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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude Bariteau, “La société distincte: un Cheval de Troie devenu une épée de Damoclès.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Alain G. Gagnon et Daniel Turp, Révérendum, 26 octobre 1992. Les objections de 20 spécialistes aux offres fédérales, pp. 45-52. Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1992, 225 pp. [Autorisation de M. Alain G. Gagnon accordée le 20 décembre 2018.]

[45]

Référendum, 26 octobre 1992.
Les objections de 20 spécialistes aux offres fédérales.

Deuxième partie : Les points saillants du projet d’entente du 28 août 1992

La société distincte :
un cheval de Troie devenu
une épée de Damoclès
.”

Claude Bariteau

Claude Bariteau est professeur titulaire d’anthropologie à l’Université Laval. Il se spécialise sur les problématiques de développement local et régional, de même que sur la question urbaine. L’étude de la société québécoise est au centre de ses préoccupations depuis près de 20 ans.


Entrons directement dans le vif du sujet. La publicité du Parti libéral du Québec affirme que l’entente du 28 août 1992 reconnaît que le Québec forme, au sein du Canada, une société distincte tout comme le reconnaissait l’Accord du lac Meech du 3 juin 1987. C’est vrai. Le concept de société distincte apparaît dans les deux textes et, dans ces deux textes, le gouvernement du Québec a le rôle de protéger et de promouvoir la société distincte.

Là s’arrêtent les ressemblances. Dans l’Accord du lac Meech, le concept de société distincte figure après une disposition faisant état de la dualité linguistique comme caractéristique fondamentale du Canada. Avec l’entente du 28 août, on ne fait plus référence à cette dualité. La société distincte est plutôt insérée dans une clause Canada contenant sept dispositions qui sont autant de contraintes pour interpréter la Loi constitutionnelle de 1867. Aussi, contrairement à l’Accord du lac Meech, la société distincte y est précisée. Elle comprend notamment une majorité d’expression française, une culture qui est unique et une tradition de droit civil.

Ainsi défini, ce concept est-il toujours le levier recherché par le Québec pour étendre ses droits dans les directions qu’il juge appropriées et permettra-t-il d’infléchir dans le sens des intérêts du Québec les interprétations qui seront faites de la Constitution et de la Charte canadienne des droits et libertés ?

À mon avis, tel que défini présentement, ce concept ne saurait produire ces effets. Au contraire, il annonce plutôt la mort du projet québécois de société distincte et ouvre la voie aux éternelles lamentations véhiculées par des « nationalistes pleurnichards et maîtres chanteurs » [46] (Trudeau, 1989, p. 150), tout heureux de pouvoir ainsi assurer la reproduction de la classe politique québécoise qui doit son existence à la pérennité du système fédéral canadien.

Pour traduire ma pensée, un retour à l’Accord du lac Meech s’impose comme s’impose un rappel de certaines déclarations récentes concernant le nouveau sens donné à ce concept, question de bien contextualiser la lecture que m’inspire la société distincte de l’entente du 28 août 1992.

Dans l’Accord du lac Meech

Le concept de société distincte fut au centre des débats entourant l’Accord du lac Meech à la suite d’une charge personnelle, à l’emporte-pièce, de Pierre Elliott Trudeau. L’ancien Premier Ministre du Canada attaqua ce concept, notamment parce qu’il risquait d’engendrer des inégalités de droit entre les citoyens canadiens dans la mesure où les lois québécoises pouvaient être interprétées comme n’étant pas subordonnées à la Charte canadienne des droits et libertés.

Pour Pierre Elliott Trudeau, ce concept inséré dans l’Accord du lac Meech permettait au gouvernement du Québec de déployer tout un arsenal de mesures visant à consolider l’affirmation et le développement du Québec, ce dont se félicitaient Robert Bourassa et Gil Rémillard. À ses yeux, il avait aussi pour conséquence de mettre entre les mains des tribunaux l’interprétation de ce concept, ce qui constituait une démission politique dont l’effet le plus pervers était que disparaisse la possibilité de construire un Canada uni, les tribunaux pouvant statuer que le « Canada sera désormais gouverné par deux constitutions, l’une qui sera interprétée à l’avantage du Canada et l’autre qui sera interprétée de façon à préserver et à promouvoir la société distincte du Québec, deux constitutions, deux chartes, deux systèmes de valeur et peut-être même deux Canada, ou plutôt, un Canada et quelque chose d’autre » (Trudeau, 1989, p. 109).

Cette interprétation n’était aucunement partagée par la majorité des spécialistes québécois en la matière. Pour eux, l’insertion de ce concept n’annonçait pas les possibilités envisagées par Pierre Elliott Trudeau. Tout au plus voyaient-ils un certain flou qu’auraient rapidement précisé les juges de la Cour suprême en faisant prévaloir les intérêts du Canada.

C’est d’ailleurs pour cette raison que les milieux nationalistes québécois considéraient ce concept guère explicite. Par exemple, Fernand Dumont (1987) aurait aimé que le texte éclaire tous les esprits en mentionnant que le critère pour comprendre la société distincte québécoise est le fait que le français y est la langue officielle décrétée par son gouvernement. [47] De son côté, Guy Bouthillier en voulait plus. Pour lui, le Québec n’est pas une simple société. Il est le lieu d’être d’un peuple. Aussi, avançait-il que le terme « peuple » devrait figurer dans la Constitution, non celui de société. René Lévesque n’aurait jamais nié cette approche car, pour lui et son gouvernement, la reconnaissance explicite dans la Loi constitutionnelle de l’existence du peuple québécois était la première et la plus déterminante, donc la plus incontournable, des 22 conditions mises de l’avant pour rendre possible l’adhésion du Québec au Canada de 1982.

Dans la suite des événements provoqués par la sortie de Pierre Elliott Trudeau, ces propos nationalistes n’eurent guère d’écho. Brian Mulroney fut davantage sensible aux arguments de son ancien compagnon d’armes en 1980 contre l’affirmation québécoise. Il fit d’ailleurs tout pour qu’un premier carcan vienne neutraliser les élans que contenait l’Accord du lac Meech, ce que comprit très vite Lucien Bouchard qui démissionna. La suite des événements lui donne raison. Le 9 juin 1990, une nouvelle entente fut conclue avec l’accord du Québec. Elle restreignait la portée du concept de société distincte.

Ce dernier recul du gouvernement de Robert Bourassa a mis au jour des failles dans le projet qu’il véhiculait. Pierre Fournier (1990) qualifia même ce recul de capitulation. C’est dans sa suite que l’Accord du lac Meech a débouché sur un échec, que prirent forme les événements d’Oka à l’été 1990 et que la ronde Canada s’enclencha avec enthousiasme pour construire le Canada de demain.

Dans l’entente du 28 août

L’entente du 28 août 1992 s’inscrit directement dans le sillon de cette capitulation. L’insertion actuelle du concept de société distincte à l’intérieur d’une clause Canada en neutralise la portée. Sa spécification et la présence d’une clause qui indique l’attachement du gouvernement du Québec à l’égard du développement et de l’épanouissement de sa minorité anglophone verrouillent tout écart possible.

Certes, comme dans l’Accord du lac Meech, il y a encore du flou. Mais le flou qui reste inquiète de moins en moins les membres de la communauté anglophone du Québec, les anglophones des autres provinces et les représentants des peuples autochtones. Chez les Québécois d’expression française, c’est différent. La majorité des analystes québécois francophones voient dans l’actuelle société distincte une coquille vide de tout potentiel, du moins des potentiels qu’avait imaginés Gil Rémillard en [48] parlant de cette clause dans l’Accord du lac Meech. Maintenant devenu un artifice sans signification, ce concept est même banalisé par certains éditorialistes. Par exemple, pour Alain Dubuc du journal La Presse, le Québec sera toujours une société distincte quoi qu’il arrive, cette distinction n’étant à ses yeux que le produit des activités des Québécois. Aussi, est-il superflu de l’inscrire dans la Loi constitutionnelle du Canada et ce, d’autant plus que cette clause, telle qu’elle est circonscrite, n’accorde aucun pouvoir nouveau au Québec.

En d’autres termes, la plupart des analystes québécois francophones sont persuadés que ce concept n’a plus maintenant la portée qu’il avait dans l’Accord du lac Meech. C’est aussi l’opinion de Clyde Wells, premier ministre de Terre-Neuve. Ce dernier considère même que cette clause est maintenant circonscrite de telle sorte qu’il n’y a aucun danger qu’elle serve de tremplin à l’affirmation d’un statut particulier pour le Québec. Même le président d’Alliance Québec ne voit aucun danger quant au maintien et au développement de la communauté anglophone du Québec.

Les balises pour définir et encercler ce concept auraient pu être davantage clarifiées. Toutefois, cela aurait piégé le jeu politique du Parti libéral du Québec tout comme l’aurait été celui des autres composantes de l’élite fédéraliste québécoise que l’on retrouve au sein du Parti libéral du Canada, du Parti conservateur et du Conseil du patronat du Québec. Cette élite avait besoin d’une certaine marge de manœuvre pour être en mesure de tenir un discours de gagnant même si tous les éléments inquiétants étaient neutralisés, notamment la possibilité que le Québec obtienne de nouveaux pouvoirs, stoppe le développement de sa communauté anglophone et ait prérogative sur le gouvernement du Canada dans ses relations avec les peuples autochtones.

Cette marge de manœuvre est néanmoins devenue une peau de chagrin. C’est ce qui incite probablement Robert Bourassa à prétendre que le concept de société distincte déborde les cadres de cette clause et doit dorénavant être analysé à la lumière de l’ensemble de l’entente du 28 août 1992. C’est probablement pour cette même raison que Gil Rémillard, a avancé l’idée que la société distincte est depuis lors devenue un gain pour le Québec supérieur à celui qu’aurait été la reconnaissance du peuple québécois comme peuple distinct au Québec.

[49]

Peuple versus société

De tels propos émanant d’hommes qui occupent des postes politiques déterminants au sein de la collectivité québécoise ne doivent pas être pris à la légère. Aussi, faut-il se demander quelles sont les bases de l’argumentation qui rendent ces propos cohérents à leurs yeux.

À mon avis, Gil Rémillard peut avancer une telle idée seulement parce qu’il a une vision ethnique du peuple québécois, c’est-à-dire une vision qui fait de ce dernier un groupe culturel parmi d’autres vivant sur le territoire québécois. Cette vision s’oppose fondamentalement à une conception nationale du peuple québécois, conception qui reconnaît comme Québécois celui qui habite le territoire du Québec, partage les aspirations du peuple québécois et souscrit aux institutions comme aux lois qui encadrent la société québécoise.

Autrement dit, c’est uniquement en faisant du « peuple québécois » un dérivé de la nation canadienne-française au sens ethnique du terme que Gil Rémillard peut prétendre que le concept de société distincte englobe celui de peuple. C’est cohérent parce que ce peuple ethnique n’est pas seul sur le territoire québécois. Mais cette cohérence conduit au refus d’assurer l’affirmation du peuple québécois et de mettre tout en œuvre pour qu’il devienne souverain et accède à l’indépendance.

Ce refus a été mis à nu lorsque Robert Bourassa a capitulé le 9 juin 1990. Il a conduit au ratatinement du concept de société distincte, concept qui ouvrait, malgré tout, à de multiples possibilités dès que son interprétation échappait au contrôle du Canada et de ses institutions et provenait du gouvernement qui s’en réclamait, l’État du Québec.

C’est ce ratatinement qui est perceptible dans la clause Canada. Certes, il n’y est pas dit que le gouvernement du Québec a perdu les pouvoirs qu’il avait ou que la Loi 101 a été déclarée inconstitutionnelle. Par contre, tout y est pour conduire à de telles issues le moment venu. Qui plus est, le concept de société distincte a été qualifié de trois constats. L’un annonce qu’il y a au Québec une tradition de droit civil. Une autre affirme qu’il y a une majorité d’expression française. Tous les Québécois savent cela depuis longtemps et savent aussi qu’un tel constat ne dit pas que la langue officielle est le français. Enfin, le troisième identifie une culture qui est unique. Laquelle ? On n’en sait rien. Tout au plus, peut-on penser que la société distincte produit une culture qui est unique au sens de différente. À mon avis, ça va de soi. La présence sur un même territoire de l’ethnie québécoise, de la communauté anglophone, des citoyens d’origines diverses et de peuples autochtones peut produire une culture Zone de texte: r
[50] qui est unique dans la mesure où il y a des interactions entre ces diverses populations.

Ces constats, sauf le premier, ne spécifient en rien la société distincte. Au contraire, ils la qualifient et la rendent totalement inopérante, ce qui n’a certes pas échappé à Robert Bourassa. Aussi, a-t-il cherché désespérément à sauver ce qu’il pouvait en déployant une stratégie défensive, la seule qui soit permise à celui qui choisit une approche ethnique après avoir capitulé. Dès lors, s’est trouvée piégée la démarche québécoise en vue d’obtenir un espace pour que s’affirme le peuple québécois au sein de la fédération canadienne. Seuls devenaient à sa portée des gains insignifiants sur des choses secondaires et une poignée de veto pour les protéger et protéger l’ethnie québécoise.

En quelque sorte, le cheval de Troie que fut la société distincte de l’Accord du lac Meech s’est muté en une épée de Damoclès posée au- dessus de la tête du peuple québécois avec la complicité du Premier Ministre du Québec.

À mon avis, c’est là l’un des motifs qui a conduit ce dernier à la table de négociation, l’autre étant les contraintes prévues dans la Loi 150, chacun des deux lui permettant de jouer au sauveur tout en réalisant ce qu’il avait espéré obtenir en capitulant le 9 juin 1990 : réintégrer officiellement le Canada et sauvegarder les assises fédéralistes de la classe politique qu’il sert. Il s’ensuivit une opération de dernière minute dont l’objectif fut d’empêcher que le peuple québécois s’émancipe.

Pire, cette nouvelle entente, notamment parce qu’elle n’a rien de définitif et engendrera, de ce fait, un processus permanent de négociations multiples, produira un effet de dilution de l’identité nationale québécoise qui s’est construite dans le sillon de la Révolution tranquille. Du moins, est-ce là l’espoir caché que doivent entretenir les membres de cette classe car, sans cette dilution, la problématique ethnique ne saurait s’enraciner et remplacer celle de la nation canadienne-française qui a vu le jour après l’évacuation des Patriotes du décor politique.

Dans cette optique, le concept banalisé de société distincte présent dans l’entente du 28 août 1992 confirme, pour le Canada, l’abdication du gouvernement de Robert Bourassa et la mise au rancart, par celui qui dirige les destinées du Québec, du projet québécois de société distincte péniblement concocté ces 30 dernières années. Le peuple québécois se voit du coup provoqué dans ses convictions par ceux qui cherchent à miner ses aspirations. Il lui appartient d’en disposer.

[51]

Bibliographie

Claude Bariteau. Le Québec aux portes de la souveraineté. Le Monde diplomatique, février 1991, p. 19.

Fernand Dumont. Exposé devant la Commission sur les institutions, reproduit dans Un dossier du Devoir, Le Québec et le lac Meech, Montréal, Guérin littérature, 1987, p. 135-140.

Pierre Fournier. Autopsie du lac Meech, Montréal, VLB éditeur, 1990.

Gouvernement du Québec. Propositions du gouvernement du Québec, Québec, mai 1985.

Denis Monière. L’indépendance, Montréal, Québec/Amérique, 1992.

Pierre Elliott Trudeau. Lac Meech, Trudeau parle, Montréal, Hurtubise HMH, 1989.

[52]



Retour au texte de l'auteur: Claude Bariteau, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 14 septembre 2021 17:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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