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Claude Alphanderry
“Les objectifs sociaux
du progrès économique.” [1]
Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 12 : “Développement et sous-développement”, pp. 469-480 Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.
I
La planification connaît aujourd'hui une vogue dont on doit se féliciter. À droite, le libéralisme classique cède la place aux notions d'économie, sinon "dirigée", du moins "orientée".
À gauche, notamment dans les milieux syndicalistes longtemps réservés ou méfiants à l'égard des initiatives planificatrices dans un régime économique largement contrôlé par les grandes sociétés, le sentiment s'est développé (beaucoup plus, il est vrai, parmi les dirigeants que parmi les militants) que la classe ouvrière trouve elle aussi son intérêt à l'expansion de l'économie et que cette expansion, pour être satisfaisante, implique un développement harmonieux, c'est-à-dire planifié.
Mais il en va souvent ainsi des idées nouvelles : on leur résiste, puis, une fois qu'elles sont admises, on leur confère une valeur absolue. D'un instrument précieux, elles deviennent idéologie, tout à la fois objectif final et moyen d'y accéder.
La planification n'échappe pas à ce danger ; d'instrument du progrès économique et social, elle est devenue pour certains le progrès en soi ; on oublie alors de lui proposer des objectifs : qu'attendons-nous du développement économique ? de quelle façon en tirer profit ? comment le bénéfice en sera-t-il réparti ? quelle sorte de société et de civilisation pouvons-nous atteindre ?
Si ces questions paraissent un peu trop générales ou dépourvues d'urgence, que l'on se penche simplement sur l'économie américaine qui nous précède d'une bonne décennie.
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Dans le cas d'une planification souple mais efficace, à l'aide d'un taux de croissance satisfaisant, nous pouvons certes espérer atteindre, en France, le revenu actuel américain par tête d'habitant, d'ici une dizaine d'années.
Souhaitons-nous et souhaitons-nous seulement, grâce au revenu dont nous disposerons alors, connaître une société se caractérisant notamment par :
- - une large aisance des classes moyennes de plus en plus nombreuses, mais contrastant de façon brutale avec la gêne ou la misère d'une fraction importante de la population,
- - une orientation de plus en plus caractérisée de la consommation vers les "gadgets" et la satisfaction de besoins individuels plus que collectifs ?
Nous prétendons à d'autres objectifs que le niveau de vie et le genre de vie américains :
- - Cela veut dire d'une part une redistribution équitable des revenus qui ne laisse pas brutalement en arrière une partie notable de la population.
- - Cela implique d'autre part une réflexion sur le mieux-être moins quantitative que qualitative.
L'accélération de la productivité permet en effet, à un nombre de plus en plus grand de citoyens, de satisfaire des besoins non élémentaires, selon des orientations très diverses ; en donnant une mobilité, une plasticité extrême à la société, elle provoque des besoins nouveaux : allongement de la durée de la vie, déplacement des travailleurs, urbanisation, scolarisation, vacances...
Besoins nouveaux, besoins non élémentaires, donc mal connus, mal assouvis ; c'est eux qu'il faut dégager dans un double sens : d'une part conceptuellement, c'est-à-dire en ayant une connaissance correcte ; d'autre part sur un plan opératoire, en écartant les obstacles de tous ordres à la prise de conscience de ces besoins et à leur satisfaction.
II
La prise de conscience conjointe et solidaire de ces deux ordres de problèmes est sans doute le critère décisif d'une politique de gauche réaliste.
On ne peut suivre en effet (et cela constitue une affirmation première) les thuriféraires du capitalisme qui considèrent comme acquise la justice sociale à la faveur de l'expansion économique. L'inégalité et la misère restent des plaies [471] béantes dans notre pays, en Amérique même, sans parler du Tiers-Monde dont il n'est pas possible de se désolidariser. De plus, la réflexion qualitative sur le mieux-être est commandée elle-même par une certaine conception de la justice sociale. Purement individuel, égoïste, le bien-être s'oriente nécessairement vers les "gadgets" et 1es boîtes à sous.
Mais il n'est pas moins néfaste, à l'époque actuelle, dans les pays industrialisés, d'esquiver, sous prétexte de pureté révolutionnaire, par peur du réformisme, par crainte d'avaliser des progrès économiques réels et de reconnaître les perspectives d'expansion, les problèmes posés par l'enrichissement de la population et le développement constant de nouveaux besoins.
L'urbanisme, l'aménagement des campagnes, l'amélioration des transports urbains, l'implantation des commerces, des administrations et des centres sociaux, l'organisation des loisirs et des vacances, l'aménagement de l'aide sociale aux femmes, aux jeunes, aux vieillards, ne sont pas de petits problèmes pour les travailleurs de notre pays.
Et dans le cadre même des besoins primordiaux de logements où s'exprime une pénurie indécente, l'aspect qualitatif de ces besoins ne devrait pas être sacrifié c'est ainsi qu'on parle aujourd'hui de "cages à lapins", de grands ensembles inhumains, là où l'on disait il y a cinq ans : avant tout il faut aller vite et il faut le nombre.
Les dirigeants syndicalistes, dans leurs interventions au colloque de Royaumont ont longuement insisté sur le caractère déconcertant et ardu de ces nouveaux problèmes pour les militants ouvriers :
Pour le moment, les progrès économiques ont tendance sinon à démobiliser les masses ouvrières (qui réagissent toujours vivement à toute tentative de modifier leur situation ou leurs avantages acquis et qui s'efforcent d'améliorer leurs salaires), du moins à désamorcer le caractère révolutionnaire de leurs revendications.
Ayant, notamment grâce au crédit, à portée de leur main, la télévision, le scooter ou l'automobile, les vacances en Bretagne ou le petit pavillon de banlieue, les travailleurs sont accaparés par ces objectifs, cela gêne leur prise de conscience et réduit leur potentiel révolutionnaire (bien que sur un autre plan ces mêmes facteurs puissent devenir positifs).
Cette observation restera vraie aussi longtemps que les responsables syndicalistes (plutôt que de nier ces avantages et de fermer les yeux) n'auront pas montré que ces objectifs, même s'ils sont atteints, restent insatisfaisants et précaires en raison de notre régime économique.
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L'automobiliste est de plus en plus gêné par les longues files d'attente qui barrent la rentrée du dimanche soir. Le pavillonnard est brusquement entouré d'H.L.M. qui lui prennent son air, sa lumière, parce qu'il ignorait les plans d'aménagement du secteur, ou qu'il n'y en avait pas. Le vacancier installé coude à coude dans des campings trop encombrés, absorbe la poussière et les bruits de ses voisins. Le téléspectateur ne bénéficiera, semble-t-il, d'une seconde chaîne qu'en subissant les litanies des gaines Scandale ou d'Hollywood chewing gum. L'ouvrier logé loin de son travail, dans une cité poussiéreuse et bruyante, le paysan privé de moyens de sport ou de culture ne profitent pas convenablement de leurs moments de repos.
Il est sans doute difficile, pour un militant ouvrier, conjointement avec les revendications de salaires les plus urgentes, de poser les problèmes du bien-être. considérant, dans la ligne de Marx, que le salarié est une simple force de travail dont le capitaliste extrait de la plus-value, beaucoup estiment qu'il y a une certaine mystification à le traiter aussi (au même titre qu'un bourgeois) comme le consommateur qu'il est pourtant devenu.
À plus forte raison ne se penchent-ils pas sur le caractère complexe de la fonction de consommateur, sur les besoins spécifiques de telle catégorie sociale qu'ils défendent.
Pour difficile que soit cette reconversion, elle nous paraît impérieuse et urgente : l'avenir du syndicalisme et de la démocratie dépend de l'aptitude de la gauche et plus particulièrement des militants ouvriers à analyser correctement les perspectives et les conditions du mieux-être, à réfléchir sur les besoins nouveaux des travailleurs et à montrer de façon convaincante les obstacles politiques et économiques à la satisfaction de ces besoins.
III
Cette recherche du mieux-être comme ouverture humaniste du développement économique soulève d'emblée d'innombrables questions.
Que peut-on attendre des progrès à venir de la technique et de la productivité ?
Produire autant en travaillant moins ?
Produire de plus en plus, mais produire quoi ?
Des biens d'investissement sans valeur immédiate de bien-être, mais susceptibles d'entraîner des progrès foudroyants pour les prochaines générations ? combinats sidérugiques, usines thermo-nucléaires, fusées interplanétaires ?
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Du bien-être actuel ? Hôpitaux, écoles, stades, logements, foyers de culture ou simplement encore, voitures, frigidaires, etc... ?
À ce premier choix entre des valeurs non exclusives l'une de l'autre, mais qui peuvent entrer dans des proportions variables dans le catalogue du bien-être, s'ajoute un choix plus délicat encore si l'on fait intervenir la qualité : voitures, plus souples, plus rapides - télévision en couleur, portative - logements agrandis et insonores - classes de vingt élèves, maîtres reposés - moyens de transport collectif plus confortable - villages de vacances - maisons de la culture bien équipées, etc...
À ce choix s'ajoutent aussi ceux qui concernent la réalisation et le financement des besoins :
Dans quel cadre seront-ils satisfaits ? Au sein de la famille (cuisine familiale, spectacle télévisé, lessive ménagère) ou sur le marché (restaurant, théâtre, lavomat) ou dans un groupe coopératif (cantine, association culturelle, séchoir collectif d'immeuble)…
Comment seront-ils financés ? Par l'augmentation des salaires et la possibilité d'accéder ainsi aux produits les plus divers et de meilleure qualité ou par une gratuité s'étendant à des secteurs de plus en plus nombreux : dès à présent, sont gratuits ou partiellement gratuits l'enseignement, certaines manifestations culturelles ou sportives, la plupart des soins médicaux, l'utilisation des routes en France ; il n'y a pas de raison fondamentale que ne s'y ajoutent pas, par exemple, les logements ou les repas des cantines publiques.
De ce dernier point de vue, le clivage n'existe pas seulement entre le monde socialiste et le monde capitaliste, mais à l'intérieur de ce dernier. Les États-Unis et certains pays capitalistes comme la France prennent des directions souvent opposées.
IV
À ces problèmes, la société soviétique croit pouvoir répondre par la planification totale de l'économie. Celle-ci, tendant à "assurer la satisfaction maximum des besoins naturels et culturels sans cesse accrus de la société", devrait, suivant une pétition de principe, éliminer avec les pénuries les survivances de la mentalité du passé et les résistances de l'individu à la pression sociale pour aboutir à une harmonie complète de la personne humaine avec la société.
De fait, il existe à la base de la planification en U.R.S.S. un arbitrage entre les besoins de consommation et d'investissement. Les premiers étant globalement [474] dégagés, la production s'efforce de les satisfaire sans déséquilibre, sinon sans gaspillage bureaucratique ; les besoins collectifs ne sont pas sacrifiés au bien-être individuel, l'avenir ne l'est pas au présent. On en voit les immenses avantages du point de vue de l'équilibre et de la cohérence.
Mais on a constaté le risque, lorsque les masses ne participent pas à l'élaboration des objectifs, de sacrifier le présent à l'avenir, l'individu à la collectivité ; on voit également se dégager, non sans appréhension, une certaine conception rigide du bien-être. N'est-il pas dangereux de projeter sur l'avenir des aspirations liées à la situation de l'homme d'aujourd'hui ou d'hier ? Est-il possible de résister à la tentation du grandiose d'une part, du conformisme d'autre part ? Le bien-être ne résulte-t-il pas, à un certain niveau, de la diversification, de l'inattendu, du contraste ? Avec l'extension des loisirs, le jeu, l'éros, ne prennent-ils pas une place difficilement planifiable ? N'existe-t-il pas une contradiction, au-delà d'un certain seuil, entre le bien-être et son organisation, qui se manifeste souvent par une saturation, un désir de retour en arrière ?
Peut-on pallier ces dangers ? Peut-on faire participer les masses à l'élaboration des objectifs du bien-être ? Peut-on, au fur et à mesure des progrès, de la satisfaction des besoins essentiels du plus grand nombre, laisser une plus grande part au choix individuel ? C'est le problème des pays socialistes. C'est la pression des individus qui doit contribuer à le régler.
Cette pression commence d'ailleurs à se manifester. Les techniciens et les intellectuels de tout ordre qui ont accès à la fois à l'aisance et à la culture, cherchent manifestement à briser des cadres de vie trop rigides.
V
À l'opposé d'une conception rigide et dogmatique du bien-être, certains sont portés à laisser libre cours au développement de la consommation. Ils demandent au nom de quel critère on imposerait des choix et des décisions autoritaires. C'est l'intérêt spontané du consommateur qui doit servir de guide.
Cette attitude se heurte à une série d'objections :
- - Il n'est pas vrai que les besoins fleurissent librement dans le régime capitaliste.
En premier lieu, ils ne sauraient fleurir là où les besoins essentiels ne sont même pas satisfaits, ce qui reste le cas d'une très large fraction de la société.
Quand, d'autre part, ils commencent à se manifester, les marchands de bien-être orientent les goûts et les désirs. Mais, ce sont des guides plus ou moins occultes, le plus souvent intéressés et dont la vue reste toujours étroite.
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La publicité directe ou déguisée (à travers les films, la littérature à bon marché, etc. ...) avive certains désirs, provoque des frustrations. Mais, d'autres désirs ne sont pas ressentis parce qu'ils ne correspondent à rien de vendable, par exemple l'urbanisme, les progrès de la culture, les satisfactions esthétiques, l'organisation des loisirs.
- - Un empirisme sans principe est dangereux sur le plan économique. L'expansion américaine montre qu'il sacrifie à la production d'objets de consommation de plus en plus futiles, des équipements collectifs dont l'insuffisance bloque les progrès ultérieurs.
- - Il tend d'autre part à nier le concept de civilisation, à lui substituer celui du bien-être. Or, il n'y a pas identification mais relation dialectique de l'un à l'autre. Le bien-être permet d'atteindre et de généraliser certaines valeurs qui, à leur tour, modifient, enrichissent les concepts antérieurs du bien-être. Sans ce processus dialectique, une société ne sait plus où elle va ; elle met en doute son aptitude au progrès.
La double critique des conceptions dogmatique et empiriste du bien-être conduit à définir une politique active, mais prudente, qui pourrait s'orienter dans les directions suivantes :
- - recenser les besoins privilégiés à satisfaire et ceci d'abord pour les classes défavorisées ;
- - éliminer au maximum les fausses orientations intéressées de la consommation ;
- - informer l'opinion des options à prendre et de leurs conséquences ;
- - élever au maximum les connaissances de la population pour l'amener à participer aux décisions majeures, à formuler à travers ses représentants une conception du mieux-être ;
- - fixer, en fonction de cette conception, les objectifs de production.
VI
La planification, en régime capitaliste, ne se pose qu'insuffisamment ces problèmes ; elle y répond encore moins.
Elle s'efforce d'harmoniser autant que faire se peut la croissance de la production des différentes branches de l'économie et sans doute tient-elle compte, à cet égard, des besoins de consommation et de la croissance de ces besoins. Des progrès [476] notables ont été réalisés en France, lors des travaux d'élaboration du IVe Plan de modernisation. Mais quels que soient les progrès récents et la tendance délibérée d'intégrer les problèmes de la consommation dans l'élaboration du Plan, des lacunes fondamentales subsistent, sur un certain nombre de plans différents :
En premier lieu, l'insuffisance des données statistiques relatives à la consommation et à son évolution par catégories de produits et de services et par catégories socio-professionnelles. Des progrès récents ont sans doute été réalisés en France, notamment par le C.R.E.D.O.C. et le S.E.E.F., mais, outre l'insuffisance des moyens mis à la disposition des économistes et les difficultés méthodologiques, ces études soulèvent des problèmes délicats :
- a) L'évolution rapide des techniques ne peut pas ne pas réagir fortement sur celle des consommations, à l'intérieur d'une catégorie de produits, de services (substitution de certains produits), ou entre les différentes catégories de consommation dont le prix relatif s'est nettement abaissé.
- b) Certaines mutations socio-économiques radicales interviennent en l'absence même d'une transformation profonde du régime économique ; elles réagissent sur l'évolution des consommations ; par exemple, les migrations rurales et l'urbanisation transforment les besoins des nouveaux citadins ; l'allongement de la scolarité développe les exigences culturelles ; l'allongement de la vie, de l'âge de la retraite, crée de nouveaux besoins pour les personnes âgées.
- c) Des effets seconds multiples s'ajoutent aux besoins nouveaux. Par exemple, le développement de l'enseignement supérieur demande des bâtiments universitaires, mais aussi des résidences et des cantines pour les étudiants, des fournitures scolaires, des laboratoires, etc...
Celui de la circulation automobile commande la création de parkings dans les villes, d'autoroutes à grande circulation ; celui des logements est entravé par la rareté des terrains ; celui des congés, qui rend certaines régions inaccessibles ou intolérables à certaines époques, exige des solutions diverses : équipement touristique, étalement des vacances, etc...
À ces problèmes méthodologiques s'ajoutent des problèmes plus graves, d'ordre politique. Une récente enquête du C.R.E.D.O.C., utilisée notamment par une Commission de réforme fiscale [2], a révélé des disparités considérables dans la distribution des revenus et dans leur utilisation entre les différentes catégories de consommateurs, selon le niveau des revenus et les catégories socio-professionnelles.
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Il paraît aberrant qu'une telle enquête ait pu révéler de telles disparités et que le Gouvernement n'ait pas demandé aux planificateurs de mettre en priorité l'accent sur l'effacement ou l'atténuation de celles-ci.
Intolérables sur le plan de la justice sociale, ces disparités le sont aussi sur le simple plan du développement économique. Il n'est pas possible que celui-ci se poursuive longtemps sans une forte augmentation des revenus les plus faibles et, corollairement, sans une modification des dépenses des catégories socio-professionnelles les plus défavorisées. Le niveau actuel d'industrialisation, en effet, implique que la production en série trouve des débouchés sans cesse nouveaux, non à l'échelle de quelques individus mais de masses considérables.
À supposer que le Gouvernement prenne conscience de ces problèmes, ceci entraînera une réorientation des études de consommation en prenant comme hypothèses, non la quasi-constance de la répartition des revenus et des consommations par catégories socio-professionnelles, mais un relèvement très sensible du revenu des tranches les plus basses. Encore conviendra-t-il de mettre au point des propositions concrètes, acceptables sur le plan économique et politique et de nature à assurer la réalisation des hypothèses nouvelles.
La planification, qui est dans une large mesure contradictoire avec certains ressorts fondamentaux du capitalisme, l'est plus encore lorsqu'il s'agit d'orienter la consommation.
En premier lieu, parce qu'un grand nombre de besoins collectifs sont assurés par la puissance publique et sont donc financés par l'impôt ; dans une économie qui reste liée au profit, un certain seuil d'impôt ne peut être dépassé ; et dans le cadre d'un financement limité, les arbitrages sont toujours difficiles.
D'autre part, la nécessité de vendre à l'aide d'appâts multiples, le gaspillage qui en résulte et les mauvaises orientations de la consommation sont liés au caractère privé de la production et de la distribution (ce qui ne veut pas dire que l'étatisation de la production et de la distribution ne comporte pas des défauts d'un autre genre).
VII
Peut-être ne peut-on remédier complètement à cet état de choses dans le régime capitaliste, mais sans doute peut-on progresser :
1. Par une orientation plus nette des méthodes de planification vers l'étude des besoins et de leur modification, dans les différents sens qui ont été tracés plus haut.
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Cette étude doit donc porter sur les besoins des différentes catégories socioprofessionnelles ; elle doit être également différenciée par situation de famille, d'âge et de région géographique ; elle doit tenir compte, pour chaque situation, des composantes du bien-être : économie de fatigue, sentiment de sécurité, sentiment d'aisance et de liberté.
Elle doit tenir compte d'autre part des mutations qui se produisent, soit sur le plan des techniques de production (donc des substitutions de produits et des changements de prix relatifs), soit sur le plan sociologique.
Elle doit prendre en première considération le relèvement indispensable du niveau de vie des classes les plus défavorisées.
Ceci implique, d'une part, le relèvement direct du revenu des tranches les plus basses (soit par hausse des salaires, soit par transferts sociaux) et, d'autre part, la modification de certaines habitudes de vie et de certaines formes de consommation.
Par exemple, certains centres d'habitat collectif pour les vieux travailleurs économiquement faibles, ne pouvant ou ne voulant vivre chez leurs enfants, pourraient, tout en préservant leur indépendance, améliorer leur niveau de vie (magasins à circuit court attenants à ces centres - organisation des loisirs - utilisation des centres de colonies de vacances en période creuse, etc...). De nombreuses expériences devraient être suivies et généralisées s'il y'a lieu. La réalisation et les progrès de ces expériences devraient être un des éléments du Plan de modernisation.
De même, le logement, le confort, les congés, les loisirs, les activités culturelles ou sportives des milieux ruraux pourraient faire l'objet d'un effort collectif étudié, mesuré.
On pourrait envisager aussi le développement de travaux complémentaires décents et liés, dans une certaine mesure, à leurs études, pour les étudiants.
2. C'est dire qu'une telle étude ne peut être l'œuvre des seuls techniciens ; que les syndicats, les représentants de tous les groupes sociaux et des forces économiques doivent y participer ; qu'elle ne doit pas se faire au seul niveau central, mais doit être préparée au niveau des communes, des régions, des établissements publics, des comités d'entreprise. On doit d'ailleurs se poser le problème de la décentralisation des initiatives tendant au mieux-être. Il est sans doute possible, en dehors des impulsions nationales nécessaires, de renforcer les pouvoirs locaux à cet égard.
3. C'est dire également qu'un programme de ce genre nécessite des moyens extraordinaires d'information, voire de pression sur l'opinion publique, pour orienter la consommation.
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Il serait, certes, dangereux, du point de vue du ressort de l'économie, de brider brutalement certaines consommations, d'éliminer la publicité qui témoigne, dans une large mesure, de l'activité économique. Encore appartient-il aux Pouvoirs Publics de la réglementer, d'en restreindre le champ (par exemple, la maintenir écartée de la télévision, préserver les routes et les sites de l'affichage publicitaire) et d'en corriger éventuellement (comme cela est timidement commencé pour l'alcool) les effets nocifs. Il leur appartient également d'utiliser certains moyens publicitaires pour créer des habitudes nouvelles (favoriser par exemple le développement de certaines méthodes de vente, de certains circuits de distribution, encourager l'étalement des congés, le développement de certaines régions touristiques, etc. ...).
4. Il va de soi qu'un programme de développement et d'orientation de la consommation ne peut être traité dans le seul cadre national, mais doit tenir compte de l'aide aux pays sous-développés et du Marché Commun européen.
5. On ne saurait oublier enfin que tout progrès dans ce sens fera nécessairement apparaître certains verrous du capitalisme.
Les problèmes de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme mettent en lumière le caractère périmé de la propriété du sol dérivée du Code Napoléon.
Les problèmes de l'agriculture rendent évidente la nécessité de certaines formes de coopération obligatoire.
L'allongement de la scolarité montre les besoins pressants d'une politique de culture populaire et d'éducation permanente.
Les loisirs accrus montrent l'insuffisance de nos équipements sportifs, de nos colonies de vacances, etc...
Le développement de la consommation fait apparaître les tares de nos circuits de distribution.
Sous ces derniers aspects, le Plan a rôle d'informateur et d'éducateur politique. C'est pourquoi, notamment, il importe, comme il a été dit plus haut, qu'il ne reste pas entre les mains des seuls techniciens, mais qu'y participent les représentants des groupes sociaux et économiques
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L'évocation de tous ces problèmes, s'ils sont liés à la satisfaction de besoins concrets, vécus, doit ranimer la vie démocratique.
Les difficultés rencontrées pour les résoudre donneront le sentiment que les problèmes de la politique ne sont pas des jeux indépendants de la vie des hommes, et que certaines transformations fondamentales sont nécessaires si l'on veut atteindre les objectifs du bien-être.
[1] Claude ALPHANDERRY, "Peut-on fixer des objectifs sociaux au progrès économique ?" in Esprit, février 1962, 161-172.
[2] Rapport de la Commission d'Etudes fiscales (Imprimerie Nationale, 1961)