AVERTISSEMENT
Mieux vaut l'annoncer dès le début, le texte qui suit n'a ni le ton coutumier ni la prétention ordinaire d'un article soumis à un colloque universitaire. Inutile de chercher ici les résultats d'une longue enquête, il n'y aura pas vraiment d'information nouvelle ni même analyse rigoureuse. Ce texte fut construit premièrement dans le but d'éviter la torpeur malheureusement trop fréquente des auditoires de colloques universitaires, mais il risque dès lors de paraître inconvenant à tout lecteur habitué aux critères coutumiers de rigueur, d'organisation de la pensée et de méthodes qui satisfont à l'édition savante. Rassurez-vous, le texte est court. Il s'agit au mieux d'énoncer une idée toute simple, banale même, qui pourrait toutefois fournir une ou deux pistes prometteuses et ainsi contribuer à la discussion du thème de l'identité et de la modernité au Québec. Son objectif principal serait de mériter d'être davantage étoffé. Car c'est une idée très ordinaire, qui relève du sens commun, et qui ne sera jamais satisfaisante si l'on s'attend à lire ici des définitions précises des concepts de « modernité » ou de « postmodernité » : l'auteur n'a fait que suivre les directives [288] fournies. Pis encore, il est évident qu'il nous faut situer la discussion en parlant du Québec et jamais je ne prétendrais être un observateur professionnel de cette société québécoise ; autrefois, avec Sylvie Vincent, j'avais examiné d'assez près l'image des Amérindiens dans la culture québécoise, mais là s'est figée la limite très évidente de ma compétence. Et il me faut même confesser n'avoir pas toujours lu ce que mes savants collègues ont écrit sur le sujet. Évidemment, le Québec demeure l'endroit où je vis et, comme citoyen, j'ai bien sur ce lieu quelques avis, mais je vois mal en quoi cela m'accorderait le droit de les crier sur les toits comme si je voulais les imposer.
MISE EN GARDE
Sans la moindre intention d'adresser par là un commentaire critique à l'endroit des responsables de ce colloque, j'aimerais néanmoins débuter ces quelques remarques en exprimant un certain malaise face au thème de cette rencontre. On nous demande si le Québec ne serait pas devenu « postmoderne » avant même d'avoir été « moderne ». Où en est donc rendue la « réinterprétation moderne » de la tradition ? L’identité québécoise n'est-elle pas aujourd'hui devenue affaire de bricolage sans histoire ? Ce sont là des questions sans doute sérieuses, mais qui demeurent toutes fondées sur une notion de « modernité », avec laquelle l'anthropologie n'est pas très familière. Dans sa pratique (il faudrait presque dire « par instinct »), l'anthropologue doit toujours demeurer sceptique face aux discours qu'une société tient sur elle-même, car il croit savoir que, le plus souvent, ces discours sur soi restent tout aussi légitimes que nécessairement faux. Chaque fois qu'une société se déclare elle-même « moderne », ce que la plupart des communautés humaines font par habitude, on peut trouver là matière à sourire ; par exemple, en pensant que nous nous déclarons désormais « modernes » probablement de la même manière qu'hier encore nous nous disions « civilisés » (ce qui, avouons-le, conviendrait parfaitement à un colloque tenu dans un musée du même nom) ; ou encore, on peut également sourire en reprenant la boutade de Pierre Legendre et demander : « Si vous nommez celle-ci "postmoderne", comment donc allez-vous désigner la prochaine ? » Bref, on sent un léger malaise au point de départ et, hier, à la porte de ce musée, dans une conversation entre anthropologues tout à fait typique, mon excellent collègue Denis Blondin et moi discutions de la manière dont ces notions générales de « modernité » et de « postmodernité »servent peut-être moins à ordonner le temps qu'à organiser l'espace à l'aide des très anciens principes d'inclusion et d'exclusion entre croyants et infidèles.
Dans un sens élémentaire, le Québec est et donc, de ce simple fait, le Québec doit nécessairement être moderne. Pourtant, d'autres diraient, au contraire, que le Québec ne pourrait jamais être postmoderne puisque les notions d'État-nation et de postmodernité constituent des antinomies logiques et que l'État véritablement et complètement postmoderne, ne pourrait plus être qu'un vulgaire commanditaire sportif très diminué et largement insignifiant. Même [289] lorsque le concept de modernité devient plus raffiné et plus précis, quand on a lu De Tocqueville, Richard Sennett et quelques autres, et lorsque l'on se convainc que le concept a le pouvoir suffisant à se rendre utile et applicable, la notion de « modernité » n'a le plus souvent de sens que si elle se trouve qualifiée par de nombreuses réserves. D'abord, mais essentiellement, parce que, trop souvent et trop facilement, les principaux marqueurs de cette « modernité » paraissent être à la fois vérifiables et contestables et parce qu'aux questions qui nous sont ici posées, on pourrait croire, en somme, que l'ensemble de la société québécoise répond par un oui et par un non, et qu'il suffit à l'analyste de choisir ses exemples avec attention.
Ainsi, la société québécoise paraîtra postmoderne chaque fois qu'elle encourage la pleine réalisation de soi, le respect des droits de la personne et le développement des opinions personnelles au point de permettre aux individus de s'exprimer pleinement et de dire ouvertement à peu près n'importe quoi. Dans la même veine, il faut souligner le caractère nouveau et (sociologiquement) tout à fait radical de la progression constante du nombre des individus vivant seuls et puis noter la multiplication et la diversité toute récente des modes de vie et des références culturelles. Mais en même temps, cette même société pourra être décrite dans un teint beaucoup plus vieillot dès que l'on aperçoit que, malgré tous ces éclatements récents, la majorité croit encore en Dieu, en plus d'afficher des croyances tout aussi fortes dans les vertus de la télévision comme du sport professionnel. D'un côté, le Québec démontre un grand respect pour la tradition quand il continue à mandater et à rémunérer des éditorialistes, politiciens ou experts en tous genres, à qui est accordé le droit de parler au nom de tous. Mais de l'autre côté, on ajouterait du même souffle que c'est une caractéristique de la postmodernité que personne désormais ne les écoute. Est-ce que nos meilleurs artistes deviennent plus « modernes » en travaillant en anglais ? Ou est-ce plutôt que leur succès à l'étranger est dû à l'originalité et à la vigueur de leurs racines québécoises ? Le Québec est-il particulièrement « postmoderne » quand, apparemment, il ne se souvient plus de rien et devient une société sans histoire, quand il ne trouve plus d'authentique, de véridique ou de vérifiable, qu'au cœur de l'expérience intime et personnelle ? Quand ses institutions tolèrent la bêtise ou érigent la médiocrité en système ? Le Québec se rend-il « postmoderne » en abandonnant ou en atténuant la force et la portée des principes fondateurs de la sociabilité ancienne : principes de continuité, d'autorité, de séniorité, de solidarité, et principes aussi de qualité, d'ethnicité et de sacralité ? La liste des exemples contradictoires pourrait s'allonger indéfiniment et leur discussion nous mènerait facilement vers toutes sortes de pistes dont les horizons me semblent particulièrement incertains.
Car, justement, il appartient aux temps modernes d'être tout cela à la fois. Nos conclusions les plus claires et les mieux assurées sur l'état du monde actuel semblent à coup sûr condamnées à l'étroitesse et à la fragilité perpétuelles. [290] Résumer le XXe siècle, c'est peut-être dire d'abord la vitesse nouvelle avec laquelle nous sommes devenus capables de passer d'un extrême à d'autres.
Même une fois repérées les plus grandes tendances, demain demeure encore très incertain. Par exemple, il n'est pas du tout impensable que les prophètes de l'atomisation et de la dilution sociale soient surpris si, un jour peut-être prochain, quand, aux prises avec une crise d'immigration qui pourrait facilement et surtout rapidement amener à ses frontières des milliers de réfugiés, le Québec se retrouvait uni et solidaire sur la base d'une identité collective qui soudain deviendrait fondamentalement blanche et chrétienne. Ce Québec pensable prendrait alors les allures d'une société traditionnelle et largement réactionnaire, aux prises avec une question d'urgence. Car si l'on admet que la social-démocratie demeure partout la même, il faut concevoir que ce qui est arrivé hier en Finlande et qui est aujourd'hui palpable en Suède pourrait tout aussi normalement (logiquement) se répéter demain au Québec.
UNE NOTE DE PRUDENCE
Ce malaise dit, je dois maintenant avouer avoir opté pour une solution aussi facile que prudente en choisissant ce thème de « l'ennemi dans la réécriture de l'identité ». Parce que j'avais déjà un peu travaillé le sujet, mais d'abord parce que nous savons tous qu'une société se révèle, inévitablement et sans toujours le vouloir, par sa définition particulière de l'altérité et dans le portrait qu'elle trace de ses « étrangers ». Inutile de redire ici comment une société (un peuple ou une culture) doit nécessairement se distinguer d'autrui pour réussir à affirmer son originalité et que cette déclaration d'identité, soit-elle personnelle, collective ou nationale, passe (en saine logique) par le repérage et la désignation de l'autre qui dès lors, à la manière d'un miroir, lui servira de référence. Sans aller jusqu'à prétendre que l'identité collective n'est qu'une réaction aux impositions externes de l'impérialisme culturel, il faut quand même reconnaître que l'objet de contraste externe demeure dans tous les cas un élément fondateur de cette identité. Ainsi donc, on peut transformer la question originale de la réécriture de la modernité au Québec et poser celle de la redéfinition de l'identité par le choix de l'outil de la distinction : de nos jours, au Québec, de quel ennemi parle-t-on ? Qui me sert à dire, par contraste et par rapport à lui, que j'existe ?
LE CONSTAT FRAGILE
Le projet est relativement simple. Et je m'empresse d'ajouter que je me limiterai ici à une très brève approximation de la situation actuelle, laissant aux autres participants à cet atelier le soin d'évaluer les détails de la transformation historique de ces « Envers-de-Nous-collectifs ». Par surcroît, la solution que j'ai retenue paraîtra sans doute facile et prudente parce j'ai choisi pour illustrer mon propos un exemple ethnographique, un cas concret et exemplaire [291] qui viendrait en quelque sorte me fournir un propos et combler l'absence de conclusions empiriques de recherches que je n'ai jamais menées. J'ai trouvé ce cas type et cette pièce à conviction dans un texte de Suzanne Jacob que je vous demande d'écouter maintenant en portant une attention particulière à la désignation de l'ennemi. Le texte a pour titre « On est là, assis, on garde » et a été diffusé pour la première fois par le réseau FM de Radio-Canada dans le cadre de l'émission Fragments réalisée par François Ismert. Suzanne Jacob parle du Québec actuel.
[Durant 8 minutes, audition du texte dans lequel Suzanne Jacob dit le portrait sévère qu'une fille de dix-sept ans trace de la génération de ses parents, en particulier de leur prétention à s'approprier pour toujours un dix-sept ans immuable et perpétuel.]
Pourquoi avoir choisi ce texte ? Bien sûr, pour la qualité de l'écriture. Mais surtout parce qu'une telle déclaration me semblait typique de l'époque et qu'elle témoigne de ce que les anciens auraient appelé « l'esprit du temps ». Le texte de Suzanne Jacob résume admirablement une proportion importante des discours aujourd'hui fort populaires et qui occupent (certains diraient dominent) bien des lieux publics d'expression et d'échange. Du moins, c'est la suggestion que je vous propose, tout en redisant aux empiristes facultaires que je n'ai nullement compilé tous ces discours ni mesuré ou quantifié leurs contenus. Néanmoins, il me semble que dans sa mise en scène d'un rapport de force entre générations et dans son rappel final des relations entre les sexes (à peine mentionnées ici, mais que tous connaissent bien), ce texte offre un bel exemple de ce qui préoccupe beaucoup cette société. En clair, voilà bien de quoi le Québec moderne parle et débat : de sexe et d'âge.
Sans perdre conscience du piège évoqué auparavant et dans lequel l'analyste se permet de choisir ses exemples commodes au sein d'une société qui les offre tous, je tiendrais pour appui de ce que j'avance les thèmes abordés dans ces lieux privilégiés d'expression et d'échange que sont les téléromans, les émissions d'information sociale ou psychologique, les tables rondes et les têtes parlantes de la télévision, les tribunes téléphoniques et toutes les tribunes du droit de parole, bref, partout où les gens ont le loisir de parler pour parler. De nos jours, les livres qui se vendent bien discutent de la déroute des sexes ou de la génération lyrique. Et on me dit que les 500 manuscrits de roman reçus chaque année aux éditions du Boréal témoignent très librement du fait que Caleb eut sans aucun doute plusieurs dizaines de filles, femmes fortes qui durent lutter contre les hommes et tous leurs aînés, mais aussi que ces projets d'écriture romanesque annoncent également que les jeunes se veulent désormais profondément choqués par l'incompétence et l'arrogance des générations qui les précèdent. C'est bien de cela dont parlait, hier, le « Minuit moins cinq » de madame Lise Bacon, alors vice-première ministre du Québec, et c'est de cela encore dont parlera demain la « Commission Jeunesse sur l'avenir du Québec ». Dans d'autres cercles sociaux, ces deux grands thèmes de l'âge et du genre constituent des choix privilégiés d'objet de recherche ou de thèse de [292] maîtrise, tout comme ils animent les discussions amicales, l'esprit des nouvelles lois, autant que celui des publicistes et des réalisateurs de vidéoclips, et l'on dirait que c'est tout ce qu'il faut pour assurer quotidiennement la survie de plusieurs émissions de la télévision.
Pour revenir à notre sujet, puisque nous discutons ici d'identité, il semblerait que, bien ajusté à ce contexte, le Québécois moderne s'inquiète principalement d'être d'un sexe ou de l'autre, certains se cherchent et d'autres s'inventent des troisièmes voies, de la même manière que le Québécois moderne se dit appartenir à des générations X, T, Z, perdue, lyrique, condamnée, Pepsi ou même Bruel.
Cependant, cet intérêt récent pour l'âge et le genre ne signifie nullement qu'ont pour autant disparu tous les ennemis traditionnels du Québec : Anglais fourbes, Américains voleurs, maudits Français, Sauvages de toutes sortes, Newfies grossiers, Chinois inquiétants ou nègres paresseux. Restent encore bien vivantes toutes sortes d'adversaires politiques, de rivalités sportives ou luttes de classe. On a même entendu dire que l'ennemi le plus actuel et le plus opprimant du peuple québécois était un professeur d'université portant sous son bras le journal Le Devoir. Bien sûr, ces vieilles distinctions résistent et perdurent, mais comme l'avait admirablement prévu Alexis de Tocqueville, elles faiblissent parce que, malgré toute leur vigueur persistante, ces distinctions traditionnelles demeurent inexorablement fondées sur une prémisse de sociabilité qui conserve des airs d'ancien régime. Si vous écoutez de nos jours les gens qui parlent haut et parfois fort, vous les entendrez très vite déclarer que l'ennemi, celui dont on parle le plus et qui sera désigné comme objet de la dénonciation la plus courante, celui-là aura désormais de très fortes chances d'être d'abord et avant tout de l'autre sexe et/ou d'un autre âge.
UNE IDÉE TOUTE SIMPLE
En somme, dès que la question de l'identité devient intériorisée et n'a plus que le soi pour ultime référence, elle ne peut être construite ou travaillée qu'au cœur d'une sociabilité minimale où, inévitablement, réapparaissent comme cruciales ces quelques distinctions premières qui ont toujours été les fondements élémentaires de la vie sociale. Cet aspect de la « modernité » sera donc un effet de reprise, puisqu'il n'y a certainement rien de nouveau dans un tel usage social des distinctions d'âge et de sexe : tous les systèmes de parenté du monde sont fondés sur l'apprentissage des différences fondamentales entre aînés et cadets, comme de celles qui séparent les hommes et les femmes. Les quelque 4 500 langues du monde et l'ethnographie des trois ou quatre mille sociétés humaines relativement connues parlent très abondamment d'âge et de sexe, tout simplement parce que c'est d'abord par ces chemins largement battus que la plupart des sociétés se subdivisent. Et c'est partout sur cette reconnaissance primaire des différences élémentaires que se fabriquent les identités [293] et que se sont construites toutes les formes connues d'échange communautaire et d'organisation sociale.
En somme, en essayant de prendre un peu de recul, on arriverait vite à convenir qu'il n'est ni particulièrement original ni même audacieux de réécrire la modernité en débattant des différences et des rapports entre les sexes et les générations. Ce qui est nouveau (« postmoderne » dirait-on ici), toutefois, c'est d'en parler avec autant d'insistance et de laisser ces débats occuper une si grande part de l'espace public. Comme si la société moderne, dans ses discours partagés et les plus apparents, était en voie de retourner en quelque sorte vers le fondamental et de retrouver l'élémentaire. Comme si tout le reste était soudain devenu secondaire, ou mieux et plus précisément, comme si, sur le reste, on ne pouvait plus discuter ensemble ni même se comprendre.
Au cœur des mégapolis de la modernité, là où des dizaines de millions d'êtres humains se côtoient sans se connaître dans la tolérance grandissante de la diversité et le meilleur respect des droits de chacun, là où par manque de besoin ou par économie de moyens, les rapports sociaux deviennent de moins en moins complexes, il était inévitable que les dénominateurs communs se raréfient vers l'élémentaire. Dans une société qui tolère et même encourage la diversité infinie et la multiplication des points de vue et des préoccupations individuelles, les consensus deviennent plats et les intérêts communs insignifiants. L’exubérance de la déviance et de la perversion privée n'ont d'égal que la platitude de la moralité publique.
CONCLUSION PRUDENTE
Voilà donc un bel exemple de l'apparent paradoxe de la réponse par oui et par non évoquée au début. En un sens, parce qu'elle fait de ces questions les objets privilégiés de ses débats favoris, notre société se montre originale, progressiste et parfaitement postmoderne. Mais, du coup, elle ne réussit qu'à reprendre à sa manière originale les structures élémentaires de toute vie sociale. Notre société en revient à l'examen et à la discussion du fait qu'il existe des différences minimales d'âge et de sexe et que, sur cette base, tellement d'inégalités culturelles peuvent être construites. Les débats modernes se passionnent pour des questions qui ont de tout temps intéressé l'humanité entière et sur lesquelles des sociétés aussi disparates que les Masai, les Barasana, les Navaho ou les Hadza en auraient long à nous raconter ; des sociétés qui, somme toute, semblent avoir été « postmodernes » depuis fort longtemps.
Dans un autre contexte, cette conclusion encore trop fragile mériterait un meilleur examen, ne serait-ce que dans le but d'évaluer comment certaines des principales caractéristiques descriptives de ce que l'on appelle communément la « postmodernité » nous rapprochent très directement de ce que l'ethnographie rapporte depuis des siècles sur les sociétés que l'on qualifie souvent de « simples ». Peut-être arriverait-on alors à suggérer que, justement parce que la vie paraît devenir chaque jour plus complexe, la postmodernité nous engage [294] dans un mouvement tendanciel vers la simplification, jusqu'au point où, croyant avoir reconnu le superflu pour ce qu'il est, on accorde soudain à l'élémentaire une qualité d'essentiel.
Il faudrait poursuivre l'hypothèse selon laquelle la vie « postmoderne » (dont l'essence même tient, de fait et tout bêtement, à la vie urbaine et mégapolitaine) entraîne ou provoque une résurgence, parfois à notre étonnement, de façons de faire et de modes de vie que l'on n'avait pas beaucoup vus depuis la fin du paléolithique supérieur, c'est-à-dire depuis la fin de cette très longue période qui représente quand même (et de très loin) la plus grande partie de l'histoire de l'humanité. On pourrait même faire le pari qu'au terme d'une telle enquête, la « postmodernité », au Québec comme ailleurs, avec toute sa fluidité, ses incertitudes et son acharnement envers l'individu, nous apparaîtra finalement comme un état de société coutumier et tout à fait ordinaire. Et c'est alors que, par contraste, les quatre ou cinq mille dernières années de notre histoire, désormais, nous paraîtront tout à fait exceptionnelles.
Mais chercher à comprendre ce qui nous arrivera demain nous obligerait à abandonner les yeux et le regard particulier de cette histoire récente pour enfin essayer de mieux saisir l'ampleur de ce qui pourrait, à bien plus long terme, se révéler être une véritable révolution. L'objectif principal de cette recherche future viserait à démontrer que les définitions actuelles de l'identité, couramment utilisées comme outils de définition et de positionnement dans l'espace comme dans le temps, et telles qu'on les retrouve dans les centaines de discours identitaires offerts par la cité moderne, se dirigent progressivement vers la reconnaissance des éléments discriminants qui animaient déjà la plupart des discussions courantes (celles-là mêmes que l'on imagine toujours autour d'un feu de camp) dans cette époque ancienne que l'on devra alors cesser de nommer préhistoire.
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Notice biographique
- BERNARD ARCAND
Bernard Arcand a enseigné l'anthropologie aux universités de Copenhague, McGill et Laval. D'abord spécialiste de l'ethnologie sud-américaine, il s'est aussi intéressé au développement en territoire nordique, au cinéma ethnographique et à certains aspects de la société moderne. Ses principales publications incluent Le Jaguar et le Tamanoir (1991), L'image de l’Amérindien dans les manuels scolaires du Québec (1979) (avec Sylvie Vincent) et, avec Serge Bouchard, Quinze lieux communs (1993), De nouveaux lieux communs (1994) et Du pâté chinois, du baseball et d'autres lieux communs (1995).