Georges BALANDIER
“Déséquilibres socio-culturels et modernisation
des «pays sous-développés»”.
Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 20, janvier-juin 1956, pp. 30-44. Paris : Les Presses universitaires de France.
- Introduction
- Procès d'industrialisation, d'urbanisation et déséquilibres sociaux
- Délinquance juvénile et crime
Introduction
La littérature, toujours multipliée sinon enrichie, qui est consacrée aux pays que nous disons sous-développés, souligne de plus en plus les incidences immédiates du progrès économique et technique sur les sociétés traditionnelles. Le concept de « coût social » tend à devenir l'un des plus fréquemment employés. Ainsi, S.H. Frankel précise dans un ouvrage récent : « Les nouveaux gouvernements (ceux des nations parvenues à l'indépendance) supportent la lourde charge de réconcilier leurs peuples avec le fait que les transformations structurelles et sociales sont des préalables nécessaires à l'allégement de leurs misères, que le coût du changement est élevé, que le capital est rare et que ses fruits sont lents à mûrir [1]. » L'accent porte sur les changements, prix du développement, affectant les structures et les relations sociales. Toute la question reste de savoir quelle est la nature des déséquilibres conséquents ; et s'il est possible d'envisager ces phénomènes comme relevant de la pathologie sociale.
La plupart des sociétés traditionnelles sont en train d'opérer, et à un rythme accéléré, une véritable mutation de civilisation. Elles s'ouvrent au procès d'industrialisation ; elles construisent des villes là où n'existait aucune tradition urbaine ; elles suscitent de nouveaux rapports entre l'homme et les techniques, de nouveaux rapports entre les individus et entre les groupements sociaux. Cet effort de modernisation et d'équipement ne peut manquer, durant l'actuelle phase de transition, de poser des graves problèmes de désajustement.
Les travaux se référant à des contextes différents, le Sud-Est asiatique ou l'Afrique noire, signalent ou décrivent les effets destructeurs d'un développement économique accéléré. H. Belshaw note que « l'introduction des forces de changement en Orient a perturbé profondément les systèmes de valeur et les genres de vie ». Les ethnologues ayant enquêté en Afrique du Sud et Centrale, ainsi G. Wilson, ont de leur côté montré les conséquences du processus de « détribalisation » [2]. En quelque lieu que ce soit, les observations faites sont de même nature. Un système social et culture ! se dégrade - celui qui prévalait en milieu rural, au niveau d'unités sociales d'ampleur restreinte, mais bien intégrées, où les relations personnelles directes dominaient. Un système social et culturel nouveau tente de s'édifier - impliquant des rapports économiques modernes, une différenciation sociale porteuse d'antagonismes et un élargissement des relations entre individus qui deviennent de plus en plus indirectes. Ces deux mouvements contraires sont pour un temps créateurs de déséquilibres : les traits culturels spécifiques se corrodent, l'individu se trouve dans un véritable état d'alternance qui est propre à affecter sa personnalité dans un sens pathologique.
Divers auteurs ont affirmé, en les mettant particulièrement en valeur, les effets socialement destructeurs du mouvement technique et économique. L. Wirth, dans une de ses dernières études, soulignait que pour nombre de sociétés « le sacrifice de leur intégrité culturelle apparaît comme un prix trop élevé »payé au progrès [3]. Il affirmait le souci de ces dernières de « se limiter à un risque calculé ». Il ne s'agit pas de nier ces faits, mais d'apporter les correctifs nécessaires. Toute société se manifeste en continuel devenir, elle révèle toujours - bien qu'à des degrés divers - un continuel mouvement de dé-structuration et de re-structuration. Dans le cas des sociétés en cours de « modernisation », c'est le rythme des changements autant que la nature de ces derniers qui est à envisager quand sont abordés les problèmes de « pathologie sociale ». Lorsque la civilisation industrielle s'est développée en Europe et en Amérique du Nord, elle a eu des incidences de même nature. Elle a entraîné la dégradation des « communautés » ; elle a fait apparaître, puis accentué, les antagonismes entre classes sociales ; elle a créé une certaine insécurité et multiplié, comme l'ont montré K. Horney et E. Fromm [4], les phénomènes de névroses. Nous ne pouvons cependant affirmer que les sociétés industrielles sont des sociétés radicalement malades : la période de transition passée, de nouveaux systèmes d'équilibres sont devenus opérants, de manière au moins provisoire. Les sociétés traditionnelles, actuellement ouvertes aux procès de développement économique et technique, disposent aussi de nombreuses « chances » de réorganisation. Dans mes recherches concernant la dynamique des changements sociaux en Afrique Centrale j'ai pu remarquer que les deux phases, de destruction et de reconstruction, sont partout agissantes bien que leur importance relative soit variable selon lés situations et les conjonctures [5].
On ne Saurait donc considérer sous un aspect essentiellement négatif les changements sociaux et culturels caractérisant les pays en cours d'industrialisation et d'urbanisation. Il convient de faire la part des désajustements provisoires et celle des désajustements menaçant le devenir de la société, de distinguer entre les phénomènes ayant un caractère pathologique radical et ceux exprimant l'exigence de nouvelles différenciations et de nouveaux rapports sociaux. Il est bien évident qu'on ne saurait, par exemple, traiter de même manière les conflits naissant d'une organisation du banditisme juvénile et ceux provoqués par le fait que les jeunes citadins des villes nouvelles cherchent à recréer dei ; cadres sociaux semblables à ceux qui les intégraient à la société traditionnelle. Les cités indigènes avoisinant Abidjan (Côte d'Ivoire) révèlent ce double phénomène : d'une part des gangs d'enfants, comme ceux que constituent les jeunes Mossi, originaires de Haute-Volta, qui ont rompu tous liens avec leur milieu d'origine ; d'autre part, des initiatives visant à recréer des groupements où les différenciations en fonction de l'âge redeviendraient apparentes -tentatives qui sont pourtant, elles aussi, créatrices d'antagonismes et de conflits.
Procès d'industrialisation, d'urbanisation
et déséquilibres sociaux
Les études consacrées aux problèmes de pathologie sociale, notamment à la délinquance juvénile et au crime, se sont attachées à préciser dans quels types de situations les conduites anormales (ou « déviantes ») tendent à prédominer. Elles ont montré les relations, directes ou indirectes, existant entre ces dernières et la dégradation du groupement familial, le statut économique et le rythme des crises économiques, la mobilité de la population, le heurt entre cultures et races différentes, etc. Ces corrélations, dont on retrouve l'analyse dans de multiples ouvrages consacrés aux sociétés européennes et nord-américaines, sont propres à inspirer les recherches concernant les sociétés récemment soumises aux effets du développement technique et économique. M.H. Neumeyer [6] souligne ces divers aspects et met en évidence le rôle de l'urbanisation - qui relâche l'uniformité, le conformisme et contribue à la dégradation des processus d'intégration de l'individu - en même temps que le fait d'avoir à « expérimenter » des changements sociaux rapides et de grande amplitude. Il y a dans de nombreux livres,, présentant les résultats d'enquêtes effectués en milieu urbain, ainsi que dans les rapports spécialisés [7] des références de valeur. Mais ces dernières ne peuvent servir que de points de repère pour des recherches à accomplir dans les régions 'maintenant soumises à un développement économique rapide, en particulier en Asie et en Afrique. L'insuffisance que révèle l'inventaire bibliographique, quant à ces deux ensembles, montre l'urgence qu'il y aurait à aborder ces Problèmes capitaux. Pour les appréhender de manière valable, il importe de préciser d'abord les caractères particuliers aux procès d'industrialisation et d'urbanisation qui opèrent à l'intérieur des pays insuffisamment développés.
I. - Dans ces derniers, l'industrie au sens moderne s'est généralement implantée sous l'action d'agents « étrangers » appartenant aux puissances colonisatrices ou prépondérantes. Elle apparaît comme un complexe apporté du dehors, et non comme le résultat d'un mouvement interne ; souvent même, comme cela s'est produit en Asie, elle s'est édifiée après une phase de dégradation des artisanats et des industries locales naissantes. On a pu parler à cet égard, en évoquant certains pays du Proche-Orient, « d'ilôts de modernisme » et souligner ainsi le caractère discontinu d'une telle implantation. Et B.R. Salz a employé l'expression « industrialisation intersticielle » à propos de l'Équateur [8]. Ces exemples montrent à quel degré le complexe industriel est faiblement relié à l'ensemble du système social ; il est non seulement construit en fonction de modèles étrangers - ceux que proposent les nations techniquement avancées - mais il est par ailleurs peu intégré à la société globale. C'est là un premier point de déséquilibre. Le paysan asiatique ou africain est littéralement « projeté » dans le secteur industriel ; en passant de son village à l'entreprise qui l'emploie, il passe d'un milieu social à un autre, d'un âge des techniques à un autre, sans qu'il y ait de ceux-ci à ceux-là les liaisons et transitions nécessaires.
Le « Bureau international de Recherches sur les Implications sociales du Progrès technique » a abordé de tels problèmes, lors de la semaine d'étude consacrée aux « motivations et stimulations économiques dans les pays insuffisamment développés ». G. Friedmann y a montré concrètement que l'insertion dans le milieu industriel provoque un « choc », par le fait qu'elle requiert l'entrée dans des groupes sociaux nouveaux qui affectent profondément les comportements. B.F. Hoselitz, à l'aide d'exemples empruntés à diverses enquêtes accomplies en Amérique centrale, a pu souligner que les problèmes d'adaptation technique étaient plus faciles à résoudre que les problèmes d'adaptation aux nouvelles conditions sociales [9]. Ceci explique que l'implantation de l'industrie ait des répercussions étendues, agissant « en chaîne », sans qu'il soit aisé de déterminer leur extension, sur les collectivités comme sur les individus constituant ces dernières. C'est ainsi que R. Firth, envisageant les problèmes sociaux de l'Afrique Occidentale britannique, signale quant aux incidences individuelles le nombre élevé des névroses et des psychoses affectant les ruraux récemment employés dans les entreprises minières.
Le développement des pays attardés s'est souvent fait, tout au moins durant la période de démarrage, dans des conditions particulières. Il a d'abord mis en place des entreprises - comme les exploitations minières, les chantiers forestiers, etc. - qui ont longtemps été consommatrices de main-d'œuvre abondante et médiocrement qualifiée. Les conséquences ont pu être graves du point de vue de la. société, comme du point de vue de l'individu, dans le cas des pays à basse densité de population tels que ceux d'Afrique centrale. Les entreprises européennes du Gabon, je l'ai montré par des études précédentes, ont exigé d'importants mouvements de main-d'oeuvre dans une région à faible population. Les régions « réservoirs » se sont vidées d'une part importante des hommes valides, et les « villages de travailleurs » à dominante mâle se sont multipliés dans les zones d'exploitation. Cette situation a suscité des déséquilibres fondamentaux, signalés par les autorités locales, et a multiplié les phénomènes « pathologiques » tels que la mercantilisation des relations matrimoniales, la prostitution, le vagabondage, etc. [10]. Durant la phase d'implantation de l'industrie, sous ses formes rudimentaires, l'économie et la société traditionnelles sont affectées - souvent à distance - sans que les villageois « libérés » de leur emprise puissent être intégrés de manière valable. Il se produit un manque d'intégration qui est propice à toutes les conduites déviantes.
Mais d'autres conditions interviennent dans le même sens. Lors du démarrage de l'industrialisation, les catégories sociales dirigées vers ce nouveau secteur de l'économie peuvent être ou particulièrement dépossédées et marginales - ainsi les « paysans sans terre » aux Indes - ou particulièrement mobiles - ainsi les travailleurs saisonniers ou occasionnels. Et, dans ce dernier cas, les entreprises ont pu être contraintes d'adopter nu rythme d'activité en quelque sorte saisonnier (exemple de l'Union indienne). On conçoit que l'insertion de l'individu à l'intérieur de cadres sociaux efficaces soit alors singulièrement déficiente. Les insuffisances repérées au sein d'une classe ouvrière en formation - mobilité, médiocre qualification et instabilité professionnelle - ont un retentissement sur l'ensemble des comportements ; elles maintiennent ou accentuent nombre de désajustements.
Il convient d'insister encore sur d'autres aspects, importants quant au problème ici considéré. L'organisation des entreprises, dans un pays où l'industrie est naissante ou récente, révèle souvent un médiocre aménagement des « relations humaines ». Ces intermédiaires, à fonction de recruteur plus ou moins manifestes, que sont le kabran au Maroc, le mukadam (ou jobber), aux Indes, etc., abusent souvent de leur autorité, prélèvent des redevances sur les travailleurs et contrarient l'adaptation de ces derniers en même temps qu'ils aggravent leurs conditions d'existence. Et ceci nous conduit à souligner le fait des bas salaires, spécifique de tout pays s'ouvrant au développement économique, en même temps que la faiblesse des organisations chargées d'assurer la défense de la classe ouvrière. Le syndicalisme n'a pas, en Asie et en Afrique, l'efficacité que l'on pourrait escompter. Il manque de cadres. Il n'est pas toujours utilisé à bon escient. Il est émietté par le jeu d'une sorte de « particularisme professionnel » en même temps que divisé politiquement.
La précarité des conditions d'existence, 'l'insécurité, la. médiocre intégration aux nouveaux groupements sociaux peuvent déterminer des anomalies tant individuelles que sociales. Le « saut » qui est à effectuer pour passer d'un milieu rural, où les rapports inter-individuels sont bien précisés et concrets-, où domine encore l'économie de subsistance, à un milieu industriel que caractérisent des rapports techniques et sociaux absolument nouveaux en même temps que le régime du salariat, ne peut s'accomplir sans heurts. Une approche scientifique plus poussée demanderait que l'on définit les caractéristiques communes à tout pays où l'industrie est naissante, que l'on définit ensuite les types de situation spécifiques de chacune des grandes régions ouvertes à ce processus. C'est alors qu'il deviendrait possible de mieux analyser les problèmes de désorganisation sociale qui sont conséquents à cette transformation.
II. - Même dans un pays de civilisation ancienne et complexe tel que la Chine, le fait urbain au sens où nous l'entendons est un phénomène récent ; les villes de la région côtière sont nées de l'ouverture aux influences et aux intérêts occidentaux. Les grands centres de l'Union indienne ont accru leur population, au cours des deux dernières décades, en même temps que s'affirmait la montée du progrès économique ; Bombay et Calcutta ont plus que doublé leur population en dix et quinze ans. Un tel phénomène s'accuse encore bien davantage si l'on considère l'Afrique au sud du Sahara : en dix années, Dakar a doublé sa population mais Léopoldville a quadruplé la sienne. On conçoit qu'une croissance aussi rapide, et surtout déterminée par des influences extérieures, ne s'accomplisse jamais d'une manière équilibrée.
C'est ce processus, générateur d'une société nouvelle, qu'il importe d'analyser avec quelque précision.
a) En certaines régions, le mouvement d'urbanisation a pu s'accélérer avec une telle intensité qu'il compromet, d'une manière toute physique, l'existence normale et des centres urbains et des districts ruraux avec lesquels ces derniers sont en relation. Ainsi, le point critique est atteint au Congo belge avec 20% de la population établis dans les villes et les centres dits extra-coutumiers ; les autorités locales ont dû assurer un contrôle sévère du mouvement de l'exode rural.
L'émigration vers les villes a d'abord été le fait des jeunes hommes actifs attirés par le marché du travail qu'elles représentent. Les études comparatives, conduites à partir d'exemples asiatiques et africains surtout, ont insisté sur la dominante mâle de la population urbaine [11]. Dans les villes nouvelles, le sex ratio est, à des degrés divers, anormal. Cette constatation permet de comprendre que la femme dispose, dans une telle société, de la possibilité de renverser une situation traditionnelle qui l'infériorisait ; elle explique également l'acuité de la rivalité pour les femmes et les développements que peut prendre la prostitution. Ce retournement de situation, annonçant la reconnaissance d'un nouveau statut de la femme, n'est en rien un phénomène pathologique - mais il est pour un temps créateur de désajustements. Par contre, la sévère compétition pour les femmes induit des phénomènes incontestablement pathologiques : depuis la mercantilisation des rapports sexuels jusqu'à l'apparition d'un anti-féminisme agressif.
D'un autre côté, la concentration des citadins peut dépasser de beaucoup les possibilités d'emploi que recèle la ville : la prolétarisation réelle est plus importante que ne le révèle la structure de l'emploi à un moment donné. Un exode rural non contrôlé est générateur de chômage plus ou moins déguisé et peut conditionner un « parasitisme familial » qui représente une lourde charge pour les travailleurs actifs. Cette masse de réserve, que constituent les individus campés en milieu urbain dans l'espoir d'un travail fixe, ne subsiste qu'à l'aide d'expédients et s'ouvre facilement aux comportements déviants.
b) La rapidité avec laquelle la ville s'édifie, et s'élargit, explique que cette dernière apparaisse comme une société médiocrement structurée et médiocrement organisée. Il s'y manifeste une place prépondérante occupée par les « institutions de fortune ». En même temps, la société urbaine détermine de manière immédiate des transformations importantes au niveau des rapports de parenté ; elle suscite une réduction de la parenté et tend à faire prévaloir l'existence séparée et autonome de la famille conjugale. Le fait essentiel est que ce phénomène affecte des individus mal préparés à cette émergence de la famille restreinte ; si bien que l'encadrement social à la base même (au sein des groupes primaires) peut révéler des déficiences graves. Il s'établit, pendant une assez longue période, un état de disponibilité qui entraîne un désarroi certain du citadin nouveau [12].
La ville, société médiocrement structurée, est par ailleurs une société hétérogène : elle impose la coexistence d'éléments n'ayant pendant longtemps entretenu que des rapports très distants ou antagonistes, qu'il s'agisse de castes, de groupes ethniques ou de tribus. Cette mise en relation peut avoir deux sortes de conséquences : elle tend à susciter des conflits entre comportements et codes culturels différents ; elle tend aussi, d'une manière toute contraire, à effacer les traits culturels les plus spécifiques pour faire prévaloir un système nouveau commun à l'ensemble des citadins.
Il y a là un double processus qui n'est pas particulier aux villes nouvelles se développant en Asie et en Afrique. Une étude comme celle de Thorston Sellin a montré, dans les heurts entre cultures différentes, « un principe fondamental d'explication » des conduites délictueuses ; elle a précisé comment ces dernières sont associées aux migrations multiples, au développement de l'urbanisation, à l'élargissement des contacts entre groupes. Une telle analyse souligne que « la transformation d'une culture, d'un type homogène et bien intégré, en une culture d'un type hétérogène et mal intégré, entraîne la multiplication des situations conflictuelles » [13]. La construction de la société urbaine implique un dynamisme de cette nature ; elle est nécessairement porteuse de différenciations et conflits nouveaux ; elle laisse une large place à l'innovation et par là même aux conduites déviantes - jugées déviantes par rapport à des normes traditionnelles qui ont perdu leur justification et leur caractère nécessaires.
Les recherches comparatives ont révélé que les nouvelles villes asiatiques et africaines apparaissent, dans une large mesure, comme des sociétés affaiblies par un véritable état de « vide juridique ». L'inadéquation et les conflits entre les droits traditionnels, spécifiques de chacune des populations présentes à la ville, entraîne l'affaiblissement rapide de ces derniers ; d'un autre côté, l'émergence d'un droit propre au milieu urbain, et d'un seul système de normes valable pour l'ensemble des citadins, ne se réalise qu'avec lenteur. Entre ces deux mouvements, il se produit un « vide » qui est propice à l'apparition de phénomènes relevant de la pathologie individuelle et sociale.
Ces centres de modernisation et de contacts multiples, que sont les villes, ne provoquent pas seulement la mise en relation de « populations » différentes ; ils révèlent la présence d'éléments étrangers qui peuvent détenir une position prépondérante comme il advient en pays de colonisation. Le droit de cette minorité dominante, radicalement étranger aux droits locaux, s'impose en créant de multiples incompatibilités ; le heurt entre cultures et races s'accompagne alors d'un heurt entre normes irréductibles. Même dans un pays comme le Mexique, où le passé colonial est lointain et aboli, M. Gamio a pu montrer que la loi, pénale reste spécifique « de la minorité dominante... cependant que les peuples indigènes demeurent en dehors des frontières d'une législation qui ignore leurs besoins » [14].
Dans de telles situations, la ville nouvelle manifeste la coexistence de trois systèmes juridiques : 1) Le droit « étranger » de la minorité qui impose sa domination ; 2) Les droits particuliers aux populations autochtones qui constituent le centre urbain ; 3) Le droit nouveau que tend à faire prévaloir ce dernier. Ces systèmes, dont le dynamisme est d'inégale efficacité, entrent en conflit et mettent le citadin « nouveau » dans une véritable position d'hésitation. Ils permettent surtout la multiplication des comportements ambigus : l'individu cherche à s'appuyer sur l'un ou l'autre de ces systèmes en fonction des avantages immédiats qu'il en peut escompter.
Recherche de critère de « désorganisation sociale ». - Les observations, précédemment rapportées, permettent d'envisager la définition de critères propices à une approche plus précise des problèmes classés sous la rubrique : désorganisation sociale. Mais il est bien certain que les critères retenus doivent être « éprouvés », leur utilité n'est que d'orienter une première phase de la recherche ; par la suite, un examen de validité imposera de les limiter ou de les multiplier, de les préciser davantage ou de les diversifier. L'effort entrepris ne peut donc avoir, dans l'immédiat, qu'une efficacité conditionnelle.
Critère apparaissant par référence au procès d'industrialisation. - Je me bornerai à les présenter d'une manière simplement énumérative - et non exhaustive. Au niveau de la base démographique : évaluation des anomalies particulières à la population industrielle considérée (sex-ratio anormal, défauts de la structure par âges, phénomènes de ségrégation).
Par rapport à l'implantation dans le secteur industriel : degré de mobilité des travailleurs (proportion des travailleurs saisonniers et occasionnels, durée moyenne du séjour en milieu industriel) ; degré de stabilité à l'intérieur des professions ; degré de qualification professionnelle (le pourcentage élevé de manœuvres constitue un bon indice - et il a une relation directe avec le problème de « pathologie sociale » ici envisagé) ; extension du chômage réel et « déguisé ».
Par rapport à l'entreprise considérée comme un champ de relations sociales radicalement nouveau : degré d'organisation de l'entreprise (notamment, nature et efficacité des groupements dits « formels ») ; nature des relations verticales aménagées à l'intérieur de l'entreprise ; nombre et intensité des antagonismes conditionnés par l'hétérogénéité raciale, ethnique, culturelle.
Par rapport aux relations auxquelles participe le travailleur hors de l'entreprise : degré d'inscription dans des groupements de type traditionnel (groupements d'affinités ethniques, groupements d'originaires, groupements fondés sur le fait des appartenances religieuses) et dans des groupements de type moderne (syndicats, associations d'entr'aide, etc.). Les premiers sont importants durant la période d'adaptation : ils jouent un rôle médiateur.
Critères apparaissant par référence au procès d'urbanisation. - Il est assez difficile de constituer une série absolument différente de la précédente, dans la mesure même où les procès d'industrialisation et d'urbanisation sont associés. Ce redoublement apparaît surtout dès l'instant où l'on considère les phénomènes d'ordre démographique.
Critères retenus au niveau de la base démographique : évaluation des anomalies particulières à la société urbaine envisagée (sex-ratio anormal, caractères anormaux de la structure par âges) et évaluation du degré de stabilité de la population urbaine (importance relative des différentes couches de la population en fonction de l'ancienneté de leur implantation en ville).
Critères exprimant les incidences de l'hétérogénéité spécifique de la plupart des sociétés urbaines : les systèmes de normes en présence - et les risques que s'établisse une situation de presque « vide juridique » ; le nombre et l'intensité des. conflits interethniques et inter-raciaux.
Critères révélant l'état de disponibilité des citadins : dégradation des groupements primaires (réduction de la parenté et en même temps instabilité de la famille conjugale) ; degré de participation aux groupements de type traditionnel et de type « moderne » existant en milieu urbain ; insuffisances quant à l'encadrement des jeunes citadins.
Critères permettant d'apprécier l'importance prise par les conduites typiquement déviantes (ou s'affirmant telles parce qu'elles provoquent une réprobation vive ou entraînent des sanctions) ; à savoir : développement de l'alcoolisme, à l'encontre des prescriptions religieuses et en dépit des réactions des autorités locales ; développement et institution de la prostitution, mercantilisation apparente dans les rapports entre sexes ; multiplication des gangs constitués en vue du banditisme ; nature et nombre des différends réglés par les autorités judiciaires locales ; importance apparente de la délinquance juvénile et des comportements délictueux chez les adultes.
Mais ce ne sont là, nous insistons sur ce point, que des critères retenus en vue de recherches ultérieures ; leur valeur actuelle a surtout un caractère opératoire.
Délinquance juvénile et crime
Parmi ces divers « indicateurs » des déséquilibres sociaux, la délinquance juvénile et les comportements délictueux chez les adultes sont le plus souvent envisagés. D'un côté, parce qu'ils sont l'expression, et la conséquence, de désajustements apparents à différents niveaux (ainsi, perte d'efficacité du groupement familial, instabilité et insécurité professionnelles, précarité économique, etc.). D'un autre côté, parce qu'ils s'inscrivent dans un secteur scientifique riche de difficultés - le domaine de la pathologie sociale.
Les données statistiques brutes, concernant la délinquance juvénile et le crime, sont difficilement utilisables telles quelles ; il manque la référence au contexte social et au contexte individuel qui peut seule permettre une analyse de caractère scientifique. Un inventaire fait en fonction de besoins spécifiquement administratifs n'est pas utilisable de manière directe. Les difficultés sont encore accrues lorsqu'il s'agit de pays ayant à faire face aux problèmes du développement économique rapide : la situation sociale y est souvent fluctuante et les moyens d'investigation statistique n'y ont pas la précision propre à ceux dont disposent les nations techniquement mieux équipées.
I. - Si l'on s'en tient aux indications numériques relatives à ces sociétés en cours de modernisation, il semble se manifester pour la plupart d'entre elles une montée continue de la délinquance juvénile et de la criminalité. On ne saurait nier le fait, mais il convient immédiatement d'apporter un correctif. Le phénomène est parfois accusé en raison d'une amélioration de l'équipement statistique et, surtout, d'une efficacité accrue des services de répression., Des rapports se référant à des pays aussi différents que Chypre et le Nigéria apportent cette réserve quant aux chiffres produits sur une période relativement longue. La multiplication des conduites déviantes n'est pas aussi grave que semblent le manifester les données officielles sous leur forme brute.
D'autre part, il est nécessaire d'insister sur l'extrême diversité des situations. Les procès d'industrialisation et d'urbanisation ne sont pas seuls en cause. Le contrôle exercé sur les personnes ayant le désir de quitter le milieu coutumier peut jouer un rôle considérable. Ainsi, dans certaines régions du Congo belge (la province de l'Équateur, par exemple), les cas de délinquance juvénile ne se manifestent qu'en petit nombre parce qu'une ordonnance locale interdit le séjour des mineurs dans les centres urbains où ne résident pas les parents. Cette politique est suivie de résultats ; à tel point qu'un rapport officiel évoque surtout la délinquance « virtuelle ».
L'évaluation reste d'autant plus difficile que la notion de comportement délictueux paraît plus ambiguë. Ce qui est le cas dans tous les pays où des systèmes de normes différents sont en compétition - comme il advient dans les territoires non-autonomes. Les actes répréhensibles par rapport au système des lois en vigueur peuvent sembler normaux par référence au contexte de la société traditionnelle ; ainsi, à Chypre. où les critères légaux de la délinquance juvénile sont en complet désaccord avec une culture qui n'attache pas au « crime » un caractère infamant et accorde dans l'éducation une place à des conduites qui nous paraissent déviantes. Des actes saisis comme délits en milieu moderniste, notamment dans les centres urbains où s'impose au maximum le droit de la minorité dominante, peuvent très bien n'avoir qu'une médiocre signification quant aux problèmes de désorganisation sociale affectant le milieu traditionnel. Ceci doit contribuer à renforcer la prudence de l'enquêteur ; à tel point que certains auteurs ne veulent s'en tenir, quant à la définition de la délinquance et du crime, qu'à celle qu'impose le système de lois prédominant.
II. - En réalisant l'inventaire de la littérature (encore trop rare), on est frappé par le fait que les cas de délinquance et de crime n'ont pas atteint, dans les pays en cours de développement économique, le niveau qu'ils ont atteint dans les pays hautement industrialisés. La différence reste très marquée, que ce soit en Asie, au Proche-Orient ou en Afrique ; et ceci en dépit de l'imperfection des moyens d'appréciation.
S'il s'agit bien d'un phénomène récent, incontestablement lié à l'industrialisation et à l'urbanisation, on ne saurait douter que les relations qu'il entretient avec ces deux processus soient complexes. La recherche des corrélations les plus significatives est difficile, et on ne peut guère l'entreprendre, tout au moins dans l'état actuel des connaissances, qu'au niveau de populations restreintes.
En ce sens, un « survey » tel que celui qui fut réalisé à Chypre [15] est riche d'enseignement. L'étude de W. Clifford commence par rappeler les conditions qui font que Chypre n'apparaît en rien comme une exception : les changements sociaux d'une manière très générale, le développement des villes et les bouleversements conséquents dans les attitudes d'une manière plus particulière, ont suscité l'expansion des cas délictueux.
À propos de la délinquance juvénile, W. Clifford est conduit à souligner - comme l'ont montré les recherches réalisées dans les sociétés européennes et nord-américaines - l'importance prédominante des causes qui tiennent à la désorganisation des unités familiales. Il révèle en particulier un effet, que l'on pourrait dire « multiplicateur », qui mérite d'être signalé : les individus qui n'ont pas bénéficié d'un encadrement familial suffisamment efficace ont, devenus adultes, une descendance encore moins bien adaptée ou intégrée - et par conséquent plus ouverte aux comportements déviants. W. Clifford, après avoir rapporté un certain nombre de cas individuels, poursuit son analyse en fonction de 16 variables. Parmi lesquelles, interviennent le sexe et l'âge, l'état de santé physique et mentale, le degré d'éducation, la communauté d'origine, l'emploi, l'appartenance familiale et le niveau des revenus, les conditions d'habitation et la « dimension » de la famille, etc.
Dans ses remarques de conclusion, l'auteur note que le problème de la délinquance juvénile ne se pose pas encore, à Chypre, avec une réelle gravité. Il remarque néanmoins que les cas tendent à se multiplier, en conséquence des procès d'urbanisation et d'industrialisation, du développement de la population, des changements sociaux opérant à plus grande échelle. Seulement, une telle étude, si elle établit des corrélations valables, n'est cependant pas orientée d'une manière suffisamment spécifique. Elle suit de trop près des schémas d'enquête établis pour les sociétés européennes - dans ce cas particulier, celle concernant Liverpool qui a été publiée en 1941. Ceci conduit à envisager un point de plus.
III. - En fait, dans le cadre des problèmes envisagés à propos de cette étude - les déséquilibres sociaux affectant les pays en cours de modernisation - la recherche devrait s'effectuer selon trois directions.
Il importe de tenir compte des incitations à la délinquance qui sont d'ordre somatique ou sont associées à des troubles du développement psychique. Un ouvrage tel que celui du Dr L. Bovet [16] sert de guide quant au second point. Mais il est nécessaire de ne pas oublier pour autant que la distinction entre normal et pathologique varie en fonction des contextes culturels. Il convient aussi de souligner, à cet égard, qu'une société en changement, par les perturbations multiples qu'impose la période de transition, peut être génératrice de troubles affectant l'individu physiquement et mentalement. Ces derniers tendent ainsi à intervenir comme autant de conditions propices à la multiplication des conduites déviantes.
La recherche doit ensuite examiner d'une part les conditions généralement liées à la manifestation de la délinquance, d'autre part celles qui tiennent au rythme des transformations sociales et au contexte « traditionnel » ouvert à ces procès de modernisation. Les travaux consacrés à la délinquance juvénile et à la criminalité ne prennent tout leur sens que s'ils s'effectuent d'un point de vue relativiste et en envisageant, comme nous l'avons montré, l'ensemble des déséquilibres socio-culturels qui caractérisent la société étudiée.
Brèves remarques. - Cette étude a pour seul but de faire une rapide mise au point tout en suggérant l'orientation d'enquêtes futures. Elle montre combien la notion de « déséquilibre socio-culturel » doit être utilisée avec prudence dès l'instant où nous l'appliquons à des sociétés radicalement différentes de celles qui nous sont familières. Nous abordons souvent ces dernières en fonction de normes sociales qui nous sont propres ; c'est-à-dire que nous restons victimes d'une tradition d'ethnocentrisme difficile à abolir.
D'un autre côté, les recherches jusqu'à présent accomplies n'ont guère considéré qu'un aspect restreint : la délinquance juvénile et les conduites déviantes des adultes. Même consacrée à ces seuls phénomènes, l'étude n'est limitative qu'en apparence. Dans la mesure où elle met en cause des éléments somatiques, des déterminations propres à certains types de personnalité, des aspects sociaux et culturels (qui paraissent prépondérants), elle impose une investigation de large envergure ; des démarches de caractère interdisciplinaire doivent prévaloir ; ce qui a rarement été le cas.
Enfin, les évaluations que nous risquons à propos de sociétés « en transition » sont d'une certaine manière faussées. Elles interviennent alors que les divers processus de transformation ne sont pas encore parvenus à leur terme. C'est là une caractéristique qu'il importe de bien souligner ; nous considérons des sociétés qui sont 'maintenant créatrices de nouvelles structures et de nouveaux modes d'organisation, mais ces derniers ne sont qu'en devenir. Si les recherches entreprises paraissent d'une réelle importance pour le progrès des sciences sociales, elles ne sauraient en rien conduire à préjuger de l'avenir.
École pratique des Hautes Études,
VIe section.
[1] The Economic Impact on Under-developed Societies, p. 78.
[2] An Essay on the Economics of Detribalization in Northern Rhodesia, Rhodes Livingstone Institute, 2 volumes, 1941 et 1942.
[3] Human Aspects of Technical change, Étude ronéographiée, New York, 1951.
[4] Dans leurs ouvrages bien connus : The Neurotic Personality of our Time et The Fear of Freedom.
[5] Voir la « Conclusion » de : Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale.
[6] Social Problems and the changing society, New York, 1953.
[7] T. SELLIN, Culture conflict and crime, New York, 1938.
[8] The Human Element in Industrialization. A Hypothetical Case Study of Ecuadorean Indians, Chicago, 1955.
[9] Motivations et stimulations économiques dans les pays insuffisamment développés, in Bulletin international des sciences sociales, vol. VI, no 3, 1954.
[10] Cf. Sociologie actuelle de l'Afrique noire, p. 163 ss.
[11] INCIDI, L'attraction exercée par les centres urbains et industriels dans les pays en voie d'industrialisation, Bruxelles, 1952.
[12] Cf. notre Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, 1955.
[13] Op. cit., chap. IV, p. 66.
[14] M. GAMIO, Hacia un Mexico Nuevo, Mexico, 1935.
[15] W. CLIFFORD, Juvenile Deliquency in Cyprius, Welfare Department, 1954.
[16] Les aspects psychiatriques de la délinquance juvénile, Organisation mondiale de la Santé, Genève, 1951.
|