révolution. De ce texte, salué par Mannheim comme une contribution à la sociologie de la connaissance [20] et attentivement étudié sous cet angle, avec d’autres passages, par Richter (1966, pp. 91-102), nous retiendrons simplement ici l’idée que les philosophes vont assumer la fonction politique, en l’absence d’une aristocratie capable de s’acquitter de ce rôle, de médiations institutionnelles efficaces, et jouer ainsi, la place étant en quelque sorte vacante, « un rôle par défaut » (1983, p. 232), selon l’expression de François Furet.
Cette analyse de la « direction des intelligences » (II, I, 199), du cadre social [652] dans lequel elle s’effectuait et de ses effets pouvait servir de point de départ à une étude des idéologies et de leur dynamique ; mais l’on sait que Tocqueville ne s’est pas véritablement engagé dans cette voie. C’est ici qu’il importe de rappeler l’apport de Gochin, même s’il a été, à notre sens, surestimé peut-être parce qu’il s’agit d’une entreprise de réhabilitation par François Furet. Il nous paraît en tout cas utile de relever d’emblée une concordance significative entre ses convictions « réactionnaires » et son point de départ : sa démarche s’inscrit dans le sillage de la pensée conservatrice, pour ne pas dire contre-révolutionnaire, et plus précisément consiste à partir des philosophes et de leur succès, sinon de leurs œuvres, pour analyser le politique. Son « rapport aux valeurs », pour parler comme Weber, oriente sa démarche mais ne suffit pas par lui-même à rendre compte de son entreprise intellectuelle dans son intégralité. Gochin nous suggère en effet, de façon très originale, une série de médiations entre le culturel et le politique. Il met tout d’abord en évidence l’existence de cadres de sociabilité spécifiques, constitués par ce qu’il appelle la « société de pensée » et dont les cercles, les loges ou les clubs représentent différentes formes : or ces sociétés de pensée sont productrices d’un consensus marquant le triomphe de la « philosophie » et de ses principes abstraits. Ensuite et cette seconde étape, essentielle, s’achève avec les prémices de la Révolution il insiste sur l’extension de ce modèle de la société de pensée à la société tout entière : la « philosophie » victorieuse s’est diffusée en « représentations cristallisées dans quelques figures simples du langage », suivant la formulation de Furet (1983, p. 229) et l’unanimité dans le consensus est devenue le nouveau mode officiel de légitimation. Les mécanismes de l’explosion révolutionnaire sont alors déjà en place : exclusions et usurpations vont, selon lui, se succéder jusqu’au couronnement du processus dans le jacobinisme, qui marque l’apogée à la fois de la « démocratie pure » sur le plan de la parole et du gouvernement par les comités [21] au point de vue du pouvoir c’est-à-dire en fait d’une oligarchie masquée. On voit donc comment Cochin, à partir d’une analyse centrée essentiellement sur la production et la dynamique d’une idéologie, en vient à éclairer la rupture révolutionnaire.
Ce type d’interprétation n’est pas sans poser de sérieux problèmes. Les difficultés sont, pour une part, d’ordre historique : Cochin a en particulier soutenu que 1789 était gros des années 1793-1794, et c’est là un point de vue qui peut être contesté ; il paraît également discutable d’assimiler la domination montagnarde à la dictature des sociétés. Elles sont, d’autre part et surtout, d’ordre théorique : il convient certes de prendre en compte les phénomènes proprement idéologiques, de mettre au jour leur dynamique et de ne pas négliger leur rôle au niveau et au sein même de l’action, c’est-à-dire leur « efficace », mais nous croyons utile de rappeler qu’ « une logique de discours » n’est pas encore une « logique d’action » et que les systèmes de représentation ne se transforment pas comme par enchantement en systèmes d’action. On ne peut pas, nous semble-t-il, « déduire la Terreur du [653] discours révolutionnaire », contrairement à ce qu’avance François Furet (1983, p. 88) ; nous ne sommes pas prêt en tout cas à le suivre jusque-là. Sans doute la Parole est-elle consubstantielle à la révolution, comme de façon plus générale à la politique, ainsi que l’a noté Hannah Arendt (1967, p. 21) [22], sans doute même y a-t-il en quelque sorte un vertige de la parole dans les temps forts du tourbillon révolutionnaire ; mais on ne saurait, pour autant, réduire la révolution à un théâtre d’ombres sur lequel l’Idéologie se parlerait.
2. Recherches récentes
À la suite de cette présentation des types majeurs d’explication relatifs aux révolutions, nous traiterons, plus spécifiquement, des recherches relativement récentes, sinon actuelles, qui ne sont pas nécessairement les mieux connues ; nous voudrions ainsi donner un aperçu de l’état présent de la question, sans prétendre pour autant en dresser un bilan complet.
On pourrait, pour ce faire, adopter la solution simple consistant à montrer comment ces travaux se situent par rapport aux grandes traditions que nous avons distinguées. On serait du même coup amené, en insistant sur la continuité, à faire ressortir ce que les cadres de référence et d’interprétation des recherches contemporaines doivent à tel ou tel mode classique d’explication ; et on n’aurait, dans l’ensemble, guère de mal à trouver des exemples appropriés. Ainsi Barrington Moore, dans Les origines sociales de la dictature et de la démocratie (trad. fr., 1969), propose une variante élaborée et, à ce titre, originale de l’explication par les forces sociales, dont nous aurons à reparler ; ce premier type a même été dominant en histoire : s’il a pu se dégrader en « catéchisme révolutionnaire », selon la forte expression de François Furet, c’est qu’il était particulièrement prégnant. Aujourd’hui, cette prépondérance est ébranlée, sous l’effet d’une série de contestations internes à la discipline [23] ; et de vives réticences à l’égard de cette démarche se sont manifestées du côté des sociologues ou des politologues, qui ont souvent suggéré d’autres approches. Il semble donc permis d’affirmer qu’il existe une tendance assez accusée à ne plus se satisfaire de ce « modèle » ; mais une question, essentielle, [654] reste à régler : il s’agit de savoir s’il convient simplement de le compléter ou, plus radicalement, de le remplacer. Cette question est d’autant plus complexe que la pratique de recherche des auteurs ne coïncide pas toujours avec certaines de leurs proclamations : ainsi Theda Skocpol paraît plutôt favorable à la première solution, mais il n’est pas sûr qu’en fait elle n’aille pas bien au-delà. Il est clair en tout cas, comme nous l’avons déjà signalé, que son ouvrage illustre, même s’il ne s’y réduit pas, le second type d’explication ; et cette appréciation, accompagnée du même correctif, vaut également pour le livre de Ellen Kay Trimberger, Revolution from above. L’intérêt actuel pour « la formation des États » et, plus généralement, pour la « sociologie de l’État » [24] se reflète de manière très nette dans les recherches spécifiquement consacrées aux révolutions. Il n’y a vraisemblablement pas en sociologie politique de représentants aussi manifestes du troisième type d’explication ; il ne semble pourtant pas excessif de soutenir que, par son insistance, dans Revolution and the Transformation of Societies (1978), sur les « orientations culturelles » et « le contexte socioculturel » des révolutions, Eisenstadt se rattache à ce dernier type : certes cet accent sur l’ordre culturel évoque davantage le « libéralisme moderniste » d’un Parsons auquel Eisenstadt doit tant que le coup d’œil critique porté par un Cochin sur la dynamique de l’idéologie révolutionnaire, mais il convient de souligner que, dans la perspective d’Eisenstadt, seuls des types bien déterminés d’orientations culturelles autorisent, voire même favorisent, l’émergence d’idéologies révolutionnaires : un rôle important est ainsi reconnu aux idéologies [25], même si c’est d’une manière indirecte et dérivée. C’est en histoire que l’on trouve les travaux relevant, de la façon la plus indiscutable, de notre dernier type d’explication : c’est notamment le cas de l’ouvrage de Martin Malia, qui accorde à la formation puis à la victoire de « l’idéocratie [26] bureaucratique » une place décisive dans son interprétation de la révolution russe (1980).
Ce mode d’exposition, consistant à inscrire en quelque sorte et à distribuer les recherches contemporaines dans les grandes traditions explicatives qui ont été dégagées, présente assurément l’avantage de la commodité ; néanmoins ce n’est pas celui que nous retiendrons, car il comporte un risque celui des rapprochements forcés et surtout ne permet pas, par sa logique même qui privilégie la continuité, d’apprécier le degré de renouvellement des perspectives théoriques, quelquefois surestimé par des auteurs enfermés dans la « contemporaneité » mais qu’il ne convient pas, pour autant, de négliger. Nous préférerons donc traiter successivement de quelques modes d’analyse, plus ou moins récents, des révolutions, à savoir l’ « histoire naturelle », « les modèles volcaniques », pour reprendre l’expression de Rod Aya (1979, p. 40), les études comparatives socio-historiques [655] et enfin l’approche pas encore pleinement constituée de la mobilisation politique. C’est autour et à partir de ces quatre courants tenus pour majeurs que sera conduite la discussion critique ; mais nous nous réserverons le droit d’évoquer tel ou tel « franc-tireur », si son apport sur un point spécifique nous paraît en valoir la peine, et nous nous efforcerons de ne pas laisser entièrement de côté les problématiques qui ne peuvent rentrer dans aucune de nos quatre catégories, définies pourtant de façon plutôt large et globale.
Nous voudrions enfin, avant d’entamer l’examen critique, prévenir un éventuel malentendu : nous ne nous contenterons pas de présenter, chacune à leur tour, trois générations de chercheurs. Certes l’ordre adopté n’est pas indifférent aux dates de parution des travaux : nous traiterons d’abord de l’ « histoire naturelle », qui constitue le cadre de référence privilégié par la « première génération », puis des « modèles volcaniques » dont il est permis d’associer la prépondérance aux recherches de la « seconde génération » ; mais il convient aussi de souligner qu’un des ouvrages majeurs de l’analyse comparative socio-historique, celui de Barrington Moore, déjà cité, paraît la même année (1966) et, détail piquant, dans la même ville (Boston) que le livre de Chalmers Johnson, Revolutionary Change, c’est-à-dire, à un niveau plus général, dans une décennie dominée par les « modèles volcaniques » ; et surtout nous choisissons de clore l’exposé sur le thème de la mobilisation, alors que dans son stimulant article de World Politics (1980), « Theories of Revolution : The Third Generation », Jack Goldstone rattache, de son côté, les travaux de Tilly à la seconde génération. Ce seul exemple suffit à montrer que le strict découpage en générations doit s’accommoder d’entorses à la chronologie et, il faut ajouter, de quelques amalgames sur le plan théorique ce qui est plus grave. Nous voudrions, pour notre part, insister en priorité sur les choix et quelquefois les « tentations » théoriques auxquels sont confrontés les chercheurs ; et, à ce titre, l’ « histoire naturelle » n’est plus seulement le produit du travail d’une génération. Cette position ne nous incite nullement à méconnaître l’importance de ce qu’on peut appeler des « climats de recherche », c’est-à-dire de préoccupations communes à un certain nombre de spécialistes pendant des périodes relativement bien définies, sur lesquelles Goldstone a justement attiré l’attention ; mais elle interdit en revanche de verser dans l’éloge quelque peu facile du dernier cri, travers auquel Goldstone n’a pas en revanche su complètement échapper.
- A. L’HISTOIRE NATURELLE DES RÉVOLUTIONS
L’histoire naturelle se caractérise essentiellement par un effort pour dégager, sous la forme d’un agencement séquentiel, des étapes majeures dans le déroulement d’une révolution ; mais il faut encore ajouter que l’histoire naturelle a une visée comparative : le repérage des phases permettrait de surmonter la singularité d’un épisode révolutionnaire spécifique, dans la mesure même où ces phases seraient récurrentes d’une révolution à une autre ; elles seraient caractéristiques des phénomènes révolutionnaires, dont elles constitueraient de véritables régularités (uniformities).
L’auteur le plus représentatif de ce courant est sans nul doute Crane Brinton, avec The Anatomy of Revolution (1938, éd. rev., 1965) ; mais il n’est pas isolé : [656] l’expression même d’« histoire naturelle de la révolution » (The Natural History of Revolution) est retenue par Lyford Edwards comme titre pour son livre publié dès 1927 (nouv. éd., 1970) et, ainsi que nous l’avons déjà signalé, l’ouvrage de George Pettee, The Process of Revolution (1938), représente une autre mise en œuvre de cette perspective. Enfin il convient de rappeler au lecteur français l’existence d’un précurseur en la personne d’Arthur Bauer, dont l’Essai sur les révolutions date de 1908.
L’étude de Crane Brinton n’est donc pas unique en son genre ; mais elle n’en constitue pas moins, pour qui veut avoir un aperçu de la démarche sous-jacente à l’histoire naturelle, une illustration privilégiée : c’est pourquoi elle servira ici de base à notre examen critique. Procédant à une comparaison de quatre « grandes révolutions » les révolutions anglaise, américaine, française et russe , Brinton met tout d’abord en évidence, dans le contexte des anciens régimes, un certain nombre de « symptômes » caractéristiques, qui doivent être regardés comme de véritables « prodromes » de la révolution prochaine : une réelle croissance économique, une intensification des « antagonismes de classe », sous l’effet en particulier de cette croissance et des espérances qu’elle nourrit, le « transfert d’allégeance » des intellectuels, qui conduisent une critique acerbe des anciens régimes « corrompus et inefficaces » (1965, p. 46) et réclament au nom d’un monde meilleur une transformation profonde des institutions existantes, une inefficacité manifeste de la machinerie gouvernementale, à laquelle vient s’ajouter une perte de confiance en soi de l’ancienne classe dirigeante. Cette impuissance du gouvernement est patente au cours de ce qui constitue, selon Brinton, la première étape (first stages, chap. III) : affaibli par l’état critique des finances publiques qui, dans trois cas sur quatre, joue un rôle de catalyseur et confronté à la mobilisation des mécontents, qui formulent de plus en plus fermement leurs exigences, le gouvernement échoue complètement dans sa tentative de la réprimer par la force ; c’est dans ces conditions que les révolutionnaires accèdent au pouvoir. S’ouvre alors une phase marquée par la prépondérance des révolutionnaires modérés (The Rule of the Moderates, chap. V), ouverts aux réformes et aux compromis, mais qui souffrent d’une double faiblesse : ils ne sont en mesure ni de prévenir l’émergence d’une situation de double pouvoir, sur le modèle de la dvoevlastie caractéristique de la révolution russe (p. 132) dont on a antérieurement parlé , ni de prendre des mesures suffisamment énergiques pour faire face aux menaces pressantes et notamment aux interventions militaires étrangères qui pèsent sur le nouveau régime. On assiste donc à un glissement progressif du pouvoir vers les éléments radicaux et on entre ainsi dans une période, à la fois cruciale et suraiguë, de la révolution, celle de la « crise », marquée par une forte concentration du pouvoir au profit de groupes plutôt restreints tels que les Jacobins ou les Bolcheviks , avec la domination d’un « homme fort » comme Cromwell, Robespierre ou Lénine et le règne de la Terreur au nom même de la vertu (chap. VII). Cette crise est suivie d’une « convalescence » de la société, qui marque un retour au pragmatisme dans le cadre du nouveau statu quo : à la phase radicale succède Thermidor (chap. VIII).
Tel est, brossé à grands traits, le « modèle » séquentiel suggéré par Brinton ; [657] mais il faut encore, pour bien en apprécier la nature, tenir compte du langage dans lequel il est formulé. Brinton recourt en effet à un langage métaphorique et parle de « prodromes », de « crise », de « convalescence », termes particulièrement significatifs que nous avons repris ; de plus, chacune de ces métaphores n’est que l’expression d’une analogie plus fondamentale, annoncée dès le premier chapitre, en vertu de laquelle le chercheur américain « envisage les révolutions comme une sorte de fièvre » (1965, p. 16) : le développement d’une maladie, avec ses symptômes avant-coureurs, sa période aiguë, marquée parfois par le délire, et ses premiers signes de rétablissement, est ainsi posé comme paradigme pour l’analyse du déroulement des révolutions (p. 17). C’est l’analogie, et non, au sens strict, un schème conceptuel, qui tient ici lieu de principe organisateur, tout au moins à titre provisoire, comme l’admet Brinton dans ce chapitre introductif. Elle sert en tout cas, sur le fond, à véhiculer une idée de la révolution empreinte d’un profond scepticisme quant à ses résultats et tendant en même temps à insister sur la lourdeur de ses coûts humains : le phénomène est, selon Brinton, à la fois trop grave et trop complexe pour qu’on puisse se satisfaire à son sujet de la métaphore de l’orage.
Cette analyse des révolutions comme une succession ordonnée de phases et la vision sous-jacente qui lui est associée ont été soumises à de vives critiques. D’abord au plan des faits : on a ainsi pu reprocher à Crane Brinton d’avoir, dans son effort pour dégager des « régularités », procédé à des extrapolations hardies à partir de la Révolution française, conçue comme le type idéal de référence [27]. Crane Brinton lui-même se montre conscient des difficultés d’application de son schéma à la Révolution américaine, qui n’a pas connu la montée des « extrémistes », c’est-à-dire la période cruciale de la crise (p. 254) ; mais le cas américain n’est pas seul à faire problème : dans le cadre de la révolution russe, il n’y a pas de réel retour en arrière, comme le souligne Martin Malia (1980, pp. 21-22) et il n’est pas pertinent d’interpréter Staline à la lumière de Thermidor : la révolution ne fait que se ralentir, sans pour autant s’arrêter. À s’en tenir donc au seul exemple des « grandes révolutions », on constate une pluralité de trajectoires, que Brinton, sans doute influencé par l’objet spécifique de ses études historiques la Révolution française , a tendu à réduire à un modèle unique. Ce qui est plus grave encore pour ce modèle, c’est l’existence même de révolutions inachevées dont on voit généralement le prototype dans la révolution bolivienne de 1952 [28] qui contreviennent en quelque sorte à la logique même de l’histoire naturelle : pour des schémas de ce type, les trajectoires interrompues constituent une véritable pierre d’achoppement.
Ensuite, au niveau de l’explication auquel nous introduisait déjà le thème de l’inachèvement éventuel d’une révolution les spécialistes ont souvent insisté sur la relative pauvreté de ce « modèle » séquentiel, qui proviendrait essentiellement de l’insuffisante attention accordée à « la question des causes » et se traduirait par l’impuissance à les dégager. L’appréciation, catégorique, doit être quelque peu [658] tempérée : il est certes vrai que cet agencement ordonné de séquences a une portée plus descriptive qu’analytique ; mais il n’est pas justifié, comme l’a souligné Michel Dobry dans une thèse récente, de lui associer un faible degré d’intérêt pour l’ordre des causes : Brinton nous paraît au contraire soucieux à plusieurs reprises de les isoler, notamment dans son second chapitre consacré aux anciens régimes et dans ses conclusions. Et s’il ne parvient sur ce plan qu’à des résultats modestes, ce n’est pas à cause d’une méconnaissance de l’importance des causes, mais en raison d’une déficience radicale de sa démarche. On ne trouve pas ici de véritable définition du « phénomène-effet » qu’il s’agit d’expliquer ; et c’est en fait tourner la difficulté, non la résoudre, que de retenir comme base de définition, selon la suggestion de George Nadel (1960, p. 482), l’analogue de la révolution, c’est-à-dire la fièvre. Le phénomène n’est donc pas assez nettement circonscrit pour qu’on en découvre les causes ; Brinton pourra, tout au plus, mettre en évidence des conditions préalables à son émergence. Sans doute peut-il sur ces bases fonder son diagnostic de la « pathologie » révolutionnaire ; mais il est manifeste aussi qu’il reconnaît les limites de son entreprise, quand il l’envisage du strict point de vue de l’explication scientifique.
En définitive il semble qu’il faille généraliser l’observation de Rule et Tilly à propos de 1830 [29] et affirmer que les révolutions n’ont pas à passer par une série de phases soi-disant naturelles. Mais, si fondée que puisse être cette assertion, elle ne doit pas conduire à perdre de vue la fascination que peut encore exercer l’histoire naturelle. Le caractère foncièrement sommaire de ces schémas ne leur interdit pas toute vertu descriptive : ainsi la révolution iranienne, avec le succès initial des modérés puis leur mise à l’écart au profit de groupes « radicaux », paraît s’accorder pleinement avec le « modèle » séquentiel d’Edwards et de Brinton. De plus, l’histoire naturelle s’accommode aisément de cadres théoriques différents : Hopper a pu par exemple, à partir d’une perspective centrée sur les mouvements sociaux, décomposer le « processus révolutionnaire » en quatre phases retraçant le développement des mouvements spécifiques aux révolutions et retrouver par là la logique de l’histoire naturelle (1950, pp. 270-279). Il faut donc tenir compte de cette fascination, quand on a à porter une appréciation globale sur cette approche, et il ne convient pas de lui nier tout apport, dans la mise en évidence ou plutôt dans la recherche de généralisations empiriques [30] ; mais elle constitue, sur le plan fondamental de l’explication, une tentation qui doit être surmontée.
- B. LES MODÈLES VOLCANIQUES
Cette expression étant empruntée, comme nous l’avons indiqué plus haut, à Rod Aya, il nous paraît opportun, pour ne pas dire indispensable, de nous [659] reporter au texte même de cet auteur pour bien faire comprendre ce dont il est ici question. Ce qui est sous-jacent à ces théories, écrit Aya, c’est une « métaphore, (aussi) séduisante (que) trompeuse, qui assimile les révolutions… à des désastres naturels des explosions, des éruptions, des tremblements de terre… Le modèle volcanique représente (les révolutions) comme des éruptions irrationnelles d’agression aveugle » [31] (1979, p. 40). Cette citation peut nous servir de point de départ, à cette réserve près que nous avons remplacé le singulier par le pluriel, de manière à tenir compte de différentes mises en œuvre de la métaphore et à ne pas réduire à une unité factice les divers modes d’interprétation élaborés sur cette base. On peut ici distinguer deux grands types de constructions théoriques dont l’une accorde la priorité aux dimensions psycho-sociales, tandis que l’autre privilégie un cadre de référence systémique. Les travaux de James Davies, Ted Gurr et des Feierabend sont caractéristiques du premier type, tandis que les ouvrages de Neil Smelser et de Chalmers Johnson illustrent le second. Les outils conceptuels et les repères théoriques varient profondément quand on passe de l’approche psychosociale à l’approche systémique ; mais les deux types reposent sur la même idée sous-jacente de la révolution : aux représentants de l’un et de l’autre, « la révolution apparaît… comme déviance de l’histoire » [32] ; et c’est l’irruption de cette déviance qui est assimilée à une éruption volcanique, selon la métaphore mise en évidence par Aya.
L’ouvrage de Neil Smelser, Theory of Collective Behavior (1962) est, de ce point de vue, tout à fait significatif, même si son champ d’analyse déborde de beaucoup, comme l’indique le titre, le phénomène de la révolution. La première difficulté se situe d’ailleurs à ce niveau : dans les mouvements orientés vers les valeurs, qui consistent en « une tentative de restaurer, de protéger, de modifier ou de créer des valeurs au nom d’une croyance généralisée » (p. 313) et qui constituent de ce fait le mode le plus éminent de conduites collectives, Smelser range pêle-mêle les nativismes, les messianismes, les millénarismes, la formation des sectes, les mouvements nationalistes, à côté des révolutions, qui sont envisagées sur un double plan, religieux et politique. La spécificité des phénomènes révolutionnaires paraît en quelque sorte noyée dans cette liste rassemblant des phénomènes hétérogènes. Ce soupçon est d’ailleurs pleinement confirmé par la « stratégie » de recherche, particulièrement ambitieuse, que met en œuvre Smelser : il applique en effet aux cinq formes distinguées de comportement collectif la panique, l’engouement (craze), l’explosion d’hostilité, les mouvements orientés vers les normes et les mouvements orientés vers les valeurs un modèle unique d’interprétation, qui est en fait une logique d’activation d’une série de déterminants [33]. Ce qui compte ici, ce n’est donc pas la simple présence d’un déterminant, [660] qui peut rester à l’état « dormant » pendant un certain temps, mais son entrée en jeu à un moment donné dans une combinaison strictement définie, impliquant un ordre bien réglé d’intervention des divers déterminants : c’est pourquoi, lors de la présentation de son modèle (p. 12-21), Smelser le désigne sous le nom de « logique de la valeur ajoutée ». Or les trois premiers déterminants c’est-à-dire, dans cette perspective, les déterminants majeurs à savoir la conductibilité structurelle (structural conduciveness), en vertu de laquelle seules certaines configurations sociales permettent la formation d’un type spécifique de comportement collectif, la tension structurelle, se manifestant sous la forme de frustrations relatives, de conflits de rôle et de discordances au plan des valeurs, le développement et la diffusion d’une croyance généralisée, qui donne un sens à la situation en identifiant la source de tension et en suggérant certains « remèdes », restent, même si on les envisage uniquement dans le cadre des mouvements orientés vers les valeurs, des facteurs trop généraux pour servir â discriminer une situation révolutionnaire et une autre qui ne l’est pas : Smelser lui-même reconnaît que, quel que soit le mode de comportement collectif envisagé, ils ne suffisent pas à le produire (p. 16), même s’ils sont nécessaires à sa production. Dans ces conditions, le quatrième déterminant, constitué par les « facteurs précipitants », événements qui fournissent un contexte et un substrat concrets par rapport auxquels pourront se déployer les conduites collectives, revêt une importance beaucoup plus grande que ne le laisserait penser sa place dans la hiérarchie des déterminants : il sert à réduire, si ce n’est à combler, l’écart entre les catégories fondamentales et la réalité empirique. De ce fait, Smelser est amené à accorder à ce facteur une place incompatible avec la logique même de sa démarche : on lit en particulier avec quelque étonnement, au début des paragraphes dans lesquels Smelser traite du « rôle des facteurs précipitants dans les mouvements orientés vers les valeurs » qu’il faut entendre par là un événement susceptible de créer et non pas simplement d’aggraver ou de grossir une condition de tension ou de conductibilité (p. 352) [34] ; tout se passe alors comme si, contrairement aux principes qui ont été posés, un précipitant, de l’ordre de l’événement, était en mesure d’activer un facteur général, d’ordre structurel. Les facteurs précipitants se voient donc attribuer dans l’analyse un rôle quelque peu élastique ; et il faut dire que Smelser n’avait guère le choix. Le cinquième terme de son modèle est en effet constitué par la « mobilisation des participants pour l’action » : or la mobilisation est moins un déterminant qu’un ingrédient de l’action collective, même s’il importe de maintenir la distinction analytique entre l’une et l’autre. Il reste encore un sixième déterminant, qui consiste dans les activités entreprises par les « agences de contrôle social » pour contrecarrer les comportements collectifs ; mais en plaçant ce facteur au dernier rang, Smelser ne peut, dans le cadre strict de son modèle, [661] régi par un ordre défini d’activation des déterminants, prendre en compte que les réponses de ces agences aux premières manifestations de conduites collectives. C’est là limiter abusivement le champ de leur action ; et Smelser en est parfaitement conscient, puisque, sans paraître se rendre compte qu’il contrevient par là aux règles mêmes de son modèle, il insiste sur l’aptitude des agences de contrôle à prévenir, tout autant qu’à combattre, les comportements collectifs (p. 17). Il note également que l’inflexibilité du gouvernement constitue un contexte propice au développement de croyances orientées vers les valeurs et, éventuellement par là, de mouvements révolutionnaires (pp. 330-332), vérifiant ainsi l’observation de Rod Aya selon laquelle facilitation structurelle et « contrôle » sont deux phénomènes complémentaires (1979, p. 60). Il paraît donc fort discutable et même, quant à l’étude des révolutions, franchement inopportun de ne faire intervenir les activités de contrôle social qu’au dernier rang des déterminants.
Ce n’est pourtant pas là une simple maladresse, mais un véritable choix, ajusté à l’un des objets de la recherche : dans le cas des formes de comportement collectif qui peuvent être, comme la panique ou les brèves flambées d’hostilité, aussi soudaines que passagères, la tâche première, même si ce n’est pas la seule, des « agences de contrôle social » est d’enrayer, de juguler le processus, éventuellement en le canalisant. Comme le note Smelser à propos de la panique, leur intervention la plus efficace se fait « sur le tas » (p. 221). Et, ultérieurement dans l’ouvrage, il privilégie leur rôle au niveau même des explosions d’hostilité (p. 261). On peut donc comprendre pourquoi il place le contrôle social au sixième rang, dans son modèle de « la valeur ajoutée ». Mais on est en même temps conduit à la conclusion qu’il a construit son modèle à partir des « explosions collectives », à la fois brusques et éphémères et qu’il l’a extrapolé pour une bonne part, abusivement aux mouvements collectifs, plus profonds et plus durables, pour reprendre sa propre distinction de deux grands types de comportement collectif (p. 3). Si cette interprétation est exacte, on ne saurait trouver, pour sa théorie, une meilleure désignation que celle de « modèle volcanique ».
Pour conforter ce point de vue, il est utile de se référer, par un détour qui n’est qu’apparent, à deux autres aspects tout aussi centraux de la construction smelserienne, à savoir la nature et la fonction des croyances généralisées [35]. Smelser insiste, d’une part, sur leur caractère profondément singulier : elles postulent « l’existence de forces extraordinaires menaces, conspirations, etc. qui (seraient) à l’œuvre dans l’univers », elles impliquent également que « des conséquences extraordinaires » découleront de l’application des remèdes qu’elles suggèrent. Il va au terme de ce paragraphe jusqu’à souligner leur parenté avec les croyances magiques (p. 8). Il leur attribue, d’autre part, un rôle essentiel : elles servent en effet à reconstituer les conditions de l’action sociale, lorsqu’elle a été désorganisée par la tension structurelle, mais elles le font par un processus original, en court-circuitant les différentes étapes de la spécification [662] progressive par lesquelles passe, d’ordinaire, l’action sociale et en s’attaquant directement à la source de la tension ; c’est en ce sens qu’elles méritent le qualificatif de « généralisé ». On voit donc que, pour Smelser, ces croyances sont, de façon marquée, empreintes d’irrationalité et que leur présence, comme leur rôle, contribuent à séparer radicalement les comportements collectifs des conduites institutionnalisées ce qui est aller bien au-delà de la simple distinction entre « états organiques » et « états critiques » d’une société. Or ces deux traits dont le second en particulier doit être vigoureusement contesté rappellent la psychologie des foules » à la manière de Le Bon [36], même si on ne peut nullement y réduire le livre de Smelser, qui prend bien soin de ne pas tomber dans ses excès et dans ses naïvetés les plus manifestes : on est, comme le note Aya (1979, p. 60), en présence d’« un modèle dionysien » qui ne permet guère de saisir les dimensions politiques des mouvements collectifs et, en particulier, des phénomènes révolutionnaires.
En définitive, la construction théorique de Smelser mérite le respect, ne serait-ce que par l’ambition qu’elle exprime, mais elle se révèle foncièrement inadéquate à l’analyse de notre objet et de notre intérêt propres, à savoir les révolutions. Nous n’en avons pas pour autant fini avec la tradition fonctionnaliste et plus spécifiquement avec sa version parsonienne, puisqu’elle a inspiré deux ouvrages portant précisément sur ce thème, ceux de Chalmers Johnson, déjà cités, Revolution and the Social System (1964) et Revolutionary Change (1966).
Du premier ouvrage dont nous avons déjà critiqué l’esquisse de typologie nous retiendrons essentiellement ici la formule provocante, dans laquelle Johnson résume son explication de la révolution : « Une dysfonction multiple, plus l’intransigeance de l’élite plus X produisent (equals) une révolution » (1964, p. 12). Une telle formulation appelle, à coup sûr, quelques éclaircissements, et ce d’autant plus que Johnson nous livre, à travers cette prétendue équation, les éléments centraux de sa construction théorique : son second livre est essentiellement consacré à développer et à affiner son « modèle », à en proposer une présentation à la fois plus riche et plus achevée. Chalmers Johnson situe d’abord son analyse dans un cadre de référence directement emprunté à Parsons, celui d’un « système social fonctionnellement intégré ». Dans cette perspective, toute rupture de l’équilibre du système implique l’existence d’une dysfonction ; et à une telle dysfonction, par définition génératrice de déséquilibre, il convient de remédier par une action destinée à rétablir l’équilibre ou à en créer un nouveau. Johnson prend cependant le soin de préciser que, dans le cas d’une situation pré-révolutionnaire, on n’a pas à faire à une simple dysfonction, atteignant de façon spécifique un secteur limité de la société : il faut au contraire qu’elle se généralise ou tout au moins qu’elle se manifeste dans une pluralité de secteurs (de « sous-structures ») pour constituer une menace présentant un certain degré de gravité, et c’est ce que Johnson s’efforce de désigner par l’expression de « dysfonction multiple ». Il insiste ensuite sur le rôle central des élites au pouvoir dans l’émergence ou au contraire la [663] prévention d’une révolution : l’intransigeance de l’élite peut se révéler ici un facteur décisif, dans la mesure où sa crispation sur le statu quo peut interdire tout changement par des méthodes non violentes, ne laissant ainsi d’autre voie ouverte que celle de la violence. Les élites sont ainsi tenues, pour une large part, responsables de l’issue, révolutionnaire ou non. Telles sont, selon Chalmers Johnson, les causes nécessaires d’une révolution ; mais elles ne sont pas, par elles-mêmes, suffisantes à son apparition et c’est ici qu’intervient le symbole X. Il faut entendre par là la catégorie globale des accélérateurs, qui présentent deux caractéristiques majeures : ils sont de l’ordre de l’événement et ils se situent au niveau des causes immédiates ; leur rôle équivaut à celui d’un catalyseur, lorsque les dysfonctions ont déjà atteint un « niveau révolutionnaire ». Il convient de noter que, parmi ces accélérateurs, Johnson accorde une place particulière à la défaite militaire : il souligne en ce sens « la position centrale des forces armées dans la révolution » (1964, p. 14) et rappelle sur ce plan les mérites du livre déjà ancien de Katherine Chorley, Armies and the Art of Revolution (1943). D’une manière plus générale, il se montre soucieux de bien dégager le « mode d’emploi » du concept d’accélérateur et, en précisant qu’il s’agit d’un instrument servant à penser l’éclosion d’une révolution, sans nous renseigner pour autant sur ses résultats (1964, pp. 21-22), il nous éclaire sur la signification, en même temps que sur les limites, de son entreprise.
Dans ce premier texte, Johnson ne va guère au-delà de cette esquisse ; mais deux ans plus tard, dans Revolutionary Change, il propose une version plus élaborée et plus complexe du modèle, dont certains aspects méritent d’être signalés. Au niveau d’analyse le plus général, il précise les « dimensions » de l’équilibre du système social et se trouve ainsi à même de spécifier, a contrario, la condition majeure donnant naissance à un déséquilibre systémique : dans les situations normales, un système social, qui par définition tire son unité de valeurs communes, est fonctionnellement adapté à son environnement ; il se caractérise donc par un fort degré d’ajustement ou, pour parler comme Johnson, de « synchronisation » entre ses valeurs et son environnement, plus particulièrement la division du travail à travers laquelle s’exprime sa relation à l’environnement. Le déséquilibre se reconnaît à une rupture de cet ajustement, à une « dissynchronisation » entre les deux dimensions, dont les causes, très diverses, peuvent être aussi bien endogènes qu’exogènes. Au plan des élites et de leurs stratégies d’action, Johnson insiste davantage sur les conséquences à son sens, désastreuses découlant des essais de préservation crispée du statu quo ou de poursuite inchangée des activités routinières : devant le peu de succès de ces tentatives, tout à fait inappropriées à la situation, les élites dirigeantes recourent de plus en plus fréquemment à la force, ce qui implique, selon la métaphore empruntée à Parsons, une « déflation du pouvoir » [37] et entraîne « une perte d’autorité », c’est-à-dire en fait de légitimité ; et c’est dans ce contexte d’une autorité foncièrement affaiblie que se constituent des mouvements de protestation antagoniques, les uns ayant des objectifs de [664] « restauration », les autres au contraire réclamant une profonde « transformation ». Ainsi l’intransigeance de l’élite est désormais analysée en termes de processus accéléré de « déflation du pouvoir » et de « perte d’autorité » ; ce sont en tout cas ces deux variables qui constituent pour Johnson les causes « profondes » d’une situation révolutionnaire (1966, p. 91). Il faut encore ajouter et c’est là un aspect significatif du second livre que le passage à une telle situation est préparé, si ce n’est même rendu possible, par l’émergence de systèmes de valeurs alternatifs : les idéologies ne deviennent en effet saillantes, selon Johnson, qu’en réponse à une condition de déséquilibre (1966, p. 82) et aux tensions qu’elle implique ; or elles apportent précisément aux mouvements révolutionnaires les valeurs nouvelles dont ils ont besoin pour se cristalliser et pour développer leur capacité de mobilisation.
Tels sont, nous semble-t-il, les principaux apports de ce second ouvrage qui contribuent, avec de multiples précisions complémentaires [38], à enrichir, sinon à affiner le modèle de Chalmers Johnson ; et c’est généralement sous cette dernière forme qu’il a été discuté. Pour notre part, nous soulignerons, en accord sur ce plan avec l’appréciation dominante, que ce modèle présente globalement de sérieuses faiblesses ; mais nous tiendrons aussi à prendre nos distances par rapport à des critiques excessives, quand elles ne sont pas franchement caricaturales.
Le premier reproche sérieux qui ait été adressé à Chalmers Johnson consiste à dénoncer, comme le fait par exemple Greene (1974, pp. 146-147), le risque de tautologie associé à sa perspective fonctionnaliste et en particulier à l’utilisation, dans ce cadre, du concept d’équilibre. Le caractère circulaire de l’argument est parfois même patent, comme dans ce passage de Revolution and the Social System (1964, p. 11) où Johnson écrit : « La seule façon dont nous savons que les éléments porteurs de dysfonctions entraînent la révolution est le fait qu’elle a effectivement eu lieu. » Les dysfonctions ou, dans des formulations analogues, le déséquilibre du système seraient ainsi « révélées » par les phénomènes révolutionnaires qu’elles sont censées provoquer [39]. Ce vice de raisonnement suffit à faire douter de la pertinence du recours à la notion d’équilibre ; et l’on est conforté dans ce point de vue en constatant qu’à partir du moment où un système social est atteint de déséquilibre, interviennent des processus qui sont fort différents des mécanismes sous-jacents au fonctionnement normal et ne sont pas clairement situés par rapport aux dimensions constitutives de l’équilibre initial, la symbiose valeurs-environnement : tout se passe en effet comme si une condition de déséquilibre systémique entraînait de façon durable la mise hors jeu des mécanismes homéostatiques permettant l’adaptation du système et impliquait le recours à un remède à haut risque, l’action réparatrice ou au contraire aggravante des autorités en place. On ne peut donc que souscrire à l’appréciation de Michel Dobry, pour lequel la notion d’équilibre [665] se réduit ici à une « métaphore approximative » à laquelle on ne peut demander ni la clarté ni la rigueur d’un modèle.
En passant des dysfonctions à l’intransigeance de l’élite ou du déséquilibre à la perte d’autorité, on quitte en tout cas le plan du système pour celui des acteurs politiques : Johnson n’est pas ainsi à même de tenir compte de l’interdépendance entre deux niveaux d’analyse, puisqu’il adopte successivement deux cadres de référence qui restent en quelque sorte juxtaposés. En fait il semble que sa construction, apparemment plus ambitieuse, se réduise à l’esquisse d’un modèle séquentiel : à une phase marquée par le déséquilibre du système succède une phase dans laquelle les réponses des élites à cet état de crise sont tenues pour déterminantes puis, éventuellement, une dernière phase repérable à l’entrée en jeu des accélérateurs ; et à chacune de ces phases correspondent des outils d’analyse différents. On pourrait expliquer en ces termes mais non pas justifier le manque de cohérence théorique.
En dehors de ces critiques portant sur l’élaboration globale du modèle, un second ordre de reproches a été adressé à Chalmers Johnson, touchant en particulier au rôle des élites et à la dimension de la légitimité. Le poids essentiel attribué aux élites dans le déroulement des événements et plus spécifiquement leur prétendue capacité d’éviter une révolution, pour peu qu’elles prennent les mesures appropriées, ont été justement contestées : il ne suffit pas en effet, ainsi que l’histoire l’enseigne, d’une volonté de réformes pour prévenir une révolution. Comme le rappelle Lawrence Stone (1966, p. 167), il faut tenir le plus grand compte des conséquences non intentionnelles des actions : « des mesures conçues pour rétablir l’équilibre (peuvent) en réalité le renverser ». Et ce n’est pas méconnaître l’importance du rôle des élites que de souligner les lourdes limitations pesant sur l’action des autorités en place, dans le cadre de situations pré-révolutionnaires : l’impact des conditions restrictives (confining conditions) ne s’exerce pas seulement sur le devenir des nouveaux régimes révolutionnaires , auquel s’est intéressé sous cet angle Otto Kirchheimer (1965), mais encore sur le maintien des anciens. On a souvent également reproché à Johnson d’accorder une place excessive dans son modèle à la perte de légitimité qui serait le signe irrécusable d’une autorité affaiblie, entraînant ainsi des risques accrus de passage à une situation révolutionnaire. En fait, n’en déplaise à Theda Skocpol, Chalmers Johnson admet qu’un régime peut se maintenir sans véritables bases morales à condition de conserver le monopole de la coercition ; certes il exprime des doutes sur le caractère durable d’un tel État-police (dont l’Afrique du Sud lui paraît être un exemple) mais il n’en reconnaît pas moins la possibilité [40]. La caricature [666] ne sert pas les objectifs de la critique, qui a pourtant à sa disposition de solides atouts et des objections fondamentales : Johnson simplifie en effet abusivement les relations entre l’emploi de la force et la préservation de la légitimité ; s’il est vrai qu’un usage accru de la force peut s’accompagner d’un effritement des bases de légitimité [41], il faut également, comme le signale Cohan (1975, pp. 136-137), tenir compte des cas où le recours à la force sert à l’établissement ultérieur de la légitimité, qui repose souvent sur des bases nouvelles et différentes. Johnson ramène à un cas de figure les rapports entre force et légitimité, alors qu’ils peuvent prendre des formes complexes et variées. Et c’est une erreur analogue qu’il commet en faisant de la perte de légitimité une médiation obligée entre le déséquilibre du système et le soulèvement révolutionnaire : ce discrédit des autorités survient parfois plus tard, au cours du déroulement de processus déjà révolutionnaires. Ce n’est donc pas de tout réduire à la question de la légitimité, comme on l’a abusivement prétendu, ni de s’intéresser à elle car cette dimension a son importance, même si elle n’est pas toujours aussi cruciale qu’il le croit qu’il faut blâmer Johnson, mais plutôt de présenter comme un modèle général ce qui n’est en fait qu’une séquence possible.
Il reste encore à considérer, dans la famille des modèles volcaniques, l’autre branche formée de théories essentiellement psychosociales. Leur appartenance à cette famille ne nous semble guère prêter à contestation ; car elle transparaît au niveau à la fois des postulats de base et de la définition de l’objet. C’est la liaison entre frustration et agression, posée comme fondamentale, qui sert à ces recherches de cadre de référence : leur point de départ consiste « essentiellement », comme le reconnaît Ted Gurr (1973, pp. 364-365), le représentant le plus autorisé de cette approche, à « généraliser du niveau individuel au niveau social le principe de frustration-colère-agression » ; le rôle accordé dans cette perspective à la colère de façon plus précise son statut de variable intermédiaire, conformément au schéma d’analyse de Berkowitz (1962, p. 1) [42] est, de notre point de vue, tout à fait significatif. Et il n’y a donc guère lieu de s’étonner si, à partir de telles prémisses, les auteurs de ce courant ont tendu dans leur majorité à retenir comme objet d’étude privilégié la violence collective, plus particulièrement la violence politique, son degré d’importance et ses différentes formes. Tels sont en tout cas les objets majeurs d’analyse que s’assigne Ted Gurr dans son principal ouvrage, Why Men Rebel (1970, p. 8). Le champ embrassé par la recherche déborde donc de beaucoup le problème spécifique de la révolution, et ce cadre généralisant n’est certainement pas le plus approprié à l’élucidation ou l’interprétation des phénomènes révolutionnaires.
On trouve cependant, parmi les auteurs de ce courant, un véritable spécialiste de la révolution en James Davies, dont les articles sur ce sujet ont connu un grand retentissement, peut-être à cause de la simplicité de la conception qu’ils mettent en œuvre. L’idée centrale de Davies peut en effet, avec son aide, être [667] résumée en peu de mots : « Des révolutions risquent d’éclater lorsqu’une période de progrès matériel, tant économique que social, est suivie d’une brève période de récession aiguë » (1962, p. 6 ; trad. fr., 1971, p. 256) ; et cette dernière se révèle cruciale car « le fossé entre les attentes et les satisfactions s’(y) élargit rapidement et devient intolérable » (1969, p. 690). Les satisfactions des besoins les plus divers, il faut le noter, aussi bien culturels que physiques connaîtraient alors, après une période relativement longue de croissance régulière, un brusque et net recul (drop) ce que Davies représente par une courbe en J inversé (la fameuse J-curve) , alors que les acteurs continueraient à s’attendre à des satisfactions accrues : la distance entre « ce que les gens désirent et ce qu’ils ont » deviendrait à ce point insupportable qu’éclaterait une révolution, pour peu que cette frustration des aspirations soit répandue dans la société et que se rassemblent sur cette base des gens de conditions très diverses. À l’appui de son hypothèse, Davies analyse, dans son premier article, les cas de la révolution russe de 1917, de la « révolution égyptienne », plus exactement du coup d’État des colonels de 1952 mais aussi de la rébellion de Dorr en 1842, c’est-à-dire d’un pur conflit local ; et il se réfère de façon plus brève à la Révolution française, ainsi qu’à la Révolution américaine. Cette liste est déjà quelque peu disparate et les illustrations supplémentaires introduites dans l’article de 1969 la guerre de Sécession, l’accession des nazis au pouvoir, les mouvements étudiants des années soixante et les émeutes noires de la même époque aux États-Unis renforcent encore cette impression.
Ce n’est pourtant là qu’un reproche mineur, comparé aux objections fondamentales que l’on peut adresser à Davies. En particulier il ne fournit pas de critères permettant d’identifier une « marge intolérable » entre satisfaction escomptée et satisfaction réelle des besoins, en dehors de l’événement même constitué par le déclenchement de la révolution, voire de la révolte : c’est un exemple manifeste de raisonnement circulaire par lequel on infère le caractère intolérable de l’écart entre aspirations et satisfactions du fait qu’il n’a plus été supporté. En outre, la variable déterminante, à savoir « l’état d’esprit » des gens, leurs attentes et leurs espoirs, est ici estimée de façon très indirecte, uniquement à partir d’indicateurs globaux, relevant d’un niveau macrosociologique d’analyse, « ce qui n’est pas le meilleur point de départ pour tester une théorie essentiellement formulée en termes de caractéristiques psychologiques individuelles » [43]. Il paraît également difficile de suivre Davies dans son choix bien réducteur d’une courbe unique pour représenter le degré de satisfaction des besoins : il aurait dû, selon la suggestion de Zimmermann (1983, p. 362), tenir compte de la variation des satisfactions en fonction des groupes sociaux et proposer un éventail de courbes conformément à son assertion que les révolutions impliquent un « effort commun d’un grand nombre de gens appartenant à tous les groupes sociaux et connaissant une frustration de besoins fondamentaux différents » (1969, p. 694) ; ou bien il fallait montrer en quoi la courbe en J pouvait être tenue pour une moyenne. [668] Enfin, bien que Davies parle de rassemblement et d’action conjointe, il semble considérer qu’ils découlent quasi automatiquement de « l’état d’esprit révolutionnaire » induit par le divorce entre les espoirs et la situation réelle : or il convient d’analyser, voire d’expliquer, les processus de mobilisation et c’est même une des exigences importantes auxquelles devrait satisfaire une théorie de la révolution.
Plus qu’à ces faiblesses, pourtant sérieuses, certains auteurs ont été sensibles au caractère stimulant du schéma de Davies : Tanter et Midlarsky en particulier ont tenté de tester son hypothèse dans un article de 1967 (pp. 264-280) mais leur étude est déparée à la fois par une définition spongieuse de la révolution qui leur permet de retenir dans leur illusoire échantillon à la fois le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 et la révolution cubaine ! et par une application naïve du « principe » de frustration-agression, en vertu de laquelle la durée et la violence de la révolution s’accroissent d’autant plus que l’écart entre aspirations et satisfactions est plus grand. Geschwender pour sa part, dans une entreprise qui retient davantage l’attention, ne serait-ce qu’en raison de ses prétentions théoriques, propose, à partir du cas particulier, isolé par Davies, de divorce entre conditions désirées et circonstances réelles, d’élargir l’analyse à l’ensemble de ces phénomènes et d’analyser les formes de participation aux mouvements protestataires et parfois même révolutionnaires qu’ils sont susceptibles d’entraîner comme autant de tentatives de réduction d’une dissonance cognitive (1968, pp. 127-135). Mais en dépit de son ingéniosité, cet exercice de psychologie sociale ne nous renseigne guère sur les conditions effectives d’émergence d’une révolution ni sur la nature des mouvements révolutionnaires.
Il faut enfin signaler que, dans la présentation de sa notion centrale celle de frustration relative (relative deprivation) Gurr procède simplement à une extension et à une généralisation de l’intuition de Davies. La frustration relative se reconnaît en effet à « la perception par les acteurs d’un décalage entre leurs attentes de biens valorisés (value expectations) et leurs capacités de les obtenir (value capabilities) » (1970, p. 24) [44] ; Davies en aurait mis en évidence une forme intéressante, mais il convient encore, selon Gurr, de tenir compte de deux autres formes, l’une constituée par les attentes croissantes (rising expectations), alors que le niveau de satisfaction effective ne progresse pas, et l’autre définie par une moindre capacité (decreasing attainments) de satisfaire des attentes stables. De plus, tout en posant comme hypothèse majeure que « le potentiel de violence collective varie fortement avec l’intensité et l’étendue de la frustration relative parmi les membres d’une collectivité » (1970, p. 24, p. 360), Gurr élabore un modèle complexe permettant de passer du niveau de la violence collective à celui de la violence proprement politique et d’un simple potentiel à l’actualisation de la violence politique : les variables intermédiaires ainsi introduites l’importance de la violence politique dans l’histoire du pays considéré, la légitimité du régime, le degré de maîtrise de la coercition et du soutien institutionnel dont dispose ce [669] dernier décident en définitive de l’éruption ou non de la violence et, dans les cas où elle fait son apparition, de son ampleur. Gurr n’en encourt pas moins le même reproche fondamental que Davies et les autres représentants de cette orientation psycho-sociale : il n’éclaire en rien le passage du mécontentement à la mobilisation et à l’action collective, dirigées contre les autorités en place. Comme le signale Kriesberg, il ne faut pas tenir compte seulement de l’insatisfaction et des doléances à travers lesquelles elle s’exprime, mais aussi et plus encore des chances de réparer l’injustice ou de corriger l’abus, telles qu’elles sont évaluées par les acteurs [45]. Tout en étant plausibles, les variables privilégiées par Gurr, comme la frustration relative et le mécontentement qu’elle provoque, ne sont pas véritablement discriminantes quand il s’agit d’expliquer l’émergence d’un mouvement de protestation, et a fortiori d’une révolution. Comparée à la « variante » systémique, la « variante » psycho-sociale paraît plus pauvre aux plans conceptuel et théorique. Comme de surcroît elle partage les présupposés généraux et peu fondés du modèle volcanique, elle semble en définitive d’une utilité bien limitée pour l’élaboration d’une théorie de la révolution.
- C. LES ÉTUDES COMPARATIVES
SOCIO-HISTORIQUES
Il y a de multiples manières de procéder à une comparaison faisant appel à des matériaux historiques, même si l’objectif ultime de la comparaison est d’ordre sociologique. Notre première tâche est donc de faire ressortir, avec l’aide de ses utilisateurs, la spécificité de la démarche comparative sociohistorique qui nous intéresse ici. Ce mode d’analyse se reconnaît à trois grandes caractéristiques : il s’applique à des unités macro-sociologiques, telles que les États-nations, il fait principalement porter son effort d’explication sur des événements ou structures propres à ces unités et consiste essentiellement, sur ce plan, en une tentative de mettre en évidence des causes. C’est en tout cas sur ces aspects que Theda Skocpol choisit d’insister, dans la présentation de sa méthode (1979, p. 36), même si elle ne les différencie pas formellement. Deux d’entre eux peuvent être tenus pour établis : le cadre d’analyse, nettement déterminé, et l’orientation proprement méthodologique, accordant un primat à l’examen des causes. L’objet d’étude, au sens strict, reste en revanche plus incertain : certes on pense immédiatement, pour le thème qui nous préoccupe, à des exemples pertinents d’événements comme le déclenchement d’une révolution ou de structures comme en particulier les structures étatiques ; mais la juxtaposition de deux catégories aussi contrastées, les événements, associés aux disciplines idiographiques, et les structures, plutôt rattachées aux sciences nomothétiques, semble trahir quelque hésitation. En fait il semble que les adeptes de cette approche visent essentiellement à reconstituer des trajectoires communes à plusieurs unités et conduisant par exemple, en dépit de multiples et profondes différences, la France, la Russie et la Chine à passer, selon les analyses de Skocpol, d’un « État impérial » d’Ancien Régime à la construction d’un nouvel État plus centralisé et plus fort par le biais de « révolutions sociales », ou des types [670] divergents de trajectoires, telles que les voies contrastées de passage à la modernité mises en lumière par Barrington Moore.
On est du même coup conduit à se demander si ce mode d’analyse ne rejoint pas l’histoire naturelle, s’il n’en constitue pas au fond une reprise, sous une forme déguisée. Certes l’ambition explicative est ici plus accusée et il faut l’accorder à Theda Skocpol ; mais on pourrait encore prétendre qu’il ne s’agit que d’une différence de degré. Ce qui est peut-être plus essentiel, c’est la méthode concrète mise en œuvre : même quand il s’agit de dégager des trajectoires communes, on prend également en compte, à côté des cas positifs, des cas négatifs, dont la Prusse et plus généralement l’Allemagne peuvent constituer, dans l’argumentation de Theda Skocpol, une bonne illustration. Ainsi la comparaison est conduite à un double niveau : à l’intérieur du petit groupe de cas possédant les propriétés pertinentes et par opposition avec d’autres cas significatifs mais ne présentant pas ces caractéristiques. Cette méthode permet, au moins idéalement, d’aller au-delà de la ressemblance des trajectoires vers l’établissement de la similitude des causes, comme le souligne Theda Skocpol (1979, p. 38). L’analyse comparative socio-historique ne se ramène donc pas à l’histoire naturelle ; mais, par son choix et son traitement d’unités socio-historiques singulières saisies dans leur globalité, elle peut encore en apparaître comme un approfondissement dans le sens de la rigueur, sinon de la « scientificité », associé à la réflexion critique de générations ultérieures (représentées ici par Barrington Moore et ses élèves) ; à moins qu’il ne faille voir dans l’histoire naturelle un pur sous-produit de la véritable analyse comparative, qui aurait été altérée par Brinton, Edwards et Pettee, en dépit du « modèle » constitué par l’œuvre de Tocqueville.
Il semble en effet légitime de voir en Tocqueville non pas un simple précurseur mais encore un véritable initiateur dans la mise en œuvre de l’analyse comparative [46] ; et peut-être vaut-il la peine de rappeler qu’il retrace, lui aussi, une trajectoire, celle de la centralisation, commencée avant la Révolution mais poursuivie et renforcée grâce à elle. Cependant, si l’on met Tocqueville à part, le maître du genre reste incontestablement Barrington Moore. Son livre majeur, Les origines sociales de la dictature et de la démocratie (trad. fr., 1969), embrasse, comme son titre seul l’atteste, un champ très vaste, que l’on ne peut réduire à la seule question de la révolution ; et il est également trop connu pour que nous lui consacrions ici une présentation détaillée [47] ; mais il appelle, dans le cadre de cet article, quelques commentaires qui ne sont pas seulement un témoignage rendu à son brio. À chacune des trois voies majeures de passage à la modernité « la voie démocratique », « la voie capitaliste réactionnaire » (p. 11), c’est-à-dire le fascisme, et enfin la voie communiste Barrington Moore associe en effet une forme spécifique de révolution, à savoir respectivement « la révolution bourgeoise », « la révolution par le haut » et les « révolutions paysannes » aboutissant au communisme. Le terme de révolution est manifestement pris dans plusieurs acceptions, [671] fort diverses ; et l’on peut reprocher sur ce plan à Barrington Moore le caractère élastique de sa notion de révolution. Il paraît en particulier difficile de le suivre dans son choix d’englober, parmi les « révolutions bourgeoises », la Guerre de Sécession américaine, considérée par la plupart des spécialistes comme une guerre séparatiste et non pas comme « la dernière révolution capitaliste » (p. 99). Et, sans revenir sur ce qui a été dit précédemment, il convient de rappeler que l’expression de « révolutions par le haut » pose des problèmes délicats au niveau conceptuel d’abord, pour chaque tentative d’application ensuite, si on décide d’en faire usage. Pour ce qui est du cas de l’Allemagne, il semble permis d’y voir d’abord le pays des révolutions avortées ; et, quelle que soit l’interprétation qu’il faille en définitive retenir de la domination nazie, le qualificatif de fascisme n’est sans doute pas le plus approprié ; on peut se demander enfin, avec Bracher [48], si ce n’est pas l’échec d’Hitler et du national-socialisme, bien plutôt que leur accès au pouvoir, qui a permis la modernisation.
Il serait pourtant tout à fait injuste à l’égard de Barrington Moore de s’en tenir à ces seules remarques ; car, en dépit de ce flou dans l’emploi de la notion de révolution et d’ailleurs d’autres concepts , il n’en éclaire pas moins certaines dimensions importantes, voire essentielles, du phénomène. Tout d’abord son point de départ, clairement indiqué dans le sous-titre de l’édition originale (Lord and Peasant in the making of the modern world) et magistralement présenté dans la première phrase de la préface [49], l’amène à porter une attention particulière à la potentialité révolutionnaire de la paysannerie, qui est d’abord fonction de l’importance propre de ce groupe, mais qui dépend surtout de l’absence ou plutôt de l’échec d’une agriculture commerciale, permettant la préservation d’institutions paysannes (p. 379), de la fragilité des liens entre seigneurs et paysans (p. 373), de la solidarité collective enfin dans l’expression des griefs (p. 377). Ces facteurs sont précisément réunis dans les « révolutions paysannes réussies » du xxe siècle et, de façon indubitable, ne sont pas étrangers à leur succès.
Mais un potentiel révolutionnaire n’est pas encore une révolution ; comme le note Moore, « les paysans n’ont jamais pu faire une révolution tout seuls » (p. 380). Tout dépend des alliances qu’ils peuvent nouer et des circonstances plus ou moins favorables qu’ils vont rencontrer. Or et c’est là son second mérite Barrington Moore se donne les moyens d’analyser la nature des coalitions qui se forment entre différents groupes en replaçant les relations sociales entre aristocratie foncière et paysannerie dans le contexte, plus global, des rapports entre ville et campagne. Et cet intérêt pour le jeu des coalitions lui permet, en allant au-delà de la simple distinction des trois voies démocratique, réactionnaire et communiste de faire ressortir le contraste entre l’Angleterre et la France ; alors que les gros propriétaires fonciers anglais, convertis à l’agriculture commerciale, [672] se sont alliés à la bourgeoisie urbaine au détriment de la paysannerie, la bourgeoisie française a dû trouver en la paysannerie et en l’énergie révolutionnaire dont elle était porteuse « un précieux auxiliaire » (p. 73) pour abattre une aristocratie foncière globalement encore « pré-commerciale », en dépit de multiples indices de pénétration capitaliste dans les campagnes. Barrington Moore peut de ce fait, tout en formulant le principe « Pas de bourgeois, pas de démocratie », prendre ses distances par rapport à l’orthodoxie marxiste dans l’analyse des « révolutions bourgeoises » : en choisissant cet adjectif, il a voulu mettre l’accent sur « leurs conséquences institutionnelles » (p. 343) ; mais il reconnaît les ambiguïtés d’une telle expression, avec la possibilité d’une confusion entre « ceux qui font (la révolution) et ceux qui en profitent » d’une part, entre les « résultats politiques et juridiques des révolutions (et) les groupes sociaux qui y participent » d’autre part (p. 344). Il exprime en tout cas de nettes réserves, à la fois à propos de la Révolution française (p. 98) et au sujet de la voie démocratique en général (p. 343), sur la vision quelque peu réductrice qui ferait de ce type de révolution l’ultime épisode, à travers la prise du pouvoir politique, de l’ascension d’une bourgeoisie déjà prépondérante économiquement par son industrie et son commerce. Compte tenu de l’ampleur des périodes et des problèmes embrassés, Moore ne peut brosser qu’un tableau à grands traits [50] mais il cherche à maintenir l’équilibre entre le souci de la cohérence théorique et le sens de la précision analytique, ce qui l’écarte de tout dogmatisme.
Le modèle d’explication qu’il propose n’en reste pas moins unilatéral, par sa concentration quasi exclusive sur les coalitions de forces sociales permettant, dans des contextes économiques déterminés, l’accès à la modernité. Comme l’ont noté de nombreux commentateurs, les variables proprement politiques ne se voient pas accorder dans ce modèle la place qu’elles méritent. Sous cet angle, l’analyse critique consacrée par Theda Skocpol au livre de son maître est particulièrement intéressante : elle lui reproche fondamentalement de n’avoir pas tenu compte du « rôle indépendant [51] de l’organisation et des élites étatiques » (1973, p. 30) dans l’élaboration des réponses aux défis de la modernisation ; et elle lui fait également grief d’avoir, en limitant son analyse à des facteurs internes à chaque pays, négligé du même coup le poids des conditions et des relations internationales. Telles sont en tout cas les deux dimensions qu’elle va, pour sa part, réintroduire dans l’analyse comparative socio-historique.
De façon tout à fait significative, Theda Skocpol part en effet, dans une étude consacrée pourtant à la forme la plus radicale et la plus globale de révolution, c’est-à-dire les « révolutions sociales », des crises « spécifiquement politiques » auxquelles ont été confrontés les États d’Ancien Régime en France, en Russie [673] et en Chine à la veille de la révolution qui devait les emporter ; et elle insiste, à maintes reprises, sur le fait que ces crises sont d’abord dues à des facteurs externes (externally induced), constitués notamment par une vive compétition militaire entre États dans un contexte international marqué par la pénétration, voire l’expansion du capitalisme : les pressions internationales se voient ainsi accorder un rôle non seulement important mais encore central ce qui appelle peut-être quelques correctifs dans la genèse de ces crises. De telles crises ne pouvaient être qu’aiguës, compte tenu de la nature des États d’Ancien Régime, « États impériaux », partiellement mais non pleinement bureaucratiques, qui s’appuyaient sur des économies à prépondérance encore agraire, sans être en mesure de modifier substantiellement les rapports socio-économiques à la campagne. Mais elles acquirent une importance décisive du fait du blocage que la classe des grands propriétaires fonciers, bien établie et présente jusque dans les rouages supérieurs de l’appareil d’État, put opposer tout au moins en France et en Chine aux tentatives de réformes et aux essais de modernisation du pouvoir monarchique. Dans ce conflit avec la classe terrienne dominante se concrétisent l’autonomie de l’État, ainsi que la spécificité de ses intérêts propres, révélés en quelque sorte par la profondeur de la crise.
Cette dimension de crise politique, si essentielle soit-elle dans l’éclosion d’une situation révolutionnaire, ne suffit pas pourtant à rendre compte de l’explosion d’une révolution sociale, comportant, par définition, des soulèvements étendus venant du « bas », c’est-à-dire des classes dominées ; ce rôle primordial va être assumé par les masses paysannes qui vont se dresser en de multiples régions contre les seigneurs et s’en prendre à leurs propriétés. La crise politique joue ici un rôle de catalyseur : les paysans s’engouffrent en quelque sorte dans la brèche ouverte par l’affaiblissement du pouvoir central et de ses capacités de coercition. Mais le facteur déterminant est constitué par la nature des structures agraires de l’Ancien Régime ou plus précisément, selon la formule de Theda Skocpol, par leur degré de « conductibilité » à des soulèvements paysans (1979, p. 111). De ce point de vue, Theda Skocpol met l’accent sur deux caractéristiques structurelles : « le degré et les formes de solidarité » paysanne d’une part, « le degré d’autonomie » des paysans à l’égard de la surveillance directe des seigneurs et de leurs agents d’autre part (p. 115). La présence, sous des formes différentes et à des degrés divers, de ces deux caractéristiques en France et en Russie a créé un terrain propice à la mobilisation paysanne sur la base des communautés traditionnelles, et permet de comprendre l’émergence, dans les deux cas, de révoltes à la fois « spontanées » et « autonomes ».
Abordant dans la seconde partie de son ouvrage les conséquences des révolutions française, russe et chinoise, Theda Skocpol les envisage essentiellement, comme on l’a déjà signalé, sous l’angle de la construction de l’État. Elle est ainsi amenée à insister sur les directions politiques et sur leurs luttes pour le pouvoir (pp. 164-165), en fonction de leur accès différentiel aux ressources, par un emprunt qu’elle reconnaît à la perspective du « conflit politique » (pp. 13-14), c’est-à-dire notamment celle de Tilly sur laquelle nous reviendrons. Mais elle n’en oublie pas pour autant les deux dimensions cruciales mises en évidence dans [674] l’analyse des causes : les crises révolutionnaires, avec leurs formes particulières, et les héritages socio-économiques des anciens régimes, avec leur prépondérance à la fois agraire et paysanne ; et, conformément à son approche structurale, elle y voit essentiellement un ensemble de contraintes pesant sur les tentatives de construction de l’État et créant tout à la fois des « possibilités et des impossibilités spécifiques » (p. 171), d’autant plus que ces contraintes sont encore aggravées par un contexte international à haut risque, avec l’obligation de faire face à l’invasion étrangère, et non seulement aux contre-révolutionnaires de l’intérieur. C’est essentiellement de cette confrontation à « des exigences, des défis et des chances globalement semblables » (p. 173) que naissent à l’issue des trois révolutions considérées des États plus forts, plus centralisés, dotés d’une bureaucratie renforcée et permettant, à des degrés divers, l’entrée des masses populaires (paysans et ouvriers urbains) dans la politique nationale. Mais, pour significatives qu’elles soient, ces parentés ne doivent pas faire oublier le caractère distinctif de chacun des trois États post-révolutionnaires, que Theda Skocpol s’efforce de faire ressortir, jusque par les titres de chapitre choisis.
De cet ambitieux ouvrage, il faut d’abord retenir l’accent mis sur l’État, son effondrement et sa reconstruction ; c’est là l’aspect majeur que nous avons déjà signalé à maintes reprises et que nous nous bornerons ici à rappeler. Sans doute est-il permis, avec Zimmermann (1983, p. 336), de reprocher à Theda Skocpol de traiter l’État comme une entité monolithique ; mais son livre sur ce plan n’en fait pas moins date, par l’éclairage qu’il apporte et les perspectives qu’il ouvre. C’est plutôt, à notre sens, l’analyse des relations internationales qui paraît sujette à caution : elles jouent en quelque sorte et en plusieurs points de l’ouvrage le rôle d’un deus ex machina, selon la formule de Zimmermann (p. 336) [52]. Ainsi, même s’il est vrai que la guerre d’Indépendance américaine a contribué aux difficultés financières de la monarchie française, on ne tient là qu’une dimension d’un processus de crise plus complexe ; alors qu’il a été décisif pour la révolution russe, le contexte international a eu un impact plus limité sur la Révolution française, comme Theda Skocpol le reconnaît dans son tableau synoptique de la p. 155. Et il ne nous semble pas non plus que l’explication de la Révolution française soit enrichie par l’affirmation selon laquelle « le contrôle par l’État du développement économique national n’était pas encore une possibilité historique mondiale » (1979, p. 282).
En revanche et c’est pour nous le second apport important de son livre Theda Skocpol a su mettre en évidence les conditions favorables aux soulèvements paysans qui seraient, rappelons-le, au nombre de trois : la solidarité des communautés paysannes, leur autonomie par rapport à la surveillance directe des seigneurs, c’est-à-dire deux facteurs structurels, et le relâchement des capacités coercitives de l’État, qui représente l’aspect conjoncturel, lié à la crise politique. Elle va ainsi plus loin dans le sens de la précision que l’anthropologue Eric Wolf, un autre [675] adepte de la méthode comparative socio-historique [53], qui se contente d’insister sur l’interaction entre « l’extension et la diffusion mondiale d’un système culturel particulier, le capitalisme nord-atlantique » (1974, p. 285) et les « réactions de défense » (p. 291) du monde paysan traditionnel [54] ; plus encore, elle corrige le principe central d’analyse, en voyant dans la préservation des communautés et organisations traditionnelles (le cas de l’obshchina russe est ici révélateur) et non plus dans leur déstabilisation des circonstances propices aux soulèvements révolutionnaires de la paysannerie. De plus, cette reconnaissance de l’importance des structures agraires n’est ici entachée d’aucun « économisme », à la différence de Jeffery Paige qui, dans Agrarian Revolution (1975), s’efforce de construire un modèle original d’explication des mouvements paysans, et en particulier des mouvements révolutionnaires, uniquement à partir des formes de propriété des terres agricoles et des types de revenus que reçoivent les propriétaires fonciers d’une part, ceux qui cultivent la terre de l’autre [55] : Theda Skocpol lui reproche justement, à notre sens, ce « déterminisme étroitement économique », qui s’accompagne d’une réintroduction subreptice, notamment dans les études de cas en profondeur [56], des indispensables « facteurs relatifs à la structure sociale et à l’organisation politique » (1979, p. 319, n. 11). Enfin, en soulignant l’importance primordiale des institutions familiales et communautaires (p. 116), elle évite de s’enfermer dans le débat, en grande partie illusoire, sur la question de savoir si ce sont les paysans pauvres ou au contraire les paysans moyens, comme le soutient Eric Wolf (1974, p. 300) [57], qui sont les plus susceptibles de devenir révolutionnaires : tout dépend en dernière analyse du contexte institutionnel dans lequel les paysans se trouvent placés ainsi que du degré d’hostilité envers les seigneurs, susceptible de faire de la solidarité paysanne, quand elle existe, une base de mobilisation contre ces derniers. En définitive Theda Skocpol a largement contribué à mettre en évidence le fait qu’il n’est pas de grande révolution sans soulèvements révolutionnaires de la paysannerie ; et, si l’on tient compte de [676] l’attention accordée par Barrington Moore aux relations entre « seigneur et paysan » comme de l’objet d’étude spécifique de Wolf, on doit admettre que les analyses comparatives socio-historiques ont aidé à mieux comprendre le rôle et l’importance de la paysannerie dans les révolutions.
Peut-être pourrait-on s’étonner en revanche de leur étonnante discrétion sur les facteurs culturels, liés à l’émergence d’une révolution ou tendant au contraire à la rendre peu vraisemblable, si ce n’est quasiment impossible ; car c’est précisément le type de question auquel la méthode comparative semble capable de répondre. Eisenstadt a fait un pas dans cette direction en analysant les modèles de changement dans les sociétés traditionnelles pré-modernes et en opposant à un modèle de changements dissociés (segregative), caractéristique des régimes patrimoniaux, un modèle de changements conjoints (coalescent), typique des systèmes impériaux ou impériaux-féodaux et précisément reconnaissable à la « convergence et l’intégration poussées des divers mouvements de protestation et de lutte politique » (1978, p. 74) [58] ; or, pour Eisenstadt, ce second modèle de changement, qui seul permet des transformations profondes aux plans social et politique et donc, le cas échéant, l’apparition d’une révolution, est lié à des orientations culturelles bien déterminées : la prédisposition à ce type de changements globaux serait en effet plus marquée dans les sociétés dont l’univers culturel se caractérise par « une tension aiguë entre l’ordre transcendant et l’ordre du monde, une orientation intra-mondaine relativement forte pour la résolution de cette tension et/ou un degré d’engagement à l’égard de ces ordres, qui ne (sont) pas considérés comme donnés » (1978, p. 100). Eisenstadt ouvre ainsi une perspective d’analyse, dont l’intérêt théorique ne paraît guère discutable, mais dans son livre il se contente de la présenter à un niveau très général, en dépit de la multiplicité des illustrations proposées, ce qui limite son apport actuel à la compréhension du phénomène et laisse même à son lecteur quelque déception. Eisenstadt n’en démontre pas moins la possibilité, sinon encore la pertinence, d’une étude au moins partielle [59] de la révolution en termes culturels ; et il est clair tout à la fois que ni Barrington Moore ni Theda Skocpol ne se sont intéressés à cette dimension et que leurs modèles respectifs ne se prêtaient guère à sa prise en considération.
C’est pourtant sur deux autres aspects que porteront nos principales réserves. Tout d’abord la démarche suivie n’est pas sans ambiguïtés, dans la mesure où les auteurs présentés ici s’efforcent certes de construire un modèle d’explication applicable à l’ensemble des cas retenus mais aussi d’analyser historiquement chaque cas dans sa singularité. Il s’agit là de deux niveaux bien distincts d’analyse, entre lesquels il n’est pas facile de trouver l’équilibre. La balance penche souvent du côté des études de cas, comme dans l’ouvrage de Wolf ou encore dans celui de John Dunn, Modern Revolutions (1972) ; et, même quand l’équilibre est mieux [677] respecté, la présentation du modèle global d’explication gagnerait à être plus développée et plus rigoureuse : il ne suffit pas en effet, comme le fait Theda Skocpol, de préciser la signification des éléments d’interprétation introduits dans chaque chapitre, il faut encore montrer comment ils se combinent et s’organisent en un schéma interprétatif, ce qui n’est pas toujours suffisamment explicité. C’est sans doute Barrington Moore qui se tire le mieux de cette ambivalence et qui marie le plus harmonieusement les deux niveaux d’analyse ; mais peut-être faut-il voir là davantage une preuve de son talent qu’une démonstration de la validité de la méthode. Ensuite on peut regretter, alors que cette question affleure à plusieurs reprises, en particulier lorsqu’il est question des soulèvements paysans, que ni Barrington Moore ni Theda Skocpol ne prêtent beaucoup d’attention à la mobilisation elle-même et à ses processus. C’est, à notre sens, une indiscutable lacune de leurs travaux ; et nous essaierons de voir comment elle pourrait être comblée, en passant à l’examen de la quatrième et dernière perspective théorique retenue.
- D. LA MOBILISATION POLITIQUE
D’entrée de jeu, nous voudrions sur ce sujet couper court à un éventuel malentendu. En terminant notre présentation critique par l’évocation de cette approche, nous n’entendons pas en effet donner à penser qu’elle représente, pour l’étude des révolutions, une sorte de panacée et qu’à ce titre elle constitue la voie royale d’analyse. Sans doute nous paraît-elle susceptible d’être féconde et nous essaierons de dire pourquoi ; mais indiscutablement elle a aussi des limites, qu’il convient de reconnaître et qu’il nous paraît utile au préalable de rappeler.
En premier lieu, la perspective de la mobilisation s’est progressivement constituée [60] pour rendre compte des mouvements sociaux, à l’égard desquels la décennie turbulente 1960-1970 a contribué à susciter un regain d’attention. Dans cette orientation, la révolution ne constitue pas au départ un objet privilégié d’étude ; et l’intérêt pour ce problème reste généralement marginal : ainsi, dans Social Conflict and Social Movements (1973), un des ouvrages les plus représentatifs qu’ait inspirés cette approche, Oberschall consacre moins de dix pages au thème global de la révolution, même s’il lui arrive, pour illustrer son propos, de se référer à des aspects spécifiques de telle ou telle révolution particulière [61]. Certes la perspective de la mobilisation peut être légitimement appliquée à l’analyse des révolutions, comme Tilly l’a démontré avec bonheur ; mais il n’en reste pas moins qu’elle n’a pas été initialement élaborée à cette fin et qu’elle s’est cristallisée sous la forme de modèles théoriques plus généraux.
On soulignera ensuite qu’il faut se dégager de l’imagerie volontariste de révolutions faites par des masses mobilisées visant, sous la conduite de dirigeants « éclairés », des objectifs explicitement révolutionnaires. La mobilisation notamment [678] populaire ne doit pas être conçue comme le foyer central à partir duquel la révolution se développe et se propage : le plus souvent elle n’a pas pour effet de déclencher la révolution, mais bien plutôt d’aggraver une crise politique déjà présente, de la porter même à son paroxysme, en rendant ainsi les processus révolutionnaires irréversibles. Il n’est donc pas possible de ramener les révolutions à cette dimension, si cruciale soit-elle : sa prise en considération ne permet pas une saisie globale du phénomène, même si elle peut fortement contribuer à l’éclairer.
Enfin les travaux dans cette direction sont du moins si on se place à un niveau théorique tout juste entamés : ils sont essentiellement l’œuvre de Charles Tilly et de son équipe de chercheurs ; et, sous leur forme actuelle, ils peuvent être discutés. Dans son ouvrage From Mobilization to Revolution (1978, p. 190), Tilly part d’une distinction, à la fois simple et utile, entre les situations révolutionnaires et les résultats révolutionnaires ; mais leur caractérisation respective suscite quelques réserves. Si l’on s’intéresse tout d’abord aux résultats révolutionnaires, en négligeant momentanément la logique de la démarche adoptée par Tilly, il semble bien difficile, pour ne pas dire irrecevable, de les réduire au simple « remplacement d’un ensemble de détenteurs du pouvoir par un autre » (p. 193) ; l’autre formulation proposée, la substitution d’un ensemble de membres du système politique (polity) à un autre, reste encore trop étroitement limitée aux acteurs, même si elle permet de tenir en partie compte de la transformation du champ politique. Peut-être à la rigueur Tilly accepterait-il ces critiques, dans la mesure où il n’accorde aux résultats des révolutions pris par eux-mêmes qu’une importance relative, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons. Tel n’est pas le cas en revanche pour les situations révolutionnaires, auxquelles il prête une attention plus soutenue : la preuve en est que le critère retenu pour l’identification des situations révolutionnaires, à savoir la souveraineté multiple (1978, p. 191), lui avait antérieurement servi, dans son article « Revolutions and Collective Violence » (1975, p. 519), à caractériser de façon globale une révolution ; et il s’agit manifestement là d’une définition élaborée, qui s’inscrit dans une tradition d’analyse. Comme le signale Tilly lui-même, cette définition est en quelque sorte « dérivée » de la notion de double souveraineté (ou pouvoir) et des développements de Trotski sur ce thème, dont on a déjà signalé l’intérêt. Tilly se contente en quelque sorte de la corriger en insistant sur l’affrontement de blocs adverses formés de coalitions (et non plus sur la lutte d’une seule classe contre une autre), ainsi que sur la possibilité d’une pluralité de coalitions. Il reconnaît sur ce plan sa dette à l’égard de l’historien Peter Amann, qui a en quelque sorte joué un rôle de médiation entre Trotski et Tilly grâce à son insistance sur les blocs de pouvoir rivaux et à sa définition originale de la révolution, qui consisterait, d’après lui, en « un effondrement, momentané ou prolongé, du monopole de pouvoir de l’État, d’ordinaire accompagné par un affaiblissement des habitudes d’obéissance » (1962, pp. 38-39) [62].
[679]
Compte tenu de cette filiation, il n’est pas surprenant que la critique essentielle adressée à la définition d’Amann ait été reprise, quoique de façon moins vive, contre la souveraineté multiple : Tilly n’a pas retenu un critère suffisamment discriminant des situations révolutionnaires, puisqu’on pourrait ranger sous cette rubrique, comme le note Goldstone (1980, p. 432), « les guerres périodiques de succession dans les Empires ottoman et moghol, la guerre de la Rose en Angleterre, les guerres de Sécession aux États-Unis et au Nigeria », à côté de révolutions authentiques ; les situations identifiées par Tilly sont au mieux potentiellement révolutionnaires. Il faut également ajouter que les premiers épisodes de nature socio-politique qui surviennent au début d’une révolution n’ont généralement pas cette netteté de contours, ni cette transparence pour les acteurs que leur prête Tilly : les enjeux ne sont vraisemblablement pas si manifestes, même pour les dirigeants des principaux groupes, et la situation ne se définit pas pour les divers secteurs de la population dans les termes d’un choix à la fois clair et décisif entre des revendications rivales. La remarque ne vaut sans doute pas seulement pour l’appréhension d’un phénomène aussi spécifique que l’émergence de situations révolutionnaires ; ce qui est probablement ici en jeu, c’est la conception même de l’action collective, à laquelle Tilly prête un caractère peut-être trop rationalisant.
On ne rendrait pourtant pas justice à l’entreprise de Charles Tilly en insistant uniquement sur le caractère limité dans le cas des résultats révolutionnaires ou au moins contestable pour ce qui est des situations révolutionnaires de certaines définitions, voire même sur ce que la vision sous-jacente de la révolution peut avoir de réducteur, dans la mesure où elle en gomme quelque peu les ambiguïtés et la complexité ; car Tilly ouvre en fait une réelle voie d’analyse. L’accent n’est plus ici sur les résultats et l’analyse ne tend pas, comme chez la plupart des spécialistes, à remonter des résultats à leurs causes, selon une démarche à la fois « rétrospective » et causale ; le spécialiste américain s’efforce plutôt, pour sa part, de retracer le cheminement qui conduit de situations révolutionnaires à des résultats révolutionnaires (et quelquefois à l’absence de tels résultats), c’est-à-dire d’un concours défini de circonstances à leurs conséquences plus ou moins probables, selon une démarche qui peut être qualifiée de dynamique et de « prospective » (1975, p. 485). L’intérêt d’une telle perspective est, nous semble-t-il, manifeste [63] : elle privilégie l’étude des processus révolutionnaires et de leurs enchaînements et donc de ce qui se passe pendant une révolution, alors que les modes les plus classiques d’analyse s’intéressent surtout à ce qui se passe avant une révolution (les préconditions) et à ce qui en découle, c’est-à-dire à ce qui en subsiste après, sous forme de résultats. C’est dans la mesure où le modèle de Tilly tout comme en général les théories de la mobilisation est un « modèle du processus politique » qu’on peut l’appliquer avec profit au cas, à la fois particulier et complexe, des révolutions. L’attention peut ainsi se porter sur des séries de [680] processus liés comme la formation des coalitions rassemblant des groupes déjà mobilisés ou en train de le faire, leur désintégration progressive, fréquente avec le développement de la révolution, et les multiples conflits entre groupes qui s’ensuivent dans un contexte que personne ne maîtrise pleinement. Ainsi que le reconnaît Skocpol (1979, p. 298, n. 44), en dépit de son désaccord avec Tilly sur de nombreux points, un tel point de vue rend correctement compte des processus révolutionnaires.
Si l’on prend maintenant quelque distance par rapport au modèle strict de Tilly, il nous semble que l’on doit faire une place, dans l’analyse de cette alternance de mobilisations et de démobilisations, de ce jeu d’alliances et de conflits entre les groupes, aux idéologies que l’on peut ici saisir en situation c’est-à-dire dans le cadre de l’interaction et dont rien n’oblige à supposer a priori qu’elles sont révolutionnaires. Il conviendrait en particulier de tenir compte de « l’idéologie des protestations populaires » faite, selon George Rude, d’une combinaison d’éléments propres (inherent) et d’éléments dérivés (1980, p. 28), qui viendraient en quelque sorte se greffer sur les premiers : cette greffe serait particulièrement rapide dans les périodes révolutionnaires (p. 35), et l’importance des éléments dérivés en serait accrue d’autant.
Cette référence à un des grands spécialistes de l’ « histoire par le bas » nous permet de souligner un dernier avantage de la perspective de la mobilisation : elle nous paraît être la plus à même d’intégrer l’apport substantiel des travaux historiques sur les « foules révolutionnaires » (Georges Lefebvre, Annales historiques de la Révolution française, 1934 ; Rude, 1959, trad. fr., 1982 ; 1964), sur les « sans-culottes » (Soboul, 1958 ; Tonnesson, 1959), sur les « mouvements populaires » (Gobb, 1970 ; trad. fr., 1975), ainsi que des analyses généralement plus dispersées, prenant souvent la forme d’études de cas, sur les soulèvements paysans, au centre desquelles il faut placer l’œuvre de pionnier accomplie par Georges Lefebvre sur la spécificité et la place de la révolution paysanne dans la Révolution française (1932, 1933). C’est en tout cas par l’établissement de ponts entre histoire et sociologie que s’accroîtra notre compréhension des révolutions, en tant que phénomènes socio-politiques, et c’est de la solidité des liens ainsi établis que dépendra l’approfondissement de l’analyse.
Cette présentation critique est déjà suffisamment longue pour que nous ne l’alourdissions pas par une conclusion trop étoffée. Nous voudrions seulement répondre ici à une éventuelle objection, avant de terminer sur une note plus générale.
N’y aurait-il pas en effet un paradoxe, si ce n’est même une contradiction, à signaler en première partie l’intérêt, fût-ce avec des réserves, de la définition d’Huntington et à insister, en fin de troisième partie, sur l’apport au moins potentiel de la perspective de la mobilisation à la saisie des phénomènes révolutionnaires ? Du point de vue qui est le sien, Tilly a en effet raison de critiquer la définition d’Huntington, qui ne convient ni à sa démarche ni à son objet propre ; mais cela ne prouve pas pour autant qu’elle n’ait pas son utilité dans une [681] perspective différente, mettant plutôt l’accent sur les résultats des révolutions envisagés globalement. La pertinence de telle ou telle définition dépend en réalité, comme pour tout autre phénomène, de l’aspect, voire de la dimension, des révolutions que l’on a décidé d’étudier ; mais le fait est peut-être ici d’autant plus accusé que, comme l’a si bien dit Georges Lefebvre à propos de la Révolution française (1963, p. 341), « la Révolution est un fait complexe, … il n’y a pas une Révolution, mais plusieurs ».
De toute façon, quelle que soit la perspective adoptée, il convient de souligner que les spécialistes de sociologie politique sont sur ce terrain tributaires des recherches menées par les historiens, auxquels revient souvent la charge, à la fois exigeante et essentielle, de recueillir et d’analyser l’information de première main. Sociologues et politistes bénéficient de cet indispensable travail préparatoire, ce dont ils auraient intérêt à se souvenir, avant de brocarder, comme certains ont tendance à le faire, les historiens pour leur manque de sens théorique. La qualité des modèles interprétatifs tient certes à une pluralité de facteurs ; mais elle dépend, pour une part non négligeable, de la richesse des données dont le chercheur dispose et qu’il doit fréquemment, en l’occurrence, au labeur de l’historien.
Ce rappel à une modestie nécessaire n’interdit pas pour autant tant s’en faut des desseins de recherche ambitieux. Sur ce plan, il est, à notre sens, une tâche à la fois urgente et prioritaire : l’analyse conjoncturelle des révolutions, dans le sens d’une élucidation des processus internes aux révolutions et des modes de leur enchaînement, mais aussi dans l’acception retenue par Theda Skocpol (1979, p. 320, n. 16), qui recommande à cet égard de prendre davantage en compte la rencontre de processus à l’origine séparés et distincts. Pour traiter de l’une et l’autre de ces dimensions, il nous semble que les sociologues sont désormais bien armés et qu’avec le nécessaire concours des historiens ce programme de travail n’est pas irréalisable. C’est en tout cas sur cette note optimiste que nous voudrions conclure.
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[1] Cette expression est utilisée par analogie avec celle de « peuple paria » que Max Weber applique aux Juifs et qui est au cœur même du problème traité dans Le judaïsme antique. L’introduction de cet ouvrage s’achève en effet sur l’interrogation suivante : « Comment les Juifs sont-ils devenus un peuple paria avec une spécificité aussi prononcée ? » (Paris, Plon, 1971, p. 22).
[2] Mao-Tsé-toung, Œuvres choisies, t. II, pp. 363-411.
[3] Ce texte, d’abord présenté lors de la réunion annuelle de la Société américaine de Sociologie en 1975, a été publié, l’année suivante, dans un recueil publié sous la direction de Lewis Coser et Otto N. Larsen, The Uses of Controversy in Sociology, dont il constitue le chapitre IX (p. 155-175).
[4] Nous nous référons ici à l’article publié dans World Politics, sous le titre « Theories of Revolution ». De cet article Lawrence Stone a fait ensuite le premier chapitre de son livre, The Causes of the English Revolution 1529-1642 (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1972). Depuis la traduction de l’ouvrage (Paris, Flammarion, 1974), ce texte est directement accessible en français (p. 17-47).
[5] Ellen Kay Trimberger souligne en effet d’emblée que le régime d’Atatürk ne détruisit qu’en partie « la base économique des notables de l’Empire ottoman » (1978, p. 3). Le bouleversement, complet au plan politique, a été plus partiel et plus limité en matière économique, ce qui n’a pas été sans conséquences sur l’histoire ultérieure de la Turquie.
[6] Hannah Arendt reconnaît cependant la « difficulté à faire le départ de ce qui est libération et de ce qui est liberté dans des circonstances historiques données » (1967, p. 43). Mais la distinction n’en demeure pas moins fondamentale à ses yeux.
[7] Dans son livre de 1970, qui s’intitule, tout comme l’article cité, The Marxian Revolutionary Idea, Tucker reprend cette définition à la p. 15.
[8] La pagination est celle de l’édition établie par Maximilien Rubel pour la Pléiade (t. I, 1963).
[9] L’édition de référence reste dans ce cas encore celle de Maximilien Rubel (La Pléiade, t. I).
[10] Il nous a paru utile de souligner ce terme.
[11] Pour une analyse méticuleuse de la pensée de Marx sur ce plan, nous renverrons le lecteur curieux à l’ouvrage de Hal Draper, Karl Marx’s Theory of Revolution (New York, 1977-1978), constitué de trois gros volumes. Il convient de préciser que Draper traite en fait de l’ensemble de la pensée sociopolitique de Marx.
[12] On peut certes prétendre, en se fondant en particulier sur les pages (p. 374-376) dans lesquelles Trotsky souligne l’ « importance exceptionnelle » de l’arrivée de Lénine et reconnaît « le rôle de l’individualité » dans l’histoire, que « la Révolution russe de Trotsky, magistrale analyse d’une grande bataille historique, n’est pas un livre marxiste, sauf par ses professions de foi ». Telle est en tout cas la conclusion à laquelle aboutit Paul Veyne dans Comment on écrit l’histoire (1971, p. 129), au terme d’un passage qui mérite d’être cité pour sa verve et sa virulence polémique : « C’est bien ainsi que raisonnait Trotsky ; avec des officiers de police résolus, pas de révolution de février 1917 ; sans un Lénine, pas de Révolution d’Octobre ; on pouvait compter sur Staline pour attendre très longtemps le mûrissement de l’histoire et la Russie serait aujourd’hui une société de type sud-américain. »
[13] De ce point de vue, l’ouvrage récent de Theda Skocpol, States and Social Revolutions (1979), est tout à fait représentatif : l’auteur se contente d’y signaler dans une courte note que Tocqueville a placé l’État au centre de son analyse (p. 331, n. 5).
[14] L’édition de référence est, bien entendu, l’édition définitive des Œuvres complètes de Tocqueville publiée sous la direction de J.-P. Mayer. L’Ancien Régime et la Révolution constitue, dans cette édition, le premier volume du t. II (Gallimard, 1952). Nous aurons l’occasion, dans le cours de notre analyse, de nous référer au second volume de ce t. II, consacré aux Fragments et Notes inédites sur la Révolution (Gallimard, 1953).
[15] Peut-être vaut-il la peine de rappeler ici que, dans son introduction au numéro spécial de Theory and Society sur les révolutions (1979, VII, 1, p. 1), Alvin Gouldner signale que l’article de Skocpol, et plus généralement les articles relatifs à l’État et la Révolution, reposent sur « d’invisibles amarres (moorings) les rattachant à la tradition classique de la sociologie ». Et il ajoute avec ironie que « (la) combinaison d’un marxisme visible et d’une tradition sociologique invisible et mal précisée constitue le riche fondement » de leur apport critique et empirique.
[16] L’édition complète des œuvres de Burke à laquelle nous nous sommes référé est celle de 1855.
[17] The Sociological Tradition, New York, Basic Books, 1966, p. 118 (trad. fr., Paris, puf, 1984).
[18] Le livre tout entier de Tocqueville en témoigne ; mais il vaut la peine de se reporter directement à ses annotations sur Burke : après avoir rappelé que, pour ce dernier, « la Révolution… est l’œuvre momentanée d’un art perfide » (II, vol. II, p. 341), il réfute en effet, de la façon la plus énergique, ce point de vue, en écrivant : « Il est très faux que dans l’état social, les mœurs et même les idées dont on ne voyait pas l’application, la Révolution ne fût pas très préparée et qu’elle fût une œuvre de l’art seul » (p. 342).
[19] C’est ce qu’atteste en particulier cette appréciation, tirée des Fragments et Notes inédites sur la Révolution (II, vol. II, p. 348) : « Je trouve notre temps aussi aveugle et aussi sot dans son dénigrement systématique et absolu de ce qu’on appelle la philosophie du xviiie siècle que l’étaient les hommes du xviiie dans cet aveugle engouement pour elle. »
[20] Karl Mannheim, Conservative Thought, in Essays on Sociology and Social Psychology, Londres, Routledge & Kegan, p. 83.
[21] Ces deux dimensions sont indissociables pour Cochin ; on peut ainsi lire dans « La crise de l’histoire révolutionnaire » (1979, p. 117) les assertions catégoriques que voici : « Qui dit souveraineté directe du peuple, démocratie pure, dit réseau de sociétés permanentes… La démocratie pure est le régime des sociétés, comme la démocratie parlementaire est celui des assemblées. »
[22] La formulation d’Hannah Arendt est frappante par sa concision : « L’Homme, dans la mesure où il est un animal politique, est doué de parole. » C’est dire, comme elle croit utile de le préciser, que les deux définitions aristotéliciennes de l’Homme « se complètent l’une l’autre ».
[23] La controverse s’est ouverte avec la conférence d’Alfred Cobban : « The myth of the French Revolution » (Londres, 1955) et la réponse de Georges Lefebvre dans Annales historiques de la Révolution française (1956, pp. 337-345)- Elle s’est poursuivie par la suite, de façon discontinue, avec de multiples rebondissements et déplacements. Elle a connu un nouveau temps fort, après la publication en 1965-1966 de l’ouvrage de François Furet et Denis Richet sur La Révolution française : c’est dans ce contexte que se situe l’article de François Furet, « Le catéchisme révolutionnaire » paru en 1971 avant d’être repris, avec quelques compléments, dans Penser la Révolution française et constituant, comme l’on sait, sa réponse aux appréciations très critiques de Claude Mazauric et d’Alfred Soboul. Il faut en tout cas se garder de prêter à l’ « interprétation sociale » une unité qu’elle n’a pas : complexe chez Lefebvre, elle est devenue, avec Soboul, une sorte de « vulgate » qu’il appartenait à Mazauric de cristalliser en « catéchisme ». Et il convient de rappeler que les critiques sont venues de multiples côtés à l’égard de cette « vulgate » : même un historien du « menu peuple », comme Richard Cobb, témoigne de quelque ironie à l’égard du « Ballet de l’an II de Soboul » (1975, p. 185).
[24] L’allusion vise ici l’ouvrage de Charles Tilly (ed.), The Formation of National States in Western Europe (Princeton, 1975), ainsi que celui de Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de l’État (1979).
[25] Il ne suffit pas pourtant de constituer l’idéologie en objet d’étude, ni non plus d’analyser les résultats à son aune, comme le fait par exemple Franz Schurmann dans Ideology and Organization in Communist China, 2e éd., 1968, pour relever du troisième mode d’explication. Il faut encore accorder à l’idéologie un statut privilégié dans le système global d’interprétation.
[26] Nous avons cru devoir souligner ce mot.
[27] On trouve en particulier cette observation dans l’article de Ferez Zagorin, « Prolegomena to the Comparative History of Revolution in Early Europe » (1976, p. 163, n. 33).
[28] On se contentera de rappeler ici le titre de l’ouvrage de James M. Malloy, Bolivia : The Uncompleted Revolution, Pittsburgh, 1970.
[29] Nous nous référons ici à l’article de James Rule et Charles Tilly, 1830 and the unnatural history of revolution, Journal of Social Issues, 28, 1972, pp. 49-76.
[30] Jack A. Goldstone force sans doute un peu la note en proposant, dans son article « The Comparative and Historical Study of Revolutions » (1982, pp. 189-192) de retenir, à titre d’héritage scientifique, dix propositions majeures de l’histoire naturelle. Il semble plus pertinent de s’en tenir au jugement pondéré de Theda Skocpol qui, en dépit de ses fermes critiques à l’égard des adeptes de cette approche, relève que leurs ouvrages « peuvent encore aujourd’hui être lus avec profit » (1979, p. 38).
[31] Nous avons cru devoir souligner cette expression.
[32] Il vaut la peine de citer dans son intégralité la formule de Decouflé (1983, p. 40) : « La révolution apparaît tout à la fois comme rupture et déviance de l’histoire » ; et peut-être convient-il d’ajouter qu’elle est employée dans un tout autre contexte.
[33] Il convient cependant de préciser que chaque type de comportement collectif est défini par rapport à une composante spécifique de l’action sociale : à la hiérarchie typiquement parsonienne des catégories de l’action (valeurs, normes, mobilisation pour l’action organisée dans des rôles et des collectivités, ressources de la situation) correspond une hiérarchie des comportements collectifs (mouvements orientés vers les valeurs, mouvements orientés vers les normes, explosion d’hostilité, engouement et panique) ; les deux derniers types, qui concernent l’un et l’autre la situation, se distinguent par la nature de la croyance qui les sous-tend. On voit donc que le contenu propre des déterminants diffère profondément d’un cas à l’autre, même si leur ordre d’intervention reste identique.
[34] Smelser écrit en effet, dans une formulation dépourvue de toute ambiguïté : « A precipitating factor is an event that creates, sharpens or exaggerates a condition of strain or conduciveness. »
[35] Sur cet aspect du modèle élaboré par Smelser, on se rapportera à l’excellente analyse critique de Michel Dobry, « Variations d’emprise sociale et dynamique des représentations : une hypothèse de Neil Smelser », in G. Duprat (sous la direction de), Analyse de l’idéologie, t. I, Paris, Galilée, 1980, pp. 197-218.
[36] Le livre de Serge Moscovici, L’âge des foules, Paris, Fayard, 1981, représente un des derniers avatars de cette tradition. Ses faiblesses les plus criantes sont bien mises en évidence par Yvon Thiec et Jean-René Tréanton dans leur note critique en deux parties, « La foule comme objet de science », Revue française de Sociologie, XXIV, 1983, p. 119-135.
[37] En fait, pour Johnson, la déflation du pouvoir, reconnaissable à ce que le maintien et le déploiement de la force par les autorités en place deviennent le facteur prépondérant pour l’intégration du système, découle directement du déséquilibre du système (1966, p. 91). Mais l’intransigeance de l’élite a pour effet de l’accentuer et de l’aggraver, avec en particulier de lourdes conséquences au plan de la légitimité.
[38] Johnson distingue en particulier trois types d’accélérateurs, à savoir les facteurs relatifs aux forces armées et susceptibles de mettre en cause leur efficacité, la diffusion au sein des groupes protestataires de la conviction à fondement idéologique qu’ils sont capables de renverser les autorités établies, les opérations spécifiques menées, comme par exemple les actions de guérilla, contre les forces armées.
[39] Chalmers Johnson se montre d’ailleurs conscient de cet écueil (1966, p. 120) mais ne parvient pas lui-même à l’éviter.
[40] Il nous semble donc parfaitement excessif, comme le fait Theda Skocpol, d’affirmer que l’Afrique du Sud, plus précisément « l’histoire de ce malheureux pays », constitue une éclatante réfutation des théories structuro-fonctionnalistes (1979, p. xii). Johnson avance, il est vrai, la proposition (1966, p. 32) qu’en l’absence d’une communauté de valeurs une insurrection est inévitable et cite, à titre d’illustration, l’Afrique du Sud ce que Theda Skocpol ne manque pas de relever (p. 12). Mais il écrit aussi que la libre disposition de l’armée permet à un système de se maintenir, fût-ce sous la forme extrême d’un État-police, comme actuellement en Afrique du Sud (1966, p. 91), et il ajoute que dans un tel contexte les insurrections seront réprimées, voire même pourront ne pas avoir lieu du tout à cause du risque de répression (p. 102) : il est sans doute significatif et regrettable que Theda Skocpol ne tienne compte d’aucun de ces deux autres passages.
[41] Force et légitimité ne sont pas pour autant, selon Johnson, deux pôles antithétiques : il y a des utilisations légitimes de la force, mais son emploi prolongé ou renforcé est essentiellement analysé sous l’angle de ses conséquences négatives pour la légitimité.
[42] Leonard Berkowitz, Aggression : a social psychological analysis, New York, McGraw-Hill, 1962.
[43] Cette formule est empruntée à un article d’Edward N. Muller, A test of a partial theory of potential for political violence, American Political Science Review, 66, 1972, p. 929. En fait, le reproche vise Gurr, de façon d’ailleurs tout à fait pertinente ; mais il s’applique également, nous semble-t-il, à Davies, même si les indicateurs ne sont pas dans ce dernier cas clairement spécifiés.
[44] Ces deux dernières notions sont définies par Gurr de la façon suivante : « Value expectations are the goods and conditions of life to which people believe they are rightfully entitled. Value capabilities are the goods and conditions they think they are capable of attaining and maintaining, given the social means available to them » (1970, p. 12, p. 24 avec une légère modification dans les termes pour la seconde).
[45] Louis Kriesberg, The Sociology of Social Conflicts, Englewood Cliffs, nj, Prentice-Hall, 1973, p. 78.
[46] L’apport de Tocqueville sur ce plan a été analysé par Neil Smelser dans le chapitre 2 de son ouvrage Comparative Methods in the Social Sciences, Englewood Cliffs, nj, Prentice-Hall, 1976.
[47] Celle de Bertrand Badie, dans Le développement politique, Paris, Economica, 1978, pp. 116-123 (3e éd., 1984, p. 156-162), se recommande par sa clarté.
[48] Cette hypothèse est suggérée par Karl-Dietrich Bracher dans un article, « Tradition und Revolution im National-sozialismus », écrit pour le supplément du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung (31 janvier 1976). Zimmermann consacre une note à cet article (1983, p. 545).
[49] « Ce livre tente d’expliquer les divers rôles politiques qu’ont joués les aristocraties foncières et les classes paysannes au cours du processus qui a transformé les sociétés agraires… en sociétés industrielles modernes » (1969, p. 7).
[50] Ainsi, pour s’en tenir au seul contraste entre l’Angleterre et la France d’Ancien Régime, Stein Rokkan propose un jeu plus complexe de variables (parmi lesquelles il fait une place à part à la dimension géopolitique) dans un passage significatif (p. 586-587) de son article « Dimensions of State Formation and Nation Building » qui fait partie du recueil publié sous la direction de Charles Tilly, The Formation of National States in Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975.
[51] Cette expression n’est pas en italique dans le texte original.
[52] En fait, Zimmermann applique également cette critique au traitement de l’État, ce qui nous paraît bien excessif.
[53] Eric Wolf procède en effet, dans Les guerres paysannes du xxe siècle, à une comparaison entre six études de cas consacrées respectivement au Mexique, à la Russie, à la Chine, au Vietnam, à l’Algérie et à Cuba. On notera qu’un seul chapitre la conclusion comporte un essai de comparaison systématique.
[54] On assiste dans ces conditions, selon Wolf, à une lutte entre deux ordres : « L’ancien ordre n’a pas encore succombé et continue à défier le nouveau ; le nouveau n’a pas encore triomphé… Les groupes traditionnels demeurent, bien qu’affaiblis, et les nouveaux groupes ne sont pas encore assez forts pour exercer vraiment le pouvoir. Cet état de choses apparaît avec un relief particulier dans les situations coloniales où le capitalisme a été importé de l’étranger par la force des armes » (1974, p. 292).
[55] De façon spécifique, pour Paige, c’est la « combinaison de non-cultivateurs dépendant d’un revenu tiré de la terre et de cultivateurs dépendant d’un revenu sous forme de paye qui conduit à une révolution » (1975, p. 71). Cette combinaison est caractéristique des systèmes de métayage d’une part, des systèmes de travail migratoire d’autre part : dans le premier cas, et plus particulièrement dans les systèmes décentralisés, les mouvements révolutionnaires tendront à prendre une orientation socialiste, tandis que dans le second, surtout si le système est lié à une présence coloniale, ils auront plutôt une coloration nationaliste.
[56] Les études de cas, qui occupent plus de la moitié de l’ouvrage de Paige, concernent respectivement le Pérou, l’Angola et le Vietnam. Elles sont présentées comme des illustrations de systèmes bien définis de production agricole : il est utile de noter pour notre propos que l’Angola représente un cas de système fondé sur le travail saisonnier et que le Vietnam constitue un exemple de système caractérisé par le métayage, le Pérou correspondant, quant à lui, à la fois à l’hacienda et à la plantation.
[57] Wolf insiste également sur le rôle des « paysans « libres » des régions périphériques » (1974, p. 300).
[58] Eisenstadt distingue en fait un troisième type idéal, le modèle de changement exceptionnel, qui se rencontrerait dans les États-cités de l’Antiquité et qui, en dépit d’une convergence entre les divers mouvements de protestation et de lutte politique, n’aboutirait pas à des changements globaux dans les principaux secteurs institutionnels (1978, p. 75).
[59] Eisenstadt lui-même insiste sur d’autres facteurs, de type structurel, tels qu’une forte différenciation entre le centre et la périphérie ou encore qu’un certain degré d’autonomie des élites.
[60] Pour la constitution de cet intérêt, on pourra se reporter à notre article de 1975 sur la mobilisation. Michel Dobry procède dans sa thèse à une présentation du courant de la « mobilisation des ressources » qui fait bien ressortir son incontestable apport mais aussi ses limites.
[61] Anthony Oberschall aborde, à deux reprises, la question de la révolution dans son livre (1973, p. 81-84, p. 254-256).
[62] Pour bien comprendre la conception de la révolution défendue par Amann, il vaut sans doute la peine de citer la phrase qui suit immédiatement la définition : « As I define it, revolution prevails when the state’s monopoly of power is effectively challenged and persists until a monopoly of power is reestablished » (1962, p. 39). Les critiques, parmi lesquelles on peut citer celles de Lawrence Stone (1966, pp. 174-175) et d’Eugène Kamenka (1966, p. 131-132), ont généralement porté sur le manque de spécificité de la définition, ainsi que sur ses limites en tant qu’outil d’analyse.
[63] Dans son article, que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, Rod Aya défend avec vigueur et talent un point de vue analogue.
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