[137]
Claude Beauchamp
Sociologue, retraité de l’enseignement,
Département de sociologie, Université Laval
“Quelques interrogations sur la coopération”.
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Les institutions québécoises : leur rôle, leur avenir. Colloque du 50e anniversaire de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, pp. 137-144. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 1990, 330 pp.
La Faculté des sciences sociales de l’Université Laval était à peine née que déjà elle s’intéressait à la coopération, soit en inscrivant à son programme des cours sur le sujet, soit en s’engageant dans la fondation et dans le fonctionnement du Conseil supérieur de la coopération, devenu plus tard le Conseil de la coopération du Québec. Avec les années, les relations étroites qu’entretenaient au début la Faculté et la coopération se sont quelque peu relâchées, mais l’indépendance réciproque qui s’est ainsi développée n’a jamais conduit à l’indifférence mutuelle. Et il allait de soi que la Faculté inscrive la coopération au programme du colloque marquant son cinquantième anniversaire, non pas tellement pour nous rappeler nostalgiquement des amours anciennes, mais plutôt pour jeter un rapide regard sur le chemin parcouru, analyser la situation actuelle et nous interroger sur l’avenir de cette importante institution du Québec.
Même s’il existe des coopératives au Québec depuis plus de cent ans, la coopération a mis du temps avant de prendre véritablement son essor. Il y a cinquante ans, les secteurs les plus importants étaient loin de pénétrer aussi profondément qu’aujourd’hui leurs domaines respectifs. Un peu plus de cinq cents caisses populaires regroupaient environ cent mille membres, tandis que deux cent quinze coopératives agricoles comptaient moins de vingt mille sociétaires. Les coopératives de pêcheurs, les coopératives forestières et les coopératives de consommation en étaient à leurs débuts. Certains types de coopératives, comme les coopératives [138] d’habitation et les coopératives étudiantes, allaient bientôt suivre. D’autres types enfin, comme les coopératives ouvrières de production, n’apparaîtront que plus tard.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’expansion que prirent par la suite ces diverses coopératives. Nous pouvons invoquer, entre autres, le développement économique, l’industrialisation de l’agriculture, les abus du système capitaliste, ou encore la volonté, alimentée par divers courants nationalistes, de devenir davantage maîtres de notre économie, sans oublier le travail d’information et de production de la formule coopérative.
Le développement des coopératives a été très inégal. Alors que certains secteurs, en particulier les caisses populaires, les mutuelles d’assurances et les coopératives agricoles ont connu une expansion considérable et jouent des rôles de premier plan dans leurs domaines respectifs, d’autres ont obtenu des résultats beaucoup plus limités, comme par exemple les coopératives de consommation, qui n’ont jamais dépassé 5% de la distribution alimentaire au détail. Des résultats limités ne sont pas pour autant négligeables, car ils peuvent être très utiles pour les personnes qu’ils touchent directement.
La crise économique des années 1980 nous a révélé comment pouvait être fragile la situation de certaines coopératives, alors que le monde coopératif québécois a vécu plusieurs bouleversements. Pensons, en particulier, à la crise des caisses d’entraide économique, à la faillite de la Fédération des magasins coop et à celle des Pêcheurs unis du Québec. Même si elles étaient régies par la Loi des caisses d’épargne et de crédit, les caisses d’entraide étaient beaucoup plus des clubs de placement que des coopératives. Elles recueillaient l’épargne de leurs membres pour l’investir dans le développement régional. Il ne s’agissait pas d’un dépôt au sens de la loi, car cette épargne était placée sous forme de parts sociales, ce qui en faisait du capital de risque. Ce type de placement offrait un taux d’intérêt plus élevé, puisqu’il était plus « risqué ». Pour rétribuer ainsi l’épargne de leurs membres, les caisses d’entraide devaient charger des taux d’intérêt élevés sur les prêts, ce qui les obligeaient évidemment à accorder des prêts eux aussi plus « risqués ». Tant que l’activité économique fut bonne, il n’y eut pas trop de problèmes, mais lorsque la crise se présenta, plusieurs des entreprises ou des individus emprunteurs connurent des difficultés et furent incapables de rembourser leurs prêts ou de payer les [139] intérêts, de sorte que plusieurs caisses se virent à leur tour dans l’impossibilité de verser les intérêts à leurs membres et de leur remettre leur capital. Le gouvernement du Québec a dû intervenir. Un certain nombre de caisses passèrent au Mouvement Desjardins, d’autres cessèrent leurs activités et la plupart se transformèrent en entreprises à capital-actions et sont maintenant connues sous l’appellation de sociétés d’entraide.
En 1980, la Fédération des magasins coop entretenait de grands espoirs. Comment a-t-elle pu faire faillite en 1982 ? Avançons quelques éléments d’explication. Il y a d’abord eu cette tentative avortée d’acheter l’ensemble des magasins Dominion du Québec. Cette acquisition était vue comme un moyen de prendre rapidement de l’expansion, d’augmenter le volume de vente et d’obtenir de meilleurs prix des fournisseurs, ce qui aurait dû se répercuter sous forme d’économie pour le consommateur. Cette opération a évidemment eu un coût. Durant ces mêmes années, la Fédération s’engageait aussi fortement, encouragée en cela par la Société de développement coopératif, dans l’ouverture de plusieurs nouveaux magasins Cooprix, sans s’assurer d’abord de la présence d’un solide noyau de membres. Ces opérations exigeaient des crédits considérables, sans oublier la marge de crédit pour les activités courantes de la Fédération agissant comme grossiste. Cela arrivant en pleine crise économique, avec des taux d’intérêt très élevés et dans un secteur où la concurrence était vive, la Fédération devint vite insolvable, surtout que ses coopératives membres ne firent pas d’efforts pour la sauver, même si plusieurs en auraient eu les moyens.
Plusieurs Cooprix, en particulier dans les grands centres urbains, ont dû cesser leurs activités au cours des dernières années. Les coopératives situées dans les petits centres urbains et dans les milieux ruraux s’accommodèrent beaucoup mieux de la crise. Ces dernières, habituellement plus anciennes que les premières, reposent sur une base associationniste plus solide et occupent souvent une part assez importante du marché, sans compter que leur niveau d’endettement est généralement assez bas.
Lorsqu’elle sombra, au début de 1984, la coopérative des Pêcheurs unis du Québec était un bateau qui prenait l’eau depuis plusieurs années. En fait, elle était maintenue artificiellement à flot depuis 1982. L’ensemble de l’industrie de la pêche de l’Est canadien traversait alors une période difficile. Mais au-delà de [140] cette cause externe, plusieurs raisons internes peuvent être invoquées pour expliquer la détérioration de la situation des Pêcheurs unis. Nous pouvons signaler un manque de vigueur dans la gestion, des relations de travail tendues et des grèves coûteuses, l’achat d’une entreprise concurrente et de quelques bateaux de pêche dans des conditions financières peu favorables et une distance très grande, géographique et sociologique, entre les pêcheurs de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine et les gestionnaires du siège social de Montréal. Comme si le dossier n’était pas déjà assez compliqué, il se retrouva, de plus, au cœur d’un débat fédéral-provincial. La solution fédérale, bien qu’éliminant à toutes fins utiles la présence coopérative dans le domaine des pêches, fut jugée la plus intéressante par les pêcheurs membres des Pêcheurs unis. Rappelons que la solution provinciale prévoyait la mise sur pied de coopératives régionales. La décision des pêcheurs membres nous en dit long sur la vitalité coopérative du milieu.
Nous venons de parler de coopératives qui ont complètement disparu au moment de la crise économique. Il ne faudrait pas oublier celles qui ont presque disparu. Nous pensons à ces nombreuses coopératives de consommateurs qui sont maintenant associées à des grossistes capitalistes, par exemple I.G.A.-Boniprix, qui en arborent l’enseigne et qui en véhiculent largement la philosophie, surtout sur le plan du marketing. Nous pouvons aussi évoquer ces quelques coopératives agricoles, œuvrant en particulier dans le domaine de l’approvisionnement à la ferme, qui ont connu de sérieuses difficultés financières et dont les activités commerciales ont dû être reprises par la Coopérative fédérée.
La crise a fait ressortir clairement que l’état de santé des coopératives québécoises variait considérablement. Tandis que certaines ont su la traverser, même après avoir connu des moments difficiles, comme certaines caisses populaires, et en ont même profité pour revoir leur mode de fonctionnement et améliorer leur rentabilité, d’autres n’ont pas pu résister aux caprices de l’économie. Si nous acceptons les propos de Georges Balandier qui dit que c’est dans les périodes de crise que les sociétés se révèlent profondément, qu’elles font apparaître ce qui reste caché en temps ordinaire, ne pourrions-nous pas émettre l’hypothèse que le caractère dual qui s’est manifesté sur le plan de la santé économique des coopératives se rencontre aussi sur d’autres plans et constitue une caractéristique importante de la coopération québécoise ?
[141]
On accuse parfois les coopératives d’être devenues des entreprises capitalistes. La crise nous a plutôt révélé des entreprises souvent tiraillées entre des comportements purement capitalistes et d’autres qui s’en éloignaient passablement. Plusieurs coopératives ont cherché à amoindrir les effets de la crise sur leurs membres. Si nous prenons le cas des caisses populaires, elles n’ont pas cherché à profiter de la situation en prenant possession des garanties offertes par les membres emprunteurs aussitôt que la loi le leur permettait. Nombreuses furent celles qui cherchèrent des accommodements ponctuels, que ce soit par un réétalement ou autrement. Du côté des prêts hypothécaires, on élabora même de nouveaux programmes, comme par exemple « l’hypothèque à l’abri » visant à favoriser l’accession à la propriété par la réduction de la charge d’intérêt au cours des premières années.
Ces actions ponctuelles et ces nouveaux programmes s’adressaient à des membres ayant déjà une certaine assise financière : biens à offrir en garantie, sécurité d’emploi ou salaire assuré. Comme toutes les autres institutions financières, les caisses populaires ont de plus contribué alors à enrichir leurs membres les plus à l’aise, ceux qui pouvaient épargner pendant la crise et qui jouissaient ainsi d’un taux de rendement élevé. Elles ont ainsi favorisé l’augmentation de l’écart entre les bien nantis et les autres. Et pendant ce temps, quelques caisses établissaient des mesures discriminatoires contre certains de leurs sociétaires, bénéficiaires de l’assistance sociale ou de l’assurance-chômage, en gelant par exemple le montant du premier chèque pendant un certain laps de temps. Craignait-on que ces chèques d’origine gouvernementale aient été sans provisions suffisantes ? On a déjà parlé de la coopération comme étant le capitalisme des pauvres, mais ne faudrait-il pas plutôt parler du capitalisme des classes moyennes ?
La question du chômage, et en particulier le chômage des jeunes, a aussi fait ressortir la diversité des positions coopératives. Du côté des caisses populaires, on a peut-être mis un peu de temps à réagir, mais au printemps 1985 le président Raymond Blais en parla comme d’un « dossier super spécial » et invita les dirigeants du Mouvement Desjardins à ouvrir non seulement leurs cœurs, mais aussi leurs goussets. L’engagement du Mouvement fut effectivement important. D’autres coopératives apportèrent aussi leur contribution à la solution de ce problème. Par contre, certaines autres qui jouissaient d’une situation financière assez solide pour agir sont demeurées étrangement silencieuses.
[142]
La crise a encore mis en évidence l’ambiguïté de la position coopérative par rapport à l’inter-coopération. Les discours la proclament nécessaire, mais la pratique est assez différente. Nous avons assisté depuis quelques années à un net dépérissement du Conseil de la coopération du Québec pour faire place à un repliement institutionnel majeur, en particulier du côté des institutions les plus importantes, comme le Mouvement Desjardins et la Coopérative fédérée. Le Conseil est devenu une entité purement symbolique, avec juste assez de moyens pour survivre, mais sans possibilités réelles d’action. On a même fait disparaître le journal Ensemble qui assurait un lien bien utile entre les diverses coopératives et qui permettait d’avoir une vue d’ensemble de l’activité coopérative québécoise.
La réduction du rôle du Conseil de la coopération a été décidée, peut-être sans qu’on s’en rende véritablement compte à l’époque, lorsqu’on a demandé à l’État de s’engager davantage dans le développement coopératif et que des démarches ont été entreprises en vue de la fondation de la Société de développement coopératif. Les membres du Conseil auraient bien pu attribuer à ce dernier la tâche de voir au développement coopératif, surtout dans de nouveaux domaines comme les coopératives ouvrières de production, et lui fournir les moyens nécessaires pour ce faire. Il aurait fallu que les membres, confédération et fédérations coopératives, se délestent de certains pouvoirs en faveur du Conseil. On a préféré s’en remettre à l’État, tout en continuant de souligner par ailleurs que celui-ci intervient parfois trop et qu’il devrait favoriser davantage l’initiative privée.
Nous pourrions évoquer plusieurs autres éléments pour illustrer la position duale des coopératives, comme par exemple leurs attitudes et comportements comme employeurs. Il ne s’agit pas ici d’établir un inventaire exhaustif, mais bien plutôt de dégager une logique, et dans ce sens les quelques exemples soumis suffisent.
La logique de la dualité, de cette tension entre les sollicitations capitalistes et les exigences coopératives, nous conduit à nous interroger sur la spécificité coopérative. Fondamentalement, l’esprit coopératif repose sur la volonté d’instaurer plus de démocratie, plus d’égalité entre les hommes, en prenant comme base d’opération des activités économiques. Certains pensent que ce projet doit se limiter aux coopératives, d’autres sont d’avis qu’il devrait s’étendre à l’ensemble de la société.
[143]
Certaines pratiques observées et dont nous avons parlé plus haut nous permettent de penser que les coopératives s’éloignent parfois de l’esprit coopératif. Et ce que nous constatons depuis quelque temps nous fait nous demander s’il n’en sera pas davantage ainsi dans l’avenir. Nous pensons ici à toutes ces démarches entreprises par les caisses populaires, mais aussi par certaines coopératives agricoles, entre autres, pour obtenir des moyens financiers de plus en plus considérables. Nous pensons aussi à ces études sur la démutualisation entreprises par certaines mutuelles d’assurances. Loin de nous l’idée que les coopératives devraient s’abstenir d’envisager de nouvelles voies de développement, car elles doivent continuer d’être ce moyen d’appropriation collective de notre économie qui a donné des résultats très appréciables jusqu’à maintenant. Mais une fois que seront mis en place ces nouveaux montages financiers, où se côtoieront les parts sociales et les actions, que restera-t-il des coopératives, au-delà de l’aspect purement formel ? Ce seront toujours des entreprises québécoises, un patrimoine inaliénable, ce qui évidemment est très important, mais est-ce que cet élément nationaliste qui a joué un grand rôle dans le développement de nos coopératives a autant d’attrait qu‘auparavant, maintenant que les Québécois sont de plus en plus présents dans l’entreprise capitaliste, comme propriétaires et aussi comme dirigeants ? Est-ce que ce rôle compensateur joué par les coopératives aura encore longtemps sa raison d’être, surtout dans un contexte où l’entreprise privée et les valeurs du capitalisme sont très valorisées, y compris par beaucoup de membres de coopératives ?
En agissant ainsi, les coopératives ne risquent-elles pas de s’éloigner encore davantage de leur base ? Et cela, d’autant plus facilement que la plupart des membres sont volontiers satisfaits de bons résultats économiques et financiers. Les dirigeants ne seront-ils pas tentés, dans un tel contexte, de réduire les montants consacrés à l’information et à l’animation, à tout ce qui peut favoriser la participation des membres, pour abaisser les coûts et augmenter la rentabilité des coopératives qui ne se mesurerait plus qu’en trop-perçus, ce qui ne serait qu’un euphémisme pour parler de bénéfices ou de profits ? Que resterait-il alors de la spécificité coopérative ?
Toujours en relation avec ce thème de la spécificité coopérative, nous sommes surpris de ne pas voir les coopératives réagir plus fortement, quand elles le font, devant les écarts qui se creusent [144] toujours davantage entre les membres de la société, que ces écarts soient alimentés par les soubresauts de l’économie, par la domination des idéologies individualistes ou par certaines modifications suggérées ou déjà apportées au régime de sécurité sociale. Comment peut-on accepter sans trop broncher ces processus tout en œuvrant dans des organismes qui prônent la démocratie économique et une plus grande égalité entre les hommes ? Pouvons-nous vraiment être coopérateurs et accepter une société qui devient plus inégalitaire ? Est-ce que cela ne va pas à l’encontre du projet coopératif ?
Est-ce que la coopération peut encore être porteuse d’avenir ? Est-elle dépassée comme le serait, selon certains, le syndicalisme ? Peut-elle encore être un mouvement social, un agent de changement de la société, ou au contraire se contentera-t-elle d’être un élément fonctionnel, un rouage parmi d’autres dans un organisme qu’il ne faut pas déranger tout en s’efforçant d’en tirer le meilleur parti possible ? La coopération ne serait plus alors instituante, faiseuse d’histoire, mais instituée. Elle ne serait plus qu’une institution.
Ne pourrait-elle pas plutôt être en tension créatrice entre le mouvement social et l’institution, ce qui lui permettrait à la fois de renouer avec l’utopie originelle et de travailler encore davantage à la construction d’un avenir meilleur ? Utopie que tout cela ? Oui, mais en autant qu’on donne au mot son sens sociologique, à savoir que l’avenir n’est pas bouché et qu’il y a plusieurs possibles entre lesquels nous pouvons choisir.
|