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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Claude Bariteau, Québec. 18 septembre 2001. Le monde pour horizon. (1998)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Claude Bariteau, Québec. 18 septembre 2001. Le monde pour horizon. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 1998, 384 pp. Collection: Débats. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [L'auteur nous a accordé le 22 juin 2011 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

[9]

Québec, 18 septembre 2001.
Le monde pour horizon.


Avant-propos



Jai milité au sein du Parti québécois dans les années 1970 et j'ai voté OUI en 1980. Peu après, comme bien d'autres, le syndrome post-référendaire m'a frappé. L'entrée en scène de Pierre-Marc Johnson m'a fortement refroidi. Depuis, je cherche à mieux comprendre les fondements et les conséquences de l'accession du peuple québécois au statut d’État souverain [1] membre de l'Organisation des Nations Unies. Le référendum d'octobre 1995, en particulier ses suites, et les élections fédérales de 1996 ont nourri mes réflexions.

Aujourd'hui, je suis convaincu que cette accession ne saurait se concrétiser sans l'ébauche de ce que signifiera être québécois, une fois le Québec devenu pays. Et cette ébauche doit contenir des éléments à la fois originaux et rassembleurs. Originaux parce que c'est ce qui justifie la création d'un nouveau pays : rassembleurs afin que les énergies déployées convergent vers des horizons collectivement partagés. Dans le projet souverainiste actuel, certains éléments ont ces qualités, d'autres, non. Les [10] retoucher pour mieux entrevoir cette ébauche et, du coup, les contours d'un Québec devenu État souverain, m'apparaît plus que souhaitable. Sans cet effort, je pense sincèrement que le prochain référendum risque de ne pas être plus concluant que le dernier.

Dans ce livre, j'aborde divers thèmes sous cet angle. Entre autres, sont traités : 1) les atouts du Québec et les tensions qui s'y expriment : 2) la notion de peuple québécois, la question autochtone et celle des communautés culturelles : 3) les diverses approches souverainistes en insistant sur une conception civique : 4) l'écart entre les conceptions canadienne et québécoise de la démocratie comme du développement économique et social : 5) ce qui justifie, à mes yeux, la souveraineté du Québec : 6) la conjoncture internationale actuelle et la pertinence de la souveraineté : 7) le partenariat et la vague partitionniste : et 8) les conséquences d'un autre NON et les incidences d'un OUI.

Plusieurs de ces thèmes alimentent actuellement les discussions. Puisqu'il en est ainsi, il importe de les approfondir. Je m'y attarde parce qu'ils font constamment ressortir que la population du Québec n'a que deux parcours possibles - 1) demeurer au sein du Canada et accepter de se développer dans le cadre de la Constitution de 1982 : ou 2) devenir souveraine avec les droits et responsabilités que confère ce statut sur la scène internationale. Le premier parcours est celui des minorités. Il n'a rien d'original et rassemble seulement dans l'ethnicité. Le second est celui des peuples. Il débouche sur la citoyenneté, ce qui laisse place à une définition particulière de celle-ci. Là l'originalité peut s'exprimer dans une perspective de rassemblement au-delà des regroupements ethniques ou autres.

[11]

Choisir le premier parcours, c'est privilégier la résistance. Il en résultera une accentuation du repli ethnique, en particulier pour les Québécois d'origine française, et une détérioration du tissu social. Voilà qui ouvrira la voie à l'irradiation au Québec de la conception canadienne du développement mais aussi de la nouvelle définition de la nation canadienne : une nation avec deux langues officielles composée de peuples autochtones et de communautés culturelles. Ce choix implique l'abandon du rêve québécois. C'est le prix à payer.

Le second parcours est moins coûteux mais plus exigeant. La souveraineté, si elle s'exprime aujourd'hui en interdépendance avec les autres pays, confère des pouvoirs supérieurs à ceux auxquels les minorités ont accès. Toute minorité nationale qui la revendique en privilégiant une démarche démocratique est appelée à modifier sa conception de la nation. Il en découle habituellement un nouveau pacte entre les diverses composantes de la population du futur pays. Ce point est crucial. Il fait l'objet des deux premiers chapitres.

En 1760, ces deux parcours étaient les seuls accessibles aux ressortissants français à la suite de la prise en charge de la Nouvelle-France par l'Angleterre. Il en fut ainsi en 1836 avec les Patriotes. C'est le cas présentement. Certes, les contextes historiques et politiques diffèrent, tout comme les caractéristiques de la population québécoise à chacune de ces périodes, mais, pour l’essentiel, ces deux parcours demeurent les seuls. Éric Schwimmer, dans Le syndrome des Plaines d’Abraham [2], l'a très bien expliqué. À l'aide d'exemples appropriés, il a mis en relief les deux parcours auxquels conduit tout mouvement sécessionniste. Il n'y en a pas d'autres.

[12]

Un mouvement sécessionniste n'est pas une création spontanée. Il émane d'une population reconnue pour ses revendications autonomistes. Il se manifeste cependant dans des conjonctures particulières, notamment lors de modifications importantes au sein du pays d'origine ou sur la scène internationale. Présentement, en Europe, on compte plus d'une dizaine de mouvements analogues [3]. Leur essor n'est pas indépendant des transformations au sein d'États souverains dans le cadre de l'Europe de Maastricht. Les promoteurs de ces mouvements sont placés devant la nécessité de choisir entre ces deux parcours. C'est d'ailleurs pourquoi ils suivent de près ce qui se passe au Québec. Voilà qui révèle l'intérêt du cas québécois. Mais y faire écho implique de bien préciser le cadre à l'intérieur duquel ce cas se manifeste.

L'histoire des ressortissants français en Amérique du Nord est jalonnée de constantes réclamations autonomistes. Déjà présent dans la colonie de la Nouvelle-France, ce type de réclamation a ressurgi au tout début de la prise en charge de la colonie française par les Britanniques. Pour gouverner, ces derniers inventèrent, dès 1774, l’Indirect Rule grâce à laquelle les dirigeants britanniques purent gouverner une population conquise en s'alliant à des membres de l'élite locale. À l'époque, ces membres furent les représentants du clergé, des seigneurs et de la petite bourgeoisie qui avaient choisi de demeurer en Amérique.

L'octroi à ces derniers de pouvoirs sur les affaires internes de la colonie visait principalement à contrer tout rapprochement entre les ressortissants français et les [13] patriotes républicains de la Nouvelle-Angleterre. C'est ainsi que les dirigeants britanniques reconnurent la pratique de la religion catholique, l'usage de la langue française et le recours au droit civil français, ce que prohibait le Traité de Paris de 1763. L'Acte de Québec de 1774 se présente alors sous le signe de la tolérance. Il eut les effets escomptés auprès des ressortissants français. Cette reconnaissance fut néanmoins accompagnée d'un déploiement de mesures coercitives associées à la venue d'un régiment de mercenaires allemands à la solde de la couronne britannique. Ce régiment avait une mission : contrer les pressions des patriotes républicains sur les colonies britanniques du Nord en endiguant la diffusion de leurs idées émancipatrices auprès des ressortissants français. Sous l'égide des Britanniques, carotte et bâton étaient ainsi utilisés pour assurer la gestion de l'ex-colonie française.

Fondamentalement, l’Indirect Rule est une expression de tolérance politique circonscrite à l'égard d'une population conquise. Expérimentée au Québec, cette pratique devint ultérieurement le principal mode de gestion des colonies de l'empire britannique. Edmund Burke en fut le principal inspirateur. Avec elle, tout peuple conquis se voyait octroyer la gestion des questions locales. Le peuple conquérant, quant à lui, se réservait le contrôle des pouvoirs inhérents à la gouverne de la colonie ou à la souveraineté nationale. Dans ce dernier cas, il s'agissait de la politique, de l'économie, de la monnaie, de l'armée, de l'accès à la citoyenneté et des relations internationales.

Avec l’Indirect Rule, c'était aussi une conception strictement aristocratique du pouvoir qui s'enracinait. En effet, l'Indirect Rule reproduisait le mode de démocratie chéri par les Britanniques de l'époque. Il avait pour particularité de consacrer le pouvoir de l'aristocratie et, [14] ultimement, celui des juges [4]. L'objectif était d'édifier une société conservatrice et non démocratique. Mais, comme l'a rappelé Hannah Arendt [5], l'inspirateur de ce modèle, Edmund Burke, n'a pas seulement voulu assurer la protection des droits de l'aristocratie et des classes privilégiées de la nation anglaise. Il a aussi contribué à élargir ces privilèges au peuple anglais tout entier. C'est ainsi que ce mode de gestion a permis de préserver les ressortissants du peuple conquérant de contacts directs avec le peuple conquis. Les contacts, lorsqu'ils avaient lieu, se faisaient avec les seuls représentants du peuple conquis considérés acceptables par les conquérants. D'ailleurs, ces représentants étaient indispensables au déploiement de cette pratique. Aussi furent-ils choyés et obtinrent-ils divers avantages en retour de leur collaboration et de leur loyauté envers le peuple conquérant.

Ainsi conçue, l'Indirect Rule permit généralement de canaliser les revendications émanant des populations conquises selon les intérêts du peuple conquérant. Cette pratique n'était toutefois pas sans faille. Le peuple conquis pouvait tout remettre en question sous le prétexte qu'il était exclu de l'humanité. Dans un tel cas, la ligne dure était de rigueur. Elle pouvait conduire à des gestes unilatéraux de la part du conquérant si la remise en question débordait l'ordre établi. C'est ce qui s'est produit en 1836 et en 1982. Dans le premier cas, la Chambre d'assemblée fut suspendue. Dans l'autre, la position unanime de l'Assemblée nationale ne fut d'aucune façon prise en considération par les parlementaires canadiens et britanniques.

[15]

Dans l'histoire des ressortissants français - ces derniers sont devenus, au fil des ans, des Canadiens, des Canadiens français, puis des Québécois francophones -, la ligne dure s'est manifestée en d'autres occasions. La pendaison de Louis Riel en fut une, les conscriptions forcées lors de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale, deux autres. Dans tous les cas, la ligne dure fut suivie d'une ouverture à l'égard des francophones sur la scène canadienne, voire de l'élection d'un premier ministre canadien issu du Québec. L'objectif était alors d'apaiser les revendications qui s'exprimaient. Ce fut le cas avec sir Wilfrid Laurier et Louis Stephen Saint-Laurent. Les exemples plus récents sont ceux de Pierre Elliott Trudeau et de Jean Chrétien. Le premier chercha à contrer la montée du mouvement sécessionniste : le second, à neutraliser la cohésion des souverainistes à la suite du rejet de l'entente de Charlottetown.

Durant les phases de ligne dure, il y a toujours eu, au Québec, un « repositionnement » des acteurs politiques. Certains d'entre eux, qui se préparaient à devenir les futurs alliés et fidèles collaborateurs du pouvoir établi, ont recherché l'appui de la population du Québec en dénigrant ses représentants en poste. Plusieurs premiers ministres du Québec ont dû leur élection à cette dynamique particulière. C'est ainsi que peuvent se comprendre les élections de Jean Lesage en 1960 et de Robert Bourassa en 1985. C'est d'ailleurs de cette façon que cherchera à se faire élire le prochain chef du Parti libéral du Québec.

La pratique de l'Indirect Rule était bien connue d'Henri Bourassa, fondateur du journal Le Devoir. André Laurendeau, Marcel Rioux et Pierre Elliott Trudeau l'ont tour à tour vivement dénoncée. Chacun d'eux a mis de l'avant un projet différent pour en contrer les effets.

[16]

André Laurendeau misa sur la reconnaissance des deux nations fondatrices : Marcel Rioux, sur l'indépendance du Québec : Pierre Elliott Trudeau, sur une refonte de la Constitution canadienne. Seul le projet de ce dernier fut en partie mené à terme. S'il a permis de contraindre le nationalisme canadien-français, il n'a toutefois pas mis fin à la pratique de l'Indirect Rule. La Constitution de 1982 en reproduit les fondements [6].

Brian Mulroney a réactivé cette pratique peu après son élection en 1984 à l'époque du « beau risque » de René Lévesque. Robert Bourassa fut son allié au Québec. Avec le rejet de l'entente de Charlottetown, on aboutit à l'impasse constitutionnelle actuelle. Son dénouement s'avère complexe pour au moins deux raisons. Ce rejet s'est fait à l'occasion d'un référendum, celui de 1992. C'est la première raison. Les résultats de ce référendum ont révélé que les provinces de l'Ouest canadien refusent de reconnaître qu'une des provinces de ce pays, le Québec, puisse jouir d'une reconnaissance qui la distingue des autres. C'est la seconde raison. Avec la Constitution de 1982, les provinces ont acquis un droit de veto. Si elles ne partagent pas l'approche du gouvernement fédéral concernant le statut du Québec, il devient très difficile pour ce gouvernement de proposer des modifications constitutionnelles qui seraient acceptables au Québec. Dès lors, le recours à l'Indirect Rule est devenu problématique et les attentes du Québec, de plus en plus impossibles à satisfaire.

Le gouvernement canadien est depuis dans une situation précaire car il n'a pas de solution de remplacement à la pratique de l’Indirect Rule. Aussi aborde-t-il la question du Québec en déployant, une fois de plus, deux plans d'attaque. Le premier, le plan A, consiste à montrer qu'il [17] est ouvert à l'inclusion du concept de « société distincte », voire de celui de « caractère unique », dans la Constitution pour autant que l'un ou l'autre n'ait aucune incidence juridique. Ce plan comprend une ouverture à diverses modifications, administratives ou autres, qui répondraient en partie à certaines attentes du Québec dans la mesure, bien sûr, où ces dernières s'inscriraient à l'intérieur des balises politiques canadiennes.

Quant au plan B, son objectif est de traumatiser certains nationalistes prétendument séduits par les thèses souverainistes. À cette fin, les promoteurs de ce deuxième plan cherchent à discréditer les tenants de l'approche sécessionniste. Ils mettent en question la légalité de leur démarche, veulent définir de nouvelles règles du jeu, se montrent réceptifs à l'idée de partition du territoire québécois ou, tout simplement, attaquent la crédibilité et les politiques des leaders du projet souverainiste. Avec ce plan, on joue du bâton en vue de créer les conditions favorables à l'entrée en scène de futurs alliés qui viendraient cautionner l'ordre constitutionnel canadien au Québec. Un changement à la direction du Parti libéral du Québec pourrait avoir une telle incidence. La seule variable importante sera la popularité du prochain chef auprès de l'électorat francophone du Québec. Si ce n'est pas le cas, la ligne dure sera haussée d'un cran. Les francophones au gouvernement canadien se présenteront alors comme les seuls représentants légitimes des Québécois. C'est ce qui s'est produit en 1981.

En relisant le livre de Schwimmer, j'ai mieux compris ce jeu politique. Ce livre m'a d'ailleurs permis de décoder deux événements qui m'ont profondément troublé. Le premier est une allocution du professeur Cedric May à l'ambassade du Canada à Londres en 1989 : le second, un [18] échange entre intellectuels dans un restaurant, en 1993, à la suite d'une conférence de Charles Taylor prononcée dans le cadre d'un colloque de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval. Je vais m'arrêter d'abord sur ce dernier événement car il aide à comprendre le premier.

L'échange se passe à Québec près du Musée de la civilisation, au café Loft. Nous sommes six personnes. Le conférencier, deux professeures originaires de France devenues canadiennes, un professeur de l'Université de Colombie-Britannique né à Montréal, une étudiante au doctorat originaire de France mais canadienne depuis peu et moi-même. Amorcée autour de la thèse de la reconnaissance développée par le conférencier, la discussion débouche rapidement sur la question du Québec. Je parle peu car je suis agacé par certains propos peu louangeurs à l'égard des Québécois dits « de souche ».

La thèse de la reconnaissance de Taylor fut publiée en 1992 [7]. Elle avance l'idée qu'il est nécessaire, dans certaines situations, d'assurer des droits collectifs à des groupes minoritaires en vue de préserver leur culture. Dans son exposé, Taylor renvoie explicitement à la Loi 101 du Québec concernant la langue française. Pour lui, cette loi se justifie même si, dans un pays officiellement bilingue, elle contraint les francophones et les immigrants du Québec à inscrire leurs enfants dans des écoles de langue française et laisse le choix aux anglophones. Sa position s'appuie principalement sur deux arguments : 1) la valeur intrinsèque de chaque culture : et 2) la nécessité d'assurer la survivance de la culture française en Amérique, survivance par ailleurs recherchée par les membres partageant cette culture.

[19]

À un certain moment, tout se corse. Interrogé sur la façon d'aborder le mouvement sécessionniste, le conférencier signale qu'il faut d'abord considérer les promoteurs de ce mouvement comme des ennemis. Un silence s'ensuit, suivi de quelques commentaires. Pour ma part, je souligne que l'ouverture à un partenariat inscrit ce mouvement dans une tout autre approche. Peu après, je décroche. L'idée d'être un ennemi m'envahit et me perturbe.

J'ai alors ressenti un double rejet. Rejet du groupe auquel j'appartiens par filiation. Rejet du mouvement dont je suis solidaire. J'ai compris depuis que la reconnaissance canadienne des Québécois « de souche » implique la complicité et l'assujettissement de ces derniers. Tout projet qui déborde ces balises, notamment un projet de souveraineté, en fait des ennemis. Le reconnaître devient alors impossible au sein du Canada, ce qui n'implique pas un refus de le reconnaître en dehors du Canada.

C'est en méditant sur ce double rejet que les propos de Cédric May m'ont hanté de nouveau. Je dis bien de nouveau car, après sa conférence à Londres, je suis demeuré sous le choc durant plusieurs jours. Sur le chemin du retour vers Canterbury, où j’habitais à l'époque, j'oubliai de changer de train. Je me retrouvai dans une gare terminus. C'était peut-être le lieu le plus propice pour réfléchir aux propos de May. J'en ris encore. Puis, je revins vers Canterbury à bord d'un train de huit wagons dont j'étais le seul passager. Je me suis senti dans une suite royale.

La conférence de Cédric May traitait de la littérature québécoise et canadienne-française. Ce dernier a publié un livre sur sa vision de cette littérature. En Angleterre, il en est le spécialiste le plus connu. Il fut d'ailleurs honoré par les gouvernements du Québec et du Canada. Sa thèse [20] est connue [8]. Pour May, cette littérature est populaire et le demeurera parce qu'elle n'est pas nationale. C'est une littérature de perdants dont l'imaginaire est obnubilé par la perte de l'âme et l'espoir d'être un jour libérés. Et ces perdants sont surtout des hommes, les femmes, celles qui s'activent à la maison, étant souvent présentées comme des héroïnes. Selon May, cet imaginaire serait l'écho d'une pathologie. Si la production littéraire associée à la Révolution tranquille l'a quelque peu modifiée, cette pathologie peut revenir sous la contrainte et prendre alors des allures carnavalesques avec des personnages mal dans leur peau qui rêvent toujours d'un temps nouveau.

De l'avis de May, Hubert Aquin fut en lutte constante contre cet univers de perdants. Aussi son œuvre fait-elle table rase de l'histoire et du passé. Elle est au présent et dans le présent. Elle s'y colle, s'y vit à toute vitesse et s'y enferme. Tout y ramène. Même le passé. Surtout le passé. Pour s'épanouir, Aquin rêve de renverser le statut de perdants. L'élection du Parti québécois en 1976 offre une telle occasion. Il se doit d'en être, sinon il perd tout sens. Ignoré, il voit en cette victoire celle de perdants incapables de se transformer en gagnants. Voilà qui aurait conduit à son suicide.

Présentée en conclusion, cette explication de la mort d'Hubert Aquin me traumatisa. May en rajouta. Pour lui, cette incapacité découlerait de l'absence de modèles gagnants construits de l'intérieur. En d'autres termes, le gagnant n'habite pas le Québécois « de souche ». Il lui est extérieur. Et, pour être un gagnant, il doit se défaire du modèle intérieur qui le mine. C'est ce que cherchait Hubert Aquin en prônant un autre modèle, comme l'a [21] rappelé Lamberto Tassinari [9]. Et, sans cet autre modèle, il n'y a que le rêve constant d'être un jour libéré et la crainte de perdre à nouveau qui puissent s'exprimer.

Les propos de May dévoilent en quelque sorte les effets structurels de la pratique de l'Indirect Rule. Ils permettent de voir d'un tout autre œil les multiples propositions émanant du Québec en vue de modifier l'ordre constitutionnel canadien. Avec le regard de May, ces propositions paraissent autant de façons de mettre le Québec au service des gagnants. Elles ont tout de l'imaginaire carnavalesque de la littérature québécoise et canadienne-française.

Au référendum de 1995, une majorité de francophones, selon les analystes, auraient voté en faveur du OUI. En agissant de la sorte, ils ont choisi une approche qui vise à renverser l'ordre établi. Depuis, le gouvernement canadien déploie des pratiques associées à l’Indirect Rule, seul moyen qu'il connaît pour contrer les revendications souverainistes. Il est dès lors pertinent d'analyser sous cet angle la dynamique en cours. Et ce, d'autant plus que cette dynamique présente plusieurs similitudes avec celle qui fut déployée au début des années 1960 et qui a donné lieu à l'élection du Parti libéral du Québec avec Jean Lesage comme chef

Dévoiler les dessous de cette dynamique est l'un des objectifs de ce livre. J'y reviendrai en conclusion. Il y en a d'autres : bien cerner les motifs qui justifient le projet souverainiste : dépeindre à quoi pourrait ressembler vivre dans un Québec devenu un État souverain : et clarifier les ajustements qui s'avèrent nécessaires ainsi que le parcours qui conduit à la souveraineté. D'une certaine façon, il s'agit là d'objectifs qui, ensemble, visent à cerner les contours d'un modèle gagnant.

[22]

En les énonçant, je m'inscris dans le parcours qui mène à l'accession du Québec au statut de membre de l'Organisation des Nations Unies. Le motif fondamental qui me conforte dans mon choix concerne les coûts de l'un et l'autre des parcours possibles. Contrairement à ceux qui prétendent que la souveraineté engendrera des perturbations et des pertes durant la transition, je suis foncièrement convaincu que ces coûts, s'il y en a, seront de faible envergure. Non à cause des économies découlant de l'abandon des chevauchements de services, mais plutôt parce que la souveraineté fera disparaître les coûts, très élevés si l'on tient compte qu'ils renvoient à des siècles de combat, associés à une stratégie de résistance. Mis ainsi en perspective, le parcours qui conduit à la subordination paraît très coûteux et les coûts de la transition, presque dérisoires.

J'ai toujours pensé qu'on banalise les assises historiques de la question du Québec en braquant l'attention sur la période de transition conduisant à la souveraineté. Cette période n'aura rien de dramatique. Il existe des règles internationales en cette matière et les spécialistes conviennent qu'elles facilitent la mise au point d'ententes économiques et politiques. Il y a même des tribunaux pour régler les différends. Comme il est peu vraisemblable que le Canada recoure à l'armée pour contraindre le peuple québécois à la suite d'une décision prise conformément aux règles de la démocratie, je ne vois pas comment cette période pourrait devenir le cauchemar du siècle. Elle sera tout au plus un moment à passer.

Voilà pourquoi il est important de réfléchir sur la dynamique sociale qui conduit à la transition parce que c'est à partir de cette dynamique que se définiront les contours et les particularités du Québec de demain. Ce [23] livre rend compte de mes réflexions sur ce point précis, lesquelles s'appuient en partie sur celles que j'ai développées ces dix dernières années dans divers articles. En rédigeant ce livre, j'ai utilisé çà et là certains extraits publiés dans des revues ou des quotidiens. À l'occasion, j'en précise l'origine. En fait, mon seul souci a été de présenter mes idées de façon cohérente en identifiant les auteurs qui m'ont inspiré et ceux dont je ne partage pas les thèses. Le résultat donne un produit d'allure pédagogique avec un contenu à saveur académique.

L'idée d'écrire ce livre m'est venue à la suite d'un échange avec un collègue de l'Université Laval, Michel Beauchamp. Un première version fut rédigée à l'été 1995. J'ai alors reçu l'aide de mesdames Pauline Parent et Jacqueline Pouliot. Cette dernière a relu la version mise à jour à l'été 1997. Pour la rédaction finale, j'ai tiré profit des précieux conseils et des remarques judicieuses de madame Manon Boulianne et de messieurs Yves Martin et Alain-G. Gagnon. Je les en remercie sincèrement. Je remercie aussi monsieur Claude Frappier qui a révisé la version finale, monsieur André Roy et madame Alberte Couture qui m'ont facilité la mise en forme de ce manuscrit.



[1] Le concept d'« État souverain » est l'équivalent de celui de « Nation State » des auteurs anglophones. Il a l'avantage d'être plus précis que le concept d'« État-nation » auquel recourent divers auteurs francophones, ce dernier concept faisant écho au double sens que peut prendre le terme « nation » en français.

[2] Éric Schwimmer, Le syndrome des Plaines d’Abraham, Montréal, Boréal, 1995.

[3] Voir, à cet égard, « Les sécessions européennes », Courrier, 4 au 10-7-96, p. 5-9 et André Fontaine, « Les États-nations menacés d'émiettement », Le Devoir, 17-7-96, p. A-7.

[4] Selon Stéphane Kelly et Marc Chevrier, « Une fondation antirépu­blicaine », Le Devoir, 30-6-97, p. A-7.

[5] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. L'impérialisme (seconde partie), Paris, Fayard, 1982.

[6] Voir Stéphane Kelly et Marc Chevrier, op. cit.

[7] Cette thèse fut rééditée en 1994. Voir Charles Taylor, « The Politics of Recognition », in Gutmann, A. (dir.), Multiculturalism, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 25-73.

[8] Voir Cedric May, Breaking the Silence : The Literature of Quebec, Birmingham, University of Birmingham, 1985.

[9] Lamberto Tassinari, « Oublier Hubert Aquin ? », Le Devoir, 20-6-97, p. A- 13.



Retour au texte de l'auteur: Claude Bariteau, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 18 novembre 2012 18:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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