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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Brèves de taxi à Téhéran.”, In L’Iran, derrière le miroir (no spécial de La pensée de Midi, no 27, mars 2009, pp. 21-26. Numéro sous la direction de Christian Bromberger. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

[21]

Christian Bromberger

Brèves de taxi à Téhéran.”

In L’Iran, derrière le miroir (no spécial de La pensée de Midi, no 27, mars 2009, pp. 21-26. Numéro sous la direction de Christian Bromberger.


À Téhéran, il y a plusieurs façons de se déplacer quand on n’a pas de voiture : dans des autobus bondés, séparés en deux compartiments (à l’avant pour les hommes, à l’arrière pour les femmes) ; en métro (avec aussi des wagons pour les hommes et d’autres pour les femmes) mais le réseau est récent et les stations peu nombreuses ; c’est surtout en taxi que l’on se rend d’un point à un autre de l’immense agglomération: taxi collectif (pour des itinéraires fixes) ou privatif (dâr bast « porte fermée », dit-on). Je préfère ce dernier mode de transport, plus confortable, quand il s’agit de faire de longs trajets (une heure à une heure et demie pour aller du centre ville au nord résidentiel), et qui permet une conversation suivie, parfois intime, avec le chauffeur. On se confie plus facilement à un étranger dans un pays où plane le risque de la dénonciation.

  Difficile de tracer un portrait-robot du chauffeur de taxi téhéranais. C’est souvent un professionnel, affilié à une agence, au verbe haut et supporter de Perspolis, le club de football populaire de la capitale. C’est parfois un retraité ou un employé ou un instituteur ou un professeur du second degré qui complète ses maigres revenus au volant de sa voiture personnelle. Le prix des locations a grimpé très sensiblement ces dernières années (comptez 400 euros pour un trois pièces sans lustre, soit plus que le salaire moyen) et est devenu quasiment parisien dans les quartiers résidentiels de Téhéran ; les études supérieures, qui se généralisent, et les mariages des enfants occasionnent aussi des frais considérables qui grèvent lourdement les budgets des familles.

  Voici un bref échantillon des sujets de conversation au milieu des encombrements.

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Je me rends à un meeting féministe qui doit avoir lieu, sous la houlette de Chirine Ebadi, dans un bâtiment situé au nord-ouest de Téhéran; une centaine de personnes attend dehors que la prix Nobel arrive ; pour éviter de prévisibles ennuis, pour elle et pour les participants, elle ne viendra pas et le meeting n’aura pas lieu. L’ordre de dispersion est rapidement donné. Je fais quelques centaines de mètres à pied pour m’écarter du groupe et hèle une voiture. Le chauffeur est un kurde de la région de Kermanchah. Il me parle de son village, de ses champs de blé et d’orge, de ses vergers, de ses troupeaux de moutons. Il voudrait y retourner, mais seulement après avoir réuni deux millions de tomans (alors, à peu près 2000 euros). Pour y arriver, il fait le taxi et dépense le moins possible ; l’été il dort dans sa voiture ; l’hiver, il loue et partage avec d’autres une pièce mojaradi (pour célibataires) dans la banlieue de Téhéran ; il mange (surtout des sandwiches) dans les qahve-khâne (« maisons de café », en fait maisons de thé, l’équivalent de nos bistrots) ; il lave son linge aux fontaines des parcs et le fait sécher sur les branches des arbres. Quand il évoque son retour au village son regard s’illumine.

Septembre 2006

Au volant de sa vieille Peykân (« La flèche », une voiture iranienne fabriquée à partir de pièces britanniques qui n’est plus produite aujourd’hui), Hassan fait de rudes journées. Quand il rentre chez lui, il se douche puis dîne et lit pendant deux heures ; ses auteurs de prédilection : Abdolkarim Sorouch, dont les réflexions sur la politique et la religion l’intéressent, et Ludwig Wittgenstein…

Octobre 2006

« Pourquoi avez-vous le droit à l’énergie nucléaire et pas nous ? Pourquoi persécutez-vous M. Garaudy et empêchez-vous les jeunes filles de porter le hejâb ? ». La discussion s’anime. Avant qu’elle ne s’enflamme, je demande au taxi de m’arrêter. On ne sait jamais.

Novembre 2006

Lui est taxi dans une agence où, au volant de sa Pride, la voiture coréenne de Monsieur tout le monde, il essaie de se refaire une santé financière. Il s’est ruiné dans une affaire de fabrique de spaghettis qui a mal tourné, s’est brouillé avec son associé qui lui doit, me dit-il, 75 millions de tomans et n’a aucune confiance en la justice pour recouvrer la somme qui lui est due. Il doit pourvoir aux frais (très [23] élevés) de ses deux enfants étudiants dans des universités âzâd (libres, c’est-à-dire privées) et n’a pas migré aux États-Unis comme sa sœur et ses deux frères ; il est l’aîné et doit prendre soin de ses vieux parents.

Les déboires qu’il a connus en tant que chef d’entreprise ne se reproduiraient plus aujourd’hui. Si les pâtes qu’il fabriquait s’effilochaient à la cuisson, c’est que la farine (locale) qu’il utilisait n’était pas appropriée. Aujourd’hui, Tak mâkâron importe de Suisse et d’Allemagne de la farine préparée comme il faut ; les spaghettis ne s’effilochent plus.

Les pâtes et la pizza (dans sa variante américaine) sont devenues des plats très populaires surtout auprès des jeunes générations.

Décembre 2006

Je sors d’une réunion à la « Maison du Talech » (le Talech est une région du nord de l’Iran) et poursuis avec le chauffeur de taxi qui m’emmène une discussion entamée avec les Talechs et qui m’enchante. Ceux-ci qui se partagent à peu près à parts égales entre chiites et sunnites ont trouvé une formule idéale pour éviter les drames. Quand un chiite épouse une sunnite (et vice-versa), les filles prennent la confession de leur mère, les fils de leur père. C’est la règle générale, avec des adaptations locales. Ah ! si cette sage formule était appliquée ailleurs au Moyen-Orient, si les catholiques et les protestants s’en étaient inspirés ! Le chauffeur m’interroge sur ce dualisme ; le catholicisme avec ses saints, son dolorisme lui semblent plus proche du chiisme que le protestantisme. Il me pose aussi des questions sur l’holocauste ; depuis la veille, se tient dans les locaux d’une annexe du ministère des Affaires étrangères une conférence internationale sur ce thème avec le gratin des négationnistes ; je suis allé assister à la première matinée, écouter l’adresse inaugurale d’Ahmadinejad, le président de la République,  le discours de Mottaki, le ministre des Affaires étrangères, les deux-trois rabbins révisionnistes et intégristes venus d’Autriche et des États-Unis, Faurisson, promu pour la circonstance professeur à la Sorbonne et proclamant sans sourciller que l’holocauste n’est qu’une croyance, que le Zyklon B n’est qu’un désinfectant… À l’étage sont rassemblées, sous la forme d’une exposition, toutes les thèses universitaires négationnistes répertoriées à travers le monde et des maquettes des camps ; si l’on s’y fie, Treblinka ressemblait à une aimable colonie de vacances… Je fais part de mon dégoût au chauffeur qui opine du chef. Cette conférence qui suscite les réactions les plus vives en Occident n’intéresse guère la population iranienne.

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Janvier 2007

C’est un retraité d’une entreprise publique qui me conduit au centre ville. Père de cinq enfants (dont quatre mariés), il complète ses revenus en travaillant dans une agence. Il y a quelques mois il a reçu quarante coups de fouet (de câble électrique) pour avoir bu un verre de vodka en regardant une émission télévisée relayée par une antenne parabolique (or l’alcool comme l’antenne parabolique sont interdits); c’est sans doute son concierge qui l’a dénoncé. Il n’a pas pu dormir pendant trois semaines tant la douleur était vive. La situation va-t-elle changer, les choses s’améliorer ? Il a cette belle formule : « Savâr shodand, piâde nemishavand»(« Ils sont montés en voiture, ils n’en descendront pas »). Je le retrouve quelques jours plus tard à la porte d’un emâmzâde (sanctuaire consacré au culte d’un descendant des imams). Il me prend par le bras et m’entraîne à l’intérieur de la cour : un riche habitant offre le repas à ses voisins de quartier. Nous repartons avec chacun une portion de zereshk polo (riz à l’épine-vinette). Pour lui, cela sonne comme une revanche !

Mars 2007

Lui a vécu pendant plusieurs années au Japon, un des rares pays où, après la révolution, les Iraniens pouvaient se rendre sans visa (approvisionnement en pétrole oblige).  Il était ouvrier, logeait sur les chantiers et appréciait les sushi et les makki. À son retour en Iran, en 1994, il a ouvert un magasin de vêtements « disco » dans le bazar de Téhéran. Son magasin qui proposait des vêtements non conformes aux règles islamiques a été fermé par les autorités. Depuis il est taxi et se plaint amèrement de ne pas avoir l’argent nécessaire pour marier ses quatre enfants.

Septembre 2007 (RAMADAN)

« Connaissez-vous quelque chose de plus merveilleux que l’eftâr (le repas qui rompt chaque soir le jeûne du ramadan)? Il y règne une atmosphère tellement chaleureuse. »

Septembre 2006, Janvier 2007,
Septembre 2007, Janvier 2008

Mohsen, taxi d’agence, a plus de 60 ans et deux femmes, l’une, la seconde, avec qui il vit dans un quartier (un ancien village) du nord de Téhéran ; l’autre, la première, réside à l’est de la ville. En tout, il a sept fils, deux de sa première femme, cinq de la seconde, et 16 petits enfants. La bigamie (que ses pairs réprouvent, me confie-t-il amer ; la polygamie a mauvaise presse en Iran) a des contraintes : il [25] fait les courses pour ses deux femmes qui lui font des listes des marchandises à acheter. Pour les vacances, il part avec sa seconde femme ; pendant l’été 2007, il est allé camper avec elle et ses fils sur les bords de la Caspienne ; ils ont fait eux-mêmes la cuisine car ils n’aiment pas celle des gens du nord (avec son riz qui colle, ses brouillades d’aubergines, ses ragoûts de légumes verts) ; Mohsen s’est baigné, mais tout habillé, par crainte du soleil, sur une de ces plages où les baignades des hommes et des femmes sont séparées par un rideau. Il lui est arrivé de traiter ses deux épouses avec plus d’équanimité. Il les a emmenées toutes les deux à Mashhad (où se trouve le sanctuaire de l’imam Rezâ, huitième imam des chiites) ; à l’hôtel, il s’est couché sur le matelas entre les deux. Cependant, ces deux femmes ne lui suffisent apparemment pas : il a conclu, au fil de sa vie, deux siqe (mariages temporaires) pour de courtes périodes (un mois).

Je le revois pendant le mois de moharram (mois de commémoration de la passion de l’imam Hosseyn, troisième imam des chiites), en janvier 2008. Il approuve la campagne menée par les dignitaires religieux contre l’usage, pendant les cérémonies de moharram, de symboles qui n’ont plus grand chose à voir avec la foi religieuse, tels ces ‘alâmat, immenses bannières métalliques, commémorant le martyre de l’imam et des siens mais comportant des représentations de lions, de gazelles, de paons. « Quel rapport entre ces idoles (bot) et le deuil de l’imam ? », me dit-il. Il approuve de la même façon les mesures qui ont été prises depuis une quinzaine d’années pour « rationaliser », pour sunnitiser pourrait-on presque dire, le chiisme (interdiction du qamezani, c’est-à-dire de se meurtrir le crâne avec une épée, des posters représentant les imams suppliciés, etc.). Dans  l’hoseyniye où il se rend avec  sa seconde femme et tous ses fils pour les cérémonies de moharram, « chaque hey’at (association de pénitents) a son étendard, fixé à un manche de deux-trois mètres : cela suffit ! Pas besoin de brandir ces lourds ‘alâmat. On ne sait plus si les jeunes qui les portent veulent prouver leur foi ou leur force ! » De même Mohsen n’apprécie pas Mahmoud-e Karimi, le chantre de cantiques funèbres d’un emâmzâde populaire du nord de la ville. C’est par cars entiers qu’arrivent les jeunes de toute la ville pour écouter cette sorte de DJ islamiste et pour, torse nu, se frapper la poitrine au rythme de ses mélopées.

Janvier 2008

Je relance un autre chauffeur sur Mahmoud-e Karimi. Ca ne l’intéresse vraiment pas. Lui, ce qui l’intéresse, c’est la poésie. La poche du pare-soleil de sa voiture est bourrée de CD de poèmes de Mowlana, [26] de Khayyam, de Chamlou. Il arrête son véhicule pour me les faire écouter.

Étrange pays où il arrive que le professeur fasse le taxi pour compléter ses revenus et que le taxi parle de Wittgenstein ou de poésie !



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 juin 2013 19:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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