RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L'Église, la tradition et la modernité” (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Beauchemin, Gilles Bourque et Jules Duchastel, “ L’Église, la tradition et la modernité ”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 32, n° 2, mai-août 1991, pp. 175-197. Québec: Les Presses de l’Université Laval. [Les trois auteurs enseignent au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. M. Bourque est maintenant retraité de l'enseignement].

Introduction


La question des rapports qu'entretiennent tradition et modernité dans l'histoire sociale de la province d'avant les années soixante est au cœur de l'historiographie et de la sociographie québécoises. Du haut de la Révolution tranquille, le Québec a souvent fait l'objet d'une lecture rétrospective, imprégnée du paradigme de la « grande noirceur ». Les aspects modernistes du discours social ont alors été soit ignorés, soit posés en relation d'extériorité par rapport au traditionalisme sensé former la trame véritable de la représentation sociale. Le discours de l'épiscopat québécois, restituée ici à partir des mandements des évêques (1935-1960), constitue un lieu d'observation privilégié pour l'étude de l'articulation de ces deux univers de la représentation. Nous montrerons que les grandes notions de la modernité sont significativement présentes dans les textes, mais au prix d'une intégration qui en menace les fondements traditionalistes et religieux.

Le progrès, c'est la tradition en marche.
(Chicoutimi, 1938.)


En 1960 advint ce qu'on a convenu d'appeler la Révolution tranquille. Le discours dominant célébra cette sortie de la « grande noirceur » et proclama bien haut l'entrée dans une ère nouvelle qui allait enfin permettre au Québec de rattraper l'histoire. Les sciences sociales, toujours attentives à la représentation hégémonique et d'ailleurs elles-mêmes partie prenante et gagnante dans l'aventure, commencèrent par insister sur la grande rupture. Révolution culturelle, transformation politique fondamentale, sortie du Moyen Âge, accès à la modernité, rien ne parut trop beau pour nommer l'événement (1). Certes, on souligna secondairement que certaines « choses » s'étaient passées malgré tout durant la noirceur, incapables sans doute de se nommer elles-mêmes et de S'éclairer dans le noir ambiant. Et l'on commença à énumérer des faits: le retard de la superstructure sur l'infrastructure, le développement avant l'heure de la bureaucratie, le retard des élites et l'avancement du peuple, la présence active d'une opposition, jusqu'à réduire le Refus global à un simple manifeste annonciateur de l'allure qu'allait prendre le train de l'histoire enfin remis sur ses rails.

Il n'est pas question de reprendre ici de vieux débats qui, dans des cercles plus avancés, soupesèrent - épistémologie oblige - les mérites relatifs de la diachronie et de la synchronie, de la coupure et de la transition. Si l'on entend parler de rupture, il faudra dégorger le concept de la mythologie révolutionariste qui hante les sciences sociales, tout appliquées à séparer de façon absolue et irréversible le bon blé de l'ivraie, la modernité de la tradition, le socialisme du capitalisme, la postmodernité de la modernité. Si donc on veut qualifier la Révolution tranquille de moment de rupture, et nous n'avons aucune objection à le faire, cette cassure marquera le passage, au niveau provincial, de la forme de l'État libéral à la forme de l'État-providence (ou keynésien ou régulateur). On pourra même considérer, dans une telle perspective, que la seconde moitié des années cinquante fut caractérisée par une crise politique larvée de l'État libéral que le duplessisme entendait reconduire contre vents et marées. Du milieu syndical au patronat en passant par l'université se structurait une opposition qui allait finalement imposer le célèbre « désormais » de Paul Sauvé au sein même du parti qu'avait toujours dominé Maurice Duplessis. (BRUNELLE.)

Une rupture donc qui a consacré, au Québec comme dans toutes les sociétés occidentales dominantes, le passage irréversible de l'État libéral à l'État-providence. Petite brisure et révolution bien sage, sans doute, mais en même temps grand changement qui atteignait les modalités du procès d'institutionnalisation politique de la société, car ce sont les particularités de la régulation étatique des rapports sociaux qui sont en crise dans ce Québec de la fin des années cinquante. Parler du passage d'une forme de l'État à une autre, c'est renvoyer aux modifications des modalités de la régulation étatique caractéristique des sociétés modernes. Chaque forme se présente, en effet, comme une modalité distincte de l'institutionnalisation des rapports de pouvoir qu'on peut saisir sur deux plans: fondation-légitimation des institutions (à partir du droit); articulation des rapports entre elles en un complexe institutionnel réglé (à partir de la législation). Une forme de l'État moderne consiste ainsi en une articulation particulière du rapport entre la sphère privée et la sphère publique, qui confère leur place aux différentes institutions dans l'ensemble de la régulation sociale : famille, Église, appareils d'État, associations, etc. Le passage d'une forme à une autre implique par définition une grande transformation, pour reprendre l'expression de POLANYI, puisqu'il provoque non seulement le changement du rapport entre les institutions, mais aussi la mutation de la culture, du discours politique et de la représentation du monde. Ce bouleversement prit au Québec les figures de la marginalisation relative de l’Église et de la famille, de l'affirmation et du développement de l'appareil d'État, du rejet du traditionalisme, du plein déploiement de la modernité, de la politisation de la représentation de la communauté nationale et de la crise à venir du régime fédéral.

Le point de rupture qui permit la pleine affirmation d'une nouvelle modalité de la régulation étatique ne fut en aucune manière un surgissement spontané. Un ensemble de changements antérieurs déjà à l'œuvre rendaient possible la transformation de l'État. Ainsi, la période allant de 1945 à 1960 peut être considérée comme une étape de transition préparant le passage de l'État libéral, qui, malgré certaines modifications, dominait depuis 1867, à l'État keynésien. La liste pourrait être fort longue, allant des déterminations les plus générales aux manifestations plus directement politiques: développement de l'industrialisation, affirmation de la société de consommation, mutations de la structure sociale, élargissement de l'opposition, augmentation de la bureaucratie provinciale, engagement financier de plus en plus important du gouvernement obligé de soutenir toujours davantage les institutions privées, application à la pièce de politiques fédérales ou provinciales qui ne trouveront leur cohérence que dans une régulation keynésienne (allocations familiales, assurance chômage, code du travail, subventions conditionnelles aux provin-ces dans le domaine de la santé, etc.). On peut, à partir de ces quelques éléments, imaginer une généalogie de la Révolution tranquille, capable d'identifier événements, facteurs et acteurs qui, sans les prédéterminer, rendirent possibles l'évolution des années soixante.

Sous certains angles, la recherche que nous menons sur le discours politique dominant pendant la période s'inscrit dans cette perspective. (2) Il importe cependant de saisir la particularité de notre démarche. Dans ce type d'approche dite généalogique ou de la transition, il est coutume de rechercher un ensemble d'éléments incompatibles avec un système ou une structure, qui se développent en relative extériorité et qui entrent en contradiction avec la logique même de sa reproduction. Pour simplifier, on dira, par exemple, qu'une opposition politique dépassant largement les partis s'est lentement formée sous le duplessisme et qu'elle est à l'origine de la Révolution tranquille, ou, encore, on montrera que l'urbanisation et les mutations de la structure sociale ont sapé les bases du bloc social duplessiste. De même, comme plu-sieurs travaux s'y appliquent depuis quelques années, on retracera les aspects d'une modernisation du Québec, qui dépasse largement le seul développement économique et qui s'affirme bien avant la Révolution tranquille. (Bouchard.) Ces exercices sont certes nécessaires et essentiels, mais nous adoptons un autre point de vue. C'est dans la logique même de la « structure » que nous recherchons des signes annonciateurs de la Révolution tranquille. Nous posons ainsi que les contradictions atteignent le cœur même du « système » et rendent possible, à l'intérieur des instances du pouvoir, le passage tant souhaité par l'opposition. Il ne s'agit aucunement de suggérer que le duplessisme comme régime aurait préparé d'une certaine manière et plus ou moins consciemment l'État-providence ou, comme on dit dans le langage politique courant, qu'il aurait été plus progressiste ou moins réactionnaire qu'on ne le croyait. Nous voulons plutôt faire ressortir que sa stratégie, tout entière orientée vers la reproduction de l'État libéral, a produit un ensemble d'effets pervers qui ont pavé la voie à la Révolution tranquille. On pourra dire qu'en cherchant à s'opposer résolument à la transformation de l'État, le régime Duplessis a développé une stratégie qui, sous certains aspects et contre sa volonté, a contribué à faire advenir l'État-providence.

Notre recherche porte sur l'ensemble du discours politique dominant pendant la période, c'est-à-dire sur celui des principales institutions, privées ou publiques, religieuses ou laïques impliquées dans la reproduction des rapports de pouvoir. À ce stade, nous pouvons d'ores et déjà avancer que le discours duplessiste, défini au sens le plus large, est littéralement hanté par la dialectique du traditionalisme-modernisme, thème central ou point nodal à partir duquel s'organise toute la pratique discursive.

Nous avons tenté de montrer, dans Restons traditionnels et progressifs (Bourque et Duchastel), que le discours politique poursuivait un travail qui contribuait à l'affirmation du modernisme aux dépens du traditionalisme. Il nous a été possible de percevoir que les discours du budget, objets de ce livre, étaient traversés par la dialectique traditionalomoderniste typique de la représentation du monde dans l'État libéral. Ce dernier se caractérise en effet par l'articulation d'institutions modernes (appareils de la démocratie représentative, marché autorégulateur, entreprise) et d'institutions traditionnelles (famille élargie, Église). Fondée sur une séparation nette entre la sphère publique et la sphère privée, il confie, en effet, la régulation des pratiques sociales à des institutions privées: l'entreprise, la famille élargie, les églises. Un tel procès d'institutionnalisation politique appelle donc une représentation mixte du monde, liant modernisme et traditionalisme.

Sur le plan empirique, on peut constater que cette dialectique s'organise sur la base de la reproduction de deux types d'institutions, les modernes et les « prémodernes ». Mais au-delà de la description de ce simple rapport fonctionnel, on peut avancer que la représentation libérale du monde ne saurait dominer socialement sans s'appuyer sur une forme de représentation prémoderne. On sait que le libéralisme est fondé sur la séparation stricte entre le droit qui sanctionne des rapports d'égalité formelle dans le contrat, et la morale qui règle les rapports d'inégalité par la charité et la bienfaisance. (Ewald.) Nourrie par l'idée de la responsabilité naturelle des individus, cette morale impose aux riches le devoir du partage, en même temps qu'elle tient ultimement les pauvres responsables de leur situation. Il s'agira donc d'inciter le riche à aider le pauvre en le moralisant, c'est-à-dire en le disciplinant au travail et à la prévoyance. L'éthique libérale se présente alors comme une morale laïque à dominante économique, c'est-à-dire comme une « disciplinarisation » au travail salarié et à l'épargne, dominée par le marché. Le démuni est ainsi tenu responsable de sa situation puisqu'elle serait, en dernière analyse, liée au non-travail (manque d'ardeur) et à la non-épargne (imprévoyance). Il s'agit d'une éthique élémentaire qui ne saurait dominer socialement, c'est-à-dire maintenir et reproduire les rapports d'inégalité, sans s'appuyer en même temps sur une morale prémoderne qui fait appel à la transcendance pour justifier les disparités.

La reproduction des institutions traditionnelles et l'étroitesse de la morale proposée par le libéralisme impliquent que la représentation du monde et le discours politique dominants dans l'État libéral soient traversés par la dialectique du modernisme-traditionalisme. Cette dynamique se répand dans tous les pays où s'implante cette forme de l'État moderne, la particularité de sa configuration dépendant, bien sûr, de l'histoire propre à chaque formation sociale. De plus, elle évolue aussi en fonction des phases particulières de la reproduction de l'État libéral. Sur un plan général, nous soutenons qu'avec la transformation progressive des rapports sociaux, la dialectique tend à se modifier dans le sens d'une marginalisation effective, bien que jamais réalisée, de la représentation traditionnelle. Ainsi, le discours politique duplessiste qui se déploie pendant la dernière phase de la reproduction de l'État libéral au Québec, produit un effet de modernisation et de soumission de la représentation religieuse et traditionnelle, qui contribuera, à l'encontre de l'intentionnalité des acteurs, à créer certaines des conditions nécessaires à la Révolution tranquille. C'est du moins ce que nous croyons avoir démontré dans notre analyse des discours du budget. Ici, nous aborderons les dimensions politiques du discours social de l'Église catholique tel que formulé dans les mandements des évêques, de 1935 à 1960. (3)

Cette Église, est-il besoin de le rappeler, constitue à l'époque l'une des forces sociales dominantes et, à ce titre, participe pleinement au discours politique hégémonique. (Bourque et Duchastel.) Nous poserons que sa voix est l'un des pôles du discours pluriel dans lequel elle contribue (avec celles du patronat, du mouvement syndical, des partis, etc.) à l'élaboration de la parole politique dominante. Il s'agira donc, pour nous, de comprendre comment l'Église, ici les évêques, intervient dans une société et une représentation du monde en transition. On peut d'ores et déjà penser qu'à l'intérieur de la dialectique libérale elle constitue le pôle le plus défensif, celui qui soutiendra le plus résolument la tradition et la société traditionnelle. Pour s'en con-vaincre, on n'a qu'à se rappeler ses interventions sur les mœurs et sur les appareils de diffusion modernes: la radio, la télévision et le cinéma. Mais il ne peut s'agir, en aucun cas, d'une sorte de refus global, d'une pure opposition externe qui mettrait face à face et sans compromis la tradition et la modernité. Retenons cependant de ces croisades en faveur de la vertu et de la discipline des corps que, déjà, prêtres et religieuses ne disposent plus de ressources symboliques suffisamment dynamiques pour étouffer purement et simplement le déploiement de la socialité moderne. De la même façon, ne serait-ce que pour participer pleinement au discours politique dominant, l'Église doit elle-même s'inscrire dans cette dialectique qui exclut, par définition, une simple position de rejet de la modernité, la possibilité de l'ultramontanisme étant écartée depuis déjà longtemps. (Eid.) Attitude ambivalente donc d'une institution dont les assises reposent sur un rapport au monde essentiellement créationiste et fixiste, et dont la voix doit rendre compte d'une société dynamisée par le changement. Il s'agira de saisir la particularité du mode d'insertion de l'Église dans le discours politique.

Nous avons déjà exposé (Bourque et Duchastel) que la stratégie discursive présente dans les discours du budget consistait à tenter de perpétuer, sans transformation, la dialectique de la modernité et de la tradition, de défendre le projet de « rester traditionnel et progressif » de façon concomitante et non contradictoire. Nous croyons avoir démontré que ce but se trahissait lui-même, dans le mouvement même de sa propre démarche, en provoquant l'effet pernicieux de la soumission du traditionalisme au modernisme. En abordant les mandements des évêques, nous sommes, au point de départ, devant une stratégie différente, même si elle relève de la même problématique. Il ne s'agira plus d'affirmer la possibilité d'être en même temps moderne et traditionnel, mais de tenter ouvertement de soumettre le modernisme au traditionalisme. Déjà en 1938, les évêques proclament que « Le progrès, c'est la tradition en marche. » On ne cherche plus à promouvoir en même temps le développement de deux procès fondamentalement antithétiques, l'un traditionnel, l'autre progressif, mais à soumettre l'un à l'autre, le progrès à la tradition. Nous montrerons comment se déploie l'argumentation dans les documents pastoraux, avant de tenter de faire ressortir qu'elle aussi, tout comme celle des discours du budget, produit des effets pervers et inattendus.

Notes:

(1) La liste des travaux sur la Révolution tranquille pourrait être longue. Mentionnons entre autres: Bourque et Légaré; Brunelle; Denis; Dumont (1971) ; Glenday et al.; Laurin-Frenette ; Légaré et Morf ; Lesage et Tardif ; McrRberts et Posgate.

(2) La problématique et la méthodologie d'analyse du discours assistée par ordinateur, qui nous guident, sont longuement discutées dans: BOURQUE et DUCHASTEL.

(3) Le corpus a été constitué à partir des mandements, des lettres pastorales, des circulaires et autres documents, publiés dans cinq diocèses. Nous n'avons retenu que les textes portant sur les rapports sociaux. Cet échantillon correspond donc aux positions politiques et sociales de l'Église québécoise. On a segmenté le corpus en deux parties: la période 1935-1944 et celle de 1945 à 1960. La fin de la Seconde Guerre mondiale nous est apparue comme le point tournant dans le procès de marginalisation du traditionalisme au Québec.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Beauchemin, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 15:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref