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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Pierre CABROL et Joseane Lucia SILVA, “L’accession de la dignité humaine au rang de valeur universelle : une réponse au nazisme.” In ouvrage sous la direction de Michel BERGÈS, ANALYSER LES IDÉES POLITIQUES. Hommage à Jean-Louis Martres. Pessac, France, septembre 2022, édition revue et augmentée. Les auteurs remercient le professeur Michel Bergès pour ses apports historiques à leur travail et sa relecture. Tiré à part: Chicoutimi: Les Classiques des sciences sociales, 18 septembre 2022. [Les auteurs de cet article nous a accordé conjointement le 5 septembre 2022 leur autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Pierre CABROL et Joseane SILVA

Respectivement Maître de conférences de Droit privé
à l’IUT Michel de Montaigne Bordeaux 3 (France), d’une part,
et brésilienne et française, travaille à l'interface entre histoire de l'art,
droit et science politique, d’autre part.


L’accession de la dignité humaine
au rang de valeur universelle :
une réponse au nazisme
.”

In ouvrage sous la direction de Michel BERGÈS, ANALYSER LES IDÉES POLITIQUES. Hommage à Jean-Louis Martres. Pessac, France, septembre 2022, édition revue et augmentée.

Les auteurs remercient le professeur Michel Bergès pour ses apports historiques à leur travail et sa relecture.

Tiré à part : Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, 18 septembre 2022.


Introduction

I. La dignité humaine en tant que conscience d’appartenir à l’humanité

II. La dignité humaine mise à mal par le nazisme

III. La transformation de la dignité humaine en valeur fondamentale universelle


Introduction

De la gestation jusque dans la mort, la dignité humaine s’inscrit aujourd’hui en filigrane du traitement juridique de l’humain par le droit français. Son ombre protectrice nait avec la vie humaine [1]. L’enfant grandit sous son aile [2]. Elle forme un cocon autour de l’adulte sa vie durant [3], y compris lorsque celui-ci est un étranger se trouvant sur le territoire national [4]. Elle accompagne même l’être humain jusque dans la mort, ou, tout au moins, veille sur ses restes [5]. Etc. Cette omniprésence juridique nouvelle de la dignité humaine s’explique par le fait que, au sortir de la seconde guerre mondiale, tout en s’adjoignant une dimension individuelle, celle-ci est passée du stade d’état de conscience à celui de valeur fondamentale universelle. Cette évolution spectaculaire est l’une des conséquences du traumatisme causée à la population occidentale par la découverte de l’horreur de la Shoah.

La dignité humaine était anciennement perçue comme la conscience de l’appartenance à la communauté humaine, voire comme une conséquence de l’accession de l’homme à la conscience. Pour faciliter l’asservissement à moindre coût des êtres humains qu’elle qualifiait de « vies sans valeur [6] », l’entreprise concentrationnaire nazie s’est méthodiquement employée à l’annihiler, ainsi qu’à éradiquer la personnalité de ses victimes. Dans le creuset de cette immolation commune, personnalité et appartenance se sont liées à jamais. Au feu de ce brasier s’est forgée une conception élargie de la dignité humaine, forte d’une dimension collective dans la perception de l’appartenance à l’humanité et d’une dimension individuelle dans la conscience de l’altérité.

La négation de l’humanité de millions d’êtres humains  par le nazisme ne pouvait que susciter instinctivement un sentiment de répulsion chez tout être sensible. C’est ce qui s’est produit en 1945 lorsque la libération des camps par les troupes alliées a conduit les populations des pays vainqueurs à découvrir l’horreur de la Shoah. L’ampleur du mouvement immédiat de rejet qui en a résulté a donné à réfléchir aux dirigeants alliés [7]. Ceux-ci se sont sentis tenus de réagir sans délai par l’adoption de conventions internationales visant à éviter à jamais qu’une telle entreprise criminelle puisse se reproduire [8].

Pour conférer à ces normes nouvelles une autorité indiscutable, il fallait leur trouver comme fondement une valeur [9] bénéficiant de la plus large reconnaissance possible, c’est-à-dire une valeur fondamentale universelle [10]. Seules deux valeurs avaient alors atteint ce stade de reconnaissance. Il s’agissait du respect de la vie humaine et de l’adoption d’un mode de gouvernance étatique démocratique [11]. Le respect de la vie humaine était ici en cause, mais la question ne pouvait y être cantonnée. L’horreur de la Shoah, au-delà des motivations des assassins [12], tenait au fait que des millions d’êtres humains aient été mis à mort, mais aussi à la manière dont les victimes [13] avaient été traitées.

Les dirigeants des pays vainqueurs étaient alors partagés entre la répulsion que leur inspiraient les agissements des nazis et un sentiment de culpabilité lié au fait de ne pas avoir su les prévenir et de ne pas y avoir mis un terme plus tôt. Pour couper court à toute possibilité de controverse, il leur fallait aller au fond des choses en prenant en compte le caractère dégradant du traitement subi par les victimes, et tout particulièrement le fait que le système concentrationnaire nazi se soit acharné à détruire la dignité humaine. Il leur apparaissait en conséquence nécessaire de pouvoir désormais protéger cette composante essentielle de l’humanité. C’est ce qui explique que la dignité humaine soit passée, par un changement collectif de regard des principaux dirigeants du monde de l’après-guerre, du stade d’état de conscience au statut de valeur fondamentale universelle à préserver.

I. La dignité humaine
en tant que conscience d’appartenir à l’humanité


Une société humaine, quelle qu’elle soit, ne peut espérer prospérer, voire survivre, qu’à condition que ses membres acceptent de se plier à ses règles. C’est cette nécessité vitale pour les sociétés qui semble avoir engendré la morale [14]. Celle-ci englobait, à l’origine, l’état de conscience qui a été désigné, bien plus tard, sous le nom de dignité humaine. Le terme « morale » vient du latin « moralis », qui signifie littéralement « en rapport adéquat avec les mœurs ». Dès lors que, par « mœurs », on entend les règles d’organisation de la société, la morale doit être comprise, stricto sensu, comme la conformité avec les règles d’organisation de la société.

Elle est généralement définie aujourd’hui, de manière plus large, comme la conformité avec les mœurs ou les usages d’une société. Par « usages », il faut entendre les règles qui rendent la vie en collectivité plus agréable. La morale est donc, au sens large, la conformité avec les règles d’organisation d’une société ou avec les règles qui rendent la vie en collectivité plus agréable [15]. Plus précisément, il est possible de désigner par l’emploi de ce vocable une morale à vocation universelle [16] protégeant les intérêts de l’humanité et des morales particulières se satisfaisant du respect de règles relatives aux mœurs ou aux usages de collectivités de diverses sortes [17].

Les règles morales n’ont pas de force obligatoire, à l’inverse des règles juridiques impératives. Cela signifie que l’Etat ne peut pas contraindre une personne à respecter une règle morale. Il appartient à chaque être humain de choisir, ou non, de se conformer à la morale dans une situation donnée. C’est sur ce point qu’intervient la conscience d’appartenir à l’humanité. L’homme est conscient du fait qu’il aspire à la compagnie de ses semblables. C’est un besoin qu’il perçoit instinctivement. L’usage de sa raison doit donc, en toute logique [18], le pousser à adopter des comportements conformes aux intérêts de la société des hommes. La rationalité des individus devrait en conséquence les conduire à se conformer à la morale à vocation universelle. Ce choix effectué en conscience est une conséquence de la dignité humaine [19]. Historiquement, de même que la conscience a un temps été désignée par le vocable « pensée », cet état de conscience a commencé par s’appeler « dignité » et ne s’est que peu à peu dégagé de la morale. C’est à l’aide de ces termes que Pascal, notamment, s’emploie à cerner la notion :

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quant l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voila le principe de la morale [20] ».

La question se complique du fait qu’elle interfère avec l’existence de religions, et notamment des trois grandes religions monothéistes, soit, par ordre alphabétique le christianisme, l’islam et le judaïsme. Celles-ci postulent toutes trois l’existence d’une opposition entre le Bien et le Mal [21]. Elles ajoutent que se comporter comme le prescrit le Bien revient à se conformer à la morale [22]. Le fait d’opposer ainsi le Bien au Mal et de faire du Bien l’objectif à atteindre soulève la question, non pas de l’existence du Mal [23], mais de la raison de cette existence. Pourquoi le Mal existe-t-il ? Juifs et musulmans postulent que Dieu offre aux hommes une possibilité d’assurer leur salut en faisant le Bien, tout en les laissant libres de faire le Mal si tel est leur souhait. La réponse vaut également pour les chrétiens, à la seule différence que ceux-ci, en choisissant de faire le Bien, pensent œuvrer à leur salut, mais aussi au rachat de l’ensemble de l’humanité [24]. Quant aux athées et aux agnostiques [25], la majeure partie d’entre eux, imprégnés de la vision d’une société en progrès [26], considèrent que le mal existe parce que l’homme, imparfait par nature [27], doit s’élever vers le Bien, fut-ce au prix de la souffrance [28].

Pour les tenants des monothéismes abrahamiques, une fois admise la nécessité de l’existence du Mal, une deuxième question se pose : pourquoi n’est-il pas possible d’éradiquer celui-ci ? L’opinion dominante parmi ces croyants prône que l’existence de l’Enfer est sous-entendue par celle du pêché originel. Celui-ci ayant entraîné la chute de l’humanité, le rachat de cette dernière est devenu nécessaire. Il s’est, pour les chrétiens, pour partie réalisé par l’incarnation, les souffrances et la mort du fils de Dieu. Il trouve, pour tous ceux qui partagent la foi dans les révélations de l’Ancien testament, à s’exprimer au travers des choix que chaque croyant effectue avant sa mort [29]. L’existence de cette possibilité de choix est une nécessité aux yeux des croyants. Elle suppose la présence des deux termes de l’alternative.

Quant à l’idéal de perfection qui anime les athées et les agnostiques partageant la croyance en l’existence d’une opposition entre le Bien et le Mal [30], il n’a de sens qu’au travers de la possibilité de « progresser », ce qui suppose de pouvoir évoluer d’un état vers un autre. Bien et Mal ne peuvent, en conséquence, exister l’un sans l’autre (point de vue religieux), voire n’existent que l’un par l’autre (point de vue athée ou agnostique). Athéisme, agnosticisme et religions se rejoignent dans une affirmation partagée de la nécessité d’une coexistence du Bien et du Mal. Ces positionnements s’accordent également sur l’existence d’une opposition irréductible entre les deux [31], ainsi que sur la possibilité de choisir l’un ou l’autre.

L’un de ces choix, celui du Bien, devrait prévaloir en toute logique [32]. Conscient du fait qu’il appartient à l’humanité [33] et fort de l’esprit de conservation, l’être humain, s’il agit rationnellement, tend à l’adoption de comportements visant à assurer la pérennité de l’espèce humaine. Croyants, agnostiques et athées partagent majoritairement la conscience de la nécessité pour l’homme, s’il veut préserver les intérêts de son espèce, d’opter pour le Bien [34]. L’adhésion du plus grand nombre à cette morale à vocation universelle est le fruit des épousailles, sous l’égide de la logique, de l’esprit de conservation et de la dignité humaine.

Peu avant que ne s’achève la seconde guerre mondiale, une approche légèrement différente de la dignité humaine a été proposée. Celle-ci reposait sur une croyance au progrès [35] allant jusqu’à englober l’évolution des facultés humaines [36], ainsi que sur l’ambition de parvenir à établir une distinction entre l’homme et le reste du règne animal, ce qui revient à rechercher une qualité que l’homme serait seul à posséder, soit un « propre de l’homme [37] ». Ainsi circonscrite d’un côté et orientée de l’autre, la dignité humaine ne pouvait plus être perçu que comme consistant dans l’accession de l’homme à l’état de conscience [38], c’est-à-dire dans une évolution psychique lui ayant permis de se détacher de sa part d’animalité.

La dignité humaine était ainsi vue, non plus comme la conscience que l’homme a d’appartenir à l’humanité, mais dans le fait que l’homme soit parvenu à cet état de conscience, ce dans la perspective de distinguer l’espère humaine du reste du règne animal [39]. C’était là mettre l’accent sur l’évolution ayant permis à l’homme de prendre conscience de son humanité et non plus sur le résultat de cette accession à la conscience. Mais, que l’on s’intéresse au chemin parcouru ou au point atteint, il n’en reste pas moins que la route suivie est la même et que cheminer sur celle-ci a permis à l’homme de prendre pleinement conscience de son humanité.

Qu’elle soit perçue comme la conscience qu’à l’homme d’appartenir à l’humanité, ou qu’elle soit vue comme l’accession de l’homme à l’état de conscience, la dignité humaine a, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, été appréhendée comme l’un des éléments constitutifs de l’humanité de chaque être humain, soit le complément collectif de son aspect individuel incarné par la personnalité de chacun. C’est à cette humanité même que les dirigeants nazis avaient choisis de s’attaquer en pensant leur génocide [40]. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils aient décidés de s’en prendre à la fois à la personnalité de leurs victimes et à la conscience que celles-ci avaient d’appartenir à l’espèce humaine. Le regard porté sur la dignité humaine en a irrémédiablement été changé.

II. La dignité humaine
mise à mal par le nazisme


L’entreprise concentrationnaire mise en place par le régime nazi avait pour but d’exterminer des millions d’êtres humains [41], ce par différents moyens, plus ou moins rapides. Dans la configuration la plus fréquente, la question était seulement d’être le plus efficace possible dans l’annihilation de la vie et la destruction de toute trace des êtres assassinés, c’est-à-dire de tout ce qui aurait pu constituer après coup une preuve du génocide. Dans d’autres situations, la finalité de l’opération se compliquait de l’ambition de tirer au passage le plus de profits possibles [42] de la mort programmée des victimes, notamment par le travail forcé.

Dans cette dernière hypothèse, il est important de distinguer le but premier, soit l’objectif de mise à mort des victimes, et le but second, soit la réalisation de profits par le choix de la méthode d’assassinat [43]. Le but premier était, comme pour les victimes qui étaient immédiatement mis à mort, de tuer ces êtres humains [44]. Les seules variables consistaient dans le choix de la méthode de mise à mort, soit le travail forcé, et dans le délai choisi pour l’opération [45]. Celle-ci  n’était en effet possible qu’avec la mise en place d’un roulement de travailleurs, ce qui supposait un flot permanent [46] de déportations [47]. Cet afflux régulier de main d’œuvre nouvelle permettait d’exiger de celle existante un effort tel qu’il retentissait sur son espérance de vie, tout en privant ces êtres humains du strict minimum nécessaire à la survie [48], ce qui abaissait les coûts de production [49].

Le succès de l’opération passait par la soumission la plus étroite possible des victimes à toute autorité, celle-ci réduisant drastiquement à la racine le risque de révolte et permettant de n’employer à la garde des concentrationnaires [50] qu’un petit nombre de soldats nazis [51]. Pour parvenir à briser ainsi toute velléité de rébellion, les concepteurs de la machine concentrationnaire nazie ont usé des acquis scientifiques de la psychologie de leur temps. Ils ont choisis pour asservir leurs victimes, tout à la fois de les déstructurer [52], de les dépersonnaliser [53] et de les déshumaniser [54]. La combinaison de ces différentes manipulations avait pour but de transformer les concentrationnaires en esclaves dociles incapables de se révolter.

Il convient de dissiper ici une ambiguïté terminologique liée à l’évolution de la notion de dignité humaine. Jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, l’expression « dignité humaine » a ordinairement été employée pour désigner ce que nous considérons aujourd’hui être la dimension collective de la dignité humaine, c’est-à-dire le fait pour l’homme d’être conscient d’appartenir à l’espèce humaine. Ce que nous qualifions aujourd’hui de dimension individuelle de la dignité humaine, soit le fait pour l’homme d’être conscient de son altérité, n’était pas, à l’époque, perçu comme tel. Cet état de conscience était considéré comme caractérisant la personnalité d’un être humain.

En tentant de détruire à la fois la personnalité de leurs victimes et leur sentiment d’appartenance à l’espèce humaine, les nazis ont créés un lien impossible à dénouer entre ces deux notions. La réprobation déclenchée par la révélation publique du génocide les a confondus dans un même élan de déni de l’horreur. Dans l’instant, ce rejet massif a été tel qu’il a balayé toute possibilité de distinguer entre notions à protéger. La personnalité de l’être humain a été confondue avec la conscience que celui-ci possède de son altérité et rangée, à titre individuel [55], sous la bannière rassurante de la dignité humaine [56].

Qu’en est-il plus précisément des mesures visant à annihiler la dignité humaine des concentrationnaires ? Les forcer à l’immobilité absolue des heures durant revenait littéralement à les statufier vivants, c’est-à-dire à les réifier et donc à les déshumaniser. Leur immatriculation immédiate visait à les dépersonnaliser. Etc. La conjonction de ces atteintes à la personne révèle l’existence d’une attaque planifiée contre l’ensemble des éléments aujourd’hui constitutifs de la dignité humaine.

Le nazisme aura tenté de la réduire à néant sous tous ses aspects. La déshumanisation visait à l’atteindre dans sa dimension collective. La dépersonnalisation cherchait à la détruire dans son aspect individuel. C’est à cette double entreprise de destruction de la dignité humaine des concentrationnaires que fait référence, dans l’avant-propos de son livre L’espèce humaine, Robert Antelme, en parlant du fait d’être volontairement contesté comme « homme » et comme « membre de l’espèce [57] » :

« Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres [58] ».

Comment s’opérait la destruction de la personnalité de l’individu ? En premier lieu, en faisant disparaître tout objet qui rattachait celui-ci à son passé, ainsi que les noms et prénoms par lesquels il se distinguait des autres, remplacé par un numéro :

« Nous apportions de France avec nous un petit confort amassé en prison grâce aux colis de nos familles : de bons vêtements, les dentifrices, les savons, les brosses à ongles de la vie civilisée ; nous nous croyons encore des droits, ceux en tout cas que dans les pays civilisés on reconnaît même aux condamnés à mort : droit à la justice, droit à un avocat, droit à un médecin quand on est malade, droit à un prêtre, droit à deux repas par jour, droit de garder sa chemise pour mourir… Avant la nuit, de tout cela nous étions dépouillées. Il ne nous restait plus rien, pas un objet, pas un droit, pas un espoir. Quelques loques qui ne nous appartenaient pas et un numéro cousu sur la manche gauche, accompagné d’un triangle rouge [59] ».

C’est ce qu’exprime également Primo Lévi dans « Si c’est un homme », en relevant que cette expérience de dépersonnalisation est d’une violence telle qu’elle est, tout à la fois, à la limite [60] de l’indicible [61] et de l’incompréhensible [62]. La violence de cette agression contre la dignité individuelle est telle qu’elle affecte également la dignité collective en poussant ses victimes à renier celle-ci :

« Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité ; car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même [63] ».

L’analyse souligne l’étendue de l’agression sciemment perpétrée contre la dignité humaine, ce que met en exergue une phrase finale dont toute la portée ne peut s’appréhender pleinement hors de son contexte :

« On comprendra alors le double sens du terme « camp d’extermination [64] » et ce que nous entendons par l’expression « toucher le fond [65] ».

Germaine Tillion ne dit pas autre chose lorsqu’elle évoque le sobriquet empreint de dérision sous lequel l’ensemble du camp de femmes de Ravensbrück, et non pas seulement les seuls tortionnaires [66], désignaient celles qui s’étaient laissé allé à renoncer, au-delà de la dignité individuelle dont elles avaient été privées, à leur dignité collective [67] :

« Le mot allemand Schmuckstück signifie « objet précieux », « bijou », « pièce d’orfèvrerie », et tout le camp désignait ainsi, par antiphrase, des êtres misérables parvenus au dernier degré de la dégradation morale et physique [68]Sans camarades, sans espoir, sans dignité, apparemment sans pensée, mue seulement par la faim et la peur, chacun de ses jours d’existence était un défi à tout ce que l’on croyait savoir sur l’hygiène et la nature. Quoi d’étonnant à ce qu’elle meure ! Elle était déjà au-delà de la vie [69] ».

Il est frappant de voir ici Germaine Tillion, renoncer, non sans hésitation, à continuer à qualifier ces êtres de femmes, les désignant comme des « créatures » se trouvant « déjà au-delà de la vie » après les avoir présentées comme des « objets » :

« Le mot ne comportait pas de féminin, car le Schmuckstück n’appartenait plus à une catégorie sexuée mais à celle des objets, des Stück [70] ».

L’hésitation traduit la difficulté à trouver le mot juste. Cela s’explique par le fait que la Shoah ait repoussé les limites jusque-là connues de l’horreur. L’expérience vécue par les concentrationnaires était d’une telle étrangeté [71] que les mots manquaient pour la décrire [72]. Quelques-uns, « musulmans » et « objet précieux » notamment, s’imposèrent d’évidence aux concentrationnaires. Nul d’entre eux n’avait besoin d’en demander le sens, car celui-ci était perçu au premier coup d’œil par ceux qui luttaient jour après jour, nuit après nuit, pour préserver leur dignité humaine, précisément. Ils saisissaient d’instinct ce que ces « créatures » avaient perdu et n’en ressentaient que plus vivement ce qu’ils risquaient de perdre.

Ceux qui n’avaient pas vécu cette expérience n’en avaient pas la connaissance intuitive qu’en possédaient tous les concentrationnaires [73]. Les survivants durent trouver un moyen de transmettre cette réalité vécue avec des mots. Ils y réussirent par une utilisation appropriée du langage du dehors enrichi à bon escient de quelques termes forgés par la communauté même des concentrationnaires. Les camps possédaient leur propre langage, formé de vocables empruntés aux diverses langues qui s’y entrechoquaient, parfois tronqués ou abrégés, ainsi que de mots forgés de toutes pièces pour aller droit au but et n’être compris que de leurs destinataires.

Malgré la variété et la richesse de son vocabulaire, ce langage ne faisait sens que dans les camps. En user avec ceux du dehors eut été une mascarade. Il était en revanche possible de décrire la réalité du camp avec les mots du dehors. Comment ? En premier lieu, l’avenir apparaissant par trop hypothétique, en s’inscrivant toujours dans le présent, soit en avançant « pas à pas [74] » selon la formule si juste d’Imre Kertész. En second lieu, en allant toujours à l’essentiel, au cœur des choses, aussi futiles puissent-elles paraître de l’extérieur, car rien de l’expérience vécue dans les camps n’était secondaire. En  troisième lieu, en décrivant avec une précision quasi chirurgicale les situations et les êtres ou en restituant tels quels les actes observés, les paroles entendues, les émotions ressenties, etc. En quatrième lieu, en introduisant à bon escient une discordance subtile rendant compte de l’étrangeté de l’expérience vécue, ce par la conservation de quelques mots issus du vocabulaire des camps (« musulmans », « objets précieux », « kapos », etc.) soigneusement choisis pour leur décalage (avec leur sens commun) ou leur concision et l’horreur qu’ils recouvraient au sein des camps, etc.

C’est ce que firent Germaine Tillion, Primo Lévi et quelques autres, sans préjudice de l’existence d’autres voies à explorer, telles que, par exemple, la mise à distance par la forme romanesque pour Imre Kertész [75], le recours à des envolées poétiques pour David Rousset [76], le secours de la religion revisité à l’aune de l’expérience vécue pour Robert Antelme [77], etc. C’est grâce au témoignage infiniment précieux de ces survivants que nous, qui n’avons pas vécu l’épouvante du camp, pouvons nous faire aujourd’hui une idée aussi exacte que possible de la gravité de ce qui s’est joué dans ce lieu retranché du monde extérieur par le dépassement des limites connues de l’horreur [78]. Il nous faut pour cela employer tous nos sens pour saisir les mots de ceux qui ont survécu. Il nous faut aussi écouter en notre for intérieur les voix de ceux qui ne sont pas revenus, voix éteintes, mais dont l’écho résonne encore dans la parole des survivants. Alors, nous partageons cette expérience à la limite de l’indicible et de l’incompréhensible. Nous percevons [79] ce que fut l’épreuve de cette déshumanisation qui, au-delà de la réification qui en est la conséquence première, se confond, pour ne » pas dire se fond, avec la mort qui en constitue la finalité ultime.

Parvenir à un tel degré d’efficacité dans la déshumanisation ne s’est pas fait en un jour. La méthode employée par les nazis a été non seulement élaborée en tenant compte des connaissances scientifiques du temps en psychologie, mais  également perfectionnée au vu de l’expérience vécue dans les premiers camps [80]. C’est ainsi que s’est forgé, peu à peu, un système laissant aux concentrationnaires bien peu de possibilités de sauvegarder leur dignité humaine. Cela n’a pas empêché certains d’entre eux d’y parvenir [81]. Cette résistance victorieuse témoigne d’une forme d’échec de l’entreprise concentrationnaire nazie, compte tenu du fait que celle-ci ambitionnait de briser tout être humain tombé entre ses griffes [82]. Pour terrible qu’ait été le prix payé, le nazisme n’a pas vaincu [83]. À peine libéré, David Rousset écrivait que « le solde n’est pas négatif [84] ». C’est à cette vision porteuse d’espérance que fait écho une déclaration faite une soixantaine d’années plus tard par Imre Kertész :

« Tous mes efforts sont concentrés sur cet objectif : montrer qu’une conscience qui porte une expérience négative peut créer quelque chose de positif [85] ».

Le fait est d’importance. Non seulement l’humanité des concentrationnaires pris dans leur ensemble n’a pas été anéantie, mais elle est sortie grandie de l’épreuve. Confrontés à une agression d’une nature et d’une violence au-delà de ce qui était connu, les concentrationnaires, comme le roseau de la fable, ont plié, mais n’ont pas rompu. Si certains ont été renversés, d’autres sont restés debout. Des solidarités indicibles, perceptibles, effectives, se sont fait jour. Des hommes ont puisé en eux-mêmes des ressources nouvelles et le nazisme, confronté à l’impossibilité d’éradiquer l’humanité en l’homme, n’a plus eu qu’à remâcher sa défaite, et à payer ses crimes [86] :

« Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend … Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n’est autre chose qu’un moment culminant de l’histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés [87]. »

Non seulement l’humanité n’a pas été anéantie, mais elle est sortie grandie de l’épreuve. En tentant d’annihiler la dignité humaine des concentrationnaires par leur dépersonnalisation et leur déshumanisation, les nazis ont mis l’accent sur l’importance, pour l’humanité, de cette notion qui n’avait guère jusque là retenu l’attention que de quelques philosophes et de militants soucieux de lutter contre les conséquences de la violence [88]. Ce placement dans la lumière a eu une conséquence imprévue. Il a suscité un changement de regard des dirigeants des pays vainqueurs. Ceux-ci ont décidé de faire de la dignité humaine une nouvelle valeur fondamentale universelle, avant de bâtir sur cette base des règles juridiques destinées à empêcher à tout jamais que puisse se produire à nouveau des agissements criminels tels que ceux ayant été commis lors de la Shoah.

III. La transformation de la dignité humaine
en valeur fondamentale universelle


En sus d’être un état de conscience, la dignité humaine est aujourd’hui un objet de droit. C’est la confrontation de la population occidentale à la violence de la Shoah qui est à la source de cette transformation. Avant même le retour des concentrationnaires dans ce qui restait de leurs foyers, elle s’est effectuée au travers de la diffusion aux actualités cinématographiques de films documentaires tournés par les soldats alliés dans les premiers camps libérés par leurs troupes. La vision de ces images à la limite du soutenable a très largement suscitée une gêne qui a ordinairement bien vite virée à l’amnésie, voire à l’incrédulité.

La nature et l’importance de ces réactions, de rejet  puis de déni, ont conduit les historiens à s’interroger sur le degré d’information des populations allemandes et alliées, ainsi que sur celui des dirigeants alliés [89]. Il est clair que la plupart des allemands avaient connaissance de l’existence des camps de concentration et redoutaient d’y être envoyés [90]. La question est donc plutôt de déterminer ce qu’ils savaient de ce qu’il s’y passait. Il est possible qu’une grande partie d’entre eux n’aient connu que fort peu de choses de la réalité [91]. Il est certain que le plus grand nombre ne cherchaient pas à en savoir plus [92], faisant preuve d’une apparente indifférence pour les victimes [93].

À l’indifférence que manifestèrent nombre d’allemands est généralement opposé l’horreur qu’affichèrent les habitants des pays alliés lorsqu’ils furent confrontés aux images des camps, ainsi que la volonté d’empêcher qu’une telle chose puisse se reproduire qui s’en dégagea. Mais les choses peuvent-elles être aussi simples et autant contrastées ? L’horreur fut également le sentiment qui se manifesta le plus fortement chez les civils allemands que l’on obligea à défiler devant les charniers ou à charrier les cadavres. Quant aux populations alliées, avaient-elles accordé l’attention qu’elles auraient méritées aux informations qui avaient antérieurement filtré sur le système concentrationnaire nazi [94] ?

Avant même son accession au pouvoir, Hitler avait prononcé des discours, relayés pour certains par la presse [95], dans lesquels il faisait déjà état de sa détermination à éliminer les« vies sans valeur » aux fins « d’amélioration de la race allemande ». Il n’avait pas réellement été pris au sérieux. L’antisémitisme du chancelier Hitler [96] participait de l’imprégnation antisémite des années trente et quarante. Pour la plupart de ceux qui se préoccupaient des persécutions religieuses anti-juives, il ne paraissait pas plus dangereux que celui qui fleurissait dans l’ensemble des pays européens. Aux yeux de beaucoup, « le juif » était devenu le « fauteur de guerre affairiste [97] », le « marchand de canons [98] » qui s’était enrichi du malheur des peuples [99].

Nombre de catholiques, en Allemagne comme ailleurs, le voyaient comme œuvrant sournoisement à la destruction de l’Église et à l’élimination de toute trace de l’influence chrétienne. Pour ces croyants égarés, la tentation était grande d’abandonner les juifs, ainsi que toutes les autres victimes du nazisme, à leur triste sort et de ne lutter que contre les persécutions religieuses visant leurs coreligionnaires [100]. Inversement, en Allemagne même, malgré le patriotisme qui poussait l’épiscopat allemand à ne rien faire qui puisse entraver l’effort de guerre du pays, quelques voix s’élevèrent en son sein contre les persécutions. À l’été de 1941, l’évêque de Münster prononça trois sermons qui firent beaucoup de bruit en raison du fait que le prélat y condamnait l’assassinat par les nazis des handicapés. Un peu plus tard, le prévôt de la cathédrale de Berlin se fit conspuer pour avoir déclaré en public que « la maison d’un juif qui brûle est aussi une maison de Dieu [101] ». Si ces voix isolées furent vite muselées, elles trouvèrent néanmoins un écho parmi les communautés de fidèles.

Au sein des réseaux d’entraide catholiques et protestants, des informations inquiétantes avaient commencé à circuler dès 1933, notamment au sein des réseaux protestants de « l’Église confessante », des mouvements œcuméniques, de même que dans la communauté juive, y compris en France. Elles ne furent toutefois pas suffisantes pour inciter tous les Juifs français à se cacher ou à prendre la fuite après l’armistice [102]. À leur décharge, il faut noter que, si ceux-ci durent évaluer les risques sur la base d’informations parcellaires et incertaines, il leur était, en revanche, aisé de mesurer tous les sacrifices à consentir pour pouvoir émigrer ou se dissimuler, ce qui dut en pousser plus d’un à l’attentisme. Rester ou partir furent des décisions aussi difficiles à prendre dans l’instant qu’il serait facile d’en juger hâtivement avec le recul du temps.

Le développement du programme concentrationnaire nazi allant son chemin, les arrestations et déportations se multiplièrent, de nouveaux camps apparurent, d’autres grandirent, etc. Les rumeurs s’accrurent. Dès 1941, la presse américaine s’en fit l’écho, sans scandaliser pour autant une opinion publique majoritairement défavorable à une intervention militaire en Europe. A la fin de 1941, le gouvernement polonais en exil à Londres publia, dans l’indifférence générale, une brochure traitant de l’agrandissement des camps de concentration [103]. En janvier 1942, l’écrivain allemand Thomas Mann évoqua, sur les ondes de la BBC, la déportation et le gazage de jeunes juifs hollandais. L’opinion publique anglaise ne s’en émut guère. Il en alla de même de nouveaux articles faisant état de sept cent mille à un million de juifs déjà assassinés, publiés dans la presse britannique en juillet 1942.

À l’été 1942, en France, le tract prévenant de l’imminence d’une rafle massive, soit celle du Vélodrome d’hiver de Paris [104], ne fut pas suffisamment pris au sérieux [105], ce qui, là encore, ne doit pas être jugé à la lumière des connaissances actuelles. À la fin de la même année, ou au début de l’année 1943, les organisations de résistance communistes [106] diffusèrent des tracts révélant l’horreur de ce qui se passait dans les camps de concentration. Nul, ou presque, n’y crut parmi la population [107], y compris parmi ceux qui les distribuaient [108]. À Londres, une nouvelle brochure publiée au milieu de 1943 fit état du fait que, à la fin de l’année 1942, plus de huit cent mille juifs avaient déjà été assassinés à Auschwitz [109]. Elle passa, elle aussi, inaperçue. En juin 1944, deux concentrationnaires évadés d’Auschwitz, Rudolf Verba et Alfred Wetzler, remirent en Suisse au délégué du Bureau (américain) des réfugiés de guerre [110] un rapport détaillé sur ce qui se passait dans le camp. Les informations qu’il contenait furent diffusées sur les ondes de la Bbc le 15 juin 1944 et le New York Times les reprit le 20 du même mois [111]. Etc.

Il serait en  conséquence inexact d’affirmer que les populations alliées ne disposaient d’aucun accès à l’information. Elles n’avaient toutefois pas les moyens d’en contrôler la véracité. Il n’en allait pas de même de leurs dirigeants. Outre des données recueillies ici et là par des journalistes, ils avaient été destinataires de rapports sur les arrestations et les déportations en provenance de pays tels que la France. Ils avaient entendu des témoignages directs de victimes échappées des camps. Ils avaient reçu des messages de la Résistance œuvrant dans les zones ou certains camps avaient été bâtis, notamment en Pologne. Etc.

Dès le mois de juin 1942, le Premier ministre du gouvernement polonais en exil à Londres avait transmis au gouvernement britannique une note indiquant qu’une extermination était en cours en Pologne. À la fin de la même année, le ministre des affaires étrangères polonais avait remis à son homologue britannique une nouvelle note indiquant qu’un million de juifs au moins avaient déjà été assassinés, que trois cent mille d’entre eux avaient été déportés du ghetto de Varsovie et que des gazages massifs de victimes avaient lieu à Treblinka. La Résistance polonaise avait confirmé ces informations, notamment via l’envoi à Londres du rapport Pilecki [112]. Les responsables militaires alliés possédaient des photographies aériennes de certains camps [113] et de leurs voies d’accès. Ils n’avaient pas manqué de s’interroger sur ce qui s’y passait afin de décider si ceux-ci devaient être bombardés. S’ils n’hésitèrent pas à attaquer par les airs des usines dans lesquelles travaillaient des concentrationnaires contraints aux travaux forcés [114], ils choisirent de ne pas s’en prendre aux camps ou à leurs voies d’accès, alors même que leurs avions survolèrent ces zones pour aller frapper des objectifs plus éloignés. Qu’en conclure ?

À l’examen des faits, il faut admettre que les dirigeants des pays alliés disposaient d’informations suffisantes pour comprendre ce qui se jouait dans les camps d’extermination, mais que cela ne suffit pas à les convaincre de faire une priorité de leur mise hors d’état de fonctionner et de la libération des concentrationnaires [115]. Compte tenu du caractère singulier des faits, la Shoah ayant repoussé les limites de l’horreur au-delà de ce que l’entendement humain avait jusque-là imaginé, un phénomène de sidération susceptible de générer un déni de réalité pourrait-il s’être produit ? Il parait difficile de le croire s’agissant des dirigeants des pays vainqueurs [116].

Cela n’est pas impossible pour les populations civiles, ou au moins celles des pays alliés. Dans l’agression, celui qui porte les coups et celui qui les reçoit diffèrent l’un de l’autre, mais ils sont tous deux des êtres humains. Ce lien impossible à trancher nous réconforte lorsque s’exprime la fraternité humaine. Il nous dérange lorsque se manifestent des tensions ou se produisent des agressions, entre êtres humains. Confrontée à une violence telle que celle de la Shoah, vécue ou même simplement connue, la gêne devient rejet. Tout individu sensible ne peut alors qu’avoir instinctivement tendance à tenter irrationnellement de dénier toute humanité aux bourreaux [117] et de nier l’évidence des faits.

C’est vraisemblablement un épisode de déni de ce type que les populations des pays en guerre contre l’Axe ont vécu à la fin de la Seconde guerre mondiale, au moment où l’existence des camps d’extermination a été rendue publique sur une grande échelle. Toutefois, à la différence du cas de l’individu qui entend se protéger d’une réalité qu’il ne peut admettre dans l’instant et qui souhaite se démarquer à titre personnel du comportement des bourreaux, le rejet a été ici celui de populations entières, prises dans leur globalité. Il s’en est suivi un déni massif [118], conduisant à faire taire la parole des survivants [119], doublé d’une colère latente [120].

Confrontés à cette situation inédite, les dirigeants des pays alliés, tout en affirmant plus ou moins adroitement n’avoir eux-mêmes que tardivement pris conscience de l’horreur des camps [121], ont immédiatement réagis pour éviter une explosion de colère populaire. Ils ont, notamment, décidé de faire évoluer la dignité humaine d’un statut d’état de conscience dépourvu de conséquences juridiques à un statut de valeur universelle fondamentale susceptible de servir de fondement à des normes du droit international. Les incidences de cette évolution, juridiques et autres, n’ont cessé de s’étendre depuis lors, ce de façon plus ou moins heureuse.



[1] Les articles 16 du Code civil et L 2211-1 du Code de la santé publique disposent sur ce point que : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie ».

[2] Le fait que les mineurs soient protégés contre des messages y portant « gravement atteinte » en témoigne. L’article 227-24 du Code pénal érige ainsi en délit « le fait, soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ».

[3] La lecture du premier alinéa de l’article 16-1 du Code civil le prouve, au travers d’une référence au respect qui n’est autre qu’une déclinaison de la dignité humaine dans son aspect individuel : « Chacun a droit au respect de son corps ».

[4] L’article L 622-5 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile aggrave les peines prévues par l’article L 622-1 du même code lorsque les infractions considérées « ont pour effet de soumettre les étrangers à des conditions de vie, de transport, de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité de la personne humaine », c’est-à-dire avec la dimension collective de la dignité humaine.

[5] L’article 16-1-1 du Code civil dispose, dans son premier alinéa, que «  le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort », et, dans son second alinéa, que « les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence ».

[6] L’expression est d’Adolf Hitler.

[7] La réponse devait être rapide compte tenu de l’ampleur du choc causé aux populations. Elle devait également être répressive eu égard à la nécessité de les rassurer, ce qui impliquait qu’elle soit juridique.

[8] En France, le développement de l’aspect personnel de la dignité humaine a prévalu sur celui de son aspect collectif.  L’hypertrophie de cette déclinaison personnelle de la dignité humaine, en lien avec l’exacerbation de l’individualisme dans la société française, est aujourd’hui source de confusion avec certaines libertés ; Pierre Cabrol, 2010, "La judiciarisation de la dignité humaine", Politéia, n° 17, 589-598, page 9.

[9] Par valeurs nous parlons ici de valeurs spirituelles qui représentent des idéaux vers lesquels tendre, tout en étant conscient qu’il demeure impossible de les atteindre. Les philosophes distinguent entre les valeurs relatives et les valeurs absolues que les juristes désignent comme étant les valeurs fondamentales universelles. Celles-ci sont des valeurs partagées par l’humanité. Elles se situent au sommet de l’échelle des valeurs. La première et la plus anciennement reconnu d’entre elles est le respect de la vie humaine. Au cours du dix-neuvième siècle ou de la première moitié du vingtième siècle, l’unanimité s’est ensuite faite, en Occident tout du moins, autour du choix d’un mode de gouvernement démocratique. Sous le choc causé par la découverte par l’opinion publique de la Shoah, la protection de la dignité humaine est venue s’y ajouter dès la fin de la seconde guerre mondiale. Le respect des droits de l’homme est, depuis un quart de siècle environ, en passe de les rejoindre. Sous l’influence des inquiétudes liées au réchauffement climatique, la préservation de l’environnement pourrait bien être le prochain candidat.

[10] « On ne peut mettre en doute que le problème de la valeur n’ait été renouvelé depuis environ trois quarts de siècle sous l’influence à la fois du progrès de la science qui, en trouvant dans son propre domaine un développement à la fois assuré et illimité, a mieux montré ce qu’elle était incapable de nous donner, — d’une critique de la science qui, l’insérant dans l’activité totale de l’homme, en a fait une sorte de moyen au service d’une fin qu’il fallait d’abord définir, — et peut-être aussi des malheurs qui sont venus ébranler le monde et qui ont amené chaque individu à considérer le problème de la signification de la vie comme étant le problème fondamental auquel tous les autres étaient subordonnés » ; Lavelle L., Traité des valeurs. I. Théorie générale de la valeur, Paris, Les Presses universitaires de France, collection Dito, première édition, 1950, deuxième édition, 1991, 753 pages, page 14.

[11] L’accession de cette valeur au statut de valeur fondamentale universelle est parfois critiquée comme étant l’expression du seul point de vue occidental.

[12] Des concepteurs du projet aux exécutants et aux complices, quelles que soient leurs motivations.

[13] Morts et survivants.

[14] Sauf à considérer, pour les croyants, que celle-ci est d’origine divine.

[15] En termes d’objectifs, la morale, ainsi entendue, vise, soit à garantir la cohésion du groupe social, soit à rendre la vie au sein de celui-ci plus agréable.

[16] Soit la conformité avec les règles d’organisation de la société des hommes, c’est-à-dire avec les intérêts de l’humanité.

[17] Nombre de croyants considèrent que la morale élaborée (voire donnée par Dieu selon certaines croyances) par leur communauté religieuse a vocation à l’universalité. Ainsi entendue, elle se confond avec la morale à vocation universelle et exclue la possibilité d’existence de morales particulières. La « laïcité à la française », en assimilant « morale républicaine » et morale à vocation universelle conduit à la même exclusion des morales particulières, que celles-ci soient religieuses ou non.

[18] Étant entendu que l’homme n’use pas toujours de sa raison et que certains êtres humains font prévaloir leurs intérêts, ou divers intérêts particuliers, sur l’intérêt collectif. Le raisonnement se suffit du fait que la majeure partie des comportements humains soient conformes aux intérêts de l’humanité. Il ne nécessite pas qu’ils le soient tous.

[19] Entendue comme la conscience qu’à l’individu d’appartenir à l’espèce humaine.

[20] Pascal, Pensées, Gallimard, Pléiade, 1976, pages 1156-1157 (première édition 1660) [En ligne] Consulté le 6 septembre 2022.

[21] Le fait d’opposer le Bien et le Mal permet de porter un jugement moral sur toute pensée ou action humaine, ce qui met en jeu une autre opposition duelle, soit celle faite entre la pensée et l’action. Il existe des pensées et des actions morales, et d’autres qui ne le sont pas.

[22] Cette affirmation soulève une objection forte, non éliminable à ce jour. Sauf à entendre le concept de Bien de manière relative, ce qui le disqualifie, affirmer que « se comporter comme le prescrit le Bien revient à se conformer à la morale » suppose de faire référence à la morale à vocation universelle. Cela implique que les intérêts défendus par les religions soient ceux de l’humanité. Or des divergences se manifestent entre croyants et non croyants, ainsi qu’entre religieux, quant à ce que recouvrent les intérêts à défendre, ce qui est source de confusions et de conflits. Pour clarifier la situation, il serait nécessaire de parvenir à un consensus sur le contenu de la notion d’intérêts de l’humanité, qui est très loin d’être acquis à ce jour. Rien d’étonnant donc à ce que les uns puissent ranger sous la bannière du Bien ce que d’autres estiment relever du Mal.

[23] L’existence du Mal n’est généralement pas discutée, y compris par les philosophes, cette existence étant censée relever de la perception et non de l’analyse : « La connaissance du Mal n’est pas purement spéculative. Souffrance ou pêché, le Mal ne saurait être objet de science objective et désintéressée. L’homme tout entier : esprit, cœur et corps rencontre, éprouve et subit le Mal » ; Borne E., Le problème du Mal, collection Initiation philosophique, Presses Universitaires de France, 117 pages, page 7.

[24] Dieu n’ayant pas, aux yeux des chrétiens, pardonné à Adam la commission du péché originel, ce que ne pensent pas les juifs et les musulmans.

[25] Tout au moins pour la majeure partie d’entre eux.

[26] Idéologie du « progrès » selon laquelle la société progresserait vers la perfection.

[27] Athéisme, agnostisme et religions s’accordent sur le caractère imparfait de l’humanité. Toutefois, les laïcs postulent que cette imperfection découle de la nature humaine, tandis que les religions enseignent qu’elle résulte de la chute originelle.

[28] « Qui n’a pas souffert d’une chose ne la connait ni ne l’aime. Et cet enseignement se résume d’un mot, mais il faut du cœur pour l’entendre : le sens de la douleur, c’est de nous révéler ce qui échappe à la connaissance et à la volonté égoïste ; c’est d’être la voie de l’amour effectif, parce qu’elle nous déprend de nous, pour nous donner autrui et pour nous solliciter à nous donner à autrui… Elle gâte, aigrit, endurcit ceux qu’elle n’attendrit et n’améliore point… Mais la souffrance n’est pas seulement une épreuve ; elle est une preuve d’amour et un renouvellement de la vie intérieure, comme un bain rajeunissant pour l’action. Elle nous empêche de nous acclimater en ce monde et nous y laisse comme un malaise incurable… Sans l’éducation de la douleur, l’on n’arrive point à l’action désintéressée et courageuse… La souffrance est la voie qui marche et qui monte… On n’acquiert pas l’infini comme une chose ; on ne lui donne accès en soi que par le vide et la mortification » ; Blondel M., L’Action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, 1893 (librement téléchargeable sur le site internet des classiques des Sciences Sociales, UQAC- Université du Québec A Chicoutimi), page 136 ; cité dans l’article Mal (problème du) du Dictionnaire pratique des connaissances religieuses, publié sous la direction de J. Bricout, tome quatrième, Paris, librairie Letouzey et Ané, 1926, page 659.

[29] Pour parvenir à la plénitude que lui offre Dieu, il est nécessaire que l’homme le désire sincèrement. Ceci implique qu’il lui soit possible d’y renoncer. C’est dans la possibilité de choix qui lui est offerte que réside la grandeur de l’engagement humain en Dieu et celui-ci suppose que l’enfer existe éternellement.

[30] Soit la quasi-totalité d’entre eux.

[31] Rien d’étonnant  à ce que les détracteurs de cette opposition duelle lui reprochent, entre autres choses, de promouvoir une vision occidentale manichéenne du monde, cédant ainsi à une « tentation constante pour l’esprit européen » : « La vision manichéenne du monde a été une tentation constante pour l’esprit européen… Même dans les dogmes de l’Église romaine, on peut trouver le résidu de cette théologie “dualiste” (…) La doctrine catholique, affirme l’éternité de l’Enfer et le sort irréversible des anges déchus, qui impliquent que certaines parties du Mal, voire des très grandes parties, sont indestructibles, incurables et irrachetables, et que l’univers sera toujours divisé entre deux royaumes moralement opposés l’un à l’autre… Même le judaïsme, la religion d’un seul Dieu par excellence, le modèle de la pensée monothéiste, n’est pas tout à fait libre de cette tentation. Gershom Sholem, le grand savant spécialiste de l’histoire des Kabbala et de la mystique juive, nous dit que le livre de Zohar présente souvent le Mal comme une réalité positive et non pas comme une privation. » ; Kolakovski L., « La métaphysique et l’expérience du Mal. Leibnitz et Job », Commentaire, été 2006, volume 29, n° 114, 301-306, p. 303.

[32] Ou, en tout cas, devrait prévaloir si l’instinct de vie l’emporte sur celui de mort.

[33] Ce qui relève de la dignité humaine.

[34] Sous réserve d’admettre que les intérêts des religions considérées coïncident, pour l’essentiel, avec ceux de l’humanité.

[35] La Shoah, l’emploi de la bombe atomique, les « bombardements de terreur » et autres atrocités, ont concouru, à des degrés divers, à remettre en cause cette « foi » dans le progrès.

[36] Qui trouve probablement sa source dans le fait que l’auteur présentait la particularité d’être à la fois philosophe et biologiste, ce qui l’avait sensibilisé à l’étude des progrès de l’humanité.

[37] Celui-ci consistant en la conscience de l’appartenance de l’homme à l’humanité.

[38] Ce qui revient, par un changement de regard, à mettre l’accent, parmi les composantes de la notion, sur la conscience et non plus sur l’humanité.

[39] C’est ce qu’écrivait, en 1944 Lecomte du Nouÿ : « Entre la bête et l’homme, le fossé se creuse, et l’homme, non seulement le perçoit, mais s’efforce de le creuser davantage. … L’évolution, avec la naissance de la conscience humaine, est entrée dans une phase nouvelle. Tous les rameaux … ont divergé et ont atteint un niveau de stagnation. … Tous, sauf un … Un seul groupe parmi tous a continué et continuera d’évoluer. Mais il a atteint un degré de perfectionnement tel que son centre cérébro-psychique permet enfin à l’individu de se dégager de l’héritage ancestral et de devenir un homme. Avec la conscience est né un sentiment nouveau : celui de la dignité humaine résultant de la victoire sur les instincts et sur les superstitions ! » ; Lecomte du Nouÿ, La dignité humaine, Brentano’s, éditions du Champ-de-Mars, 1947, 267 pages, pages 163 et 164 (New York, 1944, pour l’édition originale).

[40] Le système concentrationnaire nazi avait deux buts d’inégale importance. Il avait été pensé et mis en œuvre pour exterminer des millions d’êtres humains. C’est là son but premier, au sens de principal et d’immédiat. Il avait également pour but de tirer financièrement profit de ce génocide (ce que montre, par exemple, Germaine Tillion, dans son étude du camp de Ravensbrück ; Germaine Tillion, Ravensbrück, éditions du Seuil, 1988 pour la troisième édition - première édition 1946). Pour atteindre ces deux objectifs, les nazis se sont intentionnellement attaqués à l’humanité de leurs victimes. Cette action leur est apparue comme l’un des moyens les plus efficaces (sans préjudice d’errements idéologiques reposant sur une prétendue supériorité raciale qui relèvent de la finalité profonde du nazisme) de contraindre les millions d’êtres humains promis à la mort à obéir à quelques milliers (ou dizaines de milliers en incluant dans le nombre tous les civils qui ont participé à cette entreprise, notamment les dirigeants, contremaîtres et ouvriers des usines dans lesquelles  avait cours le travail forcé des concentrationnaires) de bourreaux, cette obéissance étant indispensable à la réussite de leurs projets meurtriers.

[41] Au moins cinq à six millions de juifs d’Europe figurent parmi ces victimes, sans préjudice des personnes tuées dans le cadre de la « Shoah par balles », dont le dénombrement, à le supposer possible, pourrait vraisemblablement faire grimper ce décompte macabre de plusieurs millions de morts. Une vision d’ensemble de la question peut être obtenue en lisant l’ouvrage de Raul Hilber, La Destruction des juifs d’Europe (Paris, Gallimard, collection « Folio histoire », pour l’édition définitive en trois volumes, 2006). Cf. également l’ouvrage complémentaire de Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs, (1933-1945), 2 tomes, Paris, Seuil, 2012.

[42] L’idée étant, dans tous les cas de figure, y compris pour les victimes que l’on dirigeait directement vers les chambres à gaz, d’ajouter au meurtre le vol des effets personnels, l’arrachage des dents en or, etc.

[43] Tout en demeurant conscient du fait que la réalisation du but accessoire est toujours demeurée subordonnée à l’accomplissement du but principal.

[44] Il n’était pas de se procurer une main d’œuvre à bas prix, ce qui aurait du conduire à apporter à celle-ci des soins et un minimum de confort visant à obtenir le meilleur rapport possible entre coûts et bénéfices.

[45] Celui-ci variait de quelques semaines à quelques mois, rarement plus d’un an ou deux, en fonction du rythme d’arrivée de nouvelles victimes.

[46] Les surcroîts éventuels de main d’œuvre consécutifs à des arrivées plus importantes que prévu étant régulé par des « sélections » ponctuelles de concentrationnaires, retirés des commandos de travail pour une mise à mort immédiate.

[47] « Qu’est-ce qu’un déporté » ? Rappelons que la déportation n’est pas une politique destinée à définir ou à réprimer, mais un outil de politiques qui diffèrent suivant les périodes et suivant les pays. A l’origine, en français, est déporté celui qui purge une peine afflictive et infamante hors du territoire métropolitain. Le plus fameux de ces déportés fut Alfred Dreyfus, le dernier à avoir été condamné par un tribunal militaire à cette peine alors tombée en désuétude est Jean Zay en octobre 1940. Le peine inclut le déplacement, elle n’indique pas nécessairement le lieu où elle sera subie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les requis du Service du travail obligatoire sont qualifiés par la Résistance de « déportés » alors que leur déportation a pour destination les usines en Allemagne. Après la Seconde Guerre mondiale, le sens de « déporté » s’infléchit pour désigner le transport et le séjour en camp de concentration, lestant ainsi ce terme de son poids de souffrances. Le déporté est le concentrationnaire et les associations de requis du STO se voient interdire en justice l’usage de ce terme ; In, Annette Wieviorka., L’heure d’exactitude. Histoire, mémoire, témoignage. Entretiens avec Séverine Nikel, Albin Michel, 2011, Itinéraires du savoir, 249 pages, pages 113 et 114.

[48] C’est cette volonté d’économie, doublée de l’assurance de l’arrivée constante d’une main d’œuvre de remplacement, qui explique, par ailleurs, que tous les travaux des camps aient été effectués par les concentrationnaires, que ceux-ci aient eux-mêmes construits les camps et les instruments de leur destruction, qu’ils aient été malnutris, laissés sans soins ou presque, inutilement exposés aux froids et aux intempéries, etc.

[49] À ce prix effroyable, la Shoah a été une entreprise (au sens général d’entreprendre) financièrement extrêmement rentable, à la fois pour l’Etat nazi, mais aussi pour certains de ses principaux dirigeants, à l’image par exemple d’Heinrich Himmler. Sur cette question, voir, par exemple, le chapitre 7 « Profits et extermination » de l’ouvrage consacré au camp de Ravensbrück par Germaine Tillion ; Germaine Tillion, ouv. cit.

[50] Le terme « concentrationnaire » a été préféré ici à celui de « déporté », en raison de l’imprécision de ce dernier terme. Voulue à l’époque de la libération des camps pour des raisons politiques de recherche d’unité nationale, cette imprécision n’a pas aujourd’hui de raison d’être. « C’est en dépouillant les archives du rapatriement du ministère Frenay (dans la série F9 aux Archives nationales) que j’ai pris conscience du brouillage des situations et surtout compris que le terme « déporté » recouvrait un ensemble hétérogène, incluant notamment les requis du STO. Une affiche célèbre de 1945 proclamait : « Ils sont unis. Ne les séparons pas ». On y voit un déporté – reconnaissable à son costume rayé – appuyé sur un requis du Service du travail obligatoire et sur un prisonnier de guerre. Le Gouvernement provisoire du général de Gaulle et son ministre des Prisonniers, déportés et réfugiés, Henry Frenay, voulaient l’unité de la nation à un moment où demeuraient en Allemagne un million de prisonniers de guerre, quelques 750 000 STO et quelques dizaines de milliers de déportés. Tous étaient englobés dans la grande catégorie des « absents ». Une masse impressionnante d’hommes jeunes, en âge de travailler et de combattre, la force vive du pays, au sein de laquelle la spécificité du sort des Juifs (25 000 survivants seulement à l’ouverture des camps au printemps 1945) ne se distinguait aucunement. A l’exception des quelques milliers qui ont été « libérés » dans les camps d’Auschwitz, comme Primo Lévi, l’immense majorité des survivants juifs, toutes nationalités confondues, ont été transférés à pied ou en wagon découverts dans les camps de l’Ouest – Bergen-Belsen, Ravensbrück, Buchenwald… Ils sont donc mêlés aux autres déportés, ce qui contribue au brouillage des catégories » ; Annette Wieviorka, ouv. cit., page 106.

[51] C’est ce qui justifie le recours à des collaborateurs civils tels que les contremaîtres dans les usines et ce qui explique le choix de faire de certains détenus, généralement de droit commun, les garde-chiourmes (kapos) des autres.

[52] En les privant de repères, d’autonomie et d’espoir, en les infantilisant et en les forçant à nier le réel.

[53] En détruisant leur personnalité, soit ce que l’on qualifie aujourd’hui de dimension individuelle de la dignité humaine.

[54] En annihilant la conscience qu’il avait d’appartenir à l’espèce humaine, ce qui correspond à la dimension collective de la dignité humaine.

[55] Elle forme ainsi pendant avec sa dimension collective, soit la conscience d’appartenir à l’espèce humaine.

[56] Les atteintes à la personnalité commises par les nazis peuvent donc, par anticipation, être assimilées à des atteintes à la dignité humaine individuelle.

[57] Ce en poussant l’analyse jusqu’à intégrer la dimension d’intentionnalité des agissements des nazis : « C’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres ».

[58] Robert Antelme, L’espèce humaine, collection Tel, Gallimard, 1957, 321 pages (première édition, 1947, La cité universelle), page 11 de l’avant-propos.

[59] Germaine Tillion, op. cit., page 148.

[60] Le philosophe Giorgio Agamben a développé dans un essai discuté (Agamben G., Ce qui reste d’Auschwitz, l’archive et le témoin, trad. Par P. Alferi, Paris, Rivages, 1999) l’idée de relativiser le témoignage de survivants tels que Primo Lévi au motif du fait que seuls les concentrationnaires ayant été privés de la totalité de leur dignité auraient vécu pleinement l’expérience des camps. Pierre-Antoine Chardel (2006, « L’Éthique du témoignage. Réflexions à partir de Primo Lévi et Giorgio Agamben », The Canadian Journal of Continental Philosophy, 10 (2), p. 587-610) s’est appuyé sur cette théorie pour tenter de justifier une lecture herméneutique du témoignage. Ces théories ont fait l’objet de vives critiques, dont, au premier plan, celles de Claudine Kahan et Philippe Mesnard (Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz. Témoignages/Interprétations, Paris, Éditions Kiné, 2001) ou encore celles de Charles Boyer (« Agamben et Auschvitz », L’Enseignement philosophique, 60e année, n° 1).

[61] « Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette avanie : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition  quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèverons jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste » ; Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987, page 34.

[62] « Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre » ; Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987, page 34.

[63] Primo Levi, idem, page 35.

[64] Soit le fait que l’extermination, au-delà de son aspect physique, possédait une dimension psychologique.

[65] Soit le fait d’être privé de sa dignité individuelle par les exactions subies et d’en perdre sa dignité collective, oubliant ainsi « toute dignité » ; Primo Levi, ouv. cit., page 35.

[66] Admission générale qui témoigne du triomphe momentanée de l’idée.

[67] Avant même le début de la guerre, un surnom considéré comme péjoratif, celui de « musulmans », avait été appliqué aux concentrationnaires masculins qui, ne réagissant plus aux sollicitations extérieures, étaient sur le point de mourir. Le choix de ce surnom était-il la marque d’une détestation analogue à celle que les nazis portaient aux juifs ? Cela ne peut être exclu compte tenu du fond de paganisme dans lequel baignait le nazisme : « La SS les appelait « musulmans » - sans doute pour marquer son mépris et sa haine à l’égard de ces dernier, qu’elle aurait tués avec autant d’ardeur que les juifs s’ils n’avaient pas été à l’abri de la Méditerranée » ; Germaine Tillion, ouv. cit., page 195. Il est également possible que le choix de ce terme, déjà en vigueur en 1938 et 1939 à Dachau et à Buchenwald, ait exprimé le mépris pour la confession musulmane (parler d’islamophobie serait anachronique), ainsi que sa méconnaissance, alors répandus dans une grande partie de la population allemande : « Les prisonniers qui en venaient à croire les affirmations répétées des gardes, qu’ils ne quitteraient le camp qu’à l’état de cadavres, et qui étaient convaincus de n’avoir pas le moindre pouvoir sur leur environnement, devenaient, littéralement, des cadavres ambulants. Dans les camps, on les appelait les « musulmans » en attribuant à tort leur comportement à une soumission fataliste à l’environnement analogue à celle qu’on impute aux musulmans », Bruno Bettelheim, Le cœur conscient, 1972 (première parution, The informed heat, The Free Press, New York, 1960), collection Pluriel, Le livre de poche, Laffont, Paris, 383 pages, pages 206 et 207 (les remises en cause modernes de la sincérité des récits de Bruno Bettelheim et de la validité de ses interprétations et travaux ne privent pas toutes ses observations d’intérêt, notamment lorsque l’auteur affirme se faire l’écho de propos de ceux dont il a partagé la détention).

[68] « Ayant de très loin dépassé ce que l’on appelle la maigreur et près d’atteindre le degré irréversible de la dénutrition, incapable de discipline intérieure ou sociale, ne se lavant plus, ne cherchant plus ses poux, vêtue de loques invraisemblables, couverte de plaies jamais soignées, de gale infectée, souffrant d’avitaminose, la pauvre créature se jetait à plat ventre dans la boue pour lécher une gamelle de soupe renversée ».

[69] Cf. Germaine Tillion., Ravensbrück, op. cit., p. 194.

[70] Germaine Tillion, idem.

[71] Par rapport à ce que l’on pensait connaître de la nature humaine.

[72] « Nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette avanie : la démolition d’un homme » ; Primo Lévi, ibidem, p. 34.

[73] C’est sur ce point que notre opinion diffère de celle de Giorgio Agamben. Nous ne pensons pas que le témoignage des survivants soit inférieur à celui que les « musulmans » auraient pu livrer s’ils en avaient eu la capacité. Nous estimons qu’il existe deux manières complémentaires de témoigner, en lien avec la conservation et la perte de la dignité humaine, et qu’aussi bien les « musulmans » que les survivants sont en capacité de témoigner. Le « musulman » témoigne par ce qu’il a perdu. Le peu d’existence qui lui reste garde le souvenir de l’être humain qu’il a été par l’empreinte en creux de sa dignité humaine perdue. Le survivant témoigne par ce qu’il a sauvegardé. En préservant sa dignité humaine, il s’est donné les moyens de témoigner de ce qu’il a vécu.

[74] « Ils ne comprenaient pas ce que je voulais dire par « avancer pas à pas », et alors je leur ai raconté comment cela se passait, par exemple, à Auschwitz. Pour un convoi – je ne dis pas que c’est toujours et nécessairement comme cela, car je ne peux pas le savoir – mais quoi qu’il en soit, dans notre cas, il faut compter à peu près trois mille personnes. Dans cet ensemble, prenons les hommes, disons mille. Pour l’examen, comptons par tête une ou deux secondes, plus souvent une que deux. Ne regardons ni le premier ni le dernier, vu qu’ils ne comptent jamais. Mais au milieu, là où je me trouvais, il faut attendre une quinzaine de minutes pour arriver à l’endroit où tout se décide : tout de suite le gaz, ou encore une chance. Entre-temps, la file bouge sans cesse, avance, et tout le monde avance pas à pas, à petits ou à grands pas, selon les exigences de la rapidité de l’opération » ; Imre Kertész, être sans destin, Arles, Actes Sud, collection « Babel », 1998 (édition originale 1975), p. 351-352.

[75] Imre Kertész, être sans destin, op. cit.

[76] « Des hommes rencontrés de tous les peuples, de toutes les convictions, lorsque vents et neige claquaient sur les épaules, glaçaient les ventres aux rythmes militaires, stridents comme un blasphème cassé et moqueur, sous les phares aveugles, sur la Grand’Place des nuits gelées de Buchenwald ; des hommes sans convictions, hâves et violents ; des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites ; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation, armé de pelles et de pioches, de pics et de marteaux, enchaîné aux Loren rouillés, perceur de sel, déblayeur de neige, faiseur de béton ; un peuple mordu de coups, obsédé des paradis de nourritures oubliées ; morsure intime des déchéances » ; David Rousset, L’univers concentrationnaire, Librairie Arthème Fayard, collection Pluriel, 2010, (première parution sous forme d’article dans La Revue internationale, en trois livraisons, décembre 1945, janvier et février 1946), p. 22-23.

[77] « Militer, ici, c’est lutter raisonnablement contre la mort. Et la plupart des chrétiens la refusent ici avec autant d’acharnement que les autres. Elle perd à leurs yeux son sens habituel. Ce n’est pas de cette vie avec le SS, mais de l’autre là-bas, que l’au-delà est visible et peut-être rassurant. Ici, la tentation n’est pas de jouir, mais de vivre. Et si le chrétien se comporte comme si s’acharner à vivre était une tâche sainte, c’est que la créature n’a jamais été aussi près de se considérer elle-même comme une valeur sacrée. Elle peut s’acharner à refuser la mort, se préférer de façon éclatante : la mort est devenue mal absolu, a cessé d’être le débouché possible vers Dieu. Cette libération que le chrétien pouvait penser trouver là-bas dans la mort, il ne peut la trouver ici que dans la délivrance matérielle de son corps prisonnier. C’est-à-dire dans le retour à la vie du péché, qui lui permettra de revenir à son Dieu, d’accepter la mort dans la règle du jeu » ; Robert Antelme, L’Espèce humaine, op. cit., p. 47- 48.

[78] Saul Friedländer a su, dans son œuvre considérable, confronter les propos des « Bourreaux », des « Témoins » et des « Victimes », en donnant longuement la parole pour la première fois à ces dernières (journaux, lettres…), notamment dans son ouvrage de référence, L’Allemagne nazie et les Juifs (2 tomes, 1. Les Années de persécution, 2. Les Années d’extermination). On consultera également utilement, avec l’ouvrage de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988 (réédition Paris, Gallimard, col. « Folio Histoire », 3 vol. 2006). De Saul Friedländer, cf. notamment : Hitler et les États-Unis, Paris, Seuil, 1966 ; L’Antisémitisme nazie : histoire d’une psychose collective, Paris, Seuil, 1971 ; Histoire et psychanalyse, Paris Seuil, 1975 ; L’Allemagne nazie et les Juifs, 2 tomes, 1. Les Années de persécution (1933-1939) ; 2. Les Années d’extermination (1939-1945), Paris, Seuil, col. « Points Histoire », 2012 ; Réflexions sur le nazisme. Entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Seuil, 2016.

[79] Nous partageons sur ce point l’idée, mise en avant par Pierre-Antoine Chardel (art. cit.), de l’intérêt, voire de la nécessité, d’une lecture herméneutique des témoignages. En revanche, nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de tenter de les justifier par l’existence d’une prétendue lacune dans le témoignage des survivants. L’étrangeté de l’expérience vécue y suffit amplement.

[80] Cette recherche de gain d’efficacité a fini par céder le pas devant les contingences pratiques découlant de la massification du programme d’extermination et de l’avancée de la guerre, ce qui a masqué pour partie le souci qui avait été celui des concepteurs du projet de faire appel à toutes les ressources de la science pour le mener à bien.

[81] « Cependant, dans toutes les cités de cet étrange univers, des hommes ont résisté » ; David Rousset, L’univers concentrationnaire, Librairie Arthème Fayard, collection Pluriel, 2010, 190 pages, page 182.

[82] De la même façon qu’elle a échoué dans son intention d’exterminer tous les juifs d’Europe.

[83] « Le Mal ne l’a pas emporté » écrirait un tenant de l’opposition entre le Bien et le Mal.

[84] David Rousset, L’univers concentrationnaire, Librairie Arthème Fayard, collection Pluriel, 2010, 190 pages, page 184 (première parution sous forme d’articles dans la Revue internationale en trois livraisons : décembre 1945, janvier et février 1946).

[85] Lebrun J., Entretien avec Imre Kertész, émission « Travaux publics », France-Culture, février 2008.

[86] Notamment lors du procès de Nuremberg face aux juges de dix-neuf nations.

[87] Robert Antelme, op. cit., p. 239-240.

[88] Ce n’est pas un hasard si la plus ancienne des Organisations Internationales Non Gouvernementales (OING), soit le Comité International de la Croix Rouge (CICR), créé en 1863, s’est donné comme mission « exclusivement humanitaire de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d’autres situations de violence et de leur porter assistance ».

[89] Serge Courtois S. et André Rayski (dir.) et alii, Qui savait quoi ? L’extermination des juifs, 1945-1945, Paris, La Découverte, 1987 ; William Laqueur, Le Terrifiant Secret. La solution finale et l’information étouffée, Paris, Gallimard, collection « Témoins », 2010 (première parution 1981)…

[90] Pour ceux d’entre eux qui n’adhéraient pas à l’idéologie national-socialiste.

[91] Comme le montre l’œuvre de l’historien Saul Friedländer, beaucoup d’Allemands « savaient » un certain nombre de chose, ne serait-ce que par les lettres des soldats ou par les séjours des permissionnaires.

[92] Si tant est que cela ait été possible. Evoquant son séjour comme enseignante en chine populaire, l’historienne Annette Wieviorka déclare : « Quand j’essaie de réfléchir à la grande question de qui savait quoi de la déportation des juifs pendant que celle-ci avait lieu, de l’extermination, cette expérience-là est toujours en arrière-plan. On peut ne pas avoir le désir de savoir. Même quand on a le désir de savoir, ces régimes ont les moyens de faire barrage. Il y a des informations auxquelles on ne peut pas avoir accès, à moins de faire partie d’organisations de résistance » ; Wieviorka A., ouv. cit., page 48.

[93] Kogon E., L’Etat SS. Le système des camps de concentration allemands, Paris, 1970, éditions du Seuil, collection Point politique, n°34 (première traduction française 1947).

[94] Et que penser du silence gêné, voire de la désapprobation, auxquels se heurtèrent les rescapés lorsque ceux-ci voulurent témoigner à leur retour ?

[95] L’édition du 7 août 1929 du Völkischer Beobachter, par exemple, fait état d’un discours d’Hitler dans lequel celui-ci évoque la possibilité d’éliminer à la naissance 7 ou 8 enfants allemands sur 10 dans le cadre d’une politique d’amélioration de la « race ».

[96] Élu en 1932.

[97] Dans Avant-guerre, Robert Brasillach, écrivain connu pour son antisémitisme, fusillé à la Libération pour « intelligence avec l’ennemi », prête les propos suivants à des militants communistes, qui les auraient, selon lui, tenus en 1938 : « La guerre est voulue… par les Juifs et les Américains qui veulent nous vendre des stocks. D’ailleurs, les Américains, c’est tous des Juifs » ; Robert Brasillach, Avant-guerre, Paris, Plon, 1941.

[98] L’archétype en était, dans l’entre-deux guerres, Basil Zaharoff (1849-1936) et ce alors que sa judéité était des plus incertaines.

[99] De là à penser qu’il avait une part de responsabilité dans la détestation croissante dont il était l’objet, il n’y avait qu’un pas. Beaucoup le firent, s’engageant ainsi, plus ou moins consciemment, dans la voie de l’antisémitisme.

[100] C’est ce qui explique probablement que la proposition de Concordat faite par l’Allemagne nazie en 1933 ait été bien accueillie, au Vatican comme dans d’autres pays d’Europe. Ce positionnement ne faisait toutefois pas l’unanimité. Selon l’historien Giovanni Miccoli, au cours des derniers mois de son pontificat, Pie XI, changeant de ligne directrice (l’introduction de lois raciales en Italie contribua à ce revirement), s’était décidé à protester officiellement  contre l’antisémitisme nazi. Il ne vécut pas suffisamment pour cela. Son successeur, Pie XII opta malheureusement pour une absence de condamnation des agissements des nazis, qui lui valut par la suite d’âpres reproches, ce qu’a montré documents à l’appui, Saul Friedländer (cf. Pie XII et le Troisième Reich). Ceux-ci portèrent d’autant plus que ce Pape hésitant disposait de nombreuses sources d’information sur le sort réservé aux Juifs. Outre par l’épiscopat, présent dans tous les pays, il était directement renseigné par les nonces apostoliques, ainsi que par les comptes-rendus qu’effectuaient les chapelains qui suivaient les armées italiennes, sans parler de sa correspondance et de sa diplomatie. Dès le mois d’octobre 1942, par exemple, l’évêque de Berlin l’avait avisé du fait qu’il existait des chambres à gaz capables de mettre à mort 6 000 juifs par jour, sans que cela ne provoque de sa part aucune réaction. Cf. l’entretien avec Giovanni Miccoli, dans Auschwitz, le monde savait-il ?, documentaire de Didier Martini.

[101] Entretien avec Giovanni Miccoli, dans Auschwitz, le monde savait-il ?, documentaire de Didier Martini.

[102] Évoquant le sort de ses grands-parents et de leur famille, Annette Wieviorka écrit, en commençant par sa famille maternelle : « Ils sont tous revenus à Paris, malgré l’interdiction faite aux juifs de regagner la zone dite “libre” après l’armistice. Seul Wolf n’est pas retourné dans la capitale. Du côté de la famille paternelle, dès que la France a été vaincue et occupée, on a eu une intuition aiguë de ce qu’il allait advenir des Juifs : le pire … Notre grand-père était écrivain et journaliste. Il a écrit après l’arrivée d’Hitler au pouvoir de nombreux portraits de réfugiés Juifs allemands, autrichiens, tchèques. De leur fréquentation, il avait retiré une parfaite lucidité sur ce qu’était le nazisme ». Cf. Annette Wieviorka, op. cit., p. 18.

[103] Entretien avec Jean-Charles Szurek, dans Auschwitz, le monde savait-il ? ; documentaire de Didier Martini.

[104] 13 000 arrestations, dont de très nombreux enfants, effectuées à Paris et en banlieue les 16 et 17 juillet 1942.

[105] « J’ai examiné l’écart entre ce que les dirigeants racontaient ou les textes qu’ils produisaient – par exemple, le tract prévenant de la rafle du Vel’ d’Hiv’ – et la façon dont les choses s’étaient réellement passées. Je notais ce paradoxe que ceux des militants ou responsables qui prétendaient avoir été lucides n’avaient pas mis à l’abri leurs propres femmes et enfants, ni organisé de façon massive le sauvetage ». Cf. Annette Wieviorka, op. cit., p. 77.

[106] L’entrée officielle (nombre de militants communistes, en désaccord avec la ligne du Parti sur ce point, s’étaient engagés avant cette date dans la lutte contre l’occupant) des communistes français en Résistance fut consécutive à la rupture, le 22 juin 1941, du pacte germano-soviétique (traité de non-agression) signé le 23 août 1939.

[107] De la même façon que les voisins de Moshé-le-Bedeau, dans La Nuit d’Elie Wiesel, se refusent à le croire lorsqu’ils les pressent de fuir, préférant le traiter de fou : « (Ils) refusaient non seulement de croire à ses histoires, mais encore de les écouter. “Il essaye de nous apitoyer sur son sort. Quelle imagination”… ou bien : “Le pauvre, il est devenu fou”. Et lui, il pleurait » ; Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Éditions de Minuit, 2007, (première édition 1958).

[108] « Certains ne croyaient pas au contenu des tracts qu’ils distribuaient. L’un d’entre eux d’ailleurs, Sam Radzynski, déporté à Auschwitz, raconta, dans un recueil de témoignages consacré au Kommando auquel il avait été affecté, Jawischowitz, son horreur et sa frayeur quand, lors du tatouage, un détenu lui expliqua ce qu’était la chambre à gaz : « Je me suis alors souvenu que, à la fin de 1942 ou au tout début 1943, j’avais eu entre les mains un tract de notre organisation disant l’horreur des camps de concentration, disant presque toute la vérité. En lisant ce tract, j’avais été horrifié, mais j’avais pensé que c’était exagéré, qu’il y avait une part de « propagande ». Je me suis dit : après tout, mieux vaut en dire un peu plus, il en restera quelque chose », Annie Wieviorka, ibidem, p. 77.

[109] Entretien avec Jean-Charles Szurek, dans Auschwitz, le monde savait-il ?, documentaire de Didier Martini.

[110] War Refugee Board.

[111] Le rapport fut publié dans son intégralité le 25 novembre 1944.

[112] Ce héros insuffisamment connu de la résistance polonaise se fit volontairement arrêter et interner pour recueillir de l’intérieur des informations sur les camps, avant de s’évader pour les transmettre.

[113] La première reconnaissance aérienne alliée de Monowitz-Buna (Auschwitz III), qui fournissait la main d’œuvre de l’usine de caoutchouc de synthèse Buna-Werke,  eut lieu le 4 avril 1944. Le 26 juin de la même année, une formation de bombardiers américains passa à proximité immédiate d’Auschwitz I, dont elle survola les voies d’accès.

[114] Le 24 août 1944, le bombardement par les avions américains d’usines recourant à la main d’œuvre de Buchenwald tua plus de 300 concentrationnaires et en blessa plus de 1400, dont plus de 500 grièvement.

[115] L’explication peut-elle être, pour autant, réduite au constat du fait qu’il ne s’agissait pas d’objectifs militaires à proprement parler, le but premier des Alliés étant de gagner la guerre et non de venir en aide aux victimes du nazisme ? La question n’est pas aussi simple. Un projet de bombardement d’Auschwitz fut notamment étudié et rejeté. Pour aboutir à cette décision terrible dans ses conséquences, deux éléments pesèrent sans doute lourd dans la balance : la crainte de tuer des concentrationnaires ou de leur nuire et la difficulté opérationnelle. Imposer aux aviateurs de ne pas prendre le risque de toucher les prisonniers revenait à leur ordonner d’effectuer un bombardement de précision, alors que les dégâts occasionnés par ce type d’attaque pouvaient apparaître faibles par rapport aux risques de subir des pertes en appareils et en équipages. Si les dirigeants qui connaissait l’horreur du sort vécu par les concentrationnaires n’avaient pas pris la peine d’en informer les techniciens appelés à juger de l’intérêt du bombardement, il est possible que ceux-ci aient pu estimer de bonne foi que le jeu n’en valait pas la chandelle, aussi choquant que cela puisse apparaître à ceux qui, comme nous, disposent d’informations précises sur ce qui se passait dans les camps.

[116] C’est pourtant ce qu’écrit, dans ses Mémoires de guerre, le général Eisenhower, responsable des opérations alliées sur le Théâtre européen, lorsque celui-ci affirme n’avoir pris conscience de l’horreur de la Shoah qu’en visitant l’un des camps libérés : « Le même jour, je vis pour la première fois un camp d’épouvante. C’était près de Gotha. Jamais je ne pourrai décrire l’émotion qui m’envahit quand je me trouvai devant la preuve évidente de la brutalité des nazis et de leur mépris profond de tout sentiment humanitaire. Jusque-là, ce que j’en savais était basé sur des informations générales ou de sources secondaires. Je suis sûr, toutefois, que jamais je n’ai ressenti un tel sentiment de stupeur » ; Eisenhower D. D., Croisade en Europe, traduction de Beaumont (P. de), Paris, Robert Laffont, 1949, 593 p., p. 461 et 462.

[117] Cela lui évite notamment d’avoir à s’interroger sur ce qui peut faire d’un homme l’auteur de tels agissements.

[118] « On peine aujourd’hui à imaginer comment avaient été accueillis dans tous les pays, y compris Israël, ceux qui avaient survécu. Ils furent parfois soupçonnés d’avoir commis le pire pour sauver leur vie. Ils rencontrèrent le mépris, l’indifférence ou l’incrédulité quand ils tentèrent de raconter Leurs proches comme ceux qui avaient perdus des membres de leur famille – quelle famille juive n’avait pas eu de déportés ? – ne supportaient pas d’entendre ce qu’ils avaient enduré » ; Annette Wieviorka, ouv. cit., page 148.

[119] « Beaucoup avaient aspiré à parler dès la sortie du camp. « Etre interviewé, note Primo Lévi, était une occasion unique et mémorable, l’évènement qu’on avait attendu dès le jour de la libération, et qui a donné sens à notre libération même ». Car « en tout déporté, il y a un humilié qui sommeille » explique Henri Borlant, qui a choisi d’intituler son récit Merci d’avoir survécu. Quand l’ancien déporté sait qu’il est sinon compris, du moins véritablement écouté, son témoignage lui rend sa dignité dans la partie même de son identité qui a été humiliée » ; Annette Wieviorka, ouv. cit., page 150.

[120] Celle-ci n’ayant trouvé à s’exprimer que bien des années plus tard.

[121] Cf. Eisenhower, 1949, idem, pages 461 et 462.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 18 septembre 2022 15:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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