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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de MM. Gilles Bourque et Jules Duchastel (département de sociologie, UQAM), " Démocratie et communauté politique supranationale * " in revue Cahiers de recherche sociologique, no 28, 1997, pp. 149 à 167. [Numéro intitulé: Feu la société globale] Montréal: Département de sociologie, UQAM. [Autorisation accordée par l'auteur le 26 juin 2003] Texte intégral de l'article Démocratie et communauté politique supranationale (1997)
* Cet article constitue la version complète d'un texte partiellement publié dans une série de trois articles dans Le Devoir, les 24, 25 et 26 octobre 1996. il s'agit d'une intervention publique qui s'inscrit dans le débat actuel sur la démocratie et la question nationale, à la suite du référendum sur la souveraineté du Québec, tenu en octobre 1995.
Dans un texte publié avant le dernier référendum (1), nous évoquions la possibilité de l'émergence d'un processus d'«ethnicisation» des rapports sociaux dressant, les unes contre les autres, les communautés francophone, anglophone et autochtones. Nous devons malheureusement constater que cette dérive appréhendée, cette «irlandisation douce» du Québec, paraît d'ores et déjà faire son uvre. La déclaration tristement célèbre de Jacques Parizeau, la menace partitionniste, l'orthodoxie inconditionnelle de plusieurs souverainistes, les relations tendues avec les peuples autochtones, le plan B, le congédiement de Joan Fraser du journal The Gazette, la cacophonie que provoquent les débats sur la langue commune, voilà autant d'événements qui contribuent au pourrissement de l'espace public. Le milieu intellectuel, quant à lui, confond de plus en plus la polémique avec la démagogie. Quand il s'agit, à tout le moins, de la question du Québec, le discours militant tient lieu d'analyse et la réflexion se bute à la paranoïa. En juin dernier, dans un texte publié dans Le Devoir (2) en réponse à celui de Marc Angenot (3), nous avons souligné qu'au-delà du ton provocateur que notre collègue avait choisi d'adopter, il n'en soulevait pas moins des questions cruciales et complexes qu'il importait de débattre dans un contexte plus serein. Rappelons que Marc Angenot accusait le gouvernement du Québec et les forces souverainistes de remettre en question le principe de la primauté du droit et de préparer ainsi, dans un éventuel Québec souverain, la subordination du judiciaire au législatif. L'auteur ajoutait que la règle référendaire du 50 % plus une voix impliquait la dénégation des droits des minorités et s'inspirait d'une démarche étroitement nationaliste imposant une sorte de dictature de la majorité. La polémique qu'a déclenchée le texte d'Angenot montre bien la complexité des problèmes soulevés et la multiplicité des points de vue. Nous soumettrons d'abord que cette réitération du principe de la primauté du droit et ce rappel incessant des droits des minorités, loin de s'inspirer des idéaux de la démocratie, relève d'une orthodoxie qui s'est imposée au Canada au moment de l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982.
On ne peut que demeurer dubitatif devant cette croisade qui tente de nous convaincre que la primauté du droit serait menacée au Québec et qu'une quasi-dictature de l'Assemblée nationale serait sur le point d'éclore. Tous les observateurs sérieux notent que, dans les démocraties occidentales, la rupture de l'équilibre menace bien plus les institutions de la démocratie représentative que les instances judiciaires. Les assemblées délibérantes sont partout menacées, aussi bien par l'érosion des pouvoirs de l'État-nation que par la tendance à la judiciarisation des rapports sociaux.
L'expérience canadienne a ceci de particulier que ce mouvement de judiciarisation y est renforcé par la constitutionnalisation des droits réalisée au moment du rapatriement de la Constitution. On assiste au Canada à une double dérive de la démocratie représentative. Les institutions législatives sont, d'une part, délestées d'une large partie de leur capacité d'intervention au profit d'un pouvoir réglementaire technobureaucratique négocié de plus en plus avec les groupes corporatifs de la société civile. Elles sont, d'autre part, mises en tutelle par l'inscription d'un ensemble de droits particularistes dans la Loi constitutionnelle de 1982. C'est cette particularité de la tendance à la judiciarisation des rapports sociaux au Canada qu'il faut commencer par comprendre si l'on entend discuter sérieusement de la question de l'équilibre entre le législatif et le Judiciaire.
Penchons-nous d'abord sur la philosophie politique qui, depuis les années soixante, a guidé le processus qui s'est achevé par l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982. Nous ne savons pas si Pierre Elliott Trudeau a lu Freidrich von Hayek et Vilfredo Pareto, mais c'est chez ces auteurs que l'on peut trouver la formulation la plus claire des principes qui ont manifestement guidé les promoteurs du nouveau fédéralisme canadien. Hayek, qui est l'un des principaux inspirateurs du néolibéralisme, a proposé de baliser l'exercice de la démocratie représentative au Parlement par la création d'un Sénat de sages qui définirait un ensemble de règles visant à éviter les débordements de la souveraineté populaire. La démocratie hayékienne est une démocratie, certes libérale, mais résolument élitiste. Cette méfiance d'Hayek à l'endroit de la souveraineté populaire s'est cependant retraduite chez Trudeau dans une perspective qui s'apparente, si elle ne s'en inspire pas directement, à celle de la lutte entre les élites théorisée par Pareto. Les luttes politiques se présentent ainsi, dans la perspective trudeauiste, comme un affrontement entre des élites réactionnaires, nationalistes et démagogues et des élites progressistes, libérales et détentrices de la vérité des principes de la démocratie.
La vocation des élites progressistes consistera à protéger le peuple contre lui-même en instituant un ensemble de règles supra-législatives qui viseront à juguler les débordements des élites réactionnaires si, d'aventure, elles reprenaient le pouvoir. Bien sûr, le projet initial de Pierre Elliott Trudeau a dû être soumis aux aléas des conjonctures et des rapports de force. Il n'en reste pas moins qu'il demeura toujours soumis non seulement à la volonté de contrecarrer le nationalisme québécois et de rapatrier la Constitution, mais encore à la volonté de baliser l'activité législative au Canada.
Une série de choix politiques ont progressivement eu pour effets de fragmenter les identités au Canada et d'assurer la soumission de la démocratie représentative aux instances du tribunal. Il faut noter ici la remarquable cohérence de la démarche constitutionnelle et des politiques du Secrétariat d'État sous le gouvernement Trudeau. Dans les dédales des débats constitutionnels, la Loi sur les langues officielles (1968), qui visait à résoudre la question du Québec en faisant fi de sa revendication à un statut particulier, créa deux groupes d'avants droit au Canada, les Canadiens de langue française et les Canadiens de langue anglaise. Cette reconnaissance de droits d'appartenance culturelle entraîna d'autres revendications qui débouchèrent sur la Loi sur le multiculturalisme canadien (1971). Aux ayants droit linguistiques s'ajoutèrent une multiplicité d'ayants droit culturels et advint ce que l'on conviendra d'appeler une citoyenneté canadienne multiculturelle. En même temps, le Secrétariat d'État élaborait un ensemble de programmes de subventions qui visaient à soutenir financièrement les groupes voués à la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme. Ainsi les minorités francophones au Canada et anglophone au Québec ont-elles pu consolider leur existence, de la même manière qu'un grand nombre de minorités culturelles. Pour contrer les législatures provinciales, durant les négociations qui menèrent au rapatriement de la Constitution, le gouvernement Trudeau s'appuiera par la suite sur les nouveaux mouvements sociaux dont les organisations furent aussi subventionnées par le Secrétariat d'État. Cet appui sera arraché au prix de l'introduction dans la Constitution de droits catégoriels qui consacrent dès lors la fragmentation de la société canadienne en une multiplicité de groupes d'ayants droit sériés sur la base d'une référence biologique ou comportementale : les femmes, les générations, les handicapés, les homosexuels (bien que les droits de ces derniers ne furent pas Inscrits dans la Constitution de 1982). Enfin, d'une façon tout à fait contradictoire, non seulement face au traitement réservé au Québec, mais aussi dans la perspective de la citoyenneté particulariste, la reconnaissance des droits nationaux des peuples autochtones fut introduite dans la Constitution. La citoyenneté canadienne apparaîtra finalement comme une citoyenneté particulariste d'inspiration bio-culturelle, c'est-à-dire comme une citoyenneté conçue sur la base d'un pluralisme ethnique, biologique et culturel. En même temps, déjà délestées d'une bonne part de leur capacité d'intervention au profit d'un pouvoir réglementaire technobureaucratique, les institutions législatives sont mises en tutelle par l'inscription de l'ensemble des droits particularistes dans la Loi constitutionnelle de 1982.
Quelles sont les conséquences d'un tel processus et comment peut-on reposer la question de la légalité dans un tel contexte? Les échecs répétés depuis 1982 ont démontré que toute réforme significative de la Constitution paraît socialement et politiquement bloquée. La constitutionnalisation de la citoyenneté particulariste et la seule reconnaissance de principe de droits nationaux des Autochtones ont dressé, les uns contre les autres, les groupes d'ayants droit et les communautés nationales, de telle sorte que la négativité est alors devenue le principe qui organise la vie politique en ce pays. La formule d'amendement complique ce tableau en imposant des balises politiques quasi insurmontables, comme en témoigne d'ailleurs la timidité des réformes proposées depuis le dernier référendum.
Dans la mouvance de la saga constitutionnelle canadienne, le droit, les droits et le Tribunal ont été dressés à l'encontre des législatures. De plus en plus de questions politiques fondamentales ont été subordonnées à la légalité constitutionnelle. C'est ainsi que la constitutionnalisation des droits a fondé une orthodoxie qui fait du Tribunal le frère ennemi des législatures, et de la majorité, une menace pour les minorités. On a ainsi assisté à une véritable régression des débats démocratiques dans un espace public réduit à l'affrontement des droits particularistes. Faut-il rappeler aux apôtres de la primauté du droit que nous sommes au cur d'une crise profonde du fédéralisme canadien? Une crise qui résulte précisément de cette démarche qui a imposé la légalité du cadre constitutionnel canadien face à des revendications qui questionnaient la légitimité du régime politique de ce pays. Un cadre constitutionnel qui condamne au surplace et qui empêche que ne soient envisagées les solutions même timides qui avaient été évoquées dès les années soixante. Ainsi Lester B. Pearson n'avait-il pas déclaré à la conférence fédérale-provinciale de 1968:
Les propositions du gouvernement fédéral ont pour objet de mettre en branle un processus de révision constitutionnelle propre à donner au Québec les meilleures conditions possible d'épanouissement au Canada, pour sa société, son destin et sa culture. [...] Et qui dit liberté ne dit pas seulement liberté individuelle mais aussi liberté en tant que membres d'une société particulière à l'intérieur d'une collectivité plus importante (4).
Le premier ministre du Canada avait très bien vu que les revendications québécoises posaient d'abord et avant tout le problème de la légitimité de la communauté politique, au Canada comme au Québec. Au contraire, la constitutionnalisation des droits, tout autant d'ailleurs que l'action du Secrétariat d'État, a défini une orthodoxie et transformé l'espace publie de telle sorte que le Tribunal s'impose aux législatures et que la majorité soit conçue comme une entrave à la défense des droits des minorités.
Comme tout discours hégémonique, cette orthodoxie instaure une telle rectitude politique qu'il devient périlleux de la soumettre au débat démocratique. Comment, en effet, pourrait-on s'opposer au primat du droit ? Peut-on être contre le respect des droits des femmes, des handicapés, des francophones, des anglophones, etc. Une armée de censeurs de tous horizons se dressent, en conséquence, pour nous rappeler la nécessité de croire en la vertu. Il en va d'ailleurs de même de cette nouvelle passion pour le local et le régional et son rêve de réinventer un communautarisme de base, Il faut penser petit, local et minoritaire, au risque d'être perçus comme des centralistes, voire comme de vulgaires nationalistes. En bloc et en détail ! Toute tentative de réflexion est finalement réduite à une logique binaire et manichéenne.
La moindre référence à la nécessité d'un horizon commun qui réunirait les citoyens au-delà de la promotion de leurs droits catégoriels respectifs paraît dorénavant classée dans la case du nationalisme ethnique. Les tenants du nouvel individualisme constitutionnalisé deviennent fort prolixes lorsqu'il s'agit de prévenir le bon peuple contre la menace aux libertés que représenterait nécessairement tout discours nationalitaire, parsemant l'argumentaire de quelques références à la philosophie politique qui leur permettent de se porter à la défense des droits des individus, des citoyens et des minorités. Cette démarche unilatérale n'en demeure pas moins spécieuse si ou la rapporte aux fondements de la modernité politique. La formation de l'État moderne, démocratique et libéral s'est inscrite dans un double mouvement qui a consisté à produire certes l'individu, mais aussi la communauté politique. La modernité, et c'est un acquis fondamental, permet le surgissement de l'individu en le délestant en très large partie de ses attaches traditionnelles dans la famille, la communauté villageoise et la corporation. Mais seule une vision tronquée de l'histoire moderne permet d'oublier que cette dernière s'appuie sur l'émergence du citoyen et nécessairement avec lui sur la création de la communauté politique. Il s'agit là d'un double mouvement constitutif et essentiel au fonctionnement de la société démocratique. Il ne saurait exister de pouvoir politique légitime ni d'ailleurs de citoyenneté effective sans qu'apparaisse un référent sociétal commun, une communauté politique qui assure le fonctionnement de la démocratie. Faut-il rappeler ici que c'est la nation, la communauté des citoyens, qui a permis la construction d'un espace public qui s'est par la suite élargi de plus en plus par l'extension du droit de vote et dans lequel on a pu militer pour la reconnaissance des droits des individus et des droits sociaux. Il n'y a pas de citoyenneté sans communauté politique. Voilà d'ailleurs sans doute pourquoi la très vaste majorité des penseurs libéraux des XVIlle et XIXe siècles étaient en même temps des nationalistes. La communauté nationale permet de fonder la délégation du pouvoir dans le cadre des institutions de la démocratie représentative. Elle assure surtout un horizon commun, une communauté d'appartenance qui transcende les milieux locaux et les groupes catégoriels. La modernité politique n'abolit donc pas toute forme de communautarisme. Elle libère l'individu, à n'en pas douter, de la socialité traditionnelle. Cette libération n'est cependant pas création d'un univers de monades, mais bien plutôt la substitution des anciennes dépendances traditionnelles par un nouveau lien social, un lien politique, au sein d'une communauté nationale qui rassemble les individus au-delà de leurs attaches locales et catégorielles.
L'histoire de la modernité nous enseigne donc qu'il n'y a pas de libération de l'individu sans l'existence d'un pouvoir démocratique qui trouve sa légitimité dans l'existence d'une communauté politique. Contrairement à ce que paraissent penser les nouveaux apôtres des droits, la multiplication des minorités constitutionnalisées n'est garante ni de la protection des individus ni non plus de l'approfondissement de la démocratie. Loin de protéger le citoyen, la constitutionnalisation tous azimuts des droits risque de cantonner l'individu dans son groupe d'appartenance catégoriel, culturel ou ethnique. L'espace public se transforme dès lors en une arène néo-corporatiste dominée par les instances judiciaires. On a pu constater mille fois depuis 1982 que la constitutionnalisation des droits particularistes n'aura consisté finalement qu'en l'institutionnalisation de l'idéologie du ressentiment dont nous a pourtant parlé si éloquemment Marc Angenot. Depuis 1982, le Canada tourne sur lui-même, soumis à cette étrange mécanique qui broie les droits des uns dans la promotion lénifiante des droits des autres. Les discussions sur l'équité salariale qui ont donné lieu à une législation de l'Assemblée nationale montrent combien les droits sociaux ont plus à gagner des débats démocratiques que des comparutions devant le Tribunal. Le Canada se meurt de s'être enfermé dans cette pensée binaire qui oppose le citoyen aux gouvernements, l'individu de toutes les catégories à la collectivité, le tribunal à la législature. Cette pensée qui finit par oublier la nécessité de la communauté politique, comme nous avons tenté de le montrer dans L'identité fragmenté (5), n'arrive plus à saisir la société canadienne que comme un amalgame de groupes d'ayants droit aux intérêts infiniment contradictoires.
Voilà pourquoi l'on assiste à une véritable régression des débats démocratiques au Canada. Au dernier référendum, les troupes fédéralistes nous ont débité le discours le plus platement économiste que l'on puisse imaginer. Le Canada devenait une économie. Voilà maintenant qu'il faudrait. s'émerveiller des divers recours auprès de la Cour suprême qui invoquent la légalité contre la consultation populaire (cause Bertrand), voire même contre une démarche référendaire qui violerait les droits de chacun de submerger la population sous la propagande (cause Liebman). Le Canada, dorénavant, serait un Tribunal.
Cette sorte de fixation régressive sur la légalité et sur les droits particularistes tout comme ces admonestations sentencieuses sur le nationalisme ethnique contribuent paradoxalement à l'irlandisation douce du Québec. On nous parle de légalité quand le fédéralisme canadien est plongé dans une crise de légitimité. On se fait preux chevaliers des droits des minorités quand nous sommes face au problème, propre à cette fin de siècle, de la construction de la communauté politique au Québec comme au Canada. Et l'on s'étonne de se retrouver au milieu d'un espace public devenu ubuesque! Les uns jonglent avec un plan A et un plan B à défaut de savoir formuler une stratégie politique et démocratique susceptible de réformer l'État canadien. Les autres défendent une loi linguistique (la loi 86) qui, l'espèrent-ils, ne produira pas ses effets, en même temps qu'ils créent une instance de surveillance qui devrait veiller à son application.
Tout cela devrait durer vaille que vaille jusqu'à la prochaine fois, à moins que dans le camp fédéraliste comme dans le camp souverainiste on accepte enfin de discuter des vraies questions.
L'irlandisation douce du Québec se mesure à la prolifération des démagogues. Devant un tel pourrissement de la situation politique, plutôt que de s'acharner à la promotion unilatérale d'une cause, la responsabilité des intellectuels devrait consister à proposer des pistes de réflexion susceptibles d'ouvrir sur des voies de solution. Nous ne croyons nullement qu'il faille feindre de se tenir au-dessus de la mêlée. Disons-le d'entrée de jeu, nous sommes convaincus qu'il n'y aura jamais de solutions durables à la crise politique actuelle sans que soit reconnue l'existence de la nation québécoise. Il n'en reste pas moins qu'il est urgent de désenclaver un espace public qui paraît de plus en plus divisé en des camps retranchés. Or l'une des premières contributions aux débats publics devrait, nous semble-t-il, consister à relancer une véritable discussion sur la nature même des problèmes québécois et canadiens. Dans une telle perspective, il nous paraît nécessaire de repérer les tendances lourdes de l'histoire canadienne et québécoise et de tenter de comprendre comment celles-ci déterminent la situation actuelle tout en étant retraduites dans le contexte de la fin du XXe siècle. Nous nous pencherons d'abord sur l'expérience canadienne. Au moins trois tendances lourdes de l'histoire politique canadienne ont une importance décisive sur la crise actuelle de légitimité du régime politique canadien. La première relève de la difficulté de construire une communauté politique pancanadienne. La Confédération de 1867 hérite en effet de problèmes non résolus qui résultent de la colonisation européenne en Amérique du Nord et de la Conquête anglaise de 1760. Les questions nationales autochtone et québécoise n'ont pas, à ce jour, trouvé de solutions satisfaisantes. L'histoire de la Confédération canadienne a également été marquée par l'inachèvement de l'État national, qui se traduira par un long processus d'autonomisation du Canada en regard de l'Angleterre lequel se terminera par le rapatriement de la Constitution en 1982. L'achèvement de l'État national à travers un processus légal, mais illégitime (selon un jugement de la Cour suprême (6), pose encore problème. Enfin, les nécessités de la transformation du rôle de l'État, principalement depuis les années quarante, ont toujours exercé des pressions sur la distribution des pouvoirs au sein de la fédération et engendré d'importantes tensions sociales et politiques dans ce qu'on appelait naguère la mosaïque canadienne.
Trois tendances lourdes donc, mais qui prennent une nouvelle dimension dans le contexte de la fin du XXe siècle. Nous assistons actuellement à l'affrontement, hérité et non résolu, de trois nationalismes (canadien, québécois et autochtone) à l'heure de l'érosion de l'État-nation et du passage à l'État néolibéral (ou, si l'on préfère, du démantèlement de l'État-providence). Le passage à l'État-providence, à partir du début des années quarante, avait provoqué deux mutations politiques majeures au Canada: une centralisation des pouvoirs entre les mains du gouvernement fédéral et la naissance d'un nouveau nationalisme civique, fondé sur des institutions nationales, qui s'activa à la promotion d'une citoyenneté universaliste porteuse de progrès social. Tous les citoyens partout au Canada durent dorénavant avoir accès aux mêmes services et jouir des mêmes bénéfices d'un système universel de sécurité sociale. Le gouvernement fédéral devint l'institution centrale et fondamentale de la promotion du progrès social dans un espace national unifié. Mais ce nouveau nationalisme ignora les problèmes nationaux liés à la construction de la communauté politique pancanadienne en profilant l'existence d'une collectivité de citoyens rassemblés d'abord et avant tout dans et par les institutions du gouvernement central.
En conséquence, on assistera à l'affirmation progressive des nationalismes québécois et autochtones, en même temps qu'à l'exacerbation des régionalismes. Les luttes politiques déboucheront par la suite sur cette solution que l'on a voulu trouver dans la Loi constitutionnelle de 1982. Cette loi opère, en effet, l'achèvement de l'État national canadien, mais au prix d'une transformation profonde du nationalisme canadien et d'une nouvelle conception significativement contradictoire de la citoyenneté. S'appuyant sur une philosophie universaliste de la citoyenneté qui proclame, d'une part, les droits politiques et juridiques classiques de la personne (articles 2 à 14) et, d'autre part, les droits à l'égalité des chances d'inspiration providentialiste (article 34, hors Charte), la Loi constitutionnelle n'en introduit pas moins une conception particulariste qui divise la société canadienne en une multiplicité de groupes d'ayants droit : les minorités de langues officielles (articles 16 à 22), les minorités culturelles (article 27), les femmes (article 28) et l'ensemble des minorités «fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe ou les déficiences mentales ou physiques» (article 15). L'inégalité de traitement entre les questions québécoise et autochtones (ces seules communautés sont reconnues à l'article 25) et l'évacuation des revendications régionales ajouteront à la complexité de la situation.
Nous voilà donc devant une sorte de Grande Charte qui marque l'achèvement de la construction de l'État national canadien sans résoudre le problème récurrent de la production de la communauté politique pancanadienne. Il importe ici de bien mesurer l'importance de la Constitution de 1982. Cette dernière propose une conception essentiellement légaliste de la communauté des citoyens, en même temps qu'elle transfert à la Cour suprême une grande partie de la fonction symbolique qu'avaient jusque-là exercée les institutions législatives fédérales dans la production du nationalisme canadien, La collectivité canadienne apparaît dès lors comme une communauté légale partageant une conception à dominante particulariste de la citoyenneté. L'instance symbolique de référence est désormais la Cour suprême. Voilà sans doute pourquoi le nationalisme canadien se complaît dorénavant dans un discours légaliste à dominante négative. Il s'agit bien plus d'empêcher la discrimination et l'atteinte aux droits que de produire positivement le progrès social, comme aux belles heures de l'État-providence,
Ce n'est pas là le moindre des paradoxes. La défense acharnée du fédéralisme et du primat de l'État central débouche sur une constitution qui dessaisit la Chambre des communes d'une grande partie de sa fonction symbolique dans la représentation de l'espace national et qui enferme cette dernière dans des règles d'amendement qui bloquent toute réforme. N'y aurait-il pas là un indice de la nécessité, pour que notre tableau soit complet, de tenir compte de la troisième tendance lourde que nous avons relevée au point de départ, soit l'importance des tensions liées aux transformations du rôle de l'État.
Il existe une remarquable homologie entre, d'une part, les transformations du rôle de l'État et, d'autre part, les mutations du nationalisme canadien et de la conception de la citoyenneté. Si le nationalisme civique d'inspiration providentialiste s'est appuyé sur l'affirmation des pouvoirs des institutions législatives fédérales, le nouveau nationalisme centré sur une conception particulariste de la citoyenneté paraît participer, à tout le moins en favorisant ce passage du législatif au judiciaire, à un mouvement plus général d'affaiblissement du poids de ces mêmes institutions au sein de la société canadienne. On assiste, en effet, depuis les années quatre-vingt, à un démantèlement de l'État-providence dans un contexte mondial qui favorise l'érosion de l'État national. Depuis la commission MacDonald et le gouvernement Mulroney, les pouvoirs politiques canadiens ont procédé à une transformation profonde du rôle de l'État (soumission au libre-échange, abandon de la régulation keynésienne, remise en question de l'universalité des politiques sociales). Or cette réintroduction du primat du marché et de la sphère privée peut en même temps être saisie comme une régression du rôle et de la place des institutions de la démocratie représentative au sein de la société canadienne.
Voilà donc, en 1982, une réforme constitutionnelle qui parachève l'État national canadien sans résoudre le problème de la construction de la communauté politique à l'heure de l'érosion des pouvoirs de l'État national. La Loi constitutionnelle de 1982, on l'a assez dit, ouvre une nouvelle ère de l'histoire qui ne paraît triomphante qu'aux yeux de ceux et de celles qui s'en font les défenseurs aveugles. Elle sonne, en effet, la charge du passage à l'État néolibéral au sein d'une société fragmentée. Cette société tente désespérément de s'organiser sur la base de ces règles négatives que sont le primat du droit et l'autorégulation du marché. Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce que cette montée du particularisme, dans un contexte où le problème de la construction de la communauté politique au Canada n'a pas été résolu, plonge le régime fédéral canadien dans une crise profonde de légitimité.
Le Québec contemporain est lui aussi profondément marqué par les tendances lourdes de l'histoire canadienne que nous venons de signaler. Il subit, bien sûr, les effets du processus d'achèvement de l'État national canadien et demeure intimement concerné par le problème récurrent de la construction d'une communauté politique pancanadienne. Nous voudrions cependant dépasser le rappel de cette évidence en insistant sur le fait que ce problème n'est pas «extérieur» au Québec, comme s'il n'y avait qu'un simple affrontement entre la nation québécoise et le reste du Canada. Il s'agit, tout au contraire, d'une question «intérieure», car la construction d'une communauté politique québécoise paraît tout aussi précaire. La difficulté de former une culture politique francophone commune au Québec ne se donne, somme toute, que comme la contrepartie de cette impasse qui a toujours bloqué l'affirmation pleine et entière d'une véritable collectivité politique pancanadienne. Tout comme l'histoire canadienne, enfin, celle du Québec est profondément marquée par la question des transformations du rôle de l'État et, depuis les années quatre-vingt, par l'érosion des pouvoirs de l'État-nation. Double réalité dont les souverainistes ne paraissent pas mesurer encore pleinement les conséquences.
Comme le nationalisme civique canadien à partir des années quarante, l'émergence du nationalisme québécois est intimement liée à l'affirmation de l'État-providence durant la Révolution tranquille. Alors que le duplessisme s'appuyait sur le vieux nationalisme canadienfrançais pour faire obstacle au passage à l'État-providence, c'est de plain-pied dans le providentialisme que se définit la «québécitude». L'importance accordée à l'État dans la production et la libération de l'espace Québec aurait été impensable en dehors du nouveau rôle confié à la sphère publique dans l'organisation des rapports sociaux. C'est ainsi que le nouveau discours québécois des années soixante est fortement teinté du progressisme caractéristique de l'État-providence. Une analyse attentive parviendrait sans doute à montrer que bien des aspects du discours politique alors dominant étaient des retraductions nationalistes du projet émancipateur typique de l'État-providence, axé sur la promotion du progrès social et de la justice sociale.
Ce nationalisme implique la construction d'une nouvelle communauté politique. Seules la mauvaise foi ou la confusion peuvent conduire à la conclusion qu'il s'agirait là d'une simple modernisation du vieil ethnicisme canadien-français. Ce nationalisme conservait certes son caractère culturel puisqu'il s'agissait de défendre et de promouvoir une culture minoritaire au sein d'un État démocratique, mais il impliquait la construction d'une culture politique commune dans l'espace Québec. Et la défense de cette culture exigeait l'intervention politique, comme on l'a fait d'ailleurs aussi bien au fédéral qu'au provincial, dans le contexte nord-américain. La différence entre le fédéral et le provincial consista, dans le premier cas, à poser que cette culture ne constituait qu'un attribut de la personne dans l'ensemble canadien et, dans le second, à considérer qu'elle ne saurait exister et se reproduire sans qu'elle soit reconnue comme une culture politique dans l'espace Québec. Or, à ce dernier titre, le nationalisme québécois apparaît comme un nationalisme civique de la même manière que le nationalisme canadien. La seule chose qui les oppose est l'existence d'un conflit d'intégration de la citoyenneté sur une base nationale.
Cette première époque du nationalisme québécois se termine par l'échec du référendum de 1980 et, en 1981, par la réélection du Parti québécois, deuxième mandat qui marque l'arrêt du développement de l'État-providence au Québec. Il existe, en effet, une différence qualitative importante entre le premier et le deuxième mandat du Parti québécois. Alors que le premier s'inscrivait très clairement dans la mouvance du développement de l'État-providence (assurance automobile, loi anti-scab, loi sur le zonage agricole, promotion des droits des consommateurs), le deuxième, même s'il ne rompt pas explicitement avec la problématique providentialiste, marque un très net temps d'arrêt, qui allait devenir définitif. En somme, ce deuxième mandat annonçait le grand tournant du souverainisme québécois, sur lequel nous insisterons davantage.
Le tournant décisif survient au moment où les principaux ténors du Parti québécois, et principalement Jacques Parizeau et Bernard Landry, se convertissent à la promotion du libre-échange. Ce grand tournant impliquait que les souverainistes prennent eux-mêmes part au démantèlement de l'État-providence et à l'érosion des pouvoirs de l'État-nation. Et c'est bien ce que la suite de l'histoire continue de nous démontrer. Résolument mis en branle par le gouvernement de Robert Bourassa à partir de 1985, le mouvement de sortie de l'État-providence est d'ores et déjà devenu, avec le gouvernement Bouchard, celui de l'entrée dans l'État néolibéral. Dans le meilleur des cas, on pourrait parler d'une vole québécoise d'affirmation de l'État néolibéral qui consiste à s'appuyer sur l'idée de la solidarité nationale pour repenser le rapport entre l'État et la société sur la base d'un modèle néo-corporatiste, comme en témoigne la lubie des sommets et du partenariat.
Il découle deux conséquences majeures de ce grand tournant favorable au libre-échange. La première se traduit dans la nécessité du maintien d'institutions politiques communes Québec-Canada pour administrer les tenants et aboutissants du libre-échange, même si la souveraineté devait se réaliser. Au-delà de la petite histoire du dernier référendum, la proposition d'une union Québec-Canada se comprend nécessairement en fonction de ce tournant. Le démérite des souverainistes n'est pas de l'avoir machiavéliquement présentée pour gagner des votes, comme l'ont soutenu les fédéralistes, mais de s'être contentés d'un projet d'inspiration essentiellement technobureaucratique. On peut parler ici d'un blocage idéologique qui, sous prétexte de préserver le projet d'une souveraineté formelle (et donc des rapports d'État à État), a privilégié une conception petitement démocratique des institutions de gestion du libre-échange canadien.
La deuxième conséquence est liée au fait que, en dehors de la coloration nationale que nous avons évoquée, ce tournant empêche les souverainistes de proposer un projet social émancipateur et rassembleur susceptible de favoriser l'adhésion d'un nombre significatif d'allophones, d'anglophones et d'autochtones. Seule une solution de rechange au néolibéralisme permettrait de transcender l'attachement spontané et légitime de ces derniers pour le Canada. Nous ne prétendons pas qu'un tel projet garantirait ce ralliement. Nous soutenons cependant que son absence l'empêche presque nécessairement.
Il ressort de notre survol des expériences canadienne et québécoise les deux constats brutaux et incontournables suivants. Le Canada, qui est dorénavant plongé dans une crise de légitimité dont on ne peut prévoir l'issue ni à court ni à moyen terme, s'est transformé en une communauté légale qui empêche la construction d'une véritable communauté politique pancanadienne. Le Québec demeure une société pluriculturelle et multinationale au sein de laquelle une culture politique francophone commune n'arrive pas à s'affirmer. Dans le contexte actuel, on peut soutenir que même l'avènement d'un « grand soir » de la souveraineté ne suffirait pas à fonder la légitimité essentielle à l'affirmation d'une communauté politique québécoise capable d'assurer pleinement l'adhésion de toutes les composantes de la société.
Peut-on sortir d'un tel cul-de-sac en faisant preuve d'imagination politique Nous soutiendrons que s'impose un compromis qui devrait d'ailleurs être proposé par les souverainistes eux-mêmes. À moins, bien sûr, que des fixations jacobines ne condamnent à courir le risque que l'irlandisation douce du Québec ne se transforme en une tout autre chose que, pour notre part, nous préférons ne pas envisager.
Il n'y aura pas de solution à la crise politique actuelle tant et aussi longtemps que l'on refusera de se pencher sérieusement sur les conditions d'existence actuelles de la communauté politique au Québec, au Canada, comme partout ailleurs dans le monde. Nous avons déjà insisté sur le double mouvement de la modernité qui, tout à la fois, libère les individus de leurs dépendances traditionnelles et les rassemble en une communauté politique, la nation, au sein de laquelle ils se reconnaissent comme des sujets de droit dans l'État démocratique. L'histoire de la modernité politique a par la suite permis un élargissement de la citoyenneté qui a consisté en l'extension des droits individuels et sociaux liée à l'approfondissement de la participation à la communauté politique dans le cadre de l'État-nation. Or c'est ce double mouvement de libération des individus et de leur rassemblement en une communauté politique, propre à la modernité, ou peut-être, devrions-nous écrire, à la démocratie libérale elle-même, qui paraît actuellement menacé. Le développement du particularisme qui donne lieu à des revendications d'ordre culturel (multiculturalisme) et catégoriel (droits à l'égalité des groupes sociaux) ainsi que la tendance au localisme et au régionalisme précarisent de l'intérieur les communautés politiques nationales. De même, dans le processus d'érosion de l'État-nation, une grande partie des pouvoirs démocratiques liés à la régulation du marché (le système financier international) et au contrôle de la technique (Internet), échappe dorénavant aux communautés politiques formées dans l'État national. À ce titre, les expériences canadienne et québécoise sont certes particulières, mais on ne saurait les poser comme s'il s'agissait de cas d'exception. Nous croyons, au contraire, que l'une des façons de résoudre la crise actuelle consiste à penser la particularité de leur histoire dans leurs rapports avec les urgences actuelles de la démocratie à l'échelle planétaire.
Si l'on compare les histoires canadienne et québécoise, on fait face à ce paradoxe certes hérité, mais en même temps construit dans la mouvance de cette fin de siècle. Au Canada, sur fond d'impossibilité de résoudre le problème de la construction d'une véritable communauté politique pancanadienne, s'est affirmée, à partir de 1982, une communauté légale, formée dans le processus de constitutionnalisation d'une citoyenneté d'ayants droit. Cette citoyenneté, d'inspiration néo-individualiste, définit d'abord et avant tout l'individu sur la base de son groupe d'appartenance (minorité de langue officielle, communauté culturelle, sexe, génération, handicap, etc.). De même, depuis les années soixante au Québec, on assiste à la tentative infructueuse de produire une communauté politique québécoise qui serait fondée sur la reconnaissance et la légitimité d'une culture francophone commune. Cette tentative se heurte tout aussi bien au néo-individualisme des droits pancanadien qu'à la complexité même d'une société québécoise pluriculturelle et multinationale. On assiste, somme toute, à un conflit d'intégration de la citoyenneté au sein de sociétés complexes, intégration pensée sur une base nationale, canadienne ou québécoise, au moment de la crise de l'État-nation.
Le défi actuel consiste à créer des institutions politiques véritablement démocratiques qui permettent aux citoyens, où qu'ils soient, d'avoir prise aussi bien sur la régulation du marché mondial que sur les affaires dites intérieures de l'État national. Il importe dorénavant de repenser l'exercice de la démocratie dans le cadre d'institutions qui dépassent les communautés politiques nationales. À défaut de telles institutions, les rapports politiques nationaux n'auront d'autres horizons que de s'ajuster localement à une mouvance définie au-dessus d'elles, dans des appareils technobureaucratiques voués à la reconduction du primat du marché mondial.
On ne peut cependant penser de telles institutions démocratiques, même en cette fin de XXe siècle, sans référence à une communauté politique qui assure la légitimité de la discussion du pouvoir à un niveau supranational. L'idée d'une communauté politique mondiale paraît à ce titre une utopie contre-productive. L'histoire s'est en effet toujours construite, à petits pas, sur la base du déjà là. Voilà pourquoi la communauté européenne demeure, dans ce domaine, l'expérience la plus avancée. Malgré ses ratés et sa timidité sur le plan de la réalisation de la démocratie, un processus de construction d'une communauté politique supranationale est actuellement en cours en Europe. Mais cette communauté, il faut le souligner, ne se forme pas à partir de la négation ou de la disparition des nations. Elle permet de réinventer la communauté politique sur une base plus large et de repenser l'exercice de la démocratie dans des institutions supranationales toujours fondées sur la reproduction d'unités de base qui demeurent nationales.
L'affaiblissement de l'État national ne peut cependant pas être considéré comme un simple problème «extérieur» concomitant de l'érosion des pouvoirs économiques de l'État-nation face à un marché mondial qui s'est autonomisé. Il se manifeste aussi dans la redéfinition des rapports régionaux et nationaux à l'intérieur de chaque État, comme en témoignent, bien sûr, les relations entre le Québec et le Canada, mais aussi les relations entre l'Écosse et l'Angleterre, entre la Catalogne et l'Espagne. Or certains de ces pays pourraient être des laboratoires où se construiraient des communautés post ou supranationales, à l'intérieur de l'État démocratique, comme l'Union européenne constitue un exemple de la définition d'une communauté politique sur la base d'une pluralité d'États-nations.
Une telle avenue nous permettrait à tout le moins de sortir du climat de négativité qui empoisonne les rapports politiques au Canada comme au Québec. Le Canada s'y reconnaîtrait enfin pour ce qu'il est, c'est-à-dire comme un État multinational. Plutôt que de s'acharner à nier l'évidence, le contre-projet de construire une communauté politique pancanadienne pourrait dorénavant s'engager dans cette voie positive, essentielle au développement de la démocratie en cette fin de siècle, qui consiste en la production de communautés politiques supranationales. De même, les souverainistes au Québec seraient amenés à comprendre une fois pour toutes que l'affirmation d'une culture politique commune est impossible dans l'ignorance du pluralisme de la société québécoise. Ils prendraient acte en même temps des pleines conséquences du tournant libre-échangiste auxquelles ils ont fortement contribué au Canada durant les années quatre-vingt. La participation au libre-échange canadien devrait mener à la mise en place d'institutions démocratiques communes et, en toute logique, à la reconnaissance d'une communauté politique pancanadienne supranationale.
Bien que le saut qualitatif soit important pour le souverainisme jacobin, il faut reconnaître que la proposition d'une union Québec-Canada, au dernier référendum, peut très bien s'inscrire dans la perspective de la transformation du Canada en une union confédérale. Nous croyons cependant qu'au nom de la démocratie de telles institutions devraient, d'abord et avant tout, impliquer un Parlement commun élu au suffrage universel et doté des pleins pouvoirs d'initiative conférés aux assemblées législatives dans l'État démocratique. Il en découlerait nécessairement la reconnaissance d'une citoyenneté (ou d'une double citoyenneté) et d'une communauté politique supranationale canadienne. Il s'agirait là, croyons-nous, d'une bien meilleure façon de promouvoir le développement d'une culture politique francophone commune au Québec, puisqu'une telle transformation du projet souverainiste ne heurterait plus de plein fouet tous ceux et celles qui, légitimement, demeurent attachés au Canada.
Gilles BOURQUE et Jules DUCHASTEL Département de sociologie Université du Québec à Montréal (UQAM)
Ce texte tente d'expliquer pourquoi on assiste actuellement à un pourrissement de l'espace public et à une « ethnicisation » des rapports sociaux au Québec. L'évocation de la primauté du droit et l'affirmation des droits des minorités s'inscrivent dans le mouvement de judiciarisation des rapports sociaux et de constitutionnalisation des droits, mouvement propre à la situation du Canada après 1982. Ainsi, une série de choix politiques effectués au Canada ont eu pour effets de fragmenter les identités et de soumettre les instances législatives au tribunal. On assiste dès lors à la naissance d'une citoyenneté particulariste d'inspiration bio-culturelle et à une régression des débats démocratiques dans un espace qui n'est plus qu'un lieu d'affrontement des droits particularistes. Après avoir montré comment cette situation esquive la question, fondamentale en démocratie, de la communauté politique, les auteurs analysent les situations canadienne et québécoise. Le Canada, transformé en une communauté juridique, se voit empêché de construire une véritable communauté politique pancanadienne, alors que le Québec arrive difficilement à faire s'épanouir une culture politique francophone commune au sein d'une société désormais pluriculturelle et multinationale. Les auteurs proposent, face à l'urgence actuelle de la démocratie à l'échelle planétaire, de réinventer la communauté politique sur une base plus large et de repenser l'exercice de la démocratie dans des institutions supranationales fondées sur la pérennité d'unités de base nationales.
This paper attempts to explain why we are presently witnessing the decay of the public space and the "ethnicization" of social relations in Quebec. The appeal to the right of law and minority rights are inscribed in a trend toward the judicialization of social relations and the con stitutional ization of rights, a trend specific to the post-1982 Canadian context. In this regard, a series of political choices made in Canada have led to the fragmentation of identities and the submission of legislative bodies to the courts. With this, we have begun to witness the birth of a particularist, blocultural type of citizenship and a regression of democratic debate within a space that is no more than a site for the confrontation of particularist rights. After having shown how this situation skirts the fundamental democratic issue of a political community, the authors examine the Canadian and Quebec situations. Transformed into a judicial community, Canada is inhibited from constructino, a true pan-Canadian political community, while Quebec is experiencing difficulty in giving life to a viable, shared Francophone political culture within a society which has become pluricultural and multinational. In licht of this current global crisis of democracy, the authors propose the reinvention of the political community on a broader basis and a rethinking of the exercise of democracy within supranational institutions predicated on the durability of individual national units.
Este texto intenta explicar por qué nos encontramos confrontados actualmente a un deterioro del espacio público y a una «etnicización» de las realciones sociales en el Quebec. La evocación de la primacía del derecho y la afirmación de los derechos de las minorías se inscriben en el movimiento de judicialización de las relaciones sociales y de constitucionalización de los derechos, movimiento propio a la situación de Canadá luego de 1982. Una serie de decisiones políticas efectuadas en Canadá han producido una fragmentación de las identidades y han sometido las instancias legislativas al tribunal. Nos encontramos a partir de allí frente al nacimiento de una ciudadanía particularista de inspiración blocultural y a una regresión de los debates democráticos en un espacio que no es mas que un lugar de confrontación de los derechos particularistas. Luego de haber mostrado cómo esta situación elude la cuestión, fundamental en democracia, de la comunidad política, los autores analizan la situación canadiense y quebequense. Canadá, transformado en una comunidad jurídica, es incapaz de construir una verdadera comunidad política pan-canadiense, mientras que el Quebec desarrolla dificultosamente una cultura política francófona común en una sociedad pluricultural et multinacional. Los autores proponen, frente a la urgencia actual de la democracia en el mundo, reinventar là comunidad política sobre una base más amplia y pensar el ejercicio de la democracia dentro de las instituciones supranacionales fundadas en la continuidad de las unidades nacionales.
1. Gilles Bourque et Jules Duchastel, « Pour une identité canadienne post-nationale, la souveraineté partagée et la pluralité des cultures politiques », Cahiers de recherche sociologique, no 25, 1995, pp. 17-57. 2. Gilles Bourque et Jules Duchastel, « De la légalité à la légitimité », Le Devoir, 27 juin 1996, p. A9. 3. M. Angenot, « Démocratie à la québécoise ». Le Devoir, 13 juin 1996, p. A9. 4. Allocution d'ouverture du premier ministre Lester B. Pearson à la conférence fédérale-provinciale, prononcée le 5 février 1968. 5. Gilles Bourque et Jules Duchastel, L'identité fragmentée, Montréal, Fidès, 1996. 6 Voir à ce propos l'analyse de l'Avis de la Cour suprême du 28 septembre 1981 sur le rapatriement de la Constitution par Gil Rémillard (Le fédéralisme canadien, tome II: Le rapatriement de Ici Constitution, Montréal, Québec/Amérique, 1985).
Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 01 janvier 2004 11:51 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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