[213]
“Les Indiens d’Amérique latine :
quelle sorte de droits ?”
Par Pierre BEAUCAGE
Anthropologie, Université de Montréal
La "défense des droits des Indiens" est devenue une cause à la mode - liée d'ailleurs de très près à celle de la "défense de l'environnement" - et il existe peu de gouvernements dans les deux Amériques qui ne souscrivent, du moins en paroles, à l'une comme à l'autre. En même temps, dans la plupart des États latino-américains - du moins ceux qui ne sont pas des dictatures militaires - s'est amorcé un débat sur l’inclusion de clauses concernant spécifiquement les droits des autochtones dans les constitutions (Stavenhagen, 1988 : 47-104, 243- 336). Cependant, quand il s'agit de traduire en pratiques les discours, de nombreuses contradictions apparaissent. Car le fait de plaquer nos propres conceptions du droit et des droits sur la diversité des situations indiennes peut conduire à des formes d'oppression similaires à celles qui sont dénoncées, ou pires.
En effet, la définition de ce qu'on appelle les "droits humains", les "droits et libertés", s'est faite dans le contexte historique particulier des sociétés occidentales au cours des derniers siècles. Cette période a vu également ces sociétés connaître une expansion qui devait les conduire à une hégémonie mondiale. Est-il nécessaire de le préciser, une telle hégémonie ne fut pas que politique et économique, mais elle s'est étendue au domaine des idées : religion, droit, science. Par contraste, ce qui a caractérisé l'histoire des sociétés autochtones depuis la colonisation, c'est qu'on leur a imposé de l'extérieur, en les définissant pour elles, des pratiques, des règles et des concepts qui n'avaient rien à voir, ou si peu, avec leurs modes de vie et de pensée.
L'actuel débat autour des droits autochtones, débat auquel participent de plus en plus directement les Indiens eux-mêmes (id. : 145-206 ; Bonfil-Batalla, 1981) constitue un enjeu crucial pour leur devenir, dans la dialectique complexe qui les lie désormais aux sociétés nationales (ou plurinationales) héritières de la conquête européenne. En effet, la pénétration capitaliste atteint rapidement les derniers refuges des ethnies de la forêt amazonienne en même temps que sont redéfinies les formes d'articulation des paysanneries indiennes des Andes et de Mésoamérique aux sociétés nationales. Une définition claire du problème exige la reconnaissance d'une situation diversifiée, que je propose de saisir selon un axe double : géoculturel, d'abord, vu l'irréductibilité des situations que l'on rencontre dans les diverses régions de l'Amérique latine ; dynamique, ensuite, pour tenir compte des transformations rapides dans lesquelles sont présentement engagés les divers peuples autochtones, [214] transformations qui ont un impact certain sur la définition et la pratique des droits.
DROITS INDIVIDUELS ET COLLECTIFS :
DES VISIONS CONTRASTÉES
La définition de notions comme "personne" et "droits de l'homme", je l'ai rappelé plus haut, a été le fruit d'un long mûrissement au sein des sociétés occidentales. Y ont contribué à la fois les réflexions théologiques médiévales sur la notion de "péché" et de "libre arbitre”, les débats philosophiques du Siècle des lumières sur la "raison" et la "république" et, bien sûr, le développement puis la dominance des rapports marchands au sein de ces sociétés : le do ut des, prémisse du droit contractuel, ne peut se concevoir qu'après l'apparition de l'agent économique "libre", tout comme le do ut facias, qui fonde le droit du travail, suppose lui aussi l'apparition du "travailleur libre”.
Les premiers droits modernes à apparaître ont donc été des droits individuels, et ils ont dû s’affirmer, dans les révolutions qui marquent le début du capitalisme, contre des droits collectifs antérieurs : le producteur individuel contre la corporation, le bourgeois individuel contre l'ordre féodal-ecclésiastique qui régissait les affaires de la ville et de l'État. Ce n'est qu'au XIXe siècle, à l'apogée du capitalisme en Europe occidentale, qu'on voit apparaître la revendication d'un nouveau type de droits collectifs, dit "sociaux". Les producteurs directs qui s'unissent ici ne sont plus les détenteurs exclusifs d'un patrimoine et d'un savoir-faire, comme les corporations médiévales, mais bien les dépossédés, les ouvriers d'usine qui ne disposent plus que de leur force de travail, facteur de production essentiel, certes, mais combien surabondant. La bourgeoisie de l'époque devra accepter, après une résistance farouche, l'institutionnalisation de ces droits, dont elle crie bien haut l'incompatibilité avec la "liberté de contrat" et la "liberté de travail". Les forces montantes, ouvriers et intellectuels, anarchistes et socialistes, lutteront pour la généralisation à l'ensemble du peuple des droits individuels acquis par la bourgeoisie (tel le suffrage universel) et tenteront quant à elles de faire coexister dans leurs programmes le respect de ces droits et l'affirmation de la priorité des intérêts de classe. Dans les deux camps, la lutte pour les droits était marquée au sceau de l’universalisme : le sujet en était une création abstraite, le "citoyen”, effaçant en son sein tous les particularismes (de condition, de sexe,...) si soigneusement distingués par le droit féodal antérieur.
En même temps que s'affirmait la primauté de l'individu, la société capitaliste classique élaborait un complexe idéologique relevant d'une rationalité essentiellement différente : la nation. Loin d'être un simple reflet de la configuration historique des premières sociétés capitalistes, l'idée de nation introduisait une hétérogénéité au sein de l'idéologique. Car si le marché mondial soudait entre elles les économies comme le marché local avait soudé les individus, l'espèce humaine demeurait divisée en collectivités irréductibles, [215] dotées non seulement de territoires et d'appareils d'État distincts, mais de caractères, d"’âmes" uniques et disposant conséquemment du "droit à disposer d'elles-mêmes". A la différence des autres droits énoncés par la société moderne, les droits nationaux se veulent donc essentiellement particularistes. Ce qui ne les empêcha pas de servir admirablement la bonne marche du système : après les avoir utilisés contre l'ancien ordre socio-politique, dans la France de 1793, l’Allemagne et l'Italie du XIXe siècle, on réutilisa l'intérêt national contre les soulèvements ouvriers, et enfin dans les luttes pour le partage du monde qui ont marqué les rapports entre grands États occidentaux tout au long de ce siècle.
Les organisations révolutionnaires répudièrent d'abord ce nationalisme qui était d'un tel secours pour la défense du pouvoir bourgeois. Puis, à partir du XXe siècle, la théorie de l'impérialisme permit de réaccommoder lutte révolutionnaire et lutte nationale, tout au moins à l'intérieur des formations sociales capitalistes (États-nations ou empires), lorsque la lutte des "nationalités opprimées" se faisait contre la classe dominante et son État.
L'idéologie occidentale fait coexister, à ce jour, l'énoncé de droits individuels et collectifs, universalistes et particularistes ; mais, de par la logique même du système, fondé sur le marché et le contrat, les premiers conservent toujours la priorité, malgré l'affirmation accrue des droits sociaux - et des politiques redistributives - qui accompagnent les périodes d'expansion économique comme celle de l'après-guerre.
Face à cette structure (nécessairement simplifiée), si nous considérons globalement les sociétés autochtones d’Amérique, nous ne pouvons que constater que c'est le groupe, et non l'individu qui y est le sujet de droit. Qu’il s'agisse des communautés paysannes denses de Mésoamérique et des Andes, ou des petits groupes de chasseurs-cueilleurs et d'horticulteurs des forêts tropicales, nous trouvons des collectivités qui soumettent le comportement individuel à un ensemble très précis de règles et de normes. Au modèle de "droit minimal" de la société occidentale moderne, qui pose idéalement comme seule limite à la liberté individuelle le droit des autres, correspond ici un "modèle de la bonne vie" dans lequel l'ensemble des conduites doit se conformer à des normes définies, avec bien sûr des marges de variations acceptables : Qui doit-on épouser de préférence ? Qu’est-ce qu'on doit cultiver ou manger ? etc. L'étendue de ce droit de la collectivité est telle qu'elle équivaut souvent pour nous à la contrainte extrême, voire à une absence de droits individuels. En outre, les règles y définissent un droit essentiellement particulariste : il y a ceux qui appartiennent au groupe (ethnie, région, communauté villageoise) et ceux qui n’en sont pas : les règles de comportement face aux uns et aux autres peuvent varier de la solidarité extrême à l'antagonisme le plus irréductible.
[216]
En même temps, les sociétés indiennes définissent des droits qui n'ont pas d'équivalent chez nous : la nécessité du travail aliéné [salarié] à laquelle est soumise l'immense majorité de la population dans les pays industrialisés, par exemple, apparaît aux sociétés autochtones une contrainte intolérable. Et ce, parce que tous ont droit à la terre, au sens le plus large, c'est-à-dire à l'usufruit de toutes les ressources naturelles disponibles, droit qui est médiatisé par leur appartenance à une communauté. Un tel droit est fondamentalement inconciliable avec nos conceptions juridiques, qui sont les mêmes que celles qui prévalent dans l'ensemble des sociétés latino-américaines, et qui établissent que la propriété - droit d'user et d'abuser - est un attribut premier de l'individu. D'autres droits collectifs, particularistes, des petites communautés de la forêt, comme le droit à la guerre, ou à la vengeance par les armes, heurtent également de front les conceptions occidentales actuelles.
Dès qu'on quitte le niveau des principes fondamentaux, par ailleurs, il est évident que les collectivités indiennes d'Amérique latine ne possèdent pas un, mais bien des systèmes juridiques, très différents entre eux. C'est ici que les deux axes de distinction dont j'ai parlé plus haut peuvent nous aider. Le premier axe, que j'appellerai "géoculturel” oppose les macro-ethnies d'agriculteurs sédentaires de Mésoamérique et des Andes, qui correspondent en gros à l'ancien empire espagnol, et les micro-ethnies de la forêt et de la savane tropicales, dont la majorité sont présentement sous juridiction brésilienne (avec des débordements dans les régions orientales des pays andins et jusqu'en Amérique centrale). Le second, que j’appellerai "dynamique", essaie de dégager la logique inhérente à l'histoire des rapports Indiens / non-indiens dans chacune des deux grandes régions [1].
LES DROITS INDIENS :
LES BASSES TERRES TROPICALES
Pour les premiers colons portugais qui débarquèrent sur la côte du Brésil au XVIe siècle comme pour leurs descendants, les Indiens représentèrent soit une menace, soit un poids inutile. Les peuples des basses terres tropicales ne connaissaient ni l'agriculture intensive, ni la métallurgie ; guerriers et dispersés en d'innombrables villages autonomes, ils pouvaient être soumis par une conquête éclair comme les empires mexicain et péruvien. De plus, les Portugais s'installaient, porteurs d’un projet économique complexe : la plantation de la canne et surtout sa mouture et le raffinage du sucre exigeaient une organisation centralisée du travail. On tenta d'abord d’y intégrer les autochtones comme esclaves : leur faible résistance physique face au travail intense et aux nouvelles maladies fit échouer cette tentative. On leur substitua donc la main-d'œuvre [217] africaine (sauf chez les planteurs moins nantis de la région de São Paulo qui poursuivirent la chasse aux Indiens jusqu'au XVIIIe siècle).
Si la main-d’oeuvre autochtone avait peu de valeur pour les colonisateurs, la terre, elle, en avait beaucoup, surtout en raison de sa proximité relative par rapport au marché européen [2]. À la réduction de l'Indien en esclavage, succéda donc son élimination pure et simple. À la différence de la couronne espagnole, pour qui l'évangélisation et la préservation des Indiens constituait une condition essentielle à la perpétuation du projet colonial, la couronne portugaise ne permettait que le baptême des quelques autochtones déjà captifs sur les plantations ; d'où un conflit permanent qui se matérialisa autour de la question des réductions des jésuites au Paraguay, aux confins des deux empires.
La société coloniale esclavagiste se consolida pendant plus de trois siècles sur une étroite bande côtière, éliminant et refoulant vers l'intérieur les sociétés autochtones, avant de se lancer à l’assaut de son hinterland, par vagues discontinues, à partir de la fin du XIXe siècle. Les rapports d'exclusion entre autochtones sont demeurés essentiellement les mêmes. Comme l'affirme l'ethnologue brésilien Darcy Ribeiro, concluant une étude d'ensemble sur les rapports Indiens / non-indiens :
- "À l'heure actuelle, comme par le passé, ce sont toujours les mêmes entités qui s'affrontent : une ethnie nationale en expansion et les multiples ethnies tribales qui se trouvent sur son chemin. [...] Les groupes indigènes n'ont pas été assimilés à la société nationale [...] mais la majeure partie d'entre eux a été exterminée, les survivants continuant d'être des indigènes non plus dans leurs us et coutumes, mais bien dans l'auto-identification comme peuple distinct du peuple brésilien et victime de son oppression" (Ribeiro 1979 : 40).
Il est important de noter que le même type de rapports a prévalu dans le cas des États héritiers de l'empire espagnol lorsque, se détournant de l'économie agraire et minière des hautes terres, ils décidèrent (également à partir de la fin du XIXe siècle) d'étendre le peuplement réel jusqu'aux frontières politiques : le Mexique vers le nord, le Chili et l'Argentine vers le sud, les pays andins et centre-américains vers l'est. Ici encore, les colons se heurtèrent aux Indiens nomades ou semi-nomades : les indios bravos, (indiens sauvages) qui avaient survécu hors des limites du contrôle politique impérial. Et devant l'impossibilité de les asservir, ils optèrent pour l'extermination.
La question des droits humains chez les autochtones des basses terres est donc étroitement liée au type d'agent économique à l'œuvre sur le front de colonisation, et à la phase de contact. Suivant les pistes tracées par [218] Ribeiro, la plupart des auteurs distinguent actuellement quatre types d'agents : les forestiers-collecteurs, les mineurs, les éleveurs et les colons-agriculteurs. J'y ajouterai les Églises et l'État (lorsqu'ils établissent directement le contact avec des groupes pas encore ou peu touchés par les autres agents). De même, au plan diachronique, il est important de distinguer la phase du premier contact et des rapports intermittents, celle des rapports réguliers et celle d'une éventuelle intégration. (Nous fonderons cette brève esquisse sur la compilation des violations aux droits autochtones effectuée par R. Stavenhagen et son équipe - 1988 : 207-242).
La phase des premiers contacts est souvent décisive pour l'avenir du groupe. On peut l'appeler la phase du génocide probable, étant donné l'extrême fragilité démographique et immunologique des sociétés indiennes de la forêt. Ce contact est très souvent belliqueux, en raison de la nature même de ces sociétés et de la volonté d'acquisition rapide des ressources qui anime les nouveaux venus. Dans le cas des forestiers et des collecteurs (caoutchouc, noix oléagineuses par exemple). Lorsque des dénonciations parviennent jusqu'à l'opinion publique, elles concernent les attaques armées et l’incendie des campements (Amazonie brésilienne), les viols, les meurtres, individuels ou collectifs (Vénézuéla, Guatémala), et les épidémies transmises par le passage des exploitants forestiers.
S'il s'agit d'entreprises minières et pétrolières, outre de nombreux accrochages avec les prospecteurs, les autochtones dénoncent l'appropriation permanente des terres et la contamination de vastes étendues (Equateur). Dans le cas des éleveurs, malgré la faible population immigrante impliquée, la destruction du milieu est plus systématique. En outre, comme il s'agit d'élevage extensif de grandes quantités de bovins demi-sauvages, des bêtes errent dans les cultures sur brûlis des Indiens qui les abattent. S'ensuivent des expéditions punitives où des tueurs à gages éliminent des villages entiers (Brésil, Colombie). Quant aux colons-agriculteurs, ils proviennent des campagnes surpeuplées des Andes ou de la côte. Les agences gouvernementales de colonisation leur offrent des lopins de terre découpés sur la carte, sans égards pour les autochtones qui pourraient s'y trouver. Les heurts sont violents et l'importance actuelle de ce flux démographique exclut l'historique solution du repli vers la forêt, encore possible dans les types de contacts précédents. L'implantation de colons, comme celle des éleveurs, se faisait traditionnellement longtemps après que les premiers contacts aient été pris avec des prospecteurs ou des forestiers. Depuis vingt-cinq ans, cependant, l'accélération du processus est telle qu'un groupe isolé peut se trouver en l'espace de quelques mois confronté avec une véritable invasion de son territoire par des dizaines de milliers de planteurs et d'éleveurs, comme c'est présentement le cas en moyenne et haute Amazonie.
L'État et les Églises, pour leur part, jouent un rôle autonome de plus en plus important dans la dynamique des premiers contacts. L'État, entre autres, [219] par la construction de vastes ouvrages d'infrastructure qui bouleversent l'habitat naturel des régions périphériques (routes, barrages) avec les conséquences connues sur la survie des groupes autochtones. Cette présence lourde de l'État peut s'accompagner de déplacements forcés (Brésil, Equateur), voire du massacre de ceux qui résistent (Guatémala), et déboucher sur le génocide aussi sûrement que l'action des mineurs, éleveurs et planteurs. Quant aux Églises, catholique et protestantes, elles se présentent comme des défenderesses des Indiens et sont souvent intervenues pour dénoncer les abus dont ils sont victimes. Cependant, aux dires de nombreux observateurs et d'organisations autochtones, leurs propres méthodes d'évangélisation-acculturation, où la persuasion se mêle souvent à la contrainte, constituent un ethnocide, c'est-à-dire une destruction systématique du mode de vie et des valeurs indiennes. Ces accusations visent tout particulièrement les sectes fondamentalistes américaines, d'implantation récente, dont le fameux Summer Institute of Linguistics (Hvalkof et Aaby, 1981).
On peut résumer la situation lors des premiers contacts d'un groupe d’indiens des basses terres avec le monde extérieur en disant que c'est essentiellement leur droit à la survie même qui est en jeu, droit qui n'était pas historiquement reconnu, ni par les puissances coloniales, ni par les républiques qui leur succédèrent, en ce qui touchait les "Indiens sauvages".
Même les groupes indiens qui réussissent à survivre aux premières années de contact avec les Européens ne sont pas au bout de leurs peines. Dans cette seconde phase, de contact permanent avec un front de colonisation, le problème immédiat est celui de la reconnaissance de leurs droits sur des territoires suffisants pour leur subsistance. Ces sociétés combinent en effet l'agriculture, la chasse, la pêche et la cueillette des produits forestiers : la réduction de leur terroir à des "lopins agricoles" est incompatible avec la perpétuation de leur mode de vie et de leur culture. La lutte pour la démarcation des terres indiennes (présentement très importante au Brésil) peut mobiliser les énergies pendant des années et nécessiter des alliances avec des lobbies influents au plan national et même international [3]. En outre, la "prise en charge" des groupes par des agences gouvernementales, telle la célèbre FUNAI brésilienne leur enlève toute capacité de décision concernant [220] l'utilisation des ressources. Les agents gouvernementaux ont dans le passé loué ou aliéné en permanence des terres à des éleveurs et à des entreprises minières ou fermé les yeux sur leurs invasions (Pérou, Argentine, Brésil, Bolivie). Les éleveurs poursuivent leur politique de vengeance : si du bétail disparaît, des Indiens sont tués, des malocas (huttes collectives) brûlées (Colombie, Brésil). Les grands propriétaires paraguayens font encore la chasse aux Achés nomades et réduisent les survivants à l'esclavage, pratique également dénoncée dans la Bolivie voisine.
L’État est désormais représenté par l'armée et la police, envoyées pour "rétablir l'ordre" : en fait, leur présence occasionne de nouvelles violations de droits : assassinats de dirigeants, viols, brutalités contre les autochtones qui veulent faire respecter leurs titres de propriété. Dans les régions pionnières, le racisme devient un des piliers de la vie sociale, tandis que les maladies continuent de sévir et que des fléaux nouveaux, l'alcoolisme et la prostitution, font leur apparition. Face à la dégradation des conditions de vie, l'enseignement moralisateur de l'Église n'a que peu d'impact : son rôle de déculturation continue cependant d'être important (Vénézuéla, Brésil).
La troisième phase, enfin, est celle de l'intégration à la société nationale : tel que mentionné plus haut, le groupe se considère et est considéré comme "indien" (même si sa culture s'est "transfigurée", selon l'expression de Ribeiro). Elle ne caractérise qu'une faible proportion de la population indienne originelle : au Brésil, sur 230 groupes repérés en 1900, à peine 38 étaient considérés comme "intégrés" en 1957 ... tandis que plus du double (87) s'étaient éteints (Ribeiro, 1979 :102). L'intégration ne garantit cependant pas encore les droits individuels et collectifs : les violations changent simplement de forme. En tant que fournisseurs de produits forestiers, agricoles ou d'artisanat, les Indiens sont durement exploités par des intermédiaires (parfois, les employés des agences gouvernementales eux-mêmes) qui monopolisent les rapports avec la société nationale (Pérou, Brésil). Comme salariés migratoires, ils reçoivent des salaires nettement inférieurs à ceux des travailleurs non indiens (Panama, Colombie). Parfois même, entassés dans des bidonvilles, il ne leur reste qu'à chercher leur pitance dans les décharges publiques (Argentine).
Les Églises poursuivent leur tâche assimilatrice, à laquelle certains pasteurs ajoutent le trafic d'enfants et de jeunes femmes (Vénézuéla, Pérou) "placés" chez des familles aisées des villes.
Mais c'est l'État qui devient omniprésent, plus particulièrement à travers ses organes d'assimilation (école) et de répression. Cette dernière prend un caractère particulier du fait que c'est à la phase d'intégration qu'on voit apparaître dans les basses terres les organisations indiennes, fondées souvent avec l'appui des organisations autochtones nationales ou internationales, qui avaient vu le jour plus tôt à l'initiative des groupes plus nombreux des Andes et [221] du Mexique. En Colombie, les ethnies indiennes de la forêt s'unissent aux groupes des hautes terres (Paez, Huambianos) pour former en 1982 l'Organisation nationale des Indiens de Colombie (ONIC). En 1983 apparaît l'Association des Indiens du Brésil. Alors que précédemment leurs luttes étaient de caractère spontané et demandaient de compter sur des alliés, désormais, leur expérience du monde extérieur leur permet de s'organiser eux-mêmes pour la défense de leurs droits.
L'un des plus importants à ce stade, est le droit à la continuation du mode de vie face à la misère et aux pressions assimilatrices : car la culture syncrétique qui résulte de la fusion d'éléments amérindiens et européens constitue la base de l'identité autochtone. Ensuite, et toujours, le droit à la terre : parqués sur des réserves minuscules, ils redécouvrent les territoires dont ils ont été spoliés et entreprennent des démarches pour les récupérer, d'autant plus que leur population est désormais en croissance. Tel est le cas des Indiens du sud du Brésil (Kaingang, Xokleng, Guaranis, Manguerinhas), de l'Argentine (Chiquitanos, Tehuelches, Tobas), d’Amérique centrale (Guaymis, Kuna). Devant l'insuccès des recours légaux, ils manifestent et occupent les terres. La riposte de l'État - surtout des gouvernements militaires du Cône Sud - ne se fait pas attendre : arrestations, emprisonnements, souvent tortures et exécutions des dirigeants (Argentine, Brésil, Chili, Paraguay). Des technique^ plus subtiles impliquent la stérilisation non volontaire des jeunes femmes dans des ethnies trop prolifiques, tels les Arhuacos de Colombie. Les opérations de groupes de guérilla dans des zones proches des groupes indiens donnent aux militaires le prétexte voulu pour accentuer la répression (Colombie).
La dynamique des droits autochtones dans les basses terres pourrait être schématisée de la façon suivante. Dans la période qui suit les premiers contacts, le droit à la survie physique et à la survie ethnique se cristallise autour de la reconnaissance d'un territoire suffisamment vaste pour permettre la subsistance du groupe et atténuer la pression des nouveaux arrivants. Sur place, les Indiens luttent spontanément - et inégalement - pour ces droits mais ils dépendent d'appuis extérieurs pour défendre leur cause au niveau national et international. Cette lutte se poursuit tandis que se déploie le front de colonisation et que les Indiens - ceux qui survivent - établissent des liens économiques nouveaux avec les grands centres économiques et politiques nationaux à travers des intermédiaires non indiens. La lutte contre l'exploitation et la spoliation foncière occupe l'avant-scène. Enfin, à la phase d'intégration, les autochtones dénoncent la discrimination dans le commerce et l’emploi et s'organisent pour redresser les torts qui leur ont été faits. Cette mobilisation se traduit souvent par une répression accrue qui remet le droit à la vie au premier plan, à côté du droit à la terre et à la différence culturelle et du respect de la liberté d'association.
[222]
LES DROITS INDIENS :
ANDES ET MÉSOAMÉRIQUE
Concernant le rôle des Espagnols dans la colonisation de l'Amérique, il est courant d'opposer la "légende noire" et la "légende dorée". Le débat a d'ailleurs pris une acuité nouvelle à l'occasion de la "Célébration de 1992" : "rencontre de civilisations" pour les uns, "début de l'exploitation, de l'oppression, de l'ethnocide, de la discrimination, de l'écrasement de la culture et du pillage des ressources" pour les autres (Campaba continental..., 1989 : 20).
Il est acquis que les conquérants espagnols ont tenté de modeler les sociétés indiennes en fonction de leurs intérêts, détruisant leurs religions au profit du catholicisme, décapitant leurs sociétés, mais préservant les secteurs de la culture et de la vie sociale qui pouvaient être refonctionnalisés dans le nouveau contexte colonial : tels l'organisation communautaire, le système tributaire... On réfléchit moins souvent au fait que les colonisateurs subissaient aussi la contrainte de leur propre système idéologique et juridique, lequel ne correspondait pas nécessairement avec leurs intérêts immédiats. Ainsi en est-il du "droit à l'évangélisation", dont jouissaient les autochtones, aux dires des théologiens et de la couronne espagnole. Si un tel droit servait très bien la cause des envahisseurs, puisqu'il légitimait la conquête, il imposait également des limites quant aux modalités de l'exploitation des Indiens : tant l'esclavage que le pouvoir abusif des encomenderos s'avérèrent dès le début incompatibles avec l'enseignement et la pratique de la foi chrétienne. Les autochtones trouvèrent d'abord des alliés dans l'Église (alliés dont le plus célèbre fut Las Casas) puis dans la couronne espagnole elle-même, lorsqu'elle fut convaincue que le régime de l'encomienda entraînerait à court terme leur extermination.
La reconnaissance par la plus haute instance politique des titres fonciers communautaires (comunidades, ejidos, resguardos...) et de l'existence d'une organisation politique locale (repúbticas de indios, cabildos) correspondait donc aux intérêts de la métropole : sur les terres des villages, les paysans pouvaient subvenir d'eux-mêmes à leur subsistance et payer un tribut... en attendant que le repartimiento les alloue aux mines ou aux plantations qui avaient besoin de main-d'oeuvre. Mais, ce faisant, le système impérial leur reconnaissait des droits, précaires certes, à partir desquels ils pouvaient réclamer contre les abus. C'est dans l’espace réel - et restreint - de ces droits que les Indiens qui survécurent à la baisse dramatique de la population entreprirent la construction d'une nouvelle culture autochtone, dont le contenu et la structure reflètent à la fois la subordination au pouvoir colonial et la résistance à ce pouvoir. De même, la stricte séparation de la société hispano-américaine en deux castes (Espagnols et criollos, d'une part, Indiens de l'autre) si elle obéissait à la logique particulariste d'un État multiethnique et féodalisant comme l'Espagne, consacrait du même coup le "droit à la différence" qui permit la reproduction des cultures et des peuples amérindiens pendant trois siècles à l’intérieur des vice-royaumes de Nouvelle-Espagne et du Pérou.
[223]
Mais les sociétés indiennes ne se maintenaient qu'à condition de se transformer. L'économie de marché pénétrait les communautés les plus rapprochées des centres urbains, concurrençant les réseaux de subsistance et de tribut. Dès la fin du XVIe siècle, désireux de profiter des nouvelles possibilités, les Indiens du haut plateau mexicain demandent eux-mêmes à payer les redevances en argent plutôt qu’en nature et en services. Ils adoptent les cultures nouvelles et les nouveaux élevages et utilisent les canaux légaux pour se plaindre des fonctionnaires véreux, des curés et des grands propriétaires rapaces.
Si les indépendances (1810-1821) changèrent relativement peu de choses aux conditions matérielles dans lesquelles vivaient les autochtones, les innombrables luttes de factions qui opposèrent libéraux et conservateurs, aussi bien dans les pays andins qu'au Mexique et en Amérique centrale eurent comme conséquence de miner la légitimité du pouvoir politique jusqu'alors solidement assis sur la force militaire et l'appui de l'Église. Avec la décadence de l'appareil d'État, les révoltes, sporadiques pendant la colonie, se multiplièrent pendant le demi-siècle d'anarchie qui suivit l'instauration des républiques. Elles demeurèrent essentiellement le fait de communautés indiennes - le niveau premier d'identité après la disparition des structures régionales et ethniques.
Le triomphe généralisé des libéraux, à la fin du XIXe siècle marquera l'avènement d'un nouveau type de droit. Apôtres du progrès et avides d'articuler les économies languissantes à la nouvelle métropole économique mondiale, la Grande-Bretagne, les gouvernements libéraux décrètent l'égalité de tous les citoyens, l'universalisation de la propriété privée et la suppression des titres de mainmorte. Laissant intacts les grands domaines conservateurs, les lois de desamortización visent essentiellement les biens du clergé et les terres des communautés indiennes. Si les lois nouvelles autorisent les usufruitiers des terres communales à s'en porter acquéreurs, les Indiens n'ont ni les connaissances, ni les ressources pour pouvoir exercer ces droits individuels qu'on leur accorde et qui sont censés les libérer... Par contre, ils subissent directement l’impact du retrait de leurs droits collectifs antérieurs : de nouveaux propriétaires s'amènent, munis de titres en règles pour des terres réputées vacantes... Rien d'étonnant à ce que de nombreuses communautés indiennes se soient jointes aux troupes levées par les conservateurs et le clergé ! Ces rébellions indiennes ne disposaient souvent d'aucune autonomie organisationnelle et juridique, cependant, et cessaient lorsque les dirigeants (criollos) faisaient la paix avec le nouveau groupe au pouvoir.
La "libération juridique" des Indiens sédentaires se traduisit donc par leur expropriation et la réduction d'un grand nombre d'entre eux au statut d'ouvriers agricoles itinérants. Mais les réformes légales et la modernisation partielle de l'infrastructure (ports et chemins de fer) n'entraînèrent pas le décollage économique tant souhaité. Les économies s'orientèrent vers l'exportation d'un ou de quelques produits agricoles et miniers tandis que les nouvelles classes [224] dirigeantes, qui pouvaient compter sur une main-d’oeuvre abondante et à bon marché, se limitaient le plus souvent à dépenser dans l’importation de produits de luxe les fruits de la rente agricole et minière. Malgré son abolition officielle, le quasi-servage des masses paysannes et indiennes ne cessa jamais vraiment, remplacé par le mécanisme de l'endettement auprès de la boutique du patron (tienda de raya, pulperia) ou du magasin de la mine.
L'usure de ce modèle économique et social qu'on a appelé la "république oligarchique" latino-américaine se manifeste tout au long du XXe siècle, plus particulièrement lors des crises mondiales : au Mexique, en 1910 puis de 1930 à 1940, en même temps qu'en Argentine et au Chili ; en Bolivie en 1952, au Pérou en 1968 ; dans les pays d'Amérique centrale, dans les années 30 puis après 1975. Alors que les révolutions libérales du XIXe siècle avaient signifié l'avènement des droits individuels, réels ou formels, les mouvements révolutionnaires du XXe siècle peuvent être caractérisés par la prépondérance d'idéologies nationalistes et des droits sociaux : réforme agraire, reconnaissance des syndicats, généralisation de l’éducation primaire, législation sociale. L'évolution sociale de l'Amérique latine suit ici de près celle de l'Europe, qui continue d'inspirer partis politiques et législateurs.
La paysannerie indienne participa à ces mouvements en ordre dispersé, appuyant tel ou tel caudillo régional ou national. Le cas du Mexique est ici exemplaire. Tant que l'opposition à la dictature de Porfirio Dfaz se cantonne sur le plan politique, les paysans demeurent à l'écart, ce qui permettra le renversement ultérieur de Madero. Il faudra que l'un des chefs de file de la bourgeoisie démocrate, Carranza, incorpore la réforme agraire à son programme pour qu’il puisse se rallier les deux grands mouvements révolutionnaires paysans : ils seront par la suite démantelés et leurs chefs, Villa et Zapata, assassinés. C'est un mouvement paysan plus organisé et plus autonome, les Ligas agrarias, qui occupe spontanément les grands domaines, dans les années 30, pour exiger la distribution effective des terres : il l'obtiendra, mais au prix d'une incorporation dans le Parti officiel qui paralysera par la suite l'action de la Confédération Nacional Campesina.
La crise agricole et alimentaire des années 70 agite de nouveau les campagnes et les organisations paysannes spontanées débordent le mouvement officiel. La forme d'action la plus fréquente est l'occupation de terres ; en plusieurs endroits du Mexique central et dans le nord-ouest (Sinaloa), les paysans obtiennent ainsi des titres fonciers sous forme d'ejidos (concessions communautaires). Mais, surtout dans les régions périphériques du sud et du sud-est (Guerrero, Oaxaca, Chiapas), le mouvement déclenche la répression, par l'armée ou par les hommes de main des grands propriétaires. Devant l'immobilisme des organisations officielles, de plus en plus d'organisations indépendantes voient le jour.
[225]
Même si une grande partie de leurs membres sont Indiens, ces organisations paysannes indépendantes expriment leurs revendications en termes de droits collectifs universalistes : droit à la terre, droit à la liberté d'association, droit à des autorités locales démocratiquement élues...Par exemple, dans l'état d'Oaxaca, le COCEI, formé essentiellement d'indiens zapotèques, s'oriente vers la conquête du pouvoir municipal sans que la dimension ethnique soit explicitement mentionnée (ALAI 1979 : 15-19). De la même manière, les Mayas Tzotzils de Venustiano-Carranza, au Chiapas, se fixent comme objectif la récupération des terres communales en se fondant sur leurs droits constitutionnels et un décret présidentiel (Comunidad... 1981). Il en est de même des fédérations indépendantes qui commencent à apparaître comme la Confederación Nacional "Plan de Ayala CNPA. On reconnaît volontiers le militantisme des autochtones, d'ailleurs majoritaires, mais sans que cela se traduise au plan du discours, qui demeure universaliste : économique et politique (Voir CNPA, 1981 ; ALAI, 1982).
La même caractéristique se retrouve en Amérique centrale et dans les pays andins. Au Guatémala, le Comité d'unité paysanne (CUC), qui regroupe principalement les travailleurs itinérants indiens de l'ouest et du sud du pays, se veut l'organisation du "secteur paysan, et, à l'intérieur de celui-ci, du secteur indien, largement majoritaire" (ALAI, 1981 : 11). Et tout de suite après on insiste sur la participation de Métis (ladinos) pourtant très minoritaires. Les référents de base (la "guerre populaire révolutionnaire”, le "peuple guatémaltèque dans son ensemble”) sont dépourvus de toute connotation ethnique explicite, tout comme les trois revendications de base : "droit à la terre, droit à la vie, augmentations salariales". La "situation de l'Indien" y est traitée en fin de discours, significativement placée avec celle des femmes, aussi appelées à jouer "un rôle très important"... (idem : 12).
La même conception prévaut dans le mouvement de guérilla : l'Organisation révolutionnaire du peuple en armes (ORPA), très largement formée et dirigée par des Indiens, définit la situation guatémaltèque comme une guerre entre "un petit groupe de riches de la campagne et de la ville" et le "peuple", "paysans et ouvriers". Quant à la différence ethnique, elle provient de ce que "les maîtres des richesses ont divisé le peuple travailleur [...] pour l'exploiter plus facilement" (ASAL, 1981 : 58-61).
En Bolivie, au Pérou, en Équateur, les vastes mouvements de paysans indiens qui paveront la voie aux révolutions démocratiques récentes, et y participeront activement, débouchent sur des organisations revendicatives dont le discours et la pratique s'inspirent essentiellement de l'idéologie de classes et du droit à la terre et à la justice face aux abus des grands propriétaires et de l'État (Huizer, 1973 : 159-189 ; Labrousse, 1985 : 87-104).
Dans une dynamique de la revendication de leurs droits par les organisations indiennes elles-mêmes, on peut caractériser cette première [226] phase, la plus prolongée, comme celle de l'ethnicité implicite : les contradictions vécues par les autochtones sont traduites, par eux et leurs dirigeants en termes de droits collectifs universalistes reconnus par les États et/ou partis réformistes et révolutionnaires latino-américains. Cette traduction apparaît de plus en plus évidente à mesure qu'on s'écarte du niveau local. En effet, à la différence de ce qui s’était produit durant les siècles précédents, le mouvement paysan indigène actuel déborde presque inévitablement la communauté, à cause de la similitude des situations et de la plus grande facilité de communications. Au plan régional et national, il doit alors négocier son articulation avec des organisations et des partis non indiens : fédérations paysannes, syndicats, partis de gauche ou groupes de guérilla.
Progressivement on voit cependant émerger et un discours et une pratique explicitement ethniques c'est-à-dire dans lesquels une référence de plus en plus marquée sera faite à des droits spécifiques et à la mobilisation autonome des Indiens. Même au niveau strictement communautaire, le discours établit un rapport privilégié à l'histoire. Pour fonder la légitimité de ses réclamations foncières, la commune purépécha (tarasque) de Santa Fé de la Laguna (Michoacan, Mexique) établit d'abord son lien avec un village précolombien ; puis elle rappelle que les comuneros d'alors "possédaient de grandes étendues de terres et toutes sortes de ressources naturelles". Après avoir fait un récit détaillé de ses luttes récentes, elle annonce son intégration à l'Uniόn de Comuneros 'Emiliano Zapata', elle-même affiliée à la CNPA...Pour déclarer en terminant :"Il ne sera pas dit que nous, qui avons été les maîtres de la Grande Terre, devenions les mendiants de la grande ville !” (Comité de lutte., : 1981). Fondée sur le passé, la revendication de l'appartenance indienne se fait dans le présent, cependant, et en deux directions : face aux mestizos, d'une part, pour signifier l'antériorité des droits fonciers et sociaux des autochtones, et face aux membres mêmes du groupe, d'autre part, pour revaloriser une identité ethnique jusqu'alors surtout vécue comme un stigmate.
Les premiers regroupements régionaux datent des années 70 : le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC), en Colombie en 1971 (Montejo 1981), le "Premier Congrès indigène" des Mayas du sud mexicain, en 1974, la Fédération paysanne Tupac Katari (FCTK), en Bolivie en 1975. Dans le cas des Mayas (Tzotzils, Tzeltals, Tojolabals et Chois), il s'agit essentiellement de mettre en commun des revendications locales portant sur les problèmes fonciers, le commerce, l'éducation et la santé : aucun projet d'organisation unique ne se dégage (Premier Congrès...1981). Ailleurs au Mexique, divers fronts régionaux - généralement uni-ethniques - surgissent autour de questions agraires, écologiques, éducatives (le rôle des associations d'instituteurs indigènes y est particulièrement significatif - Mejia-Pifieros et Sarmiento-Silva 1987 : 83-153).
Dans les mouvements guatémaltèques du début de cette décennie, on retrouve la même volonté de revalorisation de l'indianité, à cette différence près que le débat prend place au sein même du mouvement révolutionnaire armé, [227] auquel participent massivement les indigènes, et oppose les nouveaux dirigeants indiens aux marxistes orthodoxes. Dans son "Manifeste", publié après plusieurs années de clandestinité, l'Armée guerrière des pauvres (EGP, une des deux principales forces de la guérilla) affirme qu'il y a un "facteur" qui, bien que
- "n'étant pas déterminant au niveau de la dynamique sociale de classes et de la lutte révolutionnaire[...] constitue une raison supplémentaire pour effectuer des transformations révolutionnaires" [...] : la question ethnico-nationale. Les 22 groupes ethniques minoritaires [...] ensemble forment la majorité de la population guatémaltèque, une majorité qui a des droits sur ce pays. Cette majorité a été marginalisée, victime de discrimination et opprimée depuis l'époque coloniale [...] Les oppresseurs présents et passés des indigènes guatémaltèques se sont trompés en croyant qu'à travers la servitude, l'exploitation et la marginalisation, ils seraient capables de briser la résistance des peuples maya-quiché et que leurs caractéristiques sociales et culturelles disparaîtraient avec le temps [...]. Ces conditions, au contraire, ont fortifié l'identité des peuples indigènes. Cette rébellion devient rapidement un facteur décisif pour l'avenir de notre pays.” (EGP, 1981 : 55).
L'axe fondamental du discours, et de l'analyse, on le voit, s'est déplacé : de "secteur" de la paysannerie, les Indiens sont devenus la principale force sociale, tandis que le maintien de l'identité ethnique, naguère considéré comme résultant d'une stratégie des groupes dominants (voir ORPA, op. cit.) devient le signe de la résistance populaire. En fait, c'est la réalité sociale elle-même qui change : les autochtones des hauts plateaux occidentaux constituent la principale force d'opposition armée à la dictature militaire à partir de 1977, et l'ampleur de la répression déclenchée à leur endroit discréditera finalement les militaires au plan international, pavant la voie à la démocratisation en cours. Les trois composantes du mouvement révolutionnaire durent reconsidérer leurs positions concernant la place des Indiens dans le processus de changement social au Guatémala (ORPA, 1982 ; EGP, 1982 ; PGT, 1982).
L'histoire mouvementée du Guatémala, au cours des dernières décennies, propulsa d'emblée les organisations indiennes au niveau national, sans qu'elles soient passées par un long développement au plan local ou régional. D'emblée, elles posent le problème des droits des Indiens, plutôt que ceux de telle communauté, ou même de telle ethnie. Au Mexique, c'est l'État qui prend l'initiative et pour court-circuiter le processus de formation d'une entité nationale indépendante, crée la Confédération nationale des peuples indigènes (CNPI) dont il modèle les bases sur les structures de l'Institut national indigéniste (l'agence officielle) et qu'il inféode à la Confédération nationale paysanne (CNC) sous son contrôle... C'est à travers des organisations paysannes à "ethnicité implicite" comme la CNPA, que les autochtones acheminent leurs revendications.
[228]
En Bolivie, la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), créée en 1975 [4] et affiliée depuis 1979 à la Centrale ouvrière bolivienne (COB) récuse les analyses marxistes traditionnelles en vigueur dans le milieu syndical qui "nous qualifient de petits bourgeois par le simple fait que nous sommes propriétaires de nos parcelles, [qui] établissent des différences de classes entre nous" tout comme celles des groupes dominants "qui ont tenté de nous faire oublier nos véritables origines et [...] ont voulu nous réduire à être de simples paysans, sans personnalité, sans histoire et sans identité" (Labrousse, 1985 : 168, 174).
Le débat qui se déroule depuis plus de dix ans au sein de l’ensemble de la gauche du Mexique, d'Amérique centrale et des Andes à propos des Indiens ne concerne pas les droits universalistes, individuels ou collectifs. Toutes les parties sont d'accord concernant la réforme agraire, le droit à l’éducation, à la santé. Il s'agit d'un droit beaucoup plus profond : celui qu’ont ou non les membres d'ethnies précolombiennes de définir des normes de vie sociale et culturelle qui s'écartent des traditions occidentales véhiculées par les élites depuis bientôt cinq siècles, traditions partagées - au delà des divergences politiques - par les actuelles classes dirigeantes et, de façon générale, par les populations urbaines.
Car la culture et le pouvoir dominants en Amérique latine ont défini une place pour les Indiens : l'artisanat, la musique, la danse... Dans le pire des cas (et le plus fréquent) on les utilise comme ressource touristique : dans le meilleur des cas, pour redonner aux habitants des villes un "sentiment d'appartenance", un lien aux "glorieuses civilisations passées" que les divers nationalismes se font fort d’utiliser en temps opportun. Sortir de cette place prédéfinie, c'est ce qu'ont fait les Indiens depuis vingt ans, en divers points du continent, avec des objectifs et des rythmes fort divers. Cela veut dire pour eux à la fois la réaffirmation des droits ancestraux (à la terre, à une langue, à une religion, à une médecine...) et l'affirmation du droit à la modernité : en même temps que leur terre, ils réclament les crédits et l'expertise technique ; en même temps que leur langue, le droit à l’alphabétisation et à une éducation moderne ; en même temps que le droit à leurs croyances, celui à la liberté de culte ; en même temps que le droit de recourir aux guérisseurs et aux chamans, celui de ne pas être cantonnés dans une médecine du pauvre, d'autant plus tolérée qu'elle est bon marché. Et, au delà de tous ces droits, celui de les revendiquer et de les négocier eux-mêmes en choisissant ceux qui correspondent le mieux à leurs projets, individuels et collectifs.
[229]
BIBLIOGRAPHIE
ALAI (Agenda Latinoamericana de Información) (1981) : "Le Comité d'unité paysanne (CUC)" in Guatémala Honduras : les organisations populaires, Montréal, ALAI : 11-12.
ALAI (Agenda Latinoamericana de Información) (1982) : "México : el movimiento popular”, in Servicio informativo, 6 (27), separata : 1.
BONFIL-BATALLA, Guillermo (dir. de pub.) (1981) : Utopia y revolución. El pensamiento politico contemporáneo de los indios de América latina, Mexico, Nueva Imagen.
BONFIL-BATALLA, Guillermo et al. (1982) : América latina : etnodesarrollo y etnocidio, San José (C.-R.), Ed. FLACSO.
CARNEIRO-DA CUNHA, Manuela (1988) : L'État brésilien, les Indiens, la nouvelle constitution, (Communication présentée au colloque de l'Association canadienne des études latino-américaines et caraïbéennes, Québec, octobre).
CHAUNU, Pierre (1964) : L'Amérique et les Amériques, Paris, Colin..
CISA (Consejo Indio de Sud-América) (1987) : "El CISA y la politica de la indianidad" in ALAI - Servicio mensual de información y documentación (no 88 : 3-4).
CISA (Consejo Indio de Sud-América) (1981a) : "Manifiesto de la CNPA" idem 3 (14) : 2.
CNPA (Coordinadora Nacional "Plan de Ayala") (1981b) : "IV Encuentro Nacional Campesino", in Voces del Campo, 3 (17) : 1.
Comunidad Indigena de Venustiano-Carranza (1980-81) : "Breve historia de la Comunidad Venustiano-Carranza", in Voces del Campo, 2 (12) et 3 (13).
COMITÉ DE LUTTE INDIGENE D'ETHNOLINGUISTIQUE (1981) : "Juchari Uinapikua (notre force)".Témoignage de la lutte de Santa Fé de la Laguna (extraits)" in Recherches amérindiennes au Québec, 11 (1) : 13-17.
EGP (Ejercito Guérillero de los Pobres ) (1981) : "Manifeste" (reproduit dans ASAL : 54-57)
EGP (Ejercito Guérillero de los Pobres) (1982) : "Los pueblos indigenas y la revolución guatemalteca" in ALAI - Servicio Especial, 5/11 : 8-13.
[230]
HUIZER, Gerrit (1973) : El potencial revolucionario del campesino en América latina, Mexico, Siglo XXI.
HVALKOF, Soren et AABY Peter (dir. de pub.) (1981) : Is Godan American ? An anthropological perspective on the missionary work of the Summer Institute of Linguistics. Copenhague, International Working Group on Indigenous Affairs.
LABROUSSE, Alain (1985) : Le réveil indien en Amérique latine. Paris, Ed. Pierre-Marcel Favre.
LOPES-SIMONIAN, Ligia T. (1989) : The native policy of Brazil's "New Republic". Communication présentée au colloque de la Northeastern Anthropological Association, Montréal, février.
MEJIA-PINEROS, Consuelo et SARMIENTO-SILVA, Sergio (1987) : La lucha indigena : un reto a la ortodoxίa, Mexico, Siglo XXI.
ORPA (Organization Revolucionaria del Pueblo en Armas (1981) : "ORPA : ce que nous sommes. Manifeste à l'opinion publique du Guatémala et du monde" in Guatémala, dossier d'information. Montréal, ASAL (Association de Solidarité avec l'Amérique Latine) : 58-60.
ORPA (Organization Revolucionaria del Pueblo en Armas (1982) : "Acerca del racismo" in ALAI - Servicio Especial, 5/11 :1-7.
PGT (Partido Guatemalteco del Trabajo) (1982) : "La cuestión indigena ", in ALAI - Servicio especial 5/11 :14-16.
RIBEIRO, Darcy (1979) : Frontières indigènes de la civilisation. Paris, Union générale d'éditions.
STAVENHAGEN, Rodolfo (1988) : Derecho indigena y derechos humanos en América latina. Mexico, El Colégio de México / Instituto Interamericano de Derechos Humanos.
[1] Notre distinction coïncide dans les grandes lignes à celle proposée par le Consejo Indio de Sud-America, qui distingue, pour l'Amérique du Sud, "les peuples des Andes” et ceux "du bassin de l'Amazone et de la forêt" (CISA, 1987:3).
[2] Pour un voilier du XVIIe siècle, Recife n'est qu'à trente jours de navigation de Lisbonne, contre 60 pour Cuba et 70 pour Veracruz (CHAUNU, 1964:89).
[3] Les autochtones de la forêt ont enregistré à ce chapitre plusieurs succès récents. En 1985, suite aux pressions de groupes d'écologistes, de religieux et d'anthropologues, la Banque mondiale a exigé du gouvernement brésilien qu'il effectue la démarcation de nombreux groupes Indiens de haute Amazonie avant de poursuivre l’expansion du réseau routier, sous peine de suspendre le financement du développement du Polo Noroeste. Et surtout, lors de l'adoption de la nouvelle constitution brésilienne (1988) les Indiens ont obtenu la reconnaissance de leurs droits exclusifs et "originaire" (c'est-à-dire antérieurs à l'État brésilien) sur leurs terres et leurs ressources, en même temps qu'on éliminait toute référence à l’assimilation (CARNEIRO-DA CUNHA, 1988; LOPES- SIMONIAN, 1989).
[4] Elle est l'héritière de la Fédération paysanne Tupac Katari, créée en 1975 (LABROUSSE, 1985: 167). La forme d'organisation, le "syndicat agraire" dérive de la révolution de 1952, où le nouvel État les institua pour consolider et défendre la réforme agraire.
|