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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Yao Assogba et Lucie Fréchette, (UQO), et Danielle Desmarais, (UQÀM), Le mouvement migratoire des jeunes au Québec. Le réseau social, pivot du processus d'intégration. Cahier du Centre d’étude et de recherche en intervention sociale (CÉRIS): série Recherches, no 12. Université du Québec en Outaouais, février 2000, 25 pp..[Autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l’auteur le 9 juillet 2012.]

[2]

Yao Assogba et Lucie Fréchette, UQO
Danielle Desmarais, UQÀM

Le mouvement migratoire
des jeunes au Québec.
Le réseau social, pivot du processus d'intégration.

Cahier du Centre d’étude et de recherche en intervention sociale (CÉRIS) : série Recherches, no 12. Université du Québec en Outaouais, février 2000, 36 pp.

[1]

Note sur les auteurs

Yao Assogba est sociologue, professeur en travail social à l'Université du Québec à Hull (UQAH) et directeur du programme de maîtrise en travail social à l'UQAH.

Danielle Desmarais est anthropologue, professeure en travail social à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM) et directrice du programme de maîtrise en intervention sociale à l'UQÀM.

Lucie Fréchette est psychologue, professeure en travail social à l'UQAH et coordonnatrice du Groupe d'étude et de recherche en intervention sociale (GÉRIS) (UQAH).

Table des matières

1. La dimension « intégration » d'une recherche sur le mouvement migratoire des jeunes au Québec
2. L'intégration au cœur du processus migratoire

3. Les deux pôles du processus d'intégration
— Maintien et rupture avec les anciens réseaux de sociabilité
— Le rapport aux autres acteurs sociaux : la reconstruction de nouveaux réseaux sociaux dans le milieu d'accueil

4. Analyse du rapport du migrant aux réseaux de sociabilité
En conclusion: amalgamer des repères sociaux à des repères spatiaux.
Références

La migration des jeunes au sein des sociétés de la modernité avancées, pour employer une notion de Giddens, est devenue un phénomène omniprésent qui touche le Québec et ses régions comme plusieurs autres sociétés occidentales. Même si la migration des jeunes est souvent évoquée, elle a été peu étudiée (Gauthier et Bujold, 1995 ; Galland et Lambert, 1993 ; Côté, 1997), ce qui fait qu'elle apparaît dans le discours commun plus souvent un problème généralisé plutôt qu'une des avenues possibles choisies par les jeunes pour répondre à leurs aspirations (Assogba et Fréchette, 1997) ou une avenue favorisant le processus général d'entrée dans la vie adulte (Gauthier, 1997). Tout se passe comme si les jeunes, dans les sociétés de la « sur-modernité déboussolées », se déplaçaient d'un lieu à l'autre pour trouver des réponses à leurs quêtes de sens, d'insertion sociale et professionnelle et de points repères culturels. Le Groupe interdisciplinaire et interuniversitaire de recherche sur les migrations des jeunes, composé de chercheurs de l'Institut national de la recherche scientifique (INRS)-Culture et Société et de toutes les constituantes du Réseau de l'Université du Québec, est engagé depuis le milieu des années quatre-vingt-dix dans un vaste programme de recherche sur les dimensions sociales et culturelles de la migration des jeunes au Québec. Une recherche qualitative a permis d'identifier plusieurs paramètres du processus migratoire des jeunes mettant en évidence la complexité du phénomène. Le présent texte utilise les données relatives à l'intégration des jeunes migrants dans les centres urbains du Québec et traite plus spécifiquement de la question du réseau social des jeunes migrants en rapport avec l'intégration dans le milieu d'accueil.

[3]

1. La dimension « intégration » d'une recherche
sur le mouvement migratoire des jeunes au Québec

La migration en tant que déplacement d'un individu (ou d'un groupe) d'un milieu de vie à un autre, amorce un processus d'intégration qui peut être conçu comme un phénomène psychosocial renvoyant aux rapports dynamiques du migrant à son milieu d'origine ainsi qu'à son milieu d'accueil. Le discours populaire et même le discours des instances régionales ou des services publics est souvent un discours qui traduit de l'inquiétude quant aux déplacements des jeunes. On craint que les régions se vident. On craint que les jeunes des régions s'intègrent mal dans les grands centres urbains et, à la limite, rejoignent les rangs des marginaux, des sans-emploi ou des assistés sociaux. L'intégration des jeunes est donc source d'inquiétude elle aussi. La question de l'intégration des jeunes migrants constitue l'une des dimensions incontournables d'un vaste programme de recherche étudiant la migration des jeunes à l'intérieur du territoire du Québec.

Comprendre le processus migratoire des jeunes et identifier les éléments qui contribuent à une intégration réussie dans les milieux d'accueil est d'autant plus important aujourd'hui que la cohorte des jeunes constitue dans notre société une tranche de population à risque d'éprouver des difficultés d'insertion sociale. Nous référons ici à l'insertion au sens large « celle d'entrée dans la vie active marquée par le changement d'utilisation du temps par l'individu, dès lors qu'il en consacre une partie au travail marchand ou à la recherche d'un emploi ; et celle de “projet de vie” dans le sens économique d'un ensemble d'actes rationnels, finalisés et ordonnés dans un échéancier » (Duparquier et al. 1986, p. 65, dans Assogba et Turcotte, 1996, p. 15). Une intégration difficile de jeunes migrants s'étant déplacés pour étudier peut entraîner le décrochage scolaire et l'abandon des études. Une intégration difficile de jeunes migrants en quête d'un emploi peut entraîner le découragement quant à l'insertion sur le marché du travail, un sentiment de défaitisme et à la limite le décrochage social.  L'analyse de l'intégration des jeunes migrants devient impérative dans la conjoncture sociale actuelle où l'on ne peut fermer les yeux sur la précarisation [4] et l'appauvrissement de bon nombre de jeunes. « Les nouvelles expressions de la pauvreté mettent en évidence l'importance des facteurs relationnels dans l'aggravation de la pauvreté. En donnant à l'individu la possibilité de vivre seul, l'organisation sociale l'a rendu vulnérable au moment où les accidents structurels exigeaient la présence des autres ou le soutien d'une institution particulière » (Gauthier et Mercier, 1994, p. 123). Le processus d'intégration comporte une dimension de resocialisation en un nouveau milieu de vie. La reconfiguration du réseau relationnel agit comme antidote aux difficultés que rencontrent les jeunes. Dans la perspective de la prévention des difficultés psychosociales et socio-économiques des jeunes et dans la perspective de la promotion de leur bien-être, le travail social doit se pencher sur l'intégration des jeunes migrants pour comprendre la dynamique qui y a cours et pour identifier les facteurs facilitant l'intégration des jeunes dans les territoires que leurs déplacements les appellent à fréquenter ou à adopter comme milieu de vie.

Notre article s'appuie sur l'enquête qualitative qui a constitué la première recherche menée dans le cadre d'un programme de recherche sur la migration des jeunes au Québec. Le programme de recherche, sous la direction de Madeleine Gauthier de l'INRS-Culture et société, réunit des chercheurs de huit constituantes de l'Université du Québec et de l'Université de Sherbrooke. [1]  L'enquête qualitative a été menée au moyen d'entrevues semi-dirigées auprès de 107 jeunes hommes et jeunes femmes demeurant dans leur nouveau milieu au moment de l'enquête auprès des jeunes de 17 à 29 ans dans les villes de Rimouski, Rouyn, Chicoutimi, Québec, Trois-Rivières, Montréal et Hull ou dans les villes et villages situés dans leur voisinage immédiat. Ces entrevues ont été effectuées à l'aide d'une grille d'entretien dont l'objectif est de recueillir les histoires des jeunes qui se sont déplacés au cours de leur vie et qui ont vécu à plusieurs endroits. La grille comprend (9) thèmes : 1) « Lieux avant le départ », 2) « départ », 3) « intégration dans le milieu d'accueil », 4) « évaluation ou appréciation du milieu d'accueil et du [5] projet de migration », 5) « passage à la vie adulte », 6) « sentiments d'appartenance au milieu d'accueil et au milieu d'origine », 7) « valeurs du migrant », 8) « projets du migrant », 9) « perception de l'avenir de la région d'origine du migrant ». Les 107 entrevues ont été transcrites, thématisées et entrées sur le logiciel NUD-IST de traitement de données qualitatives.

Pour les fins de notre analyse en rapport avec le thème de l'intégration, le matériel qualitatif traité a été soumis à une analyse de contenu thématique consistant : à faire des lectures « flottantes », à classifier les énoncés de réponses, à décrire de façon structurée et systématique les données classifiées, à dégager les éléments d'intégration communs et différents aux migrants et enfin, à en faire une analyse qui permet de dégager les tendances générales eu égard aux facteurs qui facilitent ou rendent plus ou moins difficile l'intégration des jeunes migrants québécois dans les centres urbains. Notre analyse a mis en évidence que les principaux paramètres qui jalonnent le processus d'intégration des jeunes migrants sont le temps, l'espace et le réseau social.

Le temps, ou le paramètre diachronique, renvoie à trois étapes principales dans la trajectoire de migration, soit l'arrivée du migrant dans le milieu d'accueil et les premières impressions qu'il en a, la familiarisation avec le milieu d'accueil et enfin la vie actuelle du migrant. L'espace, ou le paramètre spatial, est l'ensemble des lieux significatifs en termes pratique et symbolique de la vie quotidienne des individus dans un milieu social donné. Il s'agit en général des structures formelles ou informelles d'accueil tels que les organismes communautaires d'hébergement, le quartier, le milieu d'études  le milieu de travail, le lieu de sport et de loisirs, etc. Dans le processus d'intégration, ces lieux doivent prendre progressivement un certain sens dans la vie du migrant.

Le réseau social, ou le paramètre socio-relationnel, désigne les liens sociaux anciens et/ou nouveaux significatifs chez le migrant. Liens que le migrant peut maintenir, ceux qui s'estompent où s'achèvent s'il y a rupture avec son milieu d'origine, ceux qu'il réussit à construire et reconstruire dans son milieu d'accueil. Dans le contexte de migration, les réseaux de sociabilité du migrant réfèrent aux divers réseaux sociaux, c'est-à-dire à la famille, à la parenté, aux amis, aux nouvelles [6] solidarités, etc. Le rapport du migrant aux autres acteurs sociaux tient compte des réseaux sociaux antérieurs à la migration (famille, amis du milieu d'origine) et des nouveaux réseaux sociaux créés dans le milieu d'accueil. La sociabilité du migrant est, bien entendu, datée et située. En d'autres termes, elle est en lien avec les deux autres paramètres évoqués ou spatio-temporellement déterminée.

2. L'intégration au cœur du processus migratoire

Mais qu'entendons-nous au juste par intégration ? La sociologie générale désigne par la notion d'intégration (sociale) le mécanisme fonctionnel par lequel l'acteur social individuel ou collectif donne des réponses nouvelles et appropriées lui permettant de vivre dans un milieu nouveau. En effet, tout milieu est par définition un système des conditions sociales. Un nouvel arrivant, en l'occurrence un migrant, est appelé à s'y adapter afin de bien mener une nouvelle vie. Par ailleurs, le milieu d'origine continuera à faire partie de l'univers de vie du migrant pendant un temps plus ou moins long. C'est donc dire que les réponses données aux liens affectifs et sociaux attachés au milieu qu'on a quitté font aussi partie de l'intégration sociale au lieu d'accueil.

Au total, l'intégration sociale renvoie à l'adaptation sociale, prise dans le sens d'accommodation ou d'acceptation des conditions sociales sur lesquelles l'acteur social n'a pas encore d'emprise. Dans le cas de la migration du jeune québécois de région vers la grande ville, l'intégration consisterait en l'adaptation progressive de leurs représentations de l'univers urbain, de leurs attitudes et comportements aux nouvelles situations dans lesquelles il se trouve. Il peut s'agir de l'accommodation aux conditions de logement, à la vie conjugale ou familiale, l'adaptation au contexte d'études, au système d'enseignement, à la profession et au milieu de travail, aux loisirs, aux réseaux de sociabilité anciens ou nouvellement constitués, etc. L'intégration du jeune migrant dans la ville apparaît donc comme une adaptation à un nouveau milieu qui consiste en une relative acceptation des valeurs, des normes ; bref de la culture urbaine.

[7]

L'intégration renvoie également à la notion d'insertion, c'est-à-dire à la position que l'acteur social, ici le migrant, trouve dans le milieu d'accueil. Les deux notions, à savoir l'intégration et l'insertion sont en réalité des phénomènes de la même nature. Celle-ci représente le moyen par lequel on peut atteindre celle-là. En fait, on considère généralement l'intégration comme le processus qui conduit à des degrés divers d'insertion du migrant dans le milieu d'accueil. On parlera alors d'intégration lorsque le migrant se reconnaît et/ou est reconnu comme membre d'un nouveau groupe ou de façon plus large du nouveau milieu de vie, et inversement. Comprise donc comme mécanisme d'accommodation ou d'acceptation, l'intégration suppose ainsi la satisfaction du migrant eu égard aux nouvelles conditions sociales et fait référence d'emblée à la conscience, à la perception et à l'intentionnalité du sujet social. 

Dans notre étude, le processus d'intégration des jeunes migrants est appréhendé du point de vue du migrant à partir d'un matériel qualitatif provenant d'entrevues semi-directives. Sur le plan analytique, l'intégration des jeunes migrants québécois dans les centres urbains est étudiée comme un processus à la fois d'ordre psychologique et social qui met ces jeunes dans des rapports dynamiques avec l'espace, le temps et les autres acteurs sociaux directement et indirectement impliqués dans la trajectoire de migration, c'est-à-dire dans le déplacement géographique des acteurs concernés.

3. Les deux pôles du processus d'intégration

La référence au temps et à l'espace pour comprendre le processus d'intégration des jeunes dans le milieu d'accueil a permis de dégager de nos résultats une trajectoire dont la reconstitution d'un réseau social est l'axe central en tension entre deux pôles : d'une part, le maintien et la rupture avec les anciens réseaux de sociabilité et, d'autre part, la relation à d'autres acteurs sociaux et la reconstruction de nouveaux réseaux sociaux.

[8]

Maintien et rupture
avec les anciens réseaux de sociabilité


Une des composantes ou paramètre de l'intégration des jeunes migrants dans le milieu relève du rapport de ceux-ci aux réseaux de sociabilité ou aux autres acteurs sociaux qui sont à divers degrés concernés de loin et de près à la migration des jeunes. Ce rapport est étroitement lié à la notion d'intégration dans la mesure où celle-ci suppose de la part du sujet social un effort d'adaptation qui lui permet de reconstituer un réseau de sociabilité dans son nouveau milieu de vie : création de nouveaux groupes d'appartenance par exemple une nouvelle famille, de nouveaux groupes d'amis, etc. L'intégration peut être d'autant plus aisée qu'il y a plus ou moins rupture avec les groupes d'appartenance du milieu d'origine (famille d'orientation, parenté, amis, etc.) au profit de la reconstitution de nouveaux réseaux sociaux au sein du milieu d'accueil.

Une des caractéristiques fondamentales de la migration est l'éloignement ou la séparation (du moins physique) du migrant des groupes d'appartenance de son milieu d'origine. L'étude de notre matériel qualitatif montre que dans les premiers temps de la migration, cet éloignement est vécu difficilement par la plupart des jeunes migrants dans les centres-villes. Certains expriment les débuts difficiles en termes de nostalgie, d'ennui éprouvé vis-à-vis la famille ou les amis qu'ils ont laissés dans leur milieu d'origine.

« (...) Je pensais que je m'ennuierais de Montréal. Mais dans le fond, ce n'était pas de Montréal que je m'ennuyais. C'est des gens qui sont à Montréal qui sont mes chums et qui sont mes proches » (AH-10-58).

« J'ai même pensé retourner chez-moi parce que je trouvais cela trop dur ; je m'ennuyais de ma mère, de ma famille » (AH-05-44).

« Encore une histoire d’ennui ! (rires). Moi, c’est tout le temps ça, à bien y penser. Je suis arrivée à Sainte-Foy, ça m’a pris comme je ne sais pas combien de temps à m’habituer… Surtout là, j’arrivais à Sainte-Foy, c’était sûr que je connaissais personne » (Q-10-41).

D'autres jeunes migrants expriment les difficultés en termes de sentiment de solitude et d'isolement.

[9]

« J'ai vu plein de beaux trucs, mais  sans personne à qui  dire que c'était beau et là ç'a été vraiment un isolement difficile pour ça » (Q-01-01).

« Je me sentais tout seul. J'ai fêté mes 20 ans complètement tout seul. (...)Je suis sorti dehors avec ma bière et je me suis mis à brailler, mais brailler » ( AM-04-12).

La réaction à ces sentiments lors des premiers mois (parfois la première année) en est une, le plus souvent, de tentative de maintien des contacts avec le milieu d'origine. Le maintien des communications téléphoniques régulières avec la famille et le retour fréquent au lieu d'origine pour revoir les membres de la famille, la parenté et/ou les amis, constituent, entre autres, les réponses que les migrants donnent à cette situation difficile qui suit immédiatement le déplacement qui a déraciné le jeune. En fait, lors des premières années qui suivent la migration, un bon nombre de jeunes migrants retournent fréquemment au lieu d'origine et cela pendant un certain temps. La plupart des jeunes migrants interviewés rapportent entretenir des liens avec des réseaux d'amis ou de parenté dans leur région d'origine malgré la distance.

« (...) À l'époque, j'avais un lien... mon père travaillait... pour Hydro-Québec et il avait une ligne avec Québec, ce qui fait qu'il m'appelait tous les soirs ou m'appelait régulièrement pour prendre de mes nouvelles. Je pouvais placoter avec lui, mais... ç'a été difficile » (Q-01-01).

« Quand on est arrivé ici, on partait à toutes les fins de semaine. On n'était pas... Paul faisait ses cinq jours de travail et hop, on retournait à Longueuil ou à Victoriaville. On s'arrangeait pour ne pas rester ici » (AH-O6-48).

« Ça a duré au moins deux ans où je descendais toutes les fins de semaine chez nous. Je ne restais pas ici à Québec. Non, non, il n'était pas question que je reste ici. Je m'en allais, je ne savais pas quoi faire et puis je n'avais rien à faire de toute façon. Ah ! je disais ah ! Mais pourtant je suis en ville. Je devrais trouver plein de choses à faire, mais c'est la solitude qui est pire » (Q-06-26).

« J'ai des contacts très fréquents avec les gens, parce que moi, si j'y vais aux six semaines, mes amis encore la semaine dernière, j'ai des amis qui viennent passer une soirée chez-moi et il est même possible qu'ils viennent [10] dépendamment de ce qu'ils annoncent comme conditions de la route dans le Parc. Alors, je suis en contact régulier » (Q-03-09).

Si une majorité des jeunes migrants conserve des liens amicaux dans le lieu d'origine, on constate que souvent, ces relations s'estompent progressivement, et qu'avec le temps, il y a un  certain relâchement dans un grand nombre de cas. Les contacts avec les groupes d'amis deviennent en effet moins fréquents, et débouchent souvent sur une « quasi-rupture ». À l'occasion, il peut y avoir un « éclatement » du groupe d'amis antérieur à la migration, c'est-à-dire que les amis du migrant quittent aussi la région. Dans certains cas, on assiste même à une disparition du réseau d'amis antérieur à la migration.

« (...) Pas tous, c'est sûr que tu en perds des amis. Tu gardes les vrais, je dirais... mais c'est sûr que tu en perds. (...) la plupart, c'est parti avec le temps. Au début, c'est sûr, tout le monde appelait et moi j'appelais tout le monde mais avec le temps... » (AH-03-32).

« Si je fais le tour de toutes les connaissances qu'on avait mon frère et moi, il n'y en a plus à Alma » (AH 08-56).

Si les liens amicaux du milieu d'origine tendent à s'étioler avec le temps chez la majorité des migrants, cela ne semble pas être le cas en ce qui concerne le rapport à la famille. Une minorité des répondants seulement coupent délibérément les liens familiaux, mais dans la majorité des cas les relations avec famille continuent d'être maintenues et sont même considérées comme très importantes pour la plupart des jeunes migrants.

« J'ai toujours été proche de ma famille et je le suis encore d'ailleurs. Mes parents sont compréhensifs, présents, encourageants. Ils ont toujours été disponibles. Je sais que j'ai toujours pu compter sur eux malgré la distance... et malgré la distance, je peux encore compter sur eux de façon très importante » (AH-08-56).

« Oui, j'y vais souvent. On passe nos fins de semaine là de temps en temps. (...) J'ai de très bons contacts maintenant. Mais notre famille, c'est drôle à dire, mais elle est vraiment proche aussi. Tout le monde est tripant tu sais et la fin de [11] semaine, s'il y a un souper de famille, tout le monde est là. Il y a quelqu'un qui arrive, toute la gang se ramasse là. On a une famille quand même proche, unie » (Q-08-34).

Le maintien des liens avec la famille demeurée dans la région d'origine est un facteur très fort chez les migrants dans les centres urbains. On peut en mesurer la force lorsqu'on constate que la plupart des répondants, n'envisageant pas du tout de retourner s'installer un jour dans leur lieu d'origine pour diverses raisons, trouvent cependant important de conserver les relations familiales.

« Ah oui ! Je suis installée. Je ne pourrais pas jamais retourner à Rimouski. Jamais, jamais. J'y vais voir ma mère, j'ai encore quelques bons amis là-bas mais... je trouve ça hermétique, à part... Je trouve ça capotant, aller là » (AM-01-06).

« Je veux dire que quand je pense à Hull-là, je vais y aller bientôt, je vais deux fois par année. C'est très rare que j'y vais plus de deux fois par année, puis c'est assez. La seule chose que j'aime, j'aime ça voir mes nièces et mon neveu, puis j'ai passé du temps avec eux autres. Je vois ma famille  aussi, je suis quand même proche surtout de deux de mes frères, puis je vais voir mon père, puis je vais voir d'autres personnes » (AM-12-37).

Quelques migrants rapportent recevoir la visite des membres de leur famille dans leur nouvel environnement. Toutefois, comme nous l'avons évoqué précédemment, la majorité des migrants vont plutôt rendre visite à la famille au lieu d'origine.

« Mes parents viennent à Québec (...) avant les fêtes et je les vois aux fêtes et après ça peut-être encore deux fois avant les vacances d'été » (AM-05-13).

« Mes parents, on dirait qu'ils n'aiment pas venir ici. Mon père il n'est jamais venu. Bien, il est déjà venu à Montréal, mais je veux dire, depuis que je suis là, il n'est pas venu. Il n'aime pas Montréal. Ma mère, elle, c'est parce que souvent...C'est elle qui montait mes affaires parce que je redescendais tout le temps à Matane pour travailler l'été. Ça fait qu'elle montait mes bagages avec moi. Mais là, j'ai une auto maintenant, ça fait que c'est moi qui le fais là » (AM-17-54).

[12]

Le rapport aux autres acteurs sociaux :
la reconstruction de nouveaux réseaux sociaux
dans le milieu d'accueil


Le processus d'intégration du migrant se poursuit ensuite par la reconstruction progressive d'un nouveau réseau de sociabilité dans le milieu d'accueil. En pratique, le maintien des liens avec les groupes d'appartenance d'origine et la création de nouveaux réseaux sont deux phénomènes concomitants de l'intégration. Le second semble relayer l'affaiblissement et la disparition des groupes d'amis anciens ainsi que l'espacement de la fréquentation de la famille du lieu d'origine. L'émergence des nouveaux groupes d'amis représente une étape significative dans l'intégration du migrant dans le milieu d'accueil, puisqu'elle semble marquer symboliquement la « fin progressive » de l'attachement psychologique fort au milieu d'origine et un début non moins facile d'adaptation au lieu de « chute ». Tout se passe comme si le jeune migrant commençait tranquillement à couper le « cordon ombilical » invisible qui le liait encore à son patelin, pour tenter l'expérience de nouveaux liens sociaux dans son territoire d'accueil.

La reconstruction des nouveaux groupes d'appartenance paraît plus ou moins facile, plus ou moins rapide non seulement en raison des dispositions du migrant, mais également en raison d'autres facteurs comme les caractéristiques des structures formelles d'accueil dans le nouveau milieu (établissements d'enseignement, le milieu de travail, etc.). Dans la majorité des cas, les jeunes migrants rapportent avoir rapidement et/ou facilement refait un réseau social de relations. Les données recueillies montrent aussi que quelques-uns (en plus petit nombre) ont éprouvé certaines difficultés à reconstruire de nouveaux réseaux sociaux dans le milieu d'accueil.

« Mais en tant qu'amis par exemple, ça n'a jamais cliqué. J'ai du monde que je connais, que je vois une fois de temps en temps, mais des amis, des vrais amis, je ne m'en suis pas fait encore » (AH-03-32).

« Je n'ai pas vraiment d'amie que je côtoie comme à toutes les semaines, régulièrement. J'ai des amis mais pas proches au point de les appeler et de leur [13] parler une heure au téléphone. J'ai des amies pour me dépanner si je suis mal prise mais à part ça, ça ne va pas plus loin que ça » (AH-06-48).

La dynamique de la reconstruction des réseaux sociaux semble être reliée dans une certaine mesure à la perception que créent chez les migrants les populations urbaines d'accueil. En termes plus explicites, cette reconstruction paraît plus laborieuse lorsque le migrant perçoit les gens du lieu d'accueil comme étant « peu chaleureux, froids », comme « ayant l'esprit fermé », comme étant « impersonnels, paranoïaques et méfiants ». Il en est de même lorsque le migrant considère qu'il est difficile d'entrer en communication avec les résidents de la ville d'accueil, qu'il ne sent pas d'affinités avec eux ou encore lorsqu'il considère ces résidents comme « peu accueillants envers les nouveaux arrivants ».

« Comme quand tu es nouveau... quelqu'un qui arrivait de nouveau à l'école... tout le monde allait lui parler, contrairement à ici, quelqu'un de nouveau arrive et personne ne va aller lui parler » (AH-03-32).

« (...) Il y a aussi le fait que les gens de la région... je n'ai rien contre eux-autres, mais je ne me retrouve pas avec eux » (AH-08-56).

L'individualisme qui caractérise les grands centres urbains comme Montréal, est rapporté comme durement ressenti par les migrants et il représente dans la pratique un obstacle à la construction de nouveaux rapports sociaux.

« Bien premièrement, tu sais, quand, tu arrives de la campagne, la différence que je vois marquée avec la ville, c'est qu'ici tu ne connais pas ton voisin.(...) tu es anonyme, tu n'es rien là. Tu es personne pour personne » (Q-06-26).

« Là je me suis dit, bon, ils me prennent pour une quêteuse parce que je les arrête pour avoir une information. C'est la première chose qui m'est venue à l'esprit. Je n'ai pas pu vérifier parce que qu'une fois la personne passée, elle est passée. Moi le terme que j'emploie, c'est : “Ils t'ignorent”... un sentiment de rejet qui s'installe assez rapidement » (AM-11-36).

[14]

« Tu sais, dans notre petite ville, j'étais connu puis là j'arrive ici comme un anonyme puis les gens sont vraiment... Ils regardent en avant puis ils ne te regardent pas vraiment. C'est un peu comme ça » (AM-17-54).

L'intégration dans un milieu est en général facilitée par l'ouverture à la nouveauté et à la différence. Ce qui est le cas chez des répondants de notre enquête. « En général, je me sentais bien, c'était comme une découverte. Je marchais sur plein de rues que je ne connais pas, puis je magasinais, puis je voyais plein de choses » (AM-12-37). Cependant, même si plusieurs jeunes s'attendaient à trouver dans « l'ailleurs » de la nouveauté et  des différences quant au cadre de vie, plusieurs d'entre eux sont déstabilisés lors de leur arrivée et lors des premières semaines dans les grands centres urbains, spécialement à Montréal. La différence est plus grande que ce à quoi ils s'attendaient. L'exposition soudaine à la diversité va au-delà de ce qu'ils avaient imaginé.  La diversité des modes de vie du milieu montréalais fait perdre plusieurs des repères antérieurs que constituaient les conduites collectives en cours dans le milieu antérieur ou d'origine. Plusieurs entrevues laissent transpirer une désorientation temporaire et l'expérience de la discontinuité. Il ne s'agit pas simplement d'un cadre de vie différent mais plutôt d'une confrontation à d'autres modes de vie. Finalement, certains phénomènes urbains tels que la diversité culturelle, l'itinérance, la mendicité, la violence et la criminalité (dont on peut être témoin ou ce qu'en disent les médias d'information) créent un choc et un sentiment d'insécurité chez le migrant à un point tel qu'ils peuvent retarder sa (re)sociabilité. Le cœfficient d'adaptabilité est mis à l'épreuve. L'expérience est productive pour certains qui élargissent l'éventail de leurs réponses. Elle est menaçante pour d'autres qui résistent fortement à ce brouillage culturel en s'isolant davantage pour tenter de conserver des réponses jugées antérieurement appropriées.

« (...) J'ai pas eu le temps de penser comment Montréal allait être avant de déménager parce que je travaillais énormément puis, c'est vraiment en arrivant ici que je me suis fait mon idée. Lorsqu'on est venu une semaine pour louer le bail, j'ai vu, dans l'ouest de la ville, un flic tirer sur quelqu'un, j'ai vu une bagarre au McDonald... Je trouvais ça infernal, ici... Tabarouette ! Quand je pensais à Montréal, c'était plus une peur que j'avais... Ça m'énervait pour ça... marcher dans la rue, te faire attaquer, puis tout là » (AM-01-06).

[15]

« Les sans-abri me faisaient beaucoup peur. J'avais toujours l'impression que bon... la bourse, qu'ils avaient besoin de beaucoup de sous, peut-être ceux-là qui iraient voler . Ceux-là me faisaient souvent peur » (AM-10-50).

« Ça, ça été un choc culturel. C'est une région très anglophone et je n'étais pas habitué à ça. C'est une mentalité qui est très différente de Longueuil et même de Victoriaville. Je ne sais pas comment l'expliquer » (AH -06-48).

« OK, Montréal en gros pour moi, quand je suis arrivé à Montréal, Montréal était un immense mur de béton multiethnique » (AM-06-14).

Les difficultés ou le défaut de reconstruire dans l'immédiat le lien social avec les résidents semblent spontanément ou naturellement se pallier par la création de nouveaux réseaux sociaux autour des autres migrants que l'on rencontre à diverses occasions, par exemple, en résidence étudiante, en lieu de loisir ou de sport, en milieu de travail, etc. Tout se passe comme si les « compagnons ou les compagnes de misère » tendent à se retrouver et à se regrouper, dans la mesure où la plupart des jeunes migrants dans les centres urbains partagent individuellement et collectivement le sentiment de rejet et d'incompréhension de la part des résidents locaux. C'est dans ce contexte que l'effet de rencontre de « l'amical inconnu » se produit généralement entre les migrants issus de la même région. C'est sans doute ce qui explique en partie la vitalité des associations de migrants dans divers centres du Québec comme Les Bleuets du Saguenay regroupés dans l'Outaouais ou les Gaspésiens ou Abitibiens qui se sont donné des associations à Montréal. Des répondants parmi les jeunes migrants y ont d'ailleurs référé.

« ... puis le monde avec qui je sortais puis j'allais au cinéma puis que j'avais mes festivals ou bla-bla. C'était même toujours, ça a toujours resté du monde de Lac-Saint-Jean. Puis c'est encore mes meilleurs amis d'ailleurs. Une espèce de ghetto du Lac à Montréal » (AM-08-16).

« La première année... de Cegep à Québec, je l'ai passé pas mal avec du monde des Îles.... La deuxième année, par exemple là, j'ai beaucoup plus créé de contacts, vraiment, avec du monde de Québec (...) Je voyais quand même des fois ceux de la gang des Îles qui allaient encore au Cegep mais j'étais plus souvent avec du monde de Québec » (AM 02-25).

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« Viens au cinq à sept des Bleuets, tu vas rencontrer mon épouse » (AH 10-58).

L'effet de rencontre de « l'amical inconnu » se produit également entre les migrants issus de localités ou régions différentes.

« Des gens de l'extérieur ici, il y en a beaucoup et eux aussi veulent connaître du monde parce qu'ils ne connaissent personne, même chose que moi. J'ai senti qu'il y avait... on était une petite gang dans l'intégration à la première session qui regardait tout le monde en disant : ''vite, venez me parler parce que moi, je ne connais personne''. Je n'étais pas toute seule à avoir cet air perdu là. Alors ça a bien été et là j'ai connu des gens et maintenant, j'habite en appartement avec une personne qui vient de l'extérieur aussi. Et j'ai un bon groupe d'amis... Mon adaptation c'est faite bien facilement, au fur et à mesure  » (AH-04-33).

« Mais des vrais chums, étrangement, pas beaucoup de monde de Montréal. Beaucoup de monde... qui viennent pas de Montréal. Des immigrants de Québec » (AM-01-06).

La reconstitution des liens sociaux autour d'un noyau de migrants semble faciliter l'adaptation d'un jeune de région qui a migré dans un centre urbain. On observe que la présence dans le lieu de chute d'un membre de la parenté ou d'un groupe d'amis de la région d'origine du migrant, facilite encore davantage l'intégration de celui-ci.

« Après ça, les premiers temps, je suis restée pas mal avec ma mère, c'était l'apprentissage de vivre avec elle et je n'avais pas d'amis » (AH-03-32).

« Quand je suis arrivée, j'ai eu de la chance de vivre avec ma sœur, c'était moins pire, mais de m'habituer à la nouvelle ville a été l'enfer pendant six mois » (AH-05-44).

La vie de couple permet également aux migrants d'avoir plus facilement accès à un réseau social dans lieu de chute. Dans certains cas, l'un des conjoints vient rejoindre le premier déjà installé et [17] souvent inséré dans un nouveau milieu de travail. Le fait de former un nouveau couple avec un ou une partenaire locale favorise aussi la mise en réseau.

« C'est là que j'ai rencontré ma conjointe et là j'ai commencé au fur et à mesure à m'intégrer. Ma blonde, ça a beaucoup aidé. Elle m'a fait connaître comme un nouveau réseau, son réseau à elle » (AH-02-31).

La reconstruction de nouveaux liens sociaux avec les migrants de la même région et le maintien des liens avec le noyau familial spécialement ceux qui vivent à proximité du lieu de chute, voilà les mécanismes psychosociaux qui semblent faciliter l'adaptation des migrants dans les centres urbains ou leurs milieux d'accueil. Ce phénomène est vu et souvent évoqué par les migrants comme une sorte de ghetto. Mais ce dernier est semi-ouvert car le réseau social entre migrants de même région d'origine finit par s'élargir avec l'introduction progressive des individus du milieu d'accueil ou d'autres personnes.

Des lieux significatifs de la vie sociale favorisent généralement le contact et la construction des liens sociaux avec les résidents. Ainsi, la (re)construction des réseaux sociaux des étudiants passe souvent par les institutions d'enseignement (université, collège d'enseignement général et professionnel, école secondaire) et celle des travailleurs par les lieux de travail.

« Je peux dire l'université ça facilite aussi les contacts. (...) comme je suis arrivée à l'université, bien , tu connais plein de gens de ton âge qui sont là pour les mêmes raisons que toi » (AH 04-33).

« La première journée d'université, je me suis fait des amis, je ne suis pas gêné d'habitude mais c'est un peu... Tu arrives dans une place nouvelle, tu es tout seul puis là tu vois, il y en a d'autres qui se connaissent. Ça fait que tu vas leur parler puis... C'est bien organisé pour se connaître aussi là. C'est comme les deuxième et les troisième année qui organisent des jeux pour se connaître » (AM 17-54).

« L'adaptation n'a pas été longue. Le fait d'aller travailler. Veux, veux pas, je travaille de sept heures à cinq heures. Ce moment là de la journée, là, je le passe au même endroit, avec le même monde (...) tu passes beaucoup d'heures [18] avec. Le monde au bureau, c'est du monde avec qui je m'entends bien. On a une très belle équipe et on a du fun » (Q 05-11).

Les lieux de logement du migrant tels que l'appartement, la résidence pour étudiants, le pensionnat, la coopérative d'habitation sont autant d'espaces qui ont une incidence sur la création de ses nouveaux réseaux sociaux. Il en va de même pour les loisirs, l'implication ou l'engagement social par exemple le bénévolat, l'action communautaire, des circonstances fortuites comme une panne d'électricité, qui deviennent des intermédiaires permettant de s'intégrer dans un réseau social et de créer des nouveaux liens sociaux dans le territoire d'accueil.

« J'ai choisi de prendre des résidences et de ne pas rester en appartement avec mon ami justement pour être capable de connaître des gens » (AM 04-12).

« Il y a beaucoup d'entraide dans une coopérative. Ça m'a beaucoup aidé. Même si je perdais tous les amis que j'ai dans la région, j'ai des gens avec qui j'habite avec qui je sens des liens » (AH 01-07).

« J'ai vraiment l'impression de faire partie de mon quartier de par mon implication à la garderie. Ça y est pour beaucoup » (Q-01-01).

4. Analyse du rapport du migrant
aux réseaux de sociabilité


Le processus d'intégration du jeune migrant, à partir de ses rapports au temps et à l'espace, n'a de sens que dans la mesure où le temps chronologique et le temps psychologique ainsi que les lieux permettent au migrant d'avoir des « relations humaines » au sens que Georg Simmel donne à cette notion, c'est-à-dire le rapport à l'« Autre ». Le rapport à l'« Autre » renvoie lui-même aux relations humaines que le migrant établit avec les autres dans le milieu d'accueil. Ce rapport se traduit par la construction ou la formation de nouveaux réseaux sociaux fondés sur des liens sociaux d'une intensité donnée. Le degré de celle-ci peut varier selon la qualité du réseau primaire et des réseaux secondaires.

L'analyse des entrevues au-delà d'une description de la modification des relations sociales en fonction des lieux d'origine et d'accueil permet d'identifier des facteurs clés expliquant la mise [19] en branle de stratégies révisées pour développer une nouvelle matrice communicationnelle et relationnelle dans le milieu d'accueil. L'analyse permet aussi d'avancer des hypothèses quant aux facteurs qui facilitent la reconstruction des réseaux de sociabilité et le développement de nouveaux liens sociaux. Il s'agit des facteurs qui ont trait aux caractéristiques individuelles du migrant mais aussi à des éléments reliés au contexte social, économique et culturel du milieu d'accueil.

L'arrivée dans un nouveau milieu crée une déstabilisation au moins passagère. Celle-ci s'accompagne souvent d'un sentiment de solitude au sens où l'entend Le Gall (1993) soit la traduction ponctuelle d'un manque de relation à l'autre.  Les rares relations du migrant lors de son arrivée dans le nouveau milieu sont des relations essentiellement fonctionnelles et en dehors du registre affectif. C'est d'ailleurs le cas du jeune migrant qui se déplace pour un emploi que Le Gall propose à titre d'exemple pour illustrer le sentiment de solitude comme état passager de ceux qui sont limités à des relations en dehors de ce que l'on qualifie habituellement de réseau primaire. « Il est déraciné, non inséré dans un réseau de relation de proximité immédiate, et seules ses relations professionnelles ponctuent son quotidien » (p. 97). On peut dire de plusieurs jeunes migrants de notre recherche qu'ils ont expérimenté pendant un temps ce sentiment de solitude qui devient un frein à l'intégration s'il induit un repli sur soi ou, au contraire, un incitatif s'il enclenche un mouvement vers d'autres acteurs du milieu d'accueil. 

Dans le contexte de la migration dans les centres urbains concernés par l'étude, le rapport aux autres acteurs tient compte non seulement des réseaux sociaux antérieurs au déplacement, c'est-à-dire aux membres de la famille, de la parenté et du groupe d'amis du milieu d'origine, mais également des réseaux sociaux proches déjà installés dans le milieu d'accueil. Le rapport aux autres acteurs sociaux est donc très lié à la notion d'intégration dans la mesure où ce rapport définit la nature des liens sociaux facilitant l'adaptation du sujet social à son lieu de vie actuel. Le migrant doit trouver ou créer des groupes d'appartenance nouveaux, ce faisant il s'intègre au territoire de chute.

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Le mouvement de distanciation progressive d'une partie du réseau social antérieur s'explique du fait que la co-présence s'avère un facteur prépondérant dans l'établissement de relations significatives. Le lien avec la famille d'origine demeure important mais comme le mentionne Grosetti (1992), les acteurs individuels peuvent entretenir des relations avec un grand nombre d'acteurs extra-locaux, mais la relation se crée beaucoup plus facilement dans des situations de co-présence, c'est-à-dire dans notre cas, avec des personnes résidant, étudiant ou travaillant dans un nouvel espace donné. S'insérer ou s'intégrer dans un nouveau milieu par la mise en relation avec d'autres est donc tributaire d'un facteur territorial. Toutefois, on ne peut naïvement croire que la simple proximité spatiale suffit à générer des relations sociales à la fois signifiantes et satisfaisantes. Les points de chute des nouveaux arrivants sont donc plus ou moins intégrateurs selon qu'ils agissent ou non comme des laboratoires de sociabilité. Les collèges, les universités et certains milieux de travail, outre leur paysage institutionnel normatif propre, peuvent offrir des espaces à finalité relationnelle. Ainsi, plusieurs répondants ont identifié l'université ou le milieu de travail comme canevas sur lequel ils ont tissé une partie de leur nouveau réseau social. Dans d'autres cas, ce sont des lieux plus circonscrits dans les institutions qui deviendront des catalyseurs d'intégration. Les cafés étudiants, les gymnases et équipements sportifs, les espaces de rencontres, en favorisant le regroupement en un même lieu de gens partageant des affinités ou des caractéristiques communes, deviennent des micro espaces favorisant le déploiement de sociabilités primaires. 

Les jeunes qui se déplacent vers les centres urbains le font souvent pour aller aux études. Dans plusieurs cas, ce déplacement correspond jusqu'à un certain point à un changement de statut. Le passage au CEGEP, à l'université ou l'accès à un milieu de travail peuvent constituer en effet des marqueurs d'une transition existentielle. Plusieurs jeunes font le saut vers « l'ailleurs » autour de l'âge légal de la majorité, premier marqueur officiel socialement reconnu d'un changement de statut. « L'ailleurs » renvoie aussi bien souvent à l'expérimentation de l'autonomie et à l'engagement volontaire dans l'auto-responsabilisation, marqueurs auxquels on réfère souvent pour caractériser le passage à la vie adulte (Gauthier, 1997). Le passage à la vie adulte tel que vu [21] par Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger (1995) compte un double mouvement : l'éloignement ou départ de la famille ou de l'école, par exemple, et une entrée dans l'univers du travail et de la vie avec un partenaire. On peut extrapoler et associer la migration à ce passage à la vie adulte, la migration participant, elle aussi, de ce mouvement de départ de la famille et d'une communauté de proximité relationnelle et d'entrée dans un nouveau milieu souvent pour activer le projet professionnel par les études post-secondaires ou la recherche d'un emploi. Ces transitions existentielles, pour être assumées pleinement, ont besoin de reconnaissance. C'est en grande partie dans le regard des autres que se lit cette reconnaissance. Le flou identitaire temporairement induit par la migration à une étape transitionnelle de la vie rend d'autant plus importante le rétablissement d'un réseau social avec des gens qui reconnaissent ce que l'on devient. En ce sens, la sociabilité est le lieu par excellence de la formation et de la reconnaissance des identités (Fortin, 1993).

Les jeunes migrants de notre recherche ont exprimé ce besoin de reconnaissance en insistant sur l'importance de se retrouver avec d'autres qui leur ressemblent, avec d'autres qui confirment cette évolution de leur identité. La migration chez ces jeunes fait émerger des besoins nouveaux mais plus encore, elle crée une déstabilisation identitaire. Plus les nouveaux milieux sont populeux et diversifiés, plus le risque de ressentir l'isolement et l'indifférence des autres est grand. Les gens issus de milieux où les conduites collectives sont bien articulées, où les traditions sont vivantes et où les gens se connaissent bien, ressentent parfois durement cette impression d'indifférence généralisée qui ajoute au sentiment de flou identitaire. Même les jeunes qui ont quitté des milieux où le tissu communautaire leur apparaissait trop serré et qui ont choisi de s'extraire de ce qu'ils vivaient comme une tyrannie collective ont eux aussi souvent besoin de quelque temps pour s'habituer à l'induction de nouvelles libertés dans leur vie parce que le prix à payer est un ajustement plus ou moins temporaire à l'anonymat.

C'est dans ce cadre du flou identitaire temporaire que le recours à des stratégies d'entraide entre étudiants ou jeunes migrants deviennent, de façon même invisible, des occasions [22] existentielles provoquant un sentiment d'appartenance réciproque. Le réseau relationnel en reconstruction ouvre à des rapports dont la signification s'avère bien plus grande que les besoins apparents souvent utilitaristes qui les ont suscités (Sanicola, 1994). La question du réseau relationnel renvoie à la question du lien social dans sa contribution à la construction sans cesse renouvelée de la conscience individuelle où se côtoient sentiment d'identité et sentiment d'appartenance (Bernier, 1998). Le sentiment d'appartenance renvoie à une dimension collective et à une dimension subjective. Moquay (1998) mentionne qu'il peut également jouer comme facteur de confiance qui facilite l'établissement de relations stables d'engagement mutuel, donc la constitution de réseaux, l'entraide, le partenariat, l'échange, la coordination. Autant d'éléments sur un vecteur relationnel du subjectif au collectif qui soulignent qu'intégration et lien social vont de pair dans le processus d'intégration des jeunes migrants. Le temps et l'espace deviennent habités car les lieux prennent du sens en raison des liens. Les repères sociaux font de l'espace nouvellement investi un milieu qui devient progressivement significatif et que le migrant s'approprie graduellement.

En conclusion :
amalgamer des repères sociaux
à des repères spatiaux.

Il ressort de l'analyse qui précède que l'intégration dans un milieu d'accueil n'est pas qu'insertion utilitariste en un territoire géographique donné. Elle ne peut faire l'économie de la formation des réseaux sociaux, fondés sur des liens sociaux d'intensité variable, à l'intérieur de lieux significatifs de la vie  sociale. Ce processus s'inscrit dans une dynamique complexe faite de logiques et de stratégies du migrant et d'effets du hasard mais aussi d'une planification d'actions favorisant la mise en relation dans des institutions ou équipements qui accueillent de nouveaux arrivants d'autres régions du Québec. Démarche qui oriente et détermine à des degrés divers la nature de l'intégration des migrants. Pour la grande majorité de ceux-ci, l'intégration au milieu d'accueil sera perçue et vécue comme une réalité lorsqu'ils auront constitué des réseaux sociaux, auront réussi l'insertion dans le marché de l'emploi et/ou auront réussi l'adaptation au système d'enseignement.

[23]

L'analyse des rapports des migrants aux réseaux de sociabilité, à l'espace et au temps révèle qu'il s'agit de rapports qui se chevauchent de façon continue mais variable en intensité, fréquence, distanciation entre le milieu d'origine et le milieu d'accueil des migrants et qu'il est possible d'agir pour développer dans les régions d'accueil un terreau qui favorise l'intégration des nouveaux arrivants. Un défi qui se pose aux institutions du secteur public, aux entreprises, aux organismes communautaires des milieux d'accueil des jeunes migrants au Québec.

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Références

Assogba, Y. et L. Fréchette (1997), « Le concept d'aspiration et la démarche migratoire des jeunes », dans Pourquoi partir ? La migration des jeunes d'hier et d'aujourd'hui, sous la dir. de Madeleine Gauthier, Éditions de l'IQRC, Presses de l'Université Laval, Ste-Foy, p. 227-241.

Assogba, Y. et D. Turcotte (1996), Insertion de l'« autre jeunesse » dans l'Outaouais : le cas du Carrefour jeunesse emploi, Rapport de recherche, UQAH (Hull), Carrefour Jeunesse emploi Outaouais (Gatineau), Université Laval (Ste-Foy).

Bernier, L. (1998), « La question du lien social ou la sociologie de la relation sans contrainte », Lien social et politiques-RIAC, 39, p 27-32.

Côté, S. (1997), « Migrer : un choix ou une nécessité. Une enquête à l'échelle d'une région », dans Pourquoi partir ? La migration des jeunes d'hier et d'aujourd'hui, sous la dir. de Madeleine Gauthier, Éditions de l'IQRC, Presses de l'Université Laval, Ste-Foy, p. 63-85.

Fortin, A. (1993), « Nouveaux réseaux : les espaces de la sociabilité », RIAC, 29/69, p. 131-140.

Galland, O. et  Y. Lambert (1993), Les jeunes ruraux, Paris, L'Harmattan.

Gauthier, M. (1997). « La migration et le passage à la vie adulte des jeunes d'aujourd'hui », dans Pourquoi partir ? La migration des jeunes d'hier et d'aujourd'hui, sous la direction de M. Gauthier, IQRC/Presses de l'Université Laval, Ste-Foy, p. 105-130.

Gauthier, M. et L. Mercier (1994), La pauvreté chez les jeunes. Précarité économique et fragilité sociale. Un bilan. Ed. IQRC, Ste-Foy.

Gauthier, M. et J. Bujold (1995), Les jeunes et le départ des régions : revue des travaux, Ste-Foy, INRS Culture et Société, 70 pages.

Grossetti, M. (1992), « Réseaux sociaux et territoire. Quelques réflexions », Pour, no 134, p. 97-106.

[25]

Le Gall, D. (1993), « Pour une approche du fait de solitude : la sociabilité des jeunes », RIAC, 29/69, p. 95-107.

Moquay, P. (1998) « Sentiment d'appartenance et développement régional », dans Espaces et mutations, sous la dir. de S. Côté, M-U. Proulx, GRIDEQGRIR, Chicoutimi/Rimouski.

Nicole-Drancourt, C. et L. Roulleau-Berger (1995), L'insertion des jeunes en France, Coll. Que Sais-je, Presses Universitaires de France, Paris.

Sanicola, L. (dir.) (1994), L'intervention de réseaux, Bayard Éditions, Paris.



[1] Le programme de recherche a bénéficié du soutien financier du FCAR, du FODAR de l'Université du Québec et du Secrétariat à la jeunesse du Gouvernement du Québec. Yao Assogba et Lucie Fréchette de l'Université du Québec à Hull et Danielle Desmarais de l'Université du Québec à Montréal sont responsables du volet Intégration de ce programme de recherche et ont bénéficié de la collaboration de Caroline Gagnon, professionnelle de recherche.



Retour au texte de l'auteur: Yao Assongba, sociologue, Université du Québec en Outaouais Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 juin 2015 7:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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