Montréal, Le Devoir, édition du mardi, 19 janvier 2010, page A-6 opinion.
Georges Anglade et la «Nouvelle Haïti»
Luc Loslier
Professeur honoraire
Département de géographie,
Université du Québec à Montréal
Courriel: [email protected].
J'ai vu Georges Anglade constamment en tension entre deux dimensions fortes de sa personnalité: la dimension intellectuelle du professeur-chercheur et la dimension politique, faite de réflexion et d'action. Ayant quitté Haïti en 1965, sous la dictature de François Duvalier, il savait qu'il ne pouvait pas y retourner sans grand danger.
Alors qu'il était professeur à l'UQAM et après la mort du dictateur, le fils Duvalier ayant repris les affaires, il avait cru pouvoir rentrer au pays, pour y compléter une recherche liée à son livre L'Espace haïtien (PUQ, 1974). Dans le climat de suspicion généralisée de la nouvelle dictature, il avait été emprisonné à la sinistre prison de Fort-Dimanche. Il nous avait alors causé une belle frayeur, mais il avait été libéré assez rapidement. C'était toujours le règne de l'arbitraire en Haïti.
Georges a pu retourner sans crainte en Haïti après le départ forcé de Jean-Claude Duvalier et l'ouverture politique qui a fini par se produire (après les sombres épisodes des généraux Namphy, puis Avril). Il fut alors conseiller des présidents Aristide et Préval. Georges s'est trouvé au coeur de la politique active, autour de 1995, comme ministre des Transports et Communications. Grand défi, dans la pagaille haïtienne du temps, et période financièrement maigre.
Sa retraite de l'UQAM n'a pas sonné l'heure de la retraite de l'intellectuel, car elle a permis une série de nouveaux ouvrages, de nature plus littéraire (dont les délicieux recueils de lodyans, Les Blancs de mémoire et les autres). Il y a eu aussi la chronique (L'Hebdo de Georges Anglade) qu'il a régulièrement tenue dans Le Nouvelliste (vénérable institution de presse haïtienne, fondée en 1898, que l'on peut trouver sur Internet).
Georges développait dans cette chronique sa pensée sur Haïti, qui fut d'ailleurs constamment son principal sujet de recherche. Des textes parus dans Le Nouvelliste, Georges a fait un livre, auquel il donna le titre Chronique d'une espérance (L'Imprimeur II, 2008), expliquant que «nommer ainsi la traversée de la première année de chroniques fait sens, en ce que ce titre dit bien la posture qui a été la mienne tout au long: traquer, gratter, farfouiller... dans n'importe quel thème ce que l'on pouvait trouver de sédiments et de pistes pour l'Autre Haïti Possible».
L'Autre Haïti Possible, c'est une Haïti refondée, qui aurait enfin trouvé sa «voie de développement». Georges le dit, il ne voyait pas exactement comment l'Autre Haïti se dessinait, mais il continuait d'être animé par l'espérance et la conviction d'un avenir prometteur.
Gardant une espérance inaltérable, Georges n'en était pas moins réaliste, aussi pouvait-il écrire: «En présence d'une situation comme la nôtre, l'intelligence ne peut être que pessimiste; c'est qu'il n'y a que de faibles probabilités de voir réunies les conditions d'émergence de L'Autre Haïti Possible. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher la voie pour atteindre L'Autre Haïti Possible (et ça, c'est de l'optimisme de la volonté, croyez-moi!).»
Georges empruntait à Gramsci la formule «pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté», qui, écrivait-il, «colle bien à ce qu'ont été les deux béquilles de ma traversée de l'année 2007-2008. Je prenais appui tour à tour sur l'un ou l'autre. Si rien ne pouvait m'arrêter dans ma quête, je ne me suis cependant jamais fait d'illusions sur la mise en application des ruptures que cela impliquait. Et comme je joue à ce petit jeu depuis plus de quarante ans, [...] ce n'est pas maintenant que je vais m'arrêter, sous prétexte que cela n'aurait jamais servi à rien, ou si peu que rien. Et si ce livre des hebdos de cette année devait ne provoquer aucun ajustement, ma foi, je le ferais quand même, pour que l'on sache que ce n'est pas tant la lumière au bout du tunnel qui nous a fait défaut, mais plutôt le bout du tunnel lui-même qui se dérobe à nous, Haïtiens, depuis trop longtemps».
Alors qu'il semble se dessiner un énorme projet international pour la reconstruction d'une Haïti plus solide, alors que son peuple meurtri relève la tête dans les ruines et affirme sa détermination à rebâtir la capitale (il faut entendre la belle chanson Haïti pas fini, du groupe montréalais Deya), se pourrait-il que par une ironie cruelle, l'événement qui a entraîné la mort de Georges et de [son épouse] Mireille sonne l'avènement de «L'Autre Haïti Possible», qu'ils ont toujours cherchée avec constance, courage, rigueur et lucidité ?
Luc Loslier
Professeur honoraire
Département de géographie,
Université du Québec à Montréal
Courriel: [email protected].
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