Introduction
par Jean-Paul Brodeur
et Dominique Monjardet
Si beaucoup aimeraient être célèbres, peu souhaitent vraiment être connus. Être connu, c'est être prévu, et c'est donc déjà être contrôlé. Les institutions et les groupes - par exemple, les professions - ne souhaitent pas être connus et opposent une résistance à ceux qui veulent en savoir plus sur eux. La force de cette résistance se mesure à la volonté de préserver le mythe qui, pour plusieurs professions, constitue le filtre de leur perception par le public. Plus le mythe est rentable, et plus l'opposition à ce qu'il soit démonté sera systématique, comme nous l'enseignent le droit, la profession médicale ou les « professionnels » de l'information. La police n'est à cet égard pas différente des autres professions ou des autres institutions, si ce n'est que sa mythologie est plus puissante que celle d'aucune autre profession, la militaire exceptée.
Ce qui distingue véritablement la police est que sa résistance à être connue paraît en grande partie légitime et qu'elle est en [10] conséquence protégée par les institutions. La légitimité du secret policier repose en partie sur un principe de mimétisme qui transforme en doublons les parties qui s'opposent dans un conflit. Si le « milieu » est prêt au meurtre pour garder ses secrets, la police qui veut le pénétrer ne saurait elle-même légitimement révéler ses astuces ; les secrets de la police ne sont d'ailleurs pas seulement légitimes, mais ils ont aussi vu leur légitimité sanctionnée par la loi. « Secret défense », « sécurité nationale », « secret de l'enquête » ou « protection des indicateurs », il ne manque pas de dispositions législatives pour protéger la police d'un regard extérieur et pour entretenir son mythe.
- « Secret défense »,
« sécurité nationale »,
« secret de l'enquête »
ou « protection des indicateurs »...
Pourtant, cette résistance s'est considérablement affaissée dans le monde anglo-saxon, où il existe maintenant une littérature de recherche sur la police qui est sans doute plus élaborée que celle qui porte sur aucune autre profession. Les textes réunis dans ce recueil en témoignent. D'où la question : pourquoi un savoir sur la police a-t-il commencé à se constituer dans le monde anglo-saxon - aux États-Unis d'abord, puis au Royaume-Uni - après 1950, la thèse de William A. Westley [1] sur la violence policière étant l'oeuvre pionnière ?
Nous tenterons de donner quelques pistes de réponse à cette question.
La multiplicité des terrains
Le premier contraste entre la police d'Europe continentale - celle de la France étant à cet égard exemplaire - et celle des pays anglo-saxons concerne la multiplicité des forces policières. Les pays d'Europe continentale sont policés par de grands corps nationaux, cette centralisation de la police s'étant produite à des époques diverses (les polices municipales ont été unifiées en 1941 sous le gouvernement de Vichy, pour la France). Même dans les [11] campagnes, cependant, la structure de la police fut, à l'origine, municipale ou vicinale dans les pays anglo-saxons et elle l'est demeurée. On ne saurait exagérer à cet égard le rôle de repoussoir de la France napoléonienne, présentée comme un état policier par la propagande anglaise, quand la police britannique fut créée par Sir Robert Peel en 1829. Les Britanniques ne répugnaient pas à la centralisation de la police dans les terres conquises et l'imposèrent en Irlande [2]. Il leur semblait toutefois qu'elle était inconciliable avec les libertés civiles dans le Royaume-Uni lui-même. Cette croyance dans l'opposition entre l'exercice de la liberté et la centralisation des appareils policiers est demeurée jusqu'à aujourd'hui très vivace dans les pays de droit anglo-saxon, même quand ils sont, comme le Québec, francophones.
On évalue maintenant le nombre des corps policiers américains à quelque 15 000. Ce nombre est en décroissance par rapport au siècle dernier : il existait vers 1930 quelque 1400 corps policiers pour la seule ville de Chicago. La conséquence pratique de cette prolifération pour la recherche sur la police est la multiplication des terrains possibles. S'il est suffisamment obstiné pour frapper à plusieurs portes, un chercheur finira presque toujours par trouver une force policière qui l'accueillera ou des policiers qui lui parleront [3]. Cette ouverture pratique d'un appareil policier complètement décentralisé, sinon éclaté, a joué comme la première des conditions de possibilité de la constitution d'un savoir sur la police. On remarquera a contrario que les grands corps centralisés comme le Federal Bureau of Investigation (FBI) et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ne se sont ouverts aux chercheurs que sous la contrainte légale des commissions d'enquête. On va y revenir.
Tradition intellectuelle
La police moderne, on l'oublie trop souvent, a été inventée en France sous Louis XIV, à la fin du XVIIe siècle. Comme [12] Hélène L'Heuillet (2001) l'a récemment rappelé, il y eut sous l’Ancien régime plusieurs théoriciens de la police, à commencer par Nicolas Delamare, dont le traité fondateur devrait être en partie réédité, avec un commentaire approprié. Pierre Legendre [4] a révélé tout l'intérêt de cette réédition. L'officier de maréchaussée Guillauté est d'un intérêt particulier, car il représente une tradition de policiers qui réfléchissent par écrit à la réforme de la police [5]. Il semble que cette tradition se soit perdue avec la fin de l'Ancien régime, les grands policiers comme Fouché, Vidocq ou Lépine préférant nous livrer leurs mémoires, dont l'authenticité fait question. Cette littérature sans grand intérêt scientifique, qui mêle l'anecdote au règlement de comptes, continue de se reproduire de nos jours.
La tradition théoricienne qui s'est dans une certaine mesure tarie en France a été reprise avec vigueur en Angleterre par les réformateurs de la police, comme P. Colquhoun [6], les frères Fielding et Chadwick [7]. Il s'est donc établi là des passerelles entre la théorie et la pratique de la police, dont la recherche sur la police est en partie issue.
Deux phénomènes méritent à cet égard d'être soulignes :
- L'admission au sein de l'université américaine des grands réformateurs de la police, comme O.W. Wilson, qui était à la fois « doyen émérite » (dean emeritus) de l'École de criminologie de l'Université de Berkeley et « surintendant » de la police de Chicago [8]. D'autres réformateurs, comme August Vollmer [9], publiaient leur traité sur la police avec la préface d'un universitaire prestigieux, comme James Q. Wilson.
- La création de filiations entre des réformateurs policiers et des chercheurs de l'université. Le cas le plus célèbre est celui de la filiation entre Herman Goldstein et Egon Bittner. H. Goldstein fut un cadre de la police de Chicago sous O.W. Wilson. Il est devenu par la suite professeur d'université et il est aujourd'hui l'auteur le plus cité dans les publications sur la police [10]. E. Bittner, qui a désigné H. Goldstein comme son mentor, est un des sociologues de la police les plus influents. Son influence s'est aussi exercée par choc en retour sur H. Goldstein.
[13] Pour l'essentiel, ces phénomènes ont signifié que la recherche pénétrait au sein des institutions policières, le chercheur étant lui-même policier ou le mentor d'un chercheur. On trouve l'équivalent de ce phénomène en Angleterre avec John L Alderson [11]), qui a toutefois payé auprès de ses collègues le prix de son engagement pour les droits de l'homme.
Pouvoir judiciaire
Comment obtient-on accès aux organisations policières quand toutes les portes se sont refermées, quel que soit le nombre de celles où l'on a cogné, et quand on ne bénéficie pas de la sollicitude d'un mentor qui fait lui-même partie d'une force policière ? La réponse à cette question est univoque : dans un contexte anglo-saxon, l'accès à l'institution et à l'information qu'elle renferme est fourni par des commissions d'enquête. La majorité des pays anglo-saxons dispose de lois d'accès à l'information, que des chercheurs ou des journalistes peuvent utiliser pour se procurer des documents confidentiels, qui ne devraient pas l'être. La plupart des documents de la police et des services de renseignement font toutefois partie des exceptions à ces législations. Quand il arrive qu'un tel document soit « déclassifié », il est amputé de tant de passages que sa lecture est presque impossible. Il est donc nécessaire de posséder le pouvoir judiciaire d'une commission d'enquête pour avoir accès à ce type d'information.
Ces commissions d'enquête sont de deux sortes. Certaines sont instituées dans le feu de l'action politique pour enquêter sur un scandale. Au Canada, les commissions Keable [12] et McDonald [13] furent créées pour enquêter sur les services de renseignement ; il en fut ainsi aux États-Unis pour les commissions Pike et Church, instituées pour enquêter sur les abus de pouvoir des services américains de renseignement [14]. Les nombreuses commissions d'enquête sur la corruption policière appartiennent également à cette catégorie [15].
[14] ]D'autres commissions, les plus intéressantes pour notre propos, ont été instituées pour étudier un thème particulier. Ce thème pouvait être très large - le crime et la réaction sociale -, comme ce fut le cas en 1967 pour The President's Commission on Law Enforcement and Administration of Justice [16]. Quel que soit toutefois le type de commissions, celles-ci avaient les pouvoirs d'obtenir l'information relative à leur mandat. Dans le cas des commissions « thématiques », les services policiers ne refusèrent pas leur collaboration. Pour ce qui est des commissions enquêtant sur des scandales, elles durent faire appel aux tribunaux pour remplir adéquatement leur mandat et, la plupart du temps, y parvinrent.
Le rôle joué par ces commissions fut capital. La liste du personnel scientifique de la commission Katzenbach constitue l'annuaire de toute une génération de chercheurs sur la justice pénale et la police. Le directeur de recherche de cette commission fut Alfred Blumstein. On compte parmi ses consultants : Gilbert Geis, Herman Goldstein, Joseph D. Lohman, Albert J. Reiss, Louis Radelet, James F. Short, Jerome H. Skolnick et Denis Szabo. Tous poursuivirent par la suite une importante carrière, qui déborda souvent les études sur la police mais qui y resta fidèle. À l'équipe de ses consultants, la commission Katzenbach ajouta un ensemble de conseillers (advisers) qui comprenait quarante policiers, parmi lesquels se trouvaient au moins cinq chefs de police. La commission commandita également des études de terrain (field surveys), qui furent effectuées par des universités (Michigan State et Berkeley).
D'autres commissions succédèrent à la commission Katzenbach, certaines se reposant surtout sur des ressources de l'institution policière, comme la commission Petersen [17] et d'autres sur des compétences extérieures. La commission sur les désordres civils [18], qui se pencha sur la violente répression des manifestations engendrées par l'opposition à la guerre au Vietnam, et la commission sur les causes et la prévention de la violence [19] furent d'une importance particulière aux États-Unis. La commission Church [20] joua, comme nous l'avons vu, un rôle déterminant [15] pour briser la résistance des services américains de renseignement - FBI et CIA - à un regard extérieur. Au Canada, les commissions Keable (1977-1981) et McDonald (1977-1981) donnèrent une solide impulsion aux études sur les services de renseignement et la police politique. Pour l'essentiel, ces commissions ont joué un rôle irremplaçable dans la genèse de la recherche sur la police. Il est même douteux que celle-ci eût pris un tel essor sans elles.
Organismes donateurs
Il faut enfin mentionner le rôle également considérable joué par les organismes qui accordent des subventions. Leur contribution ne se limite pas à donner des fonds aux chercheurs mais à développer des priorités de recherche décapantes et orientées vers la réforme des services policiers. Le mouvement de la police de communauté (community policing) s'est en grande partie inspiré de la collaboration entre le National Institute of Justice (NIJ) et la John F. Kennedy School of Government de l'université Harvard.
Ces organismes donateurs sont de deux sortes. Certains appartiennent au secteur privé. L'un des plus importants de ceux-ci est la Police Foundation, qui a été créée en 1970 sous l'égide de la fondation Ford. La Police Foundation a été à l'origine de l'expérience sur la patrouille préventive qui s'est poursuivie à Kansas City et qui constitue sans doute l'expérience la plus célèbre sur le policing.
D'autres organismes sont gouvernementaux. Aux États-Unis la Law Enforcement Assistance Administration (LEAA) et, plus tard, le NIJ furent rattachés au ministère américain de la Justice (le NIJ l'est toujours, alors que la LEAA a été abolie). Une recension des différents postes budgétaires du NIJ en dit long sur les priorités de la recherche américaine sur la police et la justice pénale [21]. Au Royaume-Uni, la Home Office Research Unit rattachée au ministère de l'Intérieur a pris avec les années une envergure considérable. Elle est maintenant partie prenante [16] ]dans le développement d'un mode d'intervention policière instrumenté par le savoir (intelligence-led policing).
Ces organismes ne sont certes pas au-dessus de tout reproche : leurs priorités commencent par être alternatives et sont parfois récupérées par le conservatisme de l'institution à mesure que l'organisme grandit. La LEAA a fait à cet égard l'objet de nombreuses critiques. L'évolution présente du NIJ vers le développement de technologies de contrôle et d'intervention en situation d'urgence est préoccupante.
Il n'en reste pas moins que l'alliance entre le pouvoir judiciaire et les subventions gouvernementales et/ou privées s'est révélée décisive pour l'engendrement d'un savoir sur la police, dans toutes ses dimensions. Le pouvoir judiciaire des commissions d'enquête a permis d'avoir accès aux documents et données de première main, sans lesquels il n'est pas de recherche empirique possible. Les subventions des organismes ont permis le traitement adéquat de ce matériau. Le caractère performant de cette alliance peut être démontré a contrario : là où elle n'est pas effective, la recherche sur l'institution policière et sur la justice pénale piétine.
L'automate légal
Qu'y eut-il avant que ne se développe un savoir sur la police informé par les sciences sociales ? On trouve pour l'essentiel un discours sur la police, qui ne s'efforce pas de la connaître mais qui ambitionne de prescrire ce qu'elle doit être. Ce discours a pris trois formes différentes.
La première tient dans les traités théoriques sur la police. Le traité initial fut sans doute, on l'a dit, celui de N. Delamare, publié en France au XVIIe siècle. La difficulté de cet ouvrage est qu'il entend le terme de police dans sa première acception, selon laquelle « police » signifie gouvernement de la cité. Le traité de N. Delamare nous indique donc comment gouverner tout ce qui peut l'être (en particulier toutes les cultures agricoles et leurs marchés). Progressivement, le terme s'est précisé pour désigner [17] l'action d'un groupe d'acteurs particulier. Par définition, les traités ne se sont jamais affranchis de leur perspective normative.
La seconde forme prise par le discours sur la police est fascinée par la police scientifique et, en conséquence, par la figure du « détective ». Jürgen Thorwald [22] a fait l'histoire de toutes les incarnations du détective, qui sont, pour l'essentiel, marquées par les progrès de la police scientifique (le bertillonnage, la médecine judiciaire, l'analyse chimique des indices matériels du crime). Le détective, il faut le souligner, est d'abord un personnage de roman. Nous ne pouvons nous livrer ici à une analyse de la fiction littéraire sur la police. Celle-ci tranche avec la recherche de trois façons. Elle privilégie dans sa genèse au XIXe siècle l'enquête sur toutes les autres activités de la police, alors que la police judiciaire ne constitue qu'une partie limitée de l'activité policière. Ensuite, elle exalte la figure du détective privé au détriment de la balourdise de la police publique, la figure emblématique de cette condescendance étant celle de Sherlock Holmes (l'exception célèbre à cette tradition est celle du commissaire Maigret). Finalement, le roman policier n'a qu'un seul thème : le meurtre et la découverte de qui l'a perpétré. Ce dernier trait a eu une influence capitale sur la perception de la police par le public : le policier est celui qui lutte contre le crime dans ses formes les plus graves. Toute la recherche sur la police s'efforce (en vain) de rompre cette connexion entre le travail de police et la lutte contre la criminalité, à laquelle la police consacre moins du cinquième de son activité.
- Toute la recherche sur la police s'efforce
(en vain) de rompre cette connexion
entre le travail de police et la lutte
contre la criminalité.
Cette connexion a été au vrai raffermie par la composante la plus importante de la littérature normative sur la police. Même s'ils comportent un aspect de prescription très marqué, les travaux réalisés par la profession juridique américaine peuvent être crédités d'avoir donné une première impulsion à la recherche sur la police [23]. Ces travaux [18] sont postérieurs à la thèse initiatrice de W. A. Westley (1950), mais celle-ci ne fut publiée qu'en 1971. Ils suscitèrent donc un intérêt théorique pour la police, qui n'existait pas avant à ce point. Cet intérêt fut d'autant plus grand que ces auteurs parlaient au nom de la puissante communauté juridique américaine, soit The American Bar Association (ABA) et The American Bar Foundation (ABF).
Ces travaux attirèrent donc l'attention sur la nécessité de réfléchir sur la police. Ils comportent néanmoins de profondes limites. La police n'y fut conçue qu'à travers ce qui parvenait de son action aux avocats de la pratique. Or, ce qui leur parvenait provenait essentiellement de leurs clients : ceux-ci se plaignaient d'avoir été l'objet d'abus de procédure de la part de la police. Même lorsqu'ils ne se plaignaient pas, leur avocat était à l'affût de tout ce qui pouvait être présenté devant le tribunal comme un tel abus, afin de les faire acquitter.
Dans cette perspective, le policier en vint à être conçu comme un automate légal, dont le programme devrait être déterminé par les travaux des juristes. La réalité de l'action policière fut complètement éliminée par les juristes. En outre, comme les clients des avocats étaient arrêtés pour des activités criminelles, l'approche juridique eut pour résultat de renforcer, comme nous l'avons signalé, le lien entre l'activité de police et la lutte contre la criminalité.
Néanmoins, le bilan des juristes demeure positif. L'accent qu'ils ont mis sur l'obligation de moyens de la police demeure un acquis indépassable. D'autre part, ce sont des juristes comme J. Skolnick et K. Davis [24] qui devaient faire la découverte fondamentale et régénératrice de la discrétionnarité policière.
Il faut insister sur le fait que la perspective sociologique a commencé à se développer en même temps que les études juridiques triomphaient, et de façon relativement parallèle à celles-ci. La thèse de W.A. Westley, qui inaugure les études sociologiques a été rédigée en 1950, bien qu'elle n'ait été publiée qu'on 1971. Pendant ces vingt années, la perspective juridique qui dominait le champ des études sur la police a progressivement été supplantée par les travaux [19] empiriques issus des sciences humaines, auxquels ce recueil introduit.
Raisons d'un choix
Ainsi donc, ce sont les travaux plus directement inspirés par les sciences sociales (criminologie, sociologie, science politique, gestion) qui constituent l'essentiel du matériel ici présenté. Trois critères ont orienté la sélection opérée.
• Leur place « séminale » dans l'univers intellectuel anglo-saxon. On entend par là qu'il n'a plus été possible, dès lors que cette recherche a été effectuée, d'ignorer ses résultats. Le travail de W.A. Westley a considérablement tardé à être publié et n'a peut-être pas de ce fait bénéficié de toute la reconnaissance méritée. Il n'en reste pas moins le premier travail de terrain systématique sur un service de police, et ses découvertes ont considérablement influencé l'École interactionniste de la déviance. De fait, W.A. Westley a été connu par le truchement d'un de ses compagnons de l'Université de Chicago, H. S. Becker, dans Outsiders. Quinze ans plus tard, après l'expérience de Kansas City menée par la Police Foundation, il n'était plus possible de continuer à raisonner l'activité policière dans la ville comme si les patrouilles préventives, « nez au vent », en étaient nécessairement le mode obligé. Une décennie plus tard, à nouveau, un texte fait date : depuis « Broken Windows », on sait que la relation entre délinquance et sentiment d'insécurité est réciproque. Notons incidemment que la republication de la traduction française de ce texte permettra à nombre de ceux qui le citent sans l'avoir lu d'en prendre connaissance et de vérifier qu'il ne s'agit nullement ni d'un appel frénétique à une répression de tous les instants (sous le slogan « tolérance zéro ») ni d'une version américaine sophistiquée du vieil adage « qui vole un oeuf vole un boeuf », mais bien plutôt d'un avertissement à la police : à ne pas se [20] soucier des incivilités, elle s'expose à de sérieux revers dans la lutte contre la délinquance déclarée.
• Une importance théorique décisive. En avance, empiriquement, sur le vieux continent, les recherches américaines le sont aussi lorsqu'il s'agit de comprendre sociologiquement l'institution policière, c'est-à-dire en identifiant et délimitant sa place et ses fonctions dans les rapports sociaux. C'est ici Egon Bittner qui marque une avancée décisive, dans une élaboration très originale qui emprunte sans doute à la théorie wébérienne de l'État, mais amplement revisitée par l'ethnométhodologie. Il serait cruel de rappeler en parallèle les tentatives qui, à la même époque, essaient par le truchement d'Althusser de remettre à jour les énoncés canoniques d'Engels.
À un niveau intermédiaire, celui de l'intelligence des pratiques policières, la percée théorique est d'une autre nature. Depuis Albert Reiss et Donald Black, par exemple, il n'est plus possible de comprendre l'intervention policière comme pure instrumentalité. Sans doute, la police est sous l'autorité du politique ; sans doute, une culture professionnelle propre informe son action, mais celle-ci n'est jamais réductible à ces seuls principes d'action : elle est toujours interaction avec un public, qu'il s'agisse de public « en général » ou des nombreux publics spécifiques (jeunes, minorités ethniques, étrangers par exemple) eux-mêmes partiellement définis par la nature propre de leurs rapports à la police. C'est ainsi que l'analyse des pratiques policières a vu progressivement son objet s'étendre et se compliquer, en imposant la prise en compte simultanée d'un nombre croissant d'acteurs : autorités directes (politique, hiérarchique), indirecte (justice), clientèles spécifiques (délinquants, jeunes, minorités, etc.) public en général, sans oublier les fractionnements multiples d'un milieu professionnel policier lui-même infiniment plus diversifié qu'il ne se donne à voir. La notion de coproduction rendra compte, par la suite, de ces développements du cadre d'observation et d'analyse. On pourrait souligner de manière analogue [21] l'importance théorique des textes de John Van Maanen, Robert Reiner, Herman Goldstein comme celui de Westley G. Skogan.
• Ont enfin été sélectionnés quelques textes qui ne sont pas nécessairement des coups d'éclat théoriques ou des avancées empiriques majeures, mais qui balisent des sous-champs de recherche restés encore fort peu explorés en France. C'est le cas des indications apportées par les brefs textes de James Q. Wilson, Peter K. Manning et Peter W. Greenwood sur le travail de police judiciaire.
On a enfin conclu cette sélection par deux textes d'une autre veine. Gary T. Marx et Clifford D. Shearing, Philip C. Stenning dont on présente ici des articles majeurs ont ceci de commun que, intéressés tous trois initialement par la seule profession policière, à laquelle ils ont consacré des travaux importants, ils ont très vite élargi leur champ de vision. Il y a sans doute encore beaucoup à faire pour que les appareils policiers soient bien connus et compris mais il est vraisemblable que cette intention même ne peut se réaliser que dans son dépassement : en resituant l'objet policier dans une problématique plus large de la sécurité, à laquelle ces deux textes introduisent.
On n'insistera pas sur l'évidence : les textes ici rassemblés ne sont ni un échantillon représentatif, ni un palmarès de la recherche anglo-saxonne. Ces deux intentions auraient été de quelque façon absurdes, et à tout le moins impertinentes. Mais nous sommes assurés que l'ensemble ici réuni permet à qui en prendra connaissance à la fois d'être au fait des avancées majeures de la recherche et d'être honnêtement outillé pour en suivre par lui-même les développements actuels.
On a conservé aux textes déjà publiés leur présentation originelle dans la rubrique « Fondamentaux de la sécurité » de la revue. Cela ne va pas sans redites. S'agissant d'un document de référence, qui ne sera pas nécessairement lu dans la continuité et d'un seul mouvement, il nous a semblé que cet inconvénient était mince par rapport à l'intérêt de conserver a chacun de ces textes une présentation substantielle *.
[3] La recherche classique de Ker Muir (1977) a porté sur 28 policiers.
[4] LEGENDRE, 1974, p. 265.
[5] GUILLAUTÉ, [1749], 1974.
[6] COLQUHOUN, [1795], 1969.
[7] Voir à cet égard le monumental travail de RADZINOWICZ, 1956.
[13] CANADA, 1981 a, 1981 b.
[15] CITY OF NEW YORK, 1994.
[16] Commission Katzenbach, United States, 1967.
[17] UNITED STATES, 1973.
[18] Commission on Civil Disorders, 1968 ou commission Kerner.
[19] Commission on the Causes and Prevention of Violence, 1969 ou commission Eisenhower.
[20] US CONGRESS - SENATE, 1976.
[23] HALL, 1947, 1953 ; LAFAVE, 1965 ; LAFAVE, RFMINGTON, 1969.
[24] SKOLNICK, 1966 ; DAVIS, 1969.
* Outre les présentations individuelles des textes de ce recueil, qui sont signées du nom d'un auteur, toutes les autres notes d'introduction, de conclusion ou de présentation générale ont été élaborées conjointement par Jean-Paul Brodeur et Dominique Monjardet. L'ordre dans lequel ces deux auteurs signent ces textes suit l'ordre alphabétique et n'est l'indication d'aucune préséance.
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