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Le contrôle social en pièces détachées.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1984.
Première partie
PROBLÉMATIQUES
“Représentation idéologique
et contrôle social.”
Par Josiane Boulad-Ayoub
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal
- "Comment nous y prendrons-nous pour faire croire un beau mensonge tout d'abord aux magistrats eux-mêmes, et, si nous ne le pouvons, aux autres citoyens ? Quel mensonge ? demanda-t-il. Ne t'attends pas à quelque chose de nouveau, répondis-je ; c'est une histoire phénicienne, qui s'est passée déjà en beaucoup d'endroits, comme l'ont dit et l'ont fait croire les poètes, mais qui n'est pas arrivée de nos jours, qui peut-être n'arrivera jamais, et qui est bien difficile à persuader..."
Si j'ai choisi d'ouvrir mon texte avec la référence à Platon, c'est que révocation du "beau mensonge" platonicien m'a semblé un moyen économique de souligner d'emblée, eu égard au thème du colloque, trois choses qui sont enveloppées dans la citation que je viens de rappeler.
D'abord, point que je me contenterai de saluer sans m'y attarder : une jonction : la philosophie politique rencontre depuis longtemps (25 siècles déjà !), et pour cause, ce concept de contrôle social ; il constitue, ensuite, avec ceux de fonctions, décisions et actions, l'un des quatre points cardinaux d'orientation de l'analyse sociologique, à en croire Alain Touraine. Enfin, je voulais attirer l'attention à l'égard des deux points suivants sur lesquels je compte revenir pour les développer :
- a) les recours, sur le plan théorique ou sur le plan analytique, à la notion de contrôle social, entraînent des procédures méthodologiques spécifiques et impliquent des postulats conceptuels relatifs à l'ordre du discours, c'est-à-dire à son organisation, de même qu'à la représentation de la cité privilégiée par le théoricien de la société. Ce sont ces postulats que j'essaierai de dégager, dans un moment.
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- b) la stratégie discursive platonicienne (le “beau mensonge", et “la pieuse ruse" comme l'ajoute le Cimetière marin) signale l'aspect particulier sous lequel la philosophie politique, et notamment l'un de ses versants contemporains, la théorie générale de l'idéologie, aborde la question du contrôle social de même que la question qui l'inclut, celle des rapports sociaux entendus comme rapports de classe. C'est cet aspect particulier, l'activité de représentation idéologique, son action, son efficace sur le réel social, que j'aimerais commenter.
Donc, à l'occasion de la rencontre entre certaines thèses de la philosophie politique et certaines thèses de la sociologie/anthropologie au sujet du contrôle social, j'ai choisi, à partir de la perspective de ma discipline, de présenter à la discussion trois remarques relatives aux déterminants (déterminations) idéologiques du discours sociologique sur les contrôles. On voudra bien m'accorder que j'entends, par définition, idéologique dans un sens positif -du moins neutre- et que j'appelle détermination idéologique une détermination polémique-politique (agonique, comme je l'ai appelée ailleurs) ; deuxièmement, j'avancerai quelques propositions sur les fonctions/effets de signification (politique) de la représentation idéologique, c'est-à-dire du travail idéologique proprement dit, sur le discours social dans son ensemble (discours agi autant que parlé). Je crois voir en rapport avec le thème du contrôle social trois principales fonctions/effets à l'œuvre : la fonction d'organisation/intégration discursive, la fonction référentielle, la fonction dynamique de transformation discursive.
Déterminations idéologiques
du discours sociologique des contrôles
À un premier niveau, appelons-le symbolique, on peut remarquer que le discours critique du sociologue contemporain, celui qui entend la société comme système de rapports sociaux, celle-ci ayant par elle-même la capacité de se produire, de s'adapter et de se reproduire, se construit contre deux types d'images ou de représentations de la société. Si ces images s'imposaient, elles freineraient le développement de la sociologie “éclairée" ou du moins feraient régresser le discours de votre discipline à un état pré-sociologique.
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Le premier type se déploie sur un plan ontologique : dichotomique ou transcendantaliste, il s'alimente à la représentation canonique du dualisme âme-corps qui s'accompagne immédiatement de la hiérarchisation de ces deux substances. Ce type d'image suppose l'existence d'un ordre méta-social, "naturel", essentiel/principiel, ou axiologique lequel garantit, produit ou en tous cas explique la nature et le fonctionnement de la société. Dans cette conception, la société est représentée comme un vaisseau dont le pilote maintient l'équilibre et la continuité de la course grâce à divers mécanismes de contrôle social, à la fois intégrateurs et répressifs. À la limite, l'analyse sociologique orientée par un tel type d'image de la société aboutit à la réduction de la société toute entière à un appareil de domination. Pour le travail scientifique du sociologue, le danger est évidemment de négliger l'appui des faits et de l'expérience pour le postulat de l'unité d'un consensus social maintenu par le contrôle social et la socialisation. Or, vous le savez, l'existence même des conflits et des mouvements sociaux démentit facilement ces a priori fantasmatiques.
Les racines du deuxième type de représentations plongent jusqu'au socle épistémologique des commencements de l'époque moderne et industrialisée, c'est-à-dire jusqu'au XVIIe siècle. Cette image rétrograde de la société qui perdure jusqu'à nos jours se forme, en partie au moyen du modèle mécaniste, en partie au moyen de la théorie du sujet, inaugurée par les philosophes classiques, Descartes, Locke, Leibniz. Agissant de manière contre-productive sur la représentation du réel social, ce type d'image fait bon marché, tout à la fois, de la complexité des rapports sociaux comme du développement des schèmes gnoséologiques récents pour rendre compte de cette complexité, tel par exemple le modèle informationnel. Ce type d'image, d'un côté, identifie les systèmes sociaux aux systèmes mécanistes régis par un strict déterminisme à la causalité linéaire ; il ne parvient, par conséquent, ni à rendre intelligible les capacités du système social à élaborer ses propres orientations et les catégories de ses pratiques, ni à penser les problèmes afférents aux changements sociaux et à la transformation sociétale. D'un autre côté, ce type d'image continue à identifier la société à un acteur, que ce soit l'ensemble de ses valeurs, de sa culture, de l'esprit du temps ou de l'État, acteur qui gère seul ses diverses activités et les conditions de sa survie comme acteur. Critiquant le parti pris pré-dialectique et pré-systémique des discours déterminés par ce type d'images anciennes, Touraine rappelle à ce [12] propos combien l'analyse de Marx portant sur le "fétichisme" est précieuse pour se garder de cette erreur qui conduirait le sociologue à placer au-dessus des rapports sociaux l'unité de l'intention d'un sujet ou celle d'une loi.
À un deuxième niveau de détermination, celui des orientations fondamentales et des thèmes théoriques, le discours sociologique voudra se situer ou bien sous l'horizon de l'ordre ou bien sous l'horizon du mouvement. Or une sociologie de l'ordre privilégiera soit l'étude des relations de la société avec son environnement soit l'étude des rapports sociaux internes. Dans ce dernier cas, le discours sociologique aura tendance à interpréter cet ordre social comme l'œuvre d'une domination exercée par certains et imposée à tous ; on verra, de même, l'analyse insister de préférence sur les systèmes de contrôles, s'occuper de repérer et de démonter les types divers d'appareils, de répression et d'intégration sociale et culturelle qui fonctionnent au service de pouvoirs conflictuels. Ce type de détermination, qui se déploie au niveau de l'orientation, inclinera la sociologie des contrôles à s'intéresser surtout aux forces cachées de la société ainsi qu'à porter les armes de sa critique sur le discours que la société tient sur elle-même, sur sa logique d'ensemble ou sa rationalité. Pour localiser politiquement les thèmes sur lesquels travaille la sociologie des contrôles, on peut observer que, de manière générale, ces thèmes correspondent aux préoccupations des classes sociales dominées ou populaires. Ainsi le discours de la sociologie des contrôles s'attachera principalement à mettre en lumière un thème fondamental, que Touraine appelle l'aliénation, c'est-à-dire la contradiction entre les conduites de l'acteur dominé qui correspondent à sa situation et celles qui lui sont imposées par les institutions et la socialisation au service de l'ordre dominant.
Enfin, à un troisième niveau de déterminations, celui des prises de position dans le champ théorico-institutionnel, on remarquera que la sociologie des contrôles s'avance, par rapport à la sociologie classique, comme un discours critique, par rapport aux autres courants de la pensée sociologique contemporaine, comme un discours davantage politique, ou engagé politiquement parlant. Elle se propose de travailler à faire apparaître dans l'ordre social, l'économie et la dynamique de toutes les matérialités discursives ou concrètes qui sont au service de la classe dominante ou dirigeante. Aux théories de l'interaction des acteurs sociaux ou à celles du [13] fonctionnalisme s'oppose la sociologie des contrôles sociaux, celle qui dénonce dans les catégories du discours et de la pratique sociale le maintien des inégalités et des privilèges ; celle qui dégage les formes diverses de la domination et de l'hégémonie de classes sociales sur d'autres ; celle qui s'allie avec la sociologie actionnaliste pour mettre en évidence les stratégies de la classe dominante pour légitimer cette domination et cette hégémonie. Bas les masques, tel est en définitive la poursuite théorique, le mot d'ordre et de ralliement de la sociologie des contrôles, revenant comme le leitmotiv puissant de son discours et de sa leçon.
Efficace de la représentation idéologique
sur le discours social
- Définitions préliminaires
Avançons d'emblée les six propositions suivantes que je développerai inégalement, dans un second moment, pour montrer dans quel sens la représentation idéologique agit comme une des conditions de fonctionnement des contrôles sociaux, voire comme une forme de contrôle social.
La dimension symbolique du social, ou l'activité symbolique, consiste en représentations entretenues par les êtres sociaux ; ces représentations sont exprimées linguistiquement ou non. On distinguera par postulat la relation de représentation (relation logique : X représente Y) de la relation d'expression (relation d'action : X s'exprime par Y).
Du point de vue de la caractérisation de sa nature, la représentation symbolique aura une valence idéologique lorsque l'ensemble des traits suivants se rencontreront dans son activité : le mode polémique d'expression ; la partialité socio-historique ; la normativité ; la manifestation dans des rapports de pouvoir ; l'effet de domination ; les finalités d'opportunité (kaîros).
- Commentons brièvement ces propriétés
- a) la représentation symbolique à valence idéologique est une activité dont l'expression, linguistique ou non, de son enjeu ou de son pouvoir est de forme polémique, c'est-à-dire diacritique, différentielle, distinctive ;
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- b) la représentation symbolique à valence idéologique est une activité partiale, sur le plan socio-historique, selon trois critères : ontologique, car elle nomme ce qui existe et ce qui n'existe pas, axiologique, car elle sépare, ce qui est bien et ce qui est mal ; modal, car elle définit, par rapport à ses fins, ce qui est possible, impossible, ou encore ce qui est contingent, ce qui est nécessaire ;
- c) la représentation symbolique à valence idéologique est une activité normative : elle prescrit certains comportements, certains discours, en proscrit d'autres ;
- d) la représentation symbolique à valence idéologique se déploie ou se manifeste dans les rapports de pouvoir structurés par la violence symbolique/matérielle ;
- e) la représentation symbolique à valence idéologique, par ses propriétés propres de définir et d'occuper une place spécifique, produit dans les rapports sociaux un effet de domination qui tend à l'hégémonie ;
- f) la représentation symbolique à valence idéologique confère à chaque événement la valeur et le sens que les intérêts de classe des agents sociaux leur enjoint d'attribuer ; et ceci en fonction de la praxis la plus opportune à observer dans la conjoncture.
Du point de sa nature, la représentation idéologique constituerait donc un code symbolique particulier, régissant un habitus discursif et pratique tout en ordonnant, selon l'opportunité praxéologique, une clôture spécifique (ou une limite) du procès d'interprétance politique.
La spécificité du processus idéologique, du point de vue de son action du point de vue praxéologique, se marquera dans le primat de la fonction pratico-sociale sur la fonction gnoséologique exercée par tout système symbolique de représentations (discours /comportements).
L'efficacité de la représentation idéologique repose en partie sur cette fonction générale qui subsume plusieurs autres fonctions ou rôles dans l'organisation sociale : la plus importante, au point de vue de la catégorie [15] efficacité, est celle de la production du discours social commun Les formes de représentation idéologique du réel social sont bel et bien en même temps des forces de production de l'historicité ainsi que des actions politiques sur le réel et le développement social Ce fait constituera lesdites formes comme autant de conditions de fonctionnement de contrôles sociaux, voire fonctionnera comme contrôle idéologique.
Le schème de construction du discours social commun est un schème général d'exploitation-assimilation l'un par l'autre des discours de domination et des discours de dérive ou de refus. Il se décompose en trois temps : domination - résistance - résistance à la résistance.
Eu égard aux contrôles sociaux, l'efficacité du discours social commun sera déterminée par le repérage de ses fonctions principales. Tout se passe alors comme si l'ensemble des représentations idéologiques que constitue ce discours fonctionne dans le champ des rapports sociaux environnant en tant que contrôle social discursif, au sens systémique du terme contrôle.
Représentation idéologique et contrôle social
Développons seulement le train de propositions sur l'activité de représentation idéologique, considérée du point de vue praxéologique ; car le train de propositions relatives à la représentation idéologique, considérée du point de vue de sa nature, ressemblent davantage à une mise en place de postulats de départ de même qu'à des définitions opératoires préliminaires.
Toute activité socio-symbolique humaine comporte un travail de représentation des conditions historiques objectives (structures, rapports, etc.) dans et sous lesquelles l'homme symbolisator vit, travaille et développe les stratégies adaptatives propres à son espèce. Entre le réel et sa représentation, quelle qu'en soit la forme sociale, il existe tout un jeu de relations intriquées dont une relation d'appartenance (l'activité de représentation idéologique du réel social fait elle-même partie du réel social) et une relation d'appropriation (selon des formes diverses, la représentation idéologique du réel social permet à l'homme d'appréhender son monde, de s'y reconnaître, de s'employer à le transformer, de se transformer lui-même en s'employant de la sorte, de communiquer, etc.). Ces types [16] généraux de relation sont communes à toute forme de représentation socio-symbolique.
Je pense que ce qui permettra de marquer, du point de vue praxéologique, telle forme de représentation sera le type de relation d'action privilégié quelle entretiendra avec le réel. Ressortissant davantage de la relation d'appropriation, la représentation du réel sera idéologique lorsqu'elle permet à l'agent social d'appréhender les rapports de pouvoir qui organisent son monde discursif et pratique, de s’y reconnaître lui-même ainsi que les effets structurels de domination et de développer les stratégies nécessaires pour servir son action caractéristique en tant qu'agent/acteur social. Il en découlera la reproduction-transformation de ses rapports avec les autres agents/acteurs (ou simplement avec lui-même). Pour résumer, c'est bien la fonction/effet (de signification) praxéo-politique de la forme de représentation en question qui lui confère sa valence proprement idéologique ou, autrement dit, qui marque le passage du symbolique au symbolico-idéologique.
Le point de vue privilégié qui nous occupe ici, celui de l'efficacité du symbolico-idéologique eu égard au fonctionnement des contrôles sociaux, oblige à soulever alors la question suivante : comment agit la représentation idéologique ? La fonction praxéo-politique permet de qualifier d'idéologique telle forme de représentation socio-symbolique ; elle détermine donc le type d'action spécifique que ladite représentation idéologique exercera sur le réel social. Et partant, elle signalera un des aspects de son efficience sociale : il s'agit de la production du discours social commun. C'est le concept du koînon idéologique dont j'ai établi ailleurs les conditions de formation, c'est-à-dire les conditions sous lesquelles un tel ensemble (ou réseaux) de discours devient effectivement commun à l'ensemble d'une société et efficace eu égard à son procès historique.
Le discours social commun ou koînon irradie -c'est là peut-être le ressort général de la continuité de son action- toutes les formes de représentation constituant le discours social total dont il est ainsi le commun dénominateur. On verra dans un moment que son efficace repose avant tout sur cette forme générale d'action, c'est-à-dire sur cette activité incessante d'exploitation-assimilation réciproque des discours d'une société.
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Le koînon est fait du continuum des représentations (dominantes et dominées) du réel social, à fonction praxéo-politique, désignant à la fois ce qui est et ce qui doit être. Il constitue le cadre commun, unifié et contradictoire à la fois, des idées, des valeurs, des besoins, des croyances, des moeurs, des rituels, des gestes, d'une société donnée, de ses savoir-faire et de ses systèmes de défense contre le menaçant et l'inconnu, cadre auquel se réfère consciemment, ou le plus souvent inconsciemment, les membres d'une société donnée pour développer les stratégies de domination ou de dérive régissant les relations entre groupes et entre individus. À leur tour ces stratégies modulent le discours social commun selon la conjoncture ; elles lui donnent les formes sous lesquelles il peut être le garant significatif (de la signification) ou le persuadeur décisif (de la décision-choix) des discours et des pratiques des membres ou des groupes dans la société. Grâce à ces stratégies, il "parle", il est présent dans et sous ces pratiques et ces discours entendus comme autant de "contrôles sociaux" concrets pour la persévérance et l'équilibre de l'être historique et social.
L'efficace du discours social commun a partie liée, si on considère cet efficace du point de vue du fonctionnement des contrôles sociaux, avec la reproduction sociale (perpétuation-transformation) :
- 1. Il assure la liaison et l'interconnexion des représentations idéologiques conflictuelles (fonction de communication) ;
- 2. Il fournit le cadre modulateur des pratiques sociales (fonction de reproduction) : c'est le garant de la pertinence sociale des significations et l'agent persuasif objectif en tant que fournissant la norme référentielle de la compétence et de l'opportunité sociale des décisions et des actions ;
- 3. Il intervient dans le développement du champ de productions idéologiques (fonction de transformation et de changement).
Ce n'est pas à une sommation ou à une totalisation des discours qu'on veut avoir recours avec le koînon pour expliquer l'unité conflictuelle des réseaux discursifs idéologiques propre à une société, unité qui permet à son tour aux "contrôles sociaux" de fonctionner. En ce qui a trait au mouvement de constitution du discours social, on a avancé que le mécanisme principal de ce [18] mouvement est celui d'une exploitation-assimilation réciproque du discours dominant par les discours dominés, et inversement, qui parcourt trois étapes : mouvements de revendication-assujettissement générant la DOMINATION, mouvements de résistance générant la DERIVE ; mouvements de résistance à la “résistance" marquant la DÉMARCATION incessante reliant DOMINATION à DÉRIVE. Ces trois étapes marquent les conditions politiques de constitution du koînon.
Au cours de son processus de stabilisation relative, le discours social permet d'établir un ordre de relations entre pratiques dominantes et pratiques dominées, ordre qui renvoie et qui s'identifie à l'ordre des rapports politiques (de classe ou d'hégémonie). On remarquera que l'Idéologie de domination pendant qu'elle domine effectivement, c'est-à-dire lorsqu'elle informe toutes les activités sociales, est partagée par la plupart des agents sociaux, et ce à l'encontre de leurs intérêts objectifs, de classe ou de situation (phénomène facilitant le jeu des "contrôles sociaux"). Elle constitue ce qu'on appelle à bon droit, une idéologie dominante. Cet ordre de relations signale la fonction d'organisation discursive et sociale dont s'acquitte le koînon, autrement dit d'intégration des pratiques et de mise en situation des "contrôles" relatifs à cette intégration.
Au fur et à mesure de son procès constitutif, le discours social intègre et situe les contradictions discursives du fait même qu'il leur fournit un lieu où celles-ci s'expriment et se font reconnaître en tant que telles. Fonctionnant comme contrôle social idéologique, ce discours social réalise une unanimité discursive relative. Celle-ci est le produit, en transformation continuelle, de la lutte entre éléments discursifs de dérive et éléments discursifs de domination, lutte que le discours social s'emploie à dénier tout au long de sa formation. Cet effet, produit sous la condition de la dénégation, renvoie à la seconde tâche accomplie par la constitution du discours social, si on considère celui-ci comme contrôle Idéologique social objectif : ce discours marque les énoncés qui circulent en fonction de ses vecteurs. Il fournit ainsi la "norme" ou référence idéologique des critères, des jugements, des décisions, des actions sociales qui se modèlent en fonction de l'équilibration constante entre intérêts symboliques et matériels sociaux des acteurs/agents.
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En s'acquittant de l'Intégration des réseaux idéologiques, le discours social produit l'unanimité tensionnelle des représentations idéologiques propres à une société donnée et les situe les unes par rapport aux autres. Processus d'équilibration et d'organisation des représentations travaillé par les mouvements de domination -dérive- démarcation, le koînon (ou contrôle idéologique social objectif) agit enfin comme ferment du développement de la production idéologique. Les discours de dérive, de l'intérieur même des discours de domination affrontent ceux-ci qui, y résistant, se décalent et se transforment pour répondre et s'adapter aux nouveaux rapports sociaux engendrés à même ces mouvements. C'est ainsi que se forme le tracé des systèmes du discours idéologique propre à une société donnée. L'enjeu discursif de cette lutte est la revendication, par les discours, du statut légitime pour leurs énoncés (ou représentations) respectifs. Et c'est au cours d'un tel procès d'imposition normative qu'apparaît le koînon comme le cadre référentiel commun du texte social total ; à ce titre, il constitue une des conditions idéologiques ou encore une des formes idéologiques du "contrôle social".
CONCLUSION
Je voudrais, pour conclure, récapituler ce que j'ai essayé de faire. Dans un premier moment, j'ai tenté d'indiquer, sur un plan restreint, le travail de la représentation idéologique : j'ai dégagé quelques types de déterminations idéologiques du discours sociologique des contrôles ; dans un second moment, et sur un plan plus général, j'ai essayé cette fois de mettre en évidence les rapports de la représentation idéologique avec les "contrôles sociaux". Pour ce faire, j'ai posé que la triple fonction dont s'acquittait cet ensemble unifié et contradictoire à la fois des représentations idéologiques d'une société était les fonctions d'intégration discursive, de référence/communication, de transformation discursive. Cet ensemble signalait ainsi l'efficacité propre à l'activité idéologique eu égard à la production-reproduction des rapports sociaux. En même temps, toutefois, il constituait le discours social comme une condition idéologique du contrôle social, voire comme un contrôle idéologique social objectif. Autrement dit, l'ensemble des représentations Idéologiques s'instituait, dans cette perspective, comme un des systèmes concrets possibles de contrôle social.
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La pensée en tant que telle n'existe pas : elle a, au contraire, la matérialité objective d'un processus organisationnel. Et l'idéologie mène de front un travail symbolique de représentation comme un travail politique d'organisation matérielle du discours et des pratiques humaines, individuelles et sociales, un travail politique de "contrôle" au sens systémique, qui sont l'envers et l'endroit d'une même activité de transformation.
Josiane Boulad Ayoub
Philosophie
Université du Québec à Montréal
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