Perspective:
Prendre raccourci.
Introduire une sélection de textes réalisés entre 1977 et 1981, c'est dire après coup l'unité sous-jacente à la diversité d'un quotidien d'exil et de quête des éléments d'un nouveau discours géographique ; opération d'autant plus risquée qu'il doit en fait exister plusieurs fils conducteurs et que le choix de l'un d'eux est encore affaire de conjoncture. Toujours est-il que prendre raccourci me semble être aujourd'hui le thème qui se dégage de ces variations sur développement et politique en Haïti.
Raccourci, mot chargé d'un projet d'alternative tracé par la récurrence de questions qui, d'un dit à l'autre, se sont accrochées aux trois niveaux de l'interprétation de la crise actuelle, des transformations souhaitables et des moyens à prendre pour construire ce futur. Le raccourci devient alors ce vocable unifiant, par prise de distance des sollicitations captées sur des registres différents, ceux-là mêmes du vécu d'une tranche quinquennale. Il s'y entremêlent, au gré des moments et à travers cette variété des médias de l'écrit et de l'oral qui portent l'écho de ces années 1980, le discours disciplinaire, l'interpellation politique, l'analyse de conjoncture, la critique de pratiques scientifiques, l'évaluation de projets, la recherche de significations des crises au pays et en diaspora.
*
Neuf chapitres donc pour cette rétrospective en forme d'itinéraire tracé dans le foisonnement de ces choses d'une vie de témoin et de participant. Beaucoup y passe, dénonciations et propositions, questions brûlantes de l'heure et vieilles questions longtemps en suspens, rapidement ou longuement, et souvent de manière répétitive, sans d'autres prétentions que d'être ponctuel, partiel et daté comme le cadre original de leur production. Dans ce moment actuel, la situation est suffisamment grave pour que s'explique ce vouloir trouver d'autres chemins dans d'autres compagnonnages de route.
L'ordre d'exposition adopté n'est pas plus chronologique que la maturation de la perspective n'a été linéaire. Nous avons été sollicité pour ces interventions tout au long du processus de réalisation de l'Atlas critique d'Haïti [1] et chacun des dits fait écho aux problèmes qui nous habitaient dans Lin temps. En somme, nous avons été constamment en mouvement "régressif-progressif", nous accrochant à la compréhension des phénomènes de la conjoncture, fouillant la dynamique qui pourrait les expliquer et revenant ensuite rectifier notre lecture du présent par ces acquis de la genèse, avant de recommencer à nouveau, à partir de cette nouvelle construction du moment des années 1980. Aussi, l'ordre de présentation des chapitres, tout comme le thème conducteur pour les enfiler, ne se sont révélés qu'en toute fin du travail.
Le contrôle économique et la gestion politique de l'espace s'étant imposés au terme de ce cheminement comme les deux dimensions principales de l'accès au géographique (haïtien), nous avons voulu ramasser nos avancées théoriques, méthodologiques et politiques dans une mise à l'épreuve, ce qui nous donne Hispaniola [2] comme troisième volet de la même démarche. Au travers de cette pluralité, l'objectif final est resté le même d'un bout à l'autre du travail : trouver pour l'horizon 2000 les racines d'une alternative.
Pour essayer de faire pièce au piège de méthode caché dans la méthode, le réductionnisme qui guette toujours ces constructions, nous avons refusé d'occulter le sensible qui investit la relation à l'objet d'étude, car nous parlons le devenir d'un peuple, le nôtre, et que nous sommes noué par ce tragique.
*
Si nous disposons actuellement d'un ensemble appréciable de données construites principalement ces dix dernières années, il me semble que ce qui nous fait défaut pour donner sens à cette accumulation est la production d'un cadre théorique capable de dévoiler ce qui singularise l'espace haïtien, d'en fournir une nouvelle grille de lecture et de livrer une manière nouvelle d'agencement permettant d'échapper à l'enfermement de ces indices impuissants par eux seuls à dire le réel à interpréter et à transformer. En d'autres termes, et de manière métaphorique, je crois profondément que nous avons actuellement à notre disposition toutes les pièces nécessaires à la construction d'une machine nationale puissante, mais qu'il nous reste encore a inventer un schéma de montage pour les emboîter correctement ; et cela, c'est le travail de l'audace conceptuelle que de donner une forme nouvelle à cet amoncellement disparate et ce sera le travail de l'audace organisationnelle que de bâtir et de faire fonctionner, plus tard, cette machine.
Si la centralisation haïtienne porte marque de toutes les centralisations d'espace du système mondial, elle n'est cependant réductible à aucune autre ; et c'est cette différence-là qu'il nous faut creuser. Si toute hiérarchisation procède d'une centralité globale et actuellement généralisée, nos carrefours sont-ils pour autant aussi semblables à tous les autres, que 25% ou 75% de la population vive d'activités agricoles ? Certainement pas ; et c'est cette nuance-là qu'il nous faut dire. Aussi me suis-je défendu de forcer le social et le spatial haïtien à s'encastrer dans des grilles à l'évidence produites hors de notre contexte. Il nous fallait impérativement d'abord atteindre au pays profond avant d'y faire jaillir des pistes d'alternatives. Cette quête de perspectives directrices ancrées dans les spécificités du cas étudié nous permettait d'enlever au traitement de l'information ce caractère d'alignement d'agrégats classiques qui grève tellement le discours sur Haïti.
*
La voie qui nous sera tracée comme "naturelle" est celle de l'accumulation capitaliste plus ou moins accélérée par centralisation : capitale de 3 millions de personnes en l'an 2000, zones franches regroupées pour la sous-traitance internationale, grandes entreprises aux sièges sociaux concentrés au "bord-de-mer" pour la gestion de grandes plantations et de grandes propriétés reconstituées, tourisme... bref, "une république de Port-au-Prince" devenant de plus en plus forte économiquement et politiquement, et des "périphéries" rurales et urbaines de plus en plus faibles, stagnantes, migrantes, avec leurs cortèges amplifiés de prostitution, de misère, de velléité de fuite. Et ceci, notons-le, seulement dans le meilleur des cas de reprise en main d'une croissance à la remorque du capitalisme dominant qui nous donnerait dans 25 ans le profil et la fiche signalétique d'une moyenne caraïbéenne d'il y a 25 ans ! Inquiétantes perspectives que ce chemin qui nous fixe pour ultime étape au passage à l'autre siècle, un demi-siècle de "retard" dans le contexte de nos équivalents américains. [3]
Puis l'autre possibilité de prendre raccourci pour nous en sortir autrement et plus rapidement, dans ce lieu de notre Amérique, en tablant sur les accumulations de tout un peuple, en chacun des points de son espace, pour ériger une société nouvelle aux rapports sociaux enrichis. Il est certes encore question de production accélérée, de développement poussé, d'urbanisation, de modernisation, de croissance... mais c'est en partie et à partir des bourgs-jardins, des marchés, des petits commerces, d'agrovilles et de villes moyennes aux petites et moyennes unités de production... tout en veillant à ce que les plus grandes, qui existent aussi dans l'agriculture et l'industrie, n'entravent pas l'abolition poursuivie des coupures villes/campagnes, provinces/capitale, arrière-pays/bord-de-mer, fondements et produits de nos extrêmes de classes. Cette alternative envisageable dans notre cas de prédominance rurale, à l'ensemble non encore métropolisé à l'excès, toujours fortement articulé sur les paysans et marchandes, riche d'une diaspora à penser comme structure intégrée au processus interne de développement... a pour assise les savoir-faire que révèle la géographie politique et économique de la survie en Haïti des classes défavorisées en pratique à l'échelle du pays entier.
Tel me semble le projet qui court entre les lignes de ces textes à la recherche des principaux nœuds de cette construction.
*
Nouvelle utopie, a-t-on déjà dit ; que l'on me dise alors une manière autre, dans un délai de 20 ans, de changer la société, changer la vie, sans cet ancrage dans l'espace socialement et historiquement produit et légué à cette conjoncture des années 1980 ? Les données du choix se précisent pourtant de plus en plus. Il y a bien une base économique dans cette large place à une production familiale de vivres et de denrées, ces rapports de possession, d'indivision, de location de la terre qui modulent les rapports de travail, ces modalités différentielles de commercialisation, ces façons agraires et ces pratiques culturales... dans le cadre d'une spatialité de l'habitat et des jardins entrelacés d'un réseau de relations aux fonctions de production et de reproduction, notamment de la force de travail. Et cette base économique est articulée à des structures politiques, sociales, culturelles dont le type de contrôle policier du rural, le vodou, le créole, la peinture... n'en sont pas les moindres manifestations. Un jour on arrivera peut-être à la spécifier comme mode de production particulier de la presque dernière paysannerie des Antilles en travaillant son niveau de dépendance, son rôle d'auxiliaire du mode capitaliste dominant, sa fonction de réserve pour l'émigration et le salariat local, etc. Or, l'articulation de "cette chose-là" (MPHs pour mode de production haïtien à spécifier) à la pénétration du mode de production capitaliste conduit tout droit et brutalement à sa disparition dans cette phase actuelle d'accumulation de capital. [4] Aussi les conséquences désastreuses que nous observons et vivons tous les jours, des boat-people aux famines, n'en sont qu'à leur début pour ces quelque quatre millions de paysans.
À cette dynamique de débâcle de la diffusion du MPC et de ses interrelations avec le MPHs, il faut répondre par la recherche d'un équilibre politique et économique qui se donne pour objet l'endiguement du processus de périphérisation en cours et possiblement la redéfinition d'un nouvel ordre qui assure à ces 90% de notre population d'aujourd'hui un devenir acceptable dans leur propre espace, dans un délai raisonnable.
Quel autre point de départ que la pratique sociale et spatiale du MPHs ?
*
Nouvel indigénisme ont alors murmuré ceux qui, affectant d'oublier l'adage de Hegel "Ce qui est familier n'est pas pour cela connu", n'arrivent pas à entendre qu'il puisse exister en creux de survie et de résistance d'un peuple des pratiques spatiales aux riches promesses. Quoi de plus normal que leur intériorisation du discours de dévalorisation que promène le regard de l'autre, l'étalement de ses vitrines, l'imposition de son bonheur mesuré à l'aune du dollar ! On a fini par faire croire que trois siècles de caraïbéanisation de six millions d'hommes, de femmes et d'enfants n'avaient produit aucune sédimentation, ne pouvaient prétendre d'aucune épaisseur... rien que l'ubuesque et sanglante pantomime du quart de siècle d'une "cleptocratie" sans projet, sans vision. D'un bord à l'autre, des factions au pouvoir aux factions dans l'opposition, l'exigeante gestion de la misère s'est muée en rites d'invocation d'une manne à venir d'une quelconque puissance salvatrice.
Il n'y aura pas de happy end, le deus ex machina n'est pas de l'ordre du social et du spatial ; les éléments de la difficile solution sont toujours-déjà-là, sur place. À ne pas partir des savoir-faire du MPHs qui regorge de pratiques acceptables, on se condamne à affronter des écueils qui ne sont pas ceux du niveau de nos ressources matérielles et humaines. Il me semble qu'il faut partir des fondements de cette géographie politique et économique de la survie pour engager le processus de développement, et non surimposer technologies, capitaux et organisations d'un autre contexte.
*
Ni utopie, ni indigénisme, peut-être un raccourci.
Georges Anglade
1982
[1] Atlas critique d'Haïti. Études et recherches critiques d'espace et Centre de recherches caraïbes. 4e trimestre 1982, 18 cartes en polychromie, 80 pages de format 10 x 13 pouces. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[2] Hispaniola. Lecturas sobre un mapa mural/Les lectures d'une carte murale. En collaboration avec R.E. Yunén et D. Audette. Études et recherches critiques d'espace et Universidad católica Madre y Maestra en Santiago. Murale de 1 m x 1.40 m. 4e trimestre 1982.
[3] En mars 1981, la DATPE, Division de l'aménagement du territoire et de la protection de l'environnement, publiait le tout premier schéma d'aménagement du territoire haïtien et l'image à long terme qui nous est présentée pour l'an 2006, projection optimiste dans cette voie d'optimalisation capitaliste, place globalement Haïti en un point déjà "dépassé" par la plupart de nos voisins caraïbéens ! Dans cette voie c'est, hélas, le mieux que l'on puisse espérer.
[4] L'histoire de la Caraïbe au XXe siècle est aussi l'histoire de cette désarticulation plus ou moins rapide suivant les cas, par la réduction graduelle des paysanneries en lieu de production, de consommation et de reproduction de la force de travail du mode tuteur. C'est la logique d'un amenuisement séquentiel. En Haïti, avec encore 80% de paysans et de marchandes, ce processus en accélération produit et produira un déracinement brusque et massif qui est appelé à submerger les autres secteurs. Les stratégies de rétention de populations rurales actuellement à l'œuvre dans la Caraïbe ne confrontent ni l'ampleur, ni l'échelle du cas haïtien et elles ne sont pourtant que des solutions bâtardes, ponctuelles et passagères. Faire face à la situation haïtienne exige une autre voie, celle de concevoir le monde de ces 90% de "périphériques ruraux et urbains" comme l'intersection de toutes les pratiques sociales, politiques et économiques d'une phase de transition. C'est un problème dont l'échelle est non seulement unique actuellement, mais encore dont la solution, quelles que soient les allégeances d'externalité de l'État envisagé, ne peut s'aborder qu'en partie et à partir des ressources humaines et matérielles proprement locales à cette société.
|