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Dorval Brunelle
sociologue, professeur de sociologie, UQAM
“La quête de soi
dans un Québec post-moderne”.
Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 180-190. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.
LE PROBLÈME POSÉ
La prose consacrée à l'exploration et à la sollicitation d'une identité collective est, dans le contexte québécois, à ce point foisonnante et répétitive qu'il s'avère malaisé, voire impraticable, d'en extraire une ligne d'évolution simple qui conduirait depuis un état de conscience identitaire premier ou flou vers un état second ou avancé. Cette difficulté s'explique. À un premier niveau, en effet, on peut soutenir que la soi-disant résolution de la question nationale demeurant en suspens, tout le courant littéraire qui porte, soutient et interprète les tenants et aboutissants de cet enjeu est contraint à la réitération en quelque sorte et ressasse les mêmes thèses, les mêmes arguments d'une conjoncture à l'autre ; à un second niveau, toutefois, il faut bien que le contexte historique dans lequel s'inscrit telle ou telle intervention pèse sur la formulation des arguments avancés ainsi que sur les contenus des concepts clés auxquels on aura recours.
Or, autant cette démarcation apparaît nette et claire au point de départ, autant le départage entre réitérations et innovations s'avère épineux à effectuer à l'arrivée, à cause essentiellement des présomptions qui sous-tendent la prosodie en question, avec le résultat qu'il est loin d'être assuré si cette discursivité nationalitaire n'est pas le lieu d'élection d'une lassante glossolalie avec ses expressions hermétiques, ses concepts flous et ses inévitables appels salvateurs en bout de ligne. Ainsi, qu'il s'agisse du recours aux notions de peuple fondateur, de nation québécoise, de « nous » collectif, au projet de souveraineté-association avec ou sans trait d'union, de libération nationale, d'autonomie, ou encore, de manière sans doute plus polémique, du recours aux [181] concepts de domination, de dépendance, d'oppression, voire à celui de double oppression, cette constellation théorique aux connotations on ne peut plus normatives se trouve immanquablement évoquée dans ces interventions scripturales consacrées à la réinvention textuelle de soi.
La rigidité du cadre théorico-symbolique, de même que les limites inscrites dans la synonymie des notions clés, est telle que le raccord avec le contexte et son inscription dans la trame historique demeure fort délicate ; c'est ainsi que, dans la plupart des cas, le lecteur ne saisit pas très bien si, loin de viser à problématiser ou à rendre compte d'un état de choses, l'on ne cherche pas plutôt à sortir de et à dépasser le présent en effectuant un saut vers un avenir où la réconciliation identitaire apparaîtrait comme le pur produit d'une identification de soi grâce à l'opérationnalisation des maîtres mots du vocabulaire nationalitaire.
On recense deux ordres de contraintes qui peuvent servir à situer de manière plus précise la nature du problème et à faire ressortir le rôle d'opérateur assumé par la notion de Québécois pour l'un des protagonistes dans cet affrontement entre deux des « visions du monde » qui traversent les sociétés canadiennes actuelles.
La première contrainte est liée au fait que, autour de l'enjeu de la définition d'une identité québécoise, les espaces de l'imaginaire collectif et de la géographie ne concordent pas, avec le résultat que, au niveau le plus immédiat, les modes de construction des cadres théoriques de base, la signification des concepts centraux, de même que les normes d'interprétation des textes fondateurs ou des faits historiques auxquels on aura recours de part et d'autre d'une double frontière linguistique et symbolique, c'est-à-dire canadienne dans le sens le moins polémique de ce terme d'une part, en rupture plus ou moins accusée par rapport à cette appartenance de l'autre, sont hétérogènes.
Une seconde difficulté vient en quelque sorte confirmer la portée de la précédente, elle tient à la fonction à la fois idéologique, rituelle, voire thérapeutique, du discours nationalitaire dans l'édification ou la construction d'une identité québécoise susceptible de supplanter une identité canadienne. Cet enchevêtrement de fonctions est dicté par la double nécessité de combattre le canadianisme ou la canadianité en tant que référent identitaire d'un côté, de ternir toute évocation d'un imaginaire canadien tel qu'il a pu s'édifier et se construire partout au pays, mais, surtout, tel qu'il a pu prendre racine au Québec même tout au cours de l'histoire petite et grande de ce pays de l'autre.
Ces deux difficultés permettent de saisir et de comprendre la signification et l'importance de l'enjeu d'une mise à niveau sémantique et symbolique des notions de Québécois et de Canadien chez le moindre apologète du nationalisme québécois. Or, étant donné que les deux notions ne sont ni étanches ni équivalentes que ce soit sur les plans historique, institutionnel ou politique et que, de surcroît, l'une dépasse et subsume l'autre sur tous ces plans à la fois, il en résulte que l'usage du terme « québécois », dès qu'il prétend établir une équivalence abstraite ou, encore, dès qu'il postule le tracé d'une délimitation [182] nette et claire entre les deux contenus, est alors investi de connotations tout à fait différentes de celles qu'il revêt dans des contextes discursifs au sein desquels cet enjeu n'est pas présent, c'est-à-dire là où, par exemple, la notion de Québécois se trouve à parité avec celle d'Ontarien. En conséquence, dès que le locuteur cherche à établir un équilibrage formel entre les notions de Québécois et de Canadien, la première se trouve alors investie d'une connotation à la fois plus dense et plus floue que celle qu'elle revêt les autres fois, tandis que la notion de Canadien se trouve de la même façon diminuée dans sa fonction symbolique propre.
Tout le problème de l'interprétation de la prose d'essai de nature polémique qui participe de cette mise en scène et de cette mise en jeu réside précisément dans le repérage des éléments discursifs qui tiennent et soutiennent les prétentions à l'égalité formelle, un préalable, comme on l'imagine bien, à une éventuelle négociation paritaire sur les modalités du démantèlement du pays et du partage de ses institutions. Mais il faut voir également l'envers de ce processus, c'est-à-dire le tassement et la diminution de la référence à l'idée du Canada pour tous ceux-là qui s'identifient à une citoyenneté et à une identité canadiennes, un glissement qui n'a trouvé sa propre expression discursive que tout récemment à travers quelques ouvrages dont un, en particulier, qui sera analysé plus avant.
L’ARGUMENT
L'argument repose sur une interprétation d'ensemble de l'évolution du contentieux canado-québécois au cours des trois précédentes décennies, interprétation selon laquelle il serait indiqué de superposer deux phases dans la constitution polémique d'un imaginaire clivé. Dans un premier temps qui court depuis l'enclenchement de la « Révolution tranquille » à l'aube des années soixante jusqu'aux échecs constitutionnels successifs de l'accord du lac Meech en 1988 et de celui de Charlottetown en 1992, l'enjeu, sur le plan symbolique, a été polarisé autour d'une double construction. Nous avons eu, d'un côté, la quête d'une identification de soi en tant que Québécois qui a été menée à la fois contre l'ancienne auto-identification en tant que Canadien français et contre l'actualisation en cours d'une identité canadienne engagée à l'époque autour du projet politique des « trois colombes ». Nous avons assisté, d'un autre côté, à l'émergence d'une canadianité à la fois multiculturelle et plurielle consolidée autour de l'amplification des droits et libertés du citoyen canadien. Cette dimension du problème est suffisamment connue et acceptée dans la littérature, et elle ne sera pas développée dans ces pages.
En revanche, je voudrais chercher à montrer comment l'enjeu de la quête d'une identité québécoise s'est reconverti depuis lors et, à cette fin, je tenterai de mettre en lumière certaines redéfinitions des termes de cet interminable débat. C'est ainsi que, ces récentes années, à la première dimension de la question, la dimension politique, vient se superposer une nouvelle problématisation [183] du contentieux. Celle-ci se caractérise par la quête d'une identité profonde du Québécois d'un côté, la dépréciation de cette identité de l'autre. En conséquence, nous sommes depuis peu aux prises avec un tout nouveau problème, celui de savoir quelles sont ces caractéristiques qui permettent de définir en propre ce que serait la nature véritable du Québécois, par opposition à une démarche plus ancienne qui se contentait plus modestement et, parfois, plus bruyamment, de définir les revendications d'un groupe social dont on dénonçait la subordination au sein de la ou des sociétés canadiennes. En ce sens, à la démarche antérieure, qui se voulait avant tout articulée à des préoccupations d'ordre sociopolitique, vient plus récemment se surajouter une nouvelle approche dont on peut dire que ses préoccupations et ses prétentions sont rien moins sinon d'ordre ontologique.
Jusqu'à ces dernières années, en effet, les termes du débat autour de la question nationale québécoise demeuraient campés dans une problématisation revendicatrice de telle sorte qu'il était rarement question d'explorer les profondeurs d'un éthos spécifiquement québécois.
Pourtant, ce genre d'exploration avait déjà été engagé par des auteurs comme Georges Vattier dans son Essai sur la mentalité canadienne-française, publié en 1928, ou encore par Wilfrid Morin dans Nos droits minoritaires. Les minorités françaises au Canada, édité en 1943, mais c'est, me semble-t-il, le livre de Gilles Leclerc, Le Journal d'un inquisiteur, qui offre la critique la plus poussée d'une mentalité collective canadienne-française qui aurait grandi à l'ombre de la modernité et de son pluralisme. Cependant, cette contribution ne représente pas vraiment un précédent, sinon peut-être en termes négatifs, à ce dont il sera question dans un instant, car la thèse de Leclerc tourne essentiellement autour d'une impitoyable déconstruction de la suffisance des élites. Alors, si nous avions un précédent à mentionner, ce serait plutôt le petit ouvrage de Jean Bouthillette, Le Canadien français et son double, qui devrait être retenu d'abord et avant tout parce que l'auteur y défend à la fois la spécificité de l'ethnie, pour reprendre son terme, et la nécessité de pousser hors des frontières de la province de Québec ceux qui n'en font pas partie, c'est-à-dire les Anglais.
En revanche, depuis deux ou trois ans, on assiste à la réémergence d'une discursivité quelque peu nouvelle autour de la question nationale, une discursivité qui est passablement différente, à la fois de ton et de contenu, de celle qui avait circulé antérieurement.
Ces thèses et arguments ne viennent pas se substituer aux anciens énoncés dans la mesure même où les militants d'hier n'ont pas fait relâche. Quand on lit du Bourgault récent, on n'est pas très loin de ce qu'il s'est évertué à réaffirmer à plusieurs reprises déjà au cours de sa carrière politique. Et on peut avancer la même chose à propos de la prose de Pierre de Bellefeuille.
Cependant, les inflexions que je voudrais mettre en lumière maintenant viennent de deux directions opposées. Elles sont issues en premier lieu de la mouvance fédéraliste et elles ont ceci de particulier qu'elles sont commises [184] par des anglophones qui ont choisi d'intervenir dans les débats de société au Québec soit en publiant ici même dans un cas, soit en choisissant de monter aux barricades depuis la tribune du New Yorker dans le cas de l'intervention de Mordecai Richler, intervention développée par la suite et publiée sous le titre Oh Canada ! Oh Quebec ! Requiem for a Divided Country. Le cas de Richler est d'autant plus significatif à cet égard que ses publications antérieures sur ce thème l'avaient conduit à faire montre d'une indéniable empathie vis-à-vis des revendications économiques et politiques portées par certains défenseurs de la cause des Canadiens français.
Ces prospections sont effectuées, en deuxième lieu, par une nouvelle génération d'essayistes soucieux d'approfondir l'exploration d'un éthos spécifiquement québécois. Je vais d'abord m'intéresser à ceux-ci avant de me pencher sur le livre de William Johnson qui appartient à la première catégorie présentée ci-dessus.
ILLUSTRATIONS
Des deux ouvrages publiés ces dernières années par Christian Dufour, La Rupture tranquille, en 1992, et Le Défi québécois, en 1990, c'est le moins récent qui m'intéresse au point de départ. Dans ce livre, l'auteur tente de réaccréditer une thèse ancienne développée par des historiens canadiens-français au XIXe siècle, une thèse qui refait surface de manière cyclique à travers l'histoire selon laquelle la Conquête anglaise de 1760 et le « rejet » subséquent du Canada par la France lors du Traité de Paris, qui l'a maintenue dans ses possessions antillaises en échange de ses prétentions nord-américaines, ont eu un « effet structurant sur l'identité collective de tous les Canadiens d'aujourd'hui » et il précise immédiatement : « Du Torontois d'origine italienne au retraité américain de Victoria, en passant par tous les Canadiens et Québécois ordinaires qui font ce pays. Qu'ils n'en soient pas conscients ne change pas cette réalité » (Dufour, 1990 : 55). L’originalité du propos tient essentiellement au fait qu'un événement aussi éloigné dans le temps et enterré depuis belle lurette sous une avalanche de transformations sociopolitiques aussi bien à l'échelle locale que mondiale puisse désormais pouvoir être investi d'une détermination et d'un ascendant qui vont encore au-delà de ce qu'ont pu lui accorder les défenseurs du nationalisme par le passé. Pour ceux-ci, en effet, la défaite des Plaines d'Abraham était tenue pour un événement dont la portée touchait au premier chef les Canadiens dans leur rapport à l'Anglais, plus tard et par synecdoque en quelque sorte, c'est-à-dire en inférant que les notions d'Anglais et de Canadiens anglais puissent être des synonymes, les relations entre ces derniers et les Canadiens français. Ce serait donc d'une extension au deuxième degré dont il faudrait prendre acte désormais s'il fallait suivre le nouvel ordre de détermination avancé par Dufour, puisque 1760 étendrait dorénavant son emprise bien au-delà de ses effets antérieurs, exactement comme si un plus grand étirement dans le temps était un justificatif à l'extension de l'emprise des déterminations [185] d'un fait historique sur un périmètre plus vaste. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, si la question de la conscience de ce fait puisse faire difficulté.
Revenant sur ce thème en 1992, Dufour se rapproche des thèses d'un Bourgault ou d'un Pierre de Bellefeuille, des écrivains pour lesquels la notion même de Québécois n'est pas problématisée, elle est tout bonnement affirmée, rejetant de ce fait hors de l'analyse la prise en compte de la moindre dissension au sein de la « majorité » au sujet de la validité du projet de souveraineté pour le Québec. L’auteur est ici l'héritier direct de ce large courant nationalitaire pour lequel la notion de Québécois renvoie d'emblée à une collectivité homogène quitte à devoir établir des distinctions sociologiques plus ou moins articulées les unes aux autres dans la suite de l'étude. Ainsi surgiront bientôt les notions de Canadien, de Canadien anglais, de Canadien français, d'Anglo-Québécois, d'allophone et d'Amérindien chaque fois que le discours englobant vient buter sur ses propres contradictions internes. Mais de cela, il a toujours été plus ou moins question dans ce genre d'approche. Cependant, ce qui est bien le plus intéressant ici, ce sont les tentatives que fait l'auteur pour expliquer la réticence des Québécois vis-à-vis de la rupture du lien fédéral, quelque chose qui tient à la fois de l'« abdication » et de la « bonne conscience », quelque chose qui renvoie à cette « aversion viscérale du Québécois pour la rupture » envisagée, elle aussi, comme « une des séquelles les plus profondes du traumatisme collectif que leurs ancêtres canadiens subirent au milieu du XVIIe siècle » (Dufour, 1992 : 52).
Le Québécois dont on tente de tracer ainsi le portrait collectif serait bel et bien un être unique, puisqu'il serait davantage marqué par un événement aussi ancien qu'il ne l'est par tous ceux qui ont suivi mis ensemble, exactement comme si plus de deux cents années d'interactions dans tous les domaines de la vie sociale devaient peser moins dans l'estimation et l'explication des réticences vis-à-vis d'un projet alternatif que l'issue d'une bataille perdue à l'aube de la modernité.
La thèse de Louis Sabourin dans Passion d'être, désir d'avoir vient en quelque sorte compléter celle de Dufour en fournissant les arguments ontologiques qui devraient permettre de révéler au grand jour la spécificité de l'être québécois par opposition à un être autre : « le mal canadien et québécois, au-delà de la crise économique, n'est pas physique mais métaphysique », c'est, poursuit Sabourin, « un mal d'être, un inconfort psychologique fondé sur des "passions d'être" et des "désirs d'avoir" qui, dans certains cas, sont naturels et spontanés et, dans d'autres, sont artificiels et entretenus » (1992 : 129). Dans les contextes canadien et québécois, ces « passions d'être » et « désirs d'avoir » sont différents ; par exemple, les Canadiens veulent d'un pays qui est le deuxième plus grand de la planète, tandis que les Québécois veulent leur espace à eux. Comment réconcilier de semblables contradictions ?
Afin de saisir et, éventuellement, de surmonter cette opposition, l'auteur propose de recourir à ce qu'il appelle l'« endogénéité », c'est-à-dire à l'insertion inévitable des êtres humains dans « cette tridimensionnalité individuelle, [186] sociétale et universelle » qui se réalise soit de manière passive, soit de manière active ; il propose qu'au Québec, cette réconciliation puisse se réaliser de manière active, donc le recours à l'« endogénéité active ». À cette approche globale, Sabourin joint une stratégie particulière, à savoir la « compétence dévolutive », c'est-à-dire la transposition et l'application du principe de subsidiarité déjà mis en œuvre par la Communauté européenne de la part du gouvernement canadien vis-à-vis de celui du Québec.
En contrepoint de cette double argumentation qui propose de sonder les tenants et aboutissants d'un éthos collectif appartenant en propre à l'homo québécensis, il est intéressant de situer l'argumentation de William Johnson développée dans Anglophobie made in Québec. Malgré son apparente ingénuité, l'hypothèse de départ, celle en vertu de laquelle l'« âme québécoise » est essentiellement caractérisée par la haine de l'Anglais, par l'anglophobie, participe également de cette exploration des profondeurs. Afin d'étayer sa thèse, Johnson nous présente un étonnant florilège de citations tirées d'essais et d'ouvrages de fiction, romans ou pièces de théâtre, qui font état des allergies plus ou moins profondes que tel ou tel a pu porter à l'Anglais, et ce, peu importe non seulement le statut du locuteur, c'est-à-dire peu importe s'il s'agit d'une création romanesque ou d'une polémique historiquement datée, mais peu importe également la place occupée par l'énoncé incriminé dans la trame narrative. Il en résulte un réquisitoire d'autant plus sévère qu'aucune précaution méthodologique n'a été prise d'une part, qu'aucun souci théorique n'a été formulé de l'autre.
À partir de l'argumentation échafaudée par Johnson, la littérature québécoise représenterait ni plus ni moins qu'un cas d'espèce d'un art obnubilé par la haine, un exemple qui n'aurait pas son équivalent ailleurs dans le monde. Or, quand on compare, ne serait-ce que superficiellement, un fort courant littéraire d'ici avec le contenu et la thématique des littératures étrangères, force serait de conclure que l'âme québécoise est, en effet, fort différente de celle du Français, du Britannique, de l'Allemand ou du Russe, car tous ceux-là, malgré que leur histoire soit constellée de conflits et de guerres toutes plus sanglantes et dévastatrices les unes que les autres, ont su faire preuve, dans le domaine de la création littéraire en tout cas, d'une louable sérénité là où certains Québécois demeurent victimes d'une irrémissible obsession. En voudrait-on quelques illustrations qu'il suffirait de citer les noms d'auteurs qui ont consacré des œuvres importantes à analyser et à décrire ces affrontements pour s'en faire une idée, et je pense ici tout autant au Tolstoï de Guerre et paix qu'au Saint-Exupéry de Pilote de guerre, au Remarque de À l'Ouest rien de nouveau et au Brittain de Testament of Youth.
La seule explication qui est fournie par Johnson pour rendre compte de cette aberration est de nature sociologique ; elle consiste à avancer que la responsabilité de cette hantise appartient en propre à l'élite intellectuelle qui trouve son intérêt à entretenir l'anglophobie dans la mesure où cette stratégie lui offre un créneau idéologique facile à exploiter d'une part, dans la mesure où la [187] contamination de l'imaginaire populaire par de semblables préjugés est susceptible de faire progresser la cause nationale et, du coup, de favoriser la promotion sociale de cette élite de l'autre.
Johnson situe ainsi sa problématisation à l'intérieur d'un cadre d'analyse réducteur, à la fois empiriste et individualiste, en vertu duquel il s'agit de concentrer le regard sur un énoncé discursif et son vecteur, sans chercher ni à lever le voile sur le contexte, contexte épistémologique ou polémique, ni même à tenir compte d'autres énoncés ailleurs dans le même texte, dans un autre texte, ou dans des discursivités alternatives. Or, faute de rappeler ne serait-ce que le fait passablement banal qu'au temps de F.-X. Garneau la trame historique était construite autour des notions de peuple et de race, des termes qui n'ont ni même sens ni même connotation aujourd'hui, ou faute de mettre en scène l'adversaire absent dans une polémique quelconque, il advient que le pouvoir incriminant d'un extrait est considérablement maximisé et par rapport à son efficace contextuel, et par rapport à sa radicalité polémique.
Ceci posé, il n'est pas question maintenant d'ignorer pour autant le phénomène de l'anglophobie dans son ensemble et, afin de poser une hypothèse générale d'interprétation, il est indispensable de prendre une perspective plus large de ses manifestations. Or, en prenant appui sur des exemples européens pour établir la comparaison esquissée plus haut, comme je l'ai fait, on risque de faire fausse route et il suffit de porter plutôt le regard sur les Amériques pour s'en rendre compte. Car la thématique littéraire québécoise, et la thématique canadienne-française a fortiori, s'apparentent davantage à celles qui ont été développées dans des contextes comparables, c'est-à-dire dans le contexte de la transition à la modernité à l'intérieur des Amériques qu'elles ne rejoignent les préoccupations et les obsessions des mères patries européennes. Ce fait apparaîtra avec d'autant plus de force quand on aura souligné que le projet de transition à la modernité est porté, souvent les armes à la main, par une civilisation anglo-américaine désormais unie et solidaire de part et d'autre de l'Atlantique depuis la fin des hostilités en 1812 et la signature du Traité de Gand en 1814.
Cette thèse de la mise au monde conjointement par le Royaume-Uni et les États-Unis d'une société mondiale telle qu'elle est structurée encore de nos jours, avec ses valeurs, sa technique et son individualisme, avec ses clivages, ses contradictions et ses finalités est magistralement défendue par Paul Johnson dans The Birth of the Modern World Society, 1815-1830. Or, si l'on retient ce genre de démonstration, on comprendra mieux maintenant que, placés sur la ligne de front de cette transition, avec ses contraintes et sa rationalité, les Canadiens français et, plus tard, les Québécois francophones qui se tiennent pour leurs héritiers légitimes, aient ressenti et intégré ce défi de manière par trop souvent obsessive, un trait qui ne leur appartient nullement en propre, mais que l'on retrouve également dans toutes les littératures latino-américaines du continent, en particulier. Ici, ce sont les noms d'auteurs comme Carlos Fuentes ou Vargas Llosa ou Pablo Neruda ou José Donoso qui peuvent être [188] évoqués parmi ceux qui ont été les plus sensibles à cette question de la transition à la modernité.
Cette mise en perspective explique bien des choses, elle n'explique pas tout et elle ne justifie pas n'importe quoi. Le problème de l'anglophobie demeure entier, mais il est alors susceptible de trouver des explications qui varieront forcément, à la condition expresse de redonner vie aux divers contextes sociaux et politiques dans lesquels les interventions ont été commises, comme nous l'avons souligné, et à la condition également de ne pas taire tous les énoncés contraires, c'est-à-dire ceux, beaucoup plus nombreux que l'on pense et qui ne sont pas forcément plus éclairés ou éclairants que les premiers, qui témoignent d'une anglophilie qui n'était pas plus sereine ni mieux justifiée que son antonyme.
QUELLES CONCLUSIONS PEUT-ON TIRER
DE CETTE MISE EN PERSPECTIVE ?
La première est à l'effet que, si l'exploration d'un éthos spécifiquement québécois n'est pas un phénomène nouveau dans l'espace littéraire et polémique au Québec, les termes et les contenus des explorations récentes ne laissent pas de faire montre d'une régression vers des formes de quête d'identité en rupture avec les acquis de la modernité. Il est toujours périlleux de chercher à définir l'« esprit » d'un peuple ou d'une nation ou d'un groupe en l'opposant à tout ce qui l'entoure et en cherchant à délimiter une étanchéité symbolique fondée sur des désirs abstraits ou des aversions irrationnelles. Dans le même ordre d'idée, il apparaît regrettable que l'on puisse persister à justifier une soi-disant libération collective sur la base de la rédemption d'un événement aussi éloigné et aussi insignifiant quand on le situe dans la trame d'ensemble de tous ces faits qui constellent l'histoire subséquente.
La seconde conclusion nous conduit à souligner le rôle cathartique que joue la stigmatisation de l'Autre aussi bien dans l'édification que dans la critique de l'identité. Or, le plus intéressant ici consiste à relever que, du côté de la critique de l'éthos québécois, le stigmate ne vient pas de là où les interprétations courantes l'ont fait sourdre, il ne se trouve pas chez Mordecai Richler, en particulier, dont on a monté en épingle quelques cruelles incidentes sans retenir le fond de son argumentation sur la coresponsabilité des deux soi-disant peuples fondateurs dans la destruction du pays, mais qu'il vient plutôt de la mise en scène maléfique tissée autour de l'argumentation de William Johnson.
Que les gardiens du prestige de l'identité québécoise se soient trompés de cible est sans doute moins un effet du hasard, mais plutôt le résultat d'une sous-évaluation de l'importance de cette accusation comme si la flétrissure ne portait pas à conséquence, ou pire, comme si, à se défendre contre l'anglophobie, l'on risquait de pécher par son antonyme. Si l'amour et la haine structurent l'individualité, ils devraient être tenus à l'écart de l'identité. Or, des discursivités récentes ont tendance à confondre la quête individuelle, celle qui [189] permet de faire étalage de ses tourments et de ses aversions, avec la définition d'une évanescente âme collective. Que cette quête se déploie au moment où l'on dispute de l'effet de savoir si nous sommes en passe de glisser vers un ordre postmoderne m'apparaît déjà révélateur d'une renonciation au maintien de l'étanchéité entre l'identité et la subjectivité qui avait naguère caractérisé la fondation de la société ouverte et tolérante sous l'empire de laquelle nous vivions encore il y a peu.
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Fin du texte
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Notice biographique
- DORVAL BRUNELLE
Dorval Brunelle est professeur au Département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal et codirecteur, avec Christian Deblock, du Groupe de recherche sur la continentalisation. Il a publié plusieurs ouvrages parmi lesquels on peut noter : La Désillusion tranquille (1978), La Raison du capital (1980), Les Trois colombes (1985), Le Libre-échange par défaut (avec C. Deblock, 1989) ; et codirigé deux collectifs. L’Ère des libéraux. Le pouvoir fédéral de 1963 à 1984 (avec Y. Bélanger, 1990) ainsi que L'Amérique du Nordet l’Europe communautaire : intégration économique, intégration sociale ? (avec C. Deblock, 1994).
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