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1. Un aspect des réserves du laboratoire des collections ethnographiques du Département d'anthropologie de l'Université de Montréal. (Cliché : Marcel Smit)
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L’EXPÉRIENCE ANTHROPOLOGIQUE.
Avant dire
Expérience anthropologique
et expérience de l'objet
Par Jacqueline Fry
Les livres, et en particulier ceux qui doivent constituer l'objet d'une collection thématique, ne peuvent guère se permettre d'être aventureux au point de réunir des textes et des images dont le lien logique n'apparaîtrait pas immédiatement au lecteur. Avec cet ouvrage nous pourrions nous croire conduits sans apparente rigueur, invités à une cueillette, cherchant en vain un guide et un itinéraire. Mais si nous nous trouvons en présence ici de trois textes et de photographies dont la raison d'être ensemble ne résulte pas d'un projet aux contraintes soigneusement déterminées à l'avance, le montage se fait tout seul, les significations tracent tout naturellement des chemins qu'il n'y a qu'à suivre et dont l'ordonnance exclut toute peur de se perdre. L'expérience qui est communiquée n'a pas la prétention d'être une leçon. Chacun ferme puis ouvre des portes familières ou interdites. On se cherche entre les affirmations qui résultent du temps de l'étude et celles qui jaillissent de la confrontation quotidienne, le parcours est antilinéaire, broussailleux, rayonnant.
Incontestablement le projet au départ se situait plus au niveau de l'expérience personnelle que d'une démonstration sur le contenu d'une discipline. Trois anthropologues de l'Université de Montréal avaient été invités à rédiger un texte sur leur métier, un texte qui serait en quelque sorte l'envers de l'article professionnel ou de la thèse. Chacun de ces trois chercheurs s'était donné la peine de recueillir au cours de sa mission des séries d'objets pour le laboratoire-musée de leur Département. De nombreuses informations concernant ces objets étaient déjà organisées en fiches descriptives et en dossiers techniques, d'autres attendent encore de recevoir une identité que la présence proche du chercheur rend non utopique.
C'est dans cette perspective qu'une problématique de l'objet nous semblait devoir retenir l'attention des trois anthropologues. Pourquoi avoir distrait de leur milieu originel [10] ces objets africains et américains vers une destination pour laquelle rien ne les préparait ? Pourquoi leur faire subir cette mutation brutale qui fait d'une chose créée, vécue, reconnue, un objet étiqueté, exhibé, interprété ? Qu'est-ce que l'identité d'un objet de collection ethnologique dont la fiche descriptive ne renvoie qu'à une réalité fantomatique ? Ces objets sont-ils les témoins privilégiés de la connaissance anthropologique, vont-ils servir de relais sensibles entre l'imaginaire de deux sociétés différentes ? Grâce à eux avancerons-nous dans le parcours difficile qui mène à la compréhension de l'autre ?
Couplage dangereux que celui d'hommes étudiant d'autres hommes et les choses qu'ils ont fabriquées comme si, au départ, il allait de soi que ces objets fussent pour beaucoup de chercheurs autre chose que des instruments commodes à une récolte d'informations supplémentaires ou les porteurs d'émotions fugitives. Oui, couplage dangereux mais association fertile car les images des uns et les mots des autres finissent par se confondre en un tout riche en forme de questions.
De Lionel Vallée à Jacques Gomila en passant par Pierre Beaucage, pour liés qu'ils soient avec les objets, témoins dits matériels des cultures, le leitmotiv qui court en sourdine ou s'impose à haute voix chez chacun d'eux semble être : « Attention, ici anthropologue, Attention, ici anthropologie. Attention, DANGER. »
Il n'y a rien d'étonnant à ce que séminaires, cours, ouvrages littéraires ou didactiques sur l'ethnologie consacrent aujourd'hui beaucoup de temps à brosser une sorte d'éthique de cette « science ». Tout se passe comme si dans le courant de la mutation décolonisatrice du milieu du XXe siècle, cette dernière s'était trouvée en position d'accusée ou compromise dans son devenir. Dans cette situation, les textes qui suivent sont [11] des témoins fraternels de ce qui constitue les grandes fêtes démystificatrices de notre temps. Pierre Beaucage rappelle les opulentes tentations du Savoir et du Pouvoir dans les années 60 au Québec. C'est alors qu'il fait ses premiers pas, héros potentiel avec beaucoup d'autres d'une Saga de la compétence qui devait conduire les futurs anthropologues vers des univers encore sentis comme exotiques. Les techniciens occidentaux des cultures différentes s'en allaient vérifier sur place les chemins parcourus par le Progrès ! Une bonne petite formation universitaire fondée sur des méthodes non criticables d'observation, d'enregistrement et d'interprétation avait préparé deux Québécois et un Français de Marseille (ce dernier en rupture d'un avenir de « vendeur d'aspirine ») au métier d'anthropologue.
Chez tous les trois on retrouve les mirages de l'exotisme et de l'ethnocentrisme vite exorcisés par les développements contradictoires de la théorie et de la pratique de ce qu'on appelle le « terrain ». Nous assistons au passage du cinéma à la réalité, du manuel d'ethnographie à l'expérience au jour le jour des hommes et des choses de l'autre (comme si, par ailleurs, l'autre devait se découvrir, forcément ailleurs, en Afrique ou en Amérique centrale !). Le véritable objet de ces trois textes ne conduira pas à une réflexion sur la « culture matérielle » mais à des prises de position vis-à-vis de la science anthropologique elle-même. Dès lors les objets ne joueront plus que le rôle de figurants plus ou moins irréels dans la mise en scène d'une pièce sur le procès de l'anthropologie.
Pourtant, détrompons-nous. Comme le souligne Jacques Gomila, l'objet est au cœur du métier d'ethnologue... partout il le rencontre, partout il s'y heurte, en est ENCOMBRÉ, INFESTÉ, ENVAHI...
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Ni Lionel Vallée, ni Pierre Beaucage, ni Jacques Gomila n'avaient pour vocation l'étude des objets. Autant d'anthropologues, autant d'anthropologies dans lesquelles l'objet subit un traitement nouveau. Méprisé, oublié, considéré, sublimé, il est là, donnant son témoignage sur le pourquoi et le comment des activités humaines parfois jusqu'aux plus inconscientes. Bien souvent il reste le seul porteur apparent de traditions de vivre et de penser qu'un processus obligatoire de culturation occidentale grignote, érode et manipule. C'est pourquoi Lionel Vallée voyait dans les franges de laine multicolore du Mascapacha et dans les tresses du Llautu des Kechoua le rappel de la dignité royale des temps anciens : dignité qui hors du vêtement manifestant ses traces symboliques ne pouvait plus être saisissable pour lui dans la cruelle réalité actuelle du paysan andin qui lui révélait d'autres images et d'autres expériences.
Pour Pierre Beaucage, les objets sont plus ou moins restés les curiosités qui excitaient son esprit à l'âge où l'on a souvent un oncle ou un père pour nous conduire au musée. Des curiosités aux voyages, des voyages à l'anthropologie, de l'anthropologie à la réflexion critique sur les relations coupables de l'anthropologie et de l'idéologie dominante, la boucle est bouclée ! Dans cette optique, les objets ne peuvent lui apparaître que comme des objets de récupération. Images de cultures désormais agonisantes ou marginales, ils iront figurer dans les MUSÉES! Silhouettes mutilées dans des espaces contraignants, ces objets échoués dans les musées ne seront plus dès lors que les victimes toutes désignées des actions ambiguës et conjointes de l'anthropologue et du muséologue.
La récréation que s'offre Jacques Gomila autour des feux du surréalisme, de la psychanalyse, du structuralisme et du marxisme restitue à l'objet sa présence polyvalente et sensible. Avec lui s'ouvrent discrètement les portes du domaine de l'imaginaire.
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On pourrait dire des objets plastiques qu'ils sont comme des « paquets » de valeurs matérialisés grâce à des techniques et à des rêves. À la fois étoiles d'une mise en scène plus ou moins totale mais temporaire de la culture d'un groupe et instruments familiers et quotidiens, ils s'échappent hors de toute analyse savante comme d'une prison pour aller rayonner ailleurs, là où précisément personne (l'ethnologue) ne pensait les trouver. Les exigences du prestige, de l'économie, du rite et de la mode ainsi que la puissance infatigable de l'imagination transforment et embellissent les efficacités.
Comme l'affirme Gomila, aucun antiquaire ou marchand d'art ne devrait faire fortune dans la région de Kédougou, car dit-il : « les groupes que nous visitions (les Bassari) n'ont pas d'art plastique. Entendons-nous bien, pas d'art plastique au sens de nos salons. »
Toutefois, il y a déjà un certain temps que beaucoup de ces salons ont perdu leurs privilèges de distributeurs des modèles du « goût ». On pourrait insinuer qu'à leur place se sont installés des foyers de pression culturelle ou artistique bien plus subtils. Quoi qu'il en soit, il ne devrait heureusement plus rester grand chose des conceptions exotiques et de l'esthétique définie comme science normative du Beau après le passage impertinent d'un certain nombre d'ethnologues, sociologues et sémioticiens.
Si les objets, choses fabriquées, inventées, imaginées, figuratives, ou strictement utilitaires se révèlent des lieux privilégiés de déchiffrement et de compréhension des activités humaines, comment ne nous sentirions-nous pas soucieux de leur manipulation lorsque, déracinés, ils ne reçoivent plus de sang nouveau, raidis sur des étagères poussiéreuses ou derrière des vitrines de plexiglass.
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Les confidences anthropologiques de Lionel Vallée, Pierre Beaucage et Jacques Gomila, si elles dénoncent plus ou moins, chacune à sa manière, la « pureté » d'une pratique considérée comme scientifique, révèlent aussi combien tenace subsiste encore l'espoir ou la fidélité aux possibilités de cette pratique. C'est dans une perspective similaire que semblent se rejoindre l'expérience anthropologique et l'expérience du muséologue technologue sociologue historien des créations plastiques. Leur quête des identités humaines, de leurs ressemblances et de leurs différences s'avère semblable ; elle devrait être inquiète, fragile, chaleureuse et lucide. Lucide, elle doit l'être avant tout, sinon la recherche ou la réalisation se trouvent vite devenir instruments d'un système qu'elles croyaient dénoncer.
Que reste-t-il du sens des nombreuses fêtes de la saison sèche chez les Bassari ?
Que nous est-il conservé de cette somptueuse et fugitive rupture du temps ordinaire ? Des ornements de cheveux en cuivre ciselé (photo n° 18), des bâtons de danse en bois couronnés de touffes de poils de mouton, des ceintures en anneaux de cuivre jaune enfilés sur de fines lattes de bambou et quelques autres objets sagement classés sur les étagères des réserves du laboratoire des collections ethnographiques du Département d'anthropologie de l'Université de Montréal. Dans des tiroirs en bois, leurs fiches descriptives soigneusement rédigées semblent attendre le coup de baguette magique qui, des phrases sèches dactylographiées sur les rectangles de carton blanc, fera jaillir la vie. La fête Bassari peut-elle devenir une autre fête pour nous ?
Les symboles tissés et brodés qui ornent les ceinturons des paysans indiens des Andes ne doivent pas seulement ressusciter les images symboliques de la grandeur passée d'une culture, ils sont là aussi pour nous rappeler le drame actuel de son exclusion. L'objet est à la fois tragique et charmeur, unique et élément de série, isolé et environné. [15] La vitrine de musée et le texte du chercheur se prennent dans les pièges de la disposition, de la description ou de l'analyse. Découpant à leur gré un morceau de réalité, ils la figent instantanément.
Réunies dans le souci de communiquer des expériences, confidences manifestées hors des artifices de l'exercice professionnel, antileçon mais signal, les pages qui vont suivre ne nous éloignent pas des objets et jamais des hommes qui les imaginent.
Jacqueline Fry
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