Introduction
La politique au Québec
dans les années 1960 *
Avertissement au lecteur. Dans les limites de ce court article, il faudra équarrir sans générosité pour mon sujet comme sans rémission pour moi.
"Les révolutions
font perdre beaucoup de temps"
(Henry de Montherlant)
Dix ans, automne 1959... C'était, hier, les Cent Jours de Sauvé ; non pas l'Espoir, mais le processus très prosaïque de la quotidienne dé-pression - "Désormais ça se passera ainsi..." - après la longue compression de 15 ans de duplessisme. Un essai prospectif aurait alors conclu à l'inévitabilité de l'amélioration, sinon du progrès. Les choses étant ce qu'elles étaient, ou plutôt les choses qui auraient dû être depuis longtemps n'ayant pas été, toute politique active et non déraisonnable allait paraître progressive.
Rebondissements style "happening"
Dix ans plus tard, je crains qu'il faille dire que tout risque de se détériorer. Le rideau d'ombre s'était levé en deux temps : la politique positive du "Désormais", fin 1959, puis, la prise du pouvoir du "Faut que ça change", le 22 juin 1960. Et ce sera relativement clair, sinon positif en tout, pendant la première moitié de la décennie ; après le tournant de 1965, des poches d'ombre de plus en plus nombreuses tacheront le décor jusqu'à rendre confuses les actions dont l'enchaînement tiendra plus du happening que du scénario ou du livret. Trop court, le programme libéral était épuisé, ou édulcoré - ce qui est une forme d'épuisement. Il se passe encore des choses, mais non plus cette Chose, rassurante en son ambiguïté même, qu'on avait appelé "Quiet revolution - révolution tranquille". Confusions, tâtonnements, rebondissements sans relance, il n'est plus aujourd'hui personne pour conditionner l'Evénement en le faisant : tout le monde est conditionné, c'est-à-dire ballotté.
Ce n'est plus une recherche active pour trouver, c'est une latence d'attentisme affairé comme pour "occuper le temps", sans que personne ne soit sûr de "gagner du temps". A mesure qu'on dévale le second versant de la décennie, on sent qu'on s'en va quelque part, mais personne ne sait où. Nos politiciens, à force d'avoir le nez sur les choses, ne les voient plus du tout. La "révolution tranquille" n'a jamais eu d'autre principe d'unité que d'être justement une contestation effective du passé. Ce qui la remplace apparaît comme juxtaposition de contestations cahoteuses et avec hiatus, allant en tout sens parce que sans objet unique. Le fil d'intelligibilité ne pourrait être que la ligne des préférences de celui qui parle ou écrit.
La ronde folle des révolutions manquées
La décennie 1950-1960 avait été celle de la "révolution" désirable, demandée et non attendue, mais seulement dans les esprits. Duplessis régnait sans gouverner, décrétait sans légiférer, exécutait sans administrer. La génération qui prendra les pouvoirs après 1960 avait fait ses classes de critique sociale dans la nécessaire "impatience" personnelle des 10 ou 15 années précédentes.
Par contraste, la décennie 1940-1950 apparaîtra comme celle de la "révolution" ajournée, parce que non ou pas encore nécessaire, davantage impensée qu'impensable. La guerre, "l'effort de guerre", la prospérité économique en partie factice mais galopante, la crise de la conscription atténuée et tôt oubliée grâce au paternalisme de Saint-Laurent, la reconversion d'une économie de guerre en économie de paix prolongeant une prospérité à laquelle on participait goulûment, l'industrialisation et l'organisation accélérées en même temps que l'instauration en pièces détachées du Welfare State : tout cela, propulsant des espoirs et déplaçant des problèmes, portait le Québec en de vastes mouvements sans qu'il eût le temps de souffler, ni la pensée de se déterminer. Saint-Laurent à Ottawa, Duplessis à Québec : nous étions dans l'ère sécuritaire du double protectorat. Gagnant sur l'un et l'autre plan, nous perdions aussi quelque chose d'encore indéterminé sur les deux. Les escarmouches fédérales-provinciales n'émouvaient que la poignée des Québécois de la tradition constitutionnaliste.
Ils étaient gamins ou grands adolescents pendant la grise décennie de 1930-1940 ceux qui sont aux différents pouvoirs aujourd'hui. Ils ne gardent de cette époque que le souvenir de la "révolution" trahie de Duplessis en 1936. "Trahison" qui se prolongera en un interminable second règne de 16 ans. Pour attendue qu'elle ait été, cette seconde "trahison" les aura plus traumatisés que la première n'aura marqué leurs aînés.
Une "révolution" trahie, la suivante ajournée, une troisième désirable, une quatrième tranquille qui s'achève, le Québécois d'aujourd'hui, en sa belle maturité, ne s'y reconnaît pas aisément dans les substrats "révolutionnaires" de sa psychologie politique. C'est un hésitant qui voudrait donner le change de son hésitation. Le plus inhibitif des complexes, c'est d'exagérer la complexité. La vérité, c'est que le Québécois n'a jamais été révolutionnaire. C'est un "révolutionnaire" entre guillemets, qui entretient la nostalgie très confuse des révolutions politiques qui ne se firent pas au siècle dernier, des révolutions technologiques et industrielles, éducationnelles et culturelles qu'il rattrape comme il peut en ce siècle mais avec quel retard et à quels coûts ! En attendant, il est poussé dans le dos par les "fils de la prospérité", piaffants, contestants, parfois écorchants... Et, comme il commençait à se sentir moins désorienté dans l'espace, notre Québécois se retrouve encore plus déphasé dans le temps. Un jet de yoyo à la verticale, un jet de yoyo à l'horizontale : cela peut faire beaucoup de mouvements avec retours, mais pas nécessairement un mouvement d'ensemble. Le Québécois a mal à sa québécitude. Il s'y perd en se retrouvant.
La "révolution", qui n'en était pas une,
que "tranquille" on appellera
La "québécitude" des "Québécois"
S'il fallait d'un mot résumer sa signification profonde, c'est ce bizarre mot de "québécitude" que j'emploierais [1]. Nous sommes tous devenus "des Québécois". Un parti politique nouveau en brandit l'épithète comme une marque d'identité avant que d'être un titre de gloire. "Canadiens", ou même "Québécois francophones" a la froideur d'une catégorie statistique. Le Canada français ou le canadien-français - même avec le trait d'union - revêt une ambiguïté dont les plus intransigeants des Québécois prétendent que nous en crevons ! Les Québécois se sont d'abord aperçus qu'ils étaient propriétaires d'un État, d'un "demi-État" parce que fédéré, disent ces intransigeants qui veulent lui conférer la plénitude avant de l'associer à part égale selon un mode paritaire. C'est Jean Lesage et Daniel Johnson qui ont popularisé l'expression "État du Québec", et non Pierre Bourgault, ou René Lévesque. Tous les problèmes n'avaient pas la dimension Québec, mais il devait pouvoir se trouver une "solution-Québec" à la plupart et aux plus importants d'entre eux. S'ensuivit un processus de politisation effrénée... "Québec (ne) sait (pas tout) faire" en politique, ne serait-ce que parce qu'il n'est pas seul : il y a des "à côté" et surtout un "au-dessus". Québec s'affirme en soi et pour soi, mais politiquement c'est surtout en se dressant contre l'autre capitale. S'ensuivit une dialectique nouvelle de l'Autre, de l'Extérieur, qui se parle, à la limite tôt atteinte par la nouvelle horde des "jeunes loups", comme la dialectique du Maître et de l'esclave...
Cela se produisit alors que quatre gouvernements minoritaires sortirent de six consultations fédérales, que les Québécois eurent le sentiment d'être soudain orphelins à Ottawa entre le départ de Saint-Laurent et l'arrivée des "trois colombes". L'une d'elles effectue encore un vol vertigineux en faisant crisser ses serres... Sous Bertrand comme sous Johnson et Lesage, le contentieux fédéral-provincial exaspère à point nommé cette "québécitude" politique. Cela va des prosaïques trafics de gros sous aux escarmouches de prestige autour des "compétences internationales du Québec". Les circonstances historiques ont fait qu'un fédéralisme bâtard, équivoque et boiteux a pu se perpétuer : à cause de cette pérennité, manque l'impact d'un besoin mutuellement ressenti pour une revitalisation radicale et hâtive. Le dossier du contentieux fédéral-provincial n'est pas prêt de se refermer... Québec et Ottawa peuvent-ils mener encore longtemps cette vie d'ennemis complémentaires ? Ou l'accumulation des heurts voile-t-elle, pour un temps encore indéfini, l'affrontement décisif ?
L'Union nationale n'a guère à rappeler sa "québécitude" d'origine et de tradition continue. Les plus durs coups portés à Ottawa le furent par les libéraux de Lesage contre ceux de Pearson, et les uns et les autres se virent forcés de se désaffilier aux niveaux supérieurs des structures d'organisation de leurs partis respectifs. Pendant que le "Parti québécois" procède à un inventaire de ses ressources et de ses idées, les plus québécois des parlementaires que nous avons envoyés à Ottawa, les créditistes sans "caouettisme" si nécessaire, rappliquent à Québec pour québéquiser complètement les prochaines manoeuvres électorales du printemps. Comme jamais dans le passé, nous allons être terriblement "entre nous" !
Les révélations d'un atterrissage forcé
Sur le plan politique, le Québec débloqua entre 1959-1962, décolla entre 1962-1964, fut pendant deux ans en butte à des perturbations atmosphériques jusqu'au bête atterrissage forcé du 5 juin 1966. Depuis lors, pour prolonger la métaphore météorologique, il faut dire qu'on vole dans le brouillard sans pouvoir discerner un cap précis. Si tout un chacun y va bien de son petit radar préféré, les directions proposées n'ont pas plus de netteté que sur les boussoles grossières qu'on offre comme jouets aux enfants.
La "révolution tranquille" n'avait été qu'une brusque mutation imposée par les circonstances - ce qui n'enlève aucun mérite à ses protagonistes qui durent, pour ainsi dire, l'arracher à la force des poignets ! C'était le point d'où nous partions qui donnait en grande partie l'illusion d'une promotion si accélérée. Mais, mutation ou promotion accélérée, elle n'avait encore une fois rien de "révolutionnaire", non plus que rien de "tranquille", ne serait-ce que pour nous avoir donné goût au mouvement. Que peut être la suite d'une "révolution tranquille" ? - "Une révolution post-tranquille"-. L'expression, après tout, ne serait pas plus ridicule que celles de "société post-industrielle" ou "post-moderne" dont les sociologues font la théorie ou annoncent l'avènement. La "révolution post-tranquille" prend de plus en plus l'allure d'évolutions plutôt tapageuses.
"Finies les folies !" - Plus d'un Québécois a déjà répondu : "Elles ne font que commencer !"
Nous aurons les conséquences
Car il y en aura. On ne prévient pas des conséquences qu'on ignore. Il faudrait pouvoir préparer des conséquences pas trop maléfiques en n'accumulant pas trop d'erreurs. Seulement, les bêtises des uns sont la sagesse des autres...
La nouvelle question ultime
L'épanouissement naturel de la québécitude c'est l'indépendance. Elle n'est pas "irréversible", comme s'en gargarisent trop aisément ceux qui trouvent dans ce dépassement collectif leur "confort intellectuel" (ou psychique) ; mais, inscrite dans "la nature des choses", longtemps impensable, non pensée, elle est maintenant pensable, sinon encore très pensée. La question majeure n'est désormais plus : pour ou contre l'indépendance ? Le temps n'est plus aux critiques des thèses du fédéralisme renouvelé ou de l'indépendance arrachée. Ni même au calcul des coûts comparatifs d'une réinsertion dans un fédéralisme à renouveler " à un moment où les Canadiens français n'ont jamais été aussi forts à Ottawa ", avec ceux de l'aventure à courir d'un Québec indépendant, se réveillant enfin d'une léthargie deux fois séculaire. Ce ne sont pas là des "questions dépassées". Elles restent des questions préalables, mais qu'on n'aura peut-être plus, bientôt, le temps de se poser. Il faudrait une faculté de surobjectivité pour y répondre en leur globalité. Personne ne l'a, cette espèce de sur-faculté. Quelqu'un l'aurait-il, qui la lui reconnaîtrait ?
La question essentielle n'est maintenant plus le Quoi (où, vers quoi allons-nous ?), mais le Comment (comment ça va se passer ?). "Nous aurons les conséquences", même si c'est surtout "à cause des autres" que ça se passe mal. L'inquiétude visible qui s'exprime chez les Québécois, à la fin de 1969, provient de l'indétermination du Quoi. L'angoisse profonde qui ne s'exprime pas, du moins pas encore, loge au niveau du subconscient collectif : "Comment ça va se passer ?.. " Si ça se passe mal, les aspects les plus bénéfiques du Quoi risquent d'être annulés pour au moins une génération : nous aurons les conséquences. Au premier chef, les conséquences économiques, mais ce ne sont pas les seules...
Il va se passer quelque chose. Quoi ? On ne le voit pas encore très bien. Comment ? On ne le sait pas du tout. C'est pourtant la nouvelle question ultime.
Nouveau Congo ou nouveau Biafra ?
J'ai déjà traité ailleurs de la "dialectique des deux fatigues" [2] : celle des Canadiens anglophones "fatigués" de nous, et la nôtre, à nous qui sommes "fatigués" d'eux. Contrôlée, sans escalade de violence tragique, cette dialectique pourrait mener à une évolution où "ça ne se passerait pas trop mal". Un incident isolé, de presque rien du tout à l'échelle globale, peut la transformer en une dialectique de l'exaspération et de la provocation jusqu'à celle de la répression. Dieu nous garde de ces visions de congolisation du Canada et de biafrarisation du Québec ! Cette "dialectique" va être sous la dépendance d'une autre, plus décisive dans les dix prochaines années. C'est la dialectique des deux inquiétudes québécoises : celles des "sécuristes à court terme" (nos fédéralistes québécois) et des "sécuristes à long terme" (nos indépendantistes) [3]. Mais dans le "court terme", ce sont ces derniers qui marquent des progrès. Cela va-t-il durer ? Y aura-t-il, à point nommé, d'autres bourdes du style du "Bill 63" pour polariser le grand réservoir des contestations potentielles ?
Un réalignement clarificateur
Le P.Q. qui a fourni un lieu, un programme et une tête politique à ces "sécuristes à long terme", aura-t-il le souffle pour tenir et amplifier la cadence devant un jour se précipiter en rupture ? La coalition partisane (Libéraux, Union nationale) s'opéra-t-elle pour endiguer la marée qui s'annonce, mais qui ne monte pas encore ? Ou cette espèce d'attraction suicidaire, que subissent à tour de rôle les deux "vieux partis", en viendra-t-elle à faire disparaître celui qui est de trop ? Au fait, lequel ? On peut du moins enregistrer ce phénomène important : la ligne de clivage des opinions en des matières fondamentales ne passera plus à l'intérieur de nos partis, mais entre les partis. Ce réalignement clarificateur est déjà commencé. René Lévesque doit appuyer sur l'accélérateur de la souveraineté, sans enlever complètement le frein à main de l'association (à laquelle il pense constamment à cause des exigences du Comment). C'est un dur régime pour un moteur : "Il y a du tigre là-dedans !" Quel que soit le destin personnel de cet homme, la ligne démocratique et "civilisée" que, à son corps défendant, il impose à ses troupes, commande le respect que n'annulent pas ses incartades verbales par-ci par-là.
Cacophonie d'un dialogue de sourds
La "prise de la parole" (et de la rue) d'un segment important des jeunes Québécois nous aura permis d'assister au plus cacophonique dialogue de sourds de notre histoire. On se parle, à des niveaux parallèles, mais qui ne pourront feindre encore bien longtemps de s'ignorer somptueusement. Car la dialectique des deux inquiétudes est maintenant bien engagée depuis la navrante affaire du "Bill 63". Elle va conditionner la dialectique des deux fatigues et la propulser, du moins en sa branche québécoise. "A force d'em... les Canadiens anglophones, ils finiront bien par nous laisser partir !" Mais, pas plus que l'indépendance est irréversible, ce Comment est fatal. Il faudrait penser par avance un Comment bien moins favorable pour avoir la chance d'en sortir tout juste après le point de No Return.
Le lièvre et la tortue
La Canadianité fut lente, trop lente, va encore au pas de la tortue. La québécitude va plus vite, mais en plusieurs directions, au trot sautillant du lièvre. Dans la fable, la tortue arrive la première au poteau. Ce dont les Québécois ont besoin, ce n'est pas tellement de reprendre le rythme de la "révolution tranquille", d'en accélérer le tempo, c'est de re-préciser les deux directions claires. Les prochaines élections auront une portée de référendum.
En conclusion
Les circonstances vont nous entraîner à nous expliquer entre Québécois, avant de forcer l'explication avec le reste du Canada. On ne peut pas être "clair" en tout et à toutes étapes. Mais il arrive un moment où on n'a plus le choix de ne l'être pas. Dans la décennie passée, nous avons assez dit qui nous sommes ; dans la prochaine, nous aurons à dire ce que nous voulons pour devenir ce que nous prétendrons être.
De retour d'un exil volontaire de 15 ans en Angleterre, Mordecai Richler écrit : "Canada, remember, isn't where the action is, its where it reverberates". Mais il est des réverbérations aveuglantes ! La réverbération québécoise sera la partie décisive de l'action canadienne dans les années 1970...
* Texte publié dans le numéro spécial de Relations (décembre 1969), "Québec: Bilan 1960-1969 - Projet 1970-1979". Les sous-titres sont de la rédaction de Relations.
[1] On dit encore "québécité", ce qui est d'une tonalité plus neutre... (note de l'auteur, décembre 1976).
[2] Le Canada français : Après deux siècles de patience, Paris, Ed. Seuil, 1967, p. 258.
[3] Du Duplessisme au Johnsonisme, Montréal, Editions Parti pris, 1967, p. 368.
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