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Complexités du posthumanisme.
Trois essais dialectiques sur la sociologie de Bruno Latour.
Introduction
à la révolution
de la déconstruction
LA POST-MODERNITÉ, c'est le post-modernisme réalisé. À petit pas, insidieusement, nous sortons de la modernité tardive pour entrer dans la post-modernité (Freitag, 2002). Les contours de cette post-modernité demeurent vagues, mais nous savons déjà que la civilisation de l'avenir sera à la fois hypercapitaliste et hypertechnologique. La transition d'une modernité vers une autre ne se fait pas sans turbulences. La mouvance de résistance contre la mondialisation mercantile fait entrevoir la nature et l'enjeu de la société-monde techno-capitaliste qui se construit devant nos yeux. À défaut d'une autre mondialisation, d'un contre-projet hégémonique capable de domestiquer et de re-réguler le capitalisme déchaîné, on peut s'attendre à la commercialisation universelle de tous les biens la nature, la culture, la conscience, le corps, l'amour et, enfin, la vie elle-même. Le temps n'est pas à l'optimisme [1]. Depuis un quart de siècle, le capitalisme tardif est entré dans une phase exacerbée de « création destructive » des acquis sociaux des Trente Glorieuses. Rien ne résiste. Contre toutes les attentes, nous n'avons pas assisté à l'effondrement final du capitalisme, comme le vieux Marx l'avait prédit, mais à l'effondrement final du socialisme. La révolution a bien eu lieu, mais elle s'est faite contre l'arrangement néo-corporatiste de [8] l'après-guerre, contre le keynésianisme et le fordisme, contre la social-démocratie européenne. On est passé des Trente Glorieuses (Fourastié) au Vingt Piteuses (Baverez). Désormais, on ne peut plus que rêver de la stabilité et de la sécurité qu'offrait la vieille Europe à ses citoyens-producteurs-consommateurs. La nouvelle gauche est désemparée et désorientée, tandis que la vieille droite se reconvertit à la nouvelle religion de la compétition, sans voir que le néoconservatisme et le néo-libéralisme sont difficilement compatibles. L'utopie, c'est les années soixante et soixante-dix que nous avons tant aimées (même si nous étions trop jeunes pour l'apprécier, nous l'avons retrouvée à Amsterdam avant que les Pays-Bas ne basculent dans le populisme). L'utopie, c'est la croissance économique, le plein-emploi et la contestation libertaire du mode de vie productiviste-consumériste. « Calme, luxe et volupté », comme disait Marcuse à la suite du poète, en exprimant les aspirations post-matérialistes des nouveaux mouvements sociaux et culturels des sixties dorées (New Left, Flower Power, tiers-mondisme, etc.). En un quart de siècle, le néo-libéralisme a tout bousculé. En introduisant de force les principes du marché dans la politique, le capitalisme transnational s'est emparé de l'État pour le liquid(ifi)er et, de l'intérieur, il l'a investi pour privatiser les services publics et planifier la transition vers la société mondiale du marché. Le laisser-faire et le laisser-aller sont désentravés, tandis que le laissez-passer est strictement régulé par l'État qui assume de plus en plus les fonctions d'un hôtel de police (l’Estato-carabiniere). Tout en excluant une bonne partie de l'humanité (le Quart Monde, le Tiers Monde, les prolétaires, les chômeurs, les sans-papiers, les sans-terre), le capitalisme a intégré les segments les plus compétitifs de l'économie dans un réseau mondial unifié sans frontières. Désormais, les marchés financiers à travers le monde sont intégrés et opèrent comme une unité en temps réel. La « phynance », ce mélange insalubre d'argent propre spéculatif et d'argent sale d'origine criminelle, est le phylum vital du capitalisme collectif mondial. Le capitalisme financier, spéculatif et virtuel, fonctionne comme un casino. Rien ne va plus. Depuis que les États-Unis ont abandonné la convertibilité du dollar en or, les monnaies flottent librement. Déconnecté de la sphère [9] productive, le capitalisme financier spéculatif devient proprement spéculaire. Il s'accumule, mais on se demande d'où vient la plus-value. Elle ne provient pas du travail, puisque le capitalisme n'a plus besoin du travail pour se reproduire. Trop chers, le capital ne peut plus ou, en tout cas, ne veut plus se permettre les frais du travail. Il veut un capitalisme sans classes et, si possible, sans impôts et sans charges sociales. Dans les pays développés, l'armée des travailleurs de réserve a disparu en même temps que les armées de conscription de masse. Il est peu probable que les économies avancées retrouvent le plein-emploi. Dans les pays en voie de développement, les travailleurs sans travail transforment le vice en vertu. Comme le capitalisme n'a plus besoin des travailleurs, les travailleurs en concluent qu'ils n'ont plus besoin du capitalisme et réinventent les coopératives. L'économie solidaire offre une solution locale pour un problème global. Dans la mesure où il s'agit d'une économie des pauvres, l'économie populaire n'offre malheureusement qu'une pauvre alternative fonctionnelle à la richesse des nations. Si le capitalisme peut se passer du travailleur, il a en revanche toujours besoin du consommateur. Systématiquement ciblé par les techniques de séduction de la mercatique, inventée dans les années trente par Edward Bernays, le consommateur est devenu un des personnages centraux du nouveau capitalisme. Dans la société de consommation, tout est esthétisé, emballé, voilé, fétichisé. Tout comme la marchandise est de l'art commodifié, l'art est de la marchandise esthétisée. Avec l'esthétisation de la marchandise, c'est toute la culture qui finit par devenir marchandise. La culture internationale populaire est diversifiée et divertissante. Voyez MTV, allez aux Halles ou aux Mails ! Vous y verrez un capitalisme insolent et intelligent, jeune et original, provocateur et séducteur, qui expose des modes d'existence et propose des styles de vie à tout preneur [2]. À travers les médias de communication de masse, le capitalisme a investi [10] le domaine des représentations symboliques pour travailler directement la psyché et le corps. Offrant des identités prêt-à-porter (identity-kit) à tout un chacun, il reconfigure et redessine la subjectivité et, à travers elle, il produit un certain « type d'homme ou d'humanité » (Menschentum), pour parler comme Max Weber
Le passage d'un capitalisme industriel vers un capitalisme postindustriel, post-fordiste et post-moderniste a vraisemblablement renversé le schéma classique des sphères de détermination de l'économie (base-superstructure) : la sphère de la production des biens matériels est subordonnée à la sphère de la circulation des marchandises, elle-même subordonnée en dernière instance à la méta-sphère d'accumulation financière et spéculaire qui intègre et chaperonne le tout. Le capitalisme avancé est un capitalisme qui avance. Il entre en symbiose avec la science, l'instrumentalise, et utilise la techno-science comme une force productive. L'action systématique de la connaissance sur la connaissance et de la science sur la technologie accélère le rythme des inventions et institutionnalise la révolution technologique comme révolution permanente. En intégrant les technologies de l'information dans son mode de production, le capitalisme s'est transformé en « capitalisme informationnel » (Castells, 1996). Fondé sur la connaissance, organisé en réseau et composé de flux, il intègre la logique capitaliste de l'accumulation flexible et la logique technologique de la digitalisation dans un nouveau mode de développement qui révolutionne le monde. Tout ce qui était solide devient liquide et se transforme en mousse (Sloterdijk, 2004) ou, plus sérieusement, en réseau [3]. Depuis un quart de siècle, les développements intégrés de la micro-électronique, de [11] l'informatique et des télécommunications ont modifié les bases matérielles de la production, de la consommation, de la communication et de la subjectivation. En dix ans de temps, les ordinateurs se sont introduits dans les universités, les bureaux, les entreprises et les maisons, du moins en Occident. Qui écrit encore ses textes à la main ? Qui n'a pas accès à l'Internet ? Qui n'utilise pas l'e-mail ? Il ne faut pas sous-estimer les capacités transformatrices de la révolution digitale. La digitalisation universelle transforme virtuellement toute communication en information. Comme toute information peut être assimilée dans une banque de données et toute banque de données peut en principe être croisée avec et intégrée dans une autre banque de données, c'est le monde entier qui entre dans la combinatoire universelle de chiffres. La révolution digitale tend vers la mathesis universalis dont parlait Leibniz. Les tendances néo-gnostiques du temps présent sont manifestes. Depuis que la structure de l'ADN a été découverte par Watson et Crick en 1953, la vie elle-même est devenue quelque chose de virtuel. Digitalisé et informatisé, le code génétique apparaît comme une sorte de software complexe qui peut être reprogrammé en principe et, depuis l'invention des techniques automatisées de recombination de l'ADN, également en pratique (Ferreira, 2002). La digitalisation de la vie transforme le monde organique en un gigantesque texte ou hypertexte qui peut, si nécessaire, être édité et réécrit par les nouvelles technologies de communication. Comme la révolution biotechnologique intègre désormais la révolution digitale, tandis que la nanotech-nologie étend les processus d'informatisation de la matière organique en fusionnant la révolution de la micro-électronique et des sciences de la vie, il faut entendre la notion de technologies de communication au sens large du mot. Comprenant tous les moyens de digitalisation et de programmation de l'information, elle s'étend des anciennes technologies de l'information jusqu'aux nouvelles technologies de la vie.
Les nouvelles technologies de communication « décomposent les dualismes analogiques classiques pour les reconfigurer dans une des variantes infinies de la combinatoire digitale » (Sibilia, 2002, p. 208). [12] Suite à cette déconstruction digitale, toutes les anciennes oppositions sacrées et consacrées, telles que celles qui séparent a priori l'homme de l'animal ou l'homme de la machine, deviennent obsolètes. Le corps devient une machine, l'esprit un ordinateur et la vie un code à barres similaire à celui qu'on trouve dans les supermarchés. Dès lors que la barrière entre les espèces est technologiquement supprimée, on peut, en principe, recombiner et mélanger les gènes entre les espèces, créer de nouvelles espèces ou ressusciter des espèces disparues, comme le dinosaure ou le tigre de Tasmanie, par exemple. De même, en interconnectant les humains et les ordinateurs, on peut augmenter la capacité de la mémoire humaine ou introduire des nano-ordinateurs dans le cerveau, permettant, par exemple, aux aveugles de voir ou aux paraplégiques de se mouvoir. Les ingénieurs y travaillent déjà. Qu'ils réalisent leurs projets ou non, il est évident que la digitalisation virtuelle et la virtualisation digitale de la vie introduisent une césure dans l'histoire humaine. Désormais, l'humanité est capable de reprogrammer la vie et de continuer l'évolution de façon artificielle. Avec les nouvelles technologies de communication, au sens large du mot, l'humanité entre ainsi dans une nouvelle phase post-évolutionnaire, post-organique et, peut-être même post-humaniste de son histoire.
Fin de l'évolution, fin de la nature, fin de l'histoire, fin de l'homme, ces paroles prémonitoires semblent tirées tout droit d'un texte d'un Baudrillard ou d'un Virilio. La déconstruction de tous les dualismes analogiques que préconise la pensée post-moderne est manifestement en phase avec la digitalisation techno-capitaliste contemporaine. L'hypothèse qui sous-tend ce livre est que ce rapprochement entre la déconstruction littéraire-philosophique et la révolution techno-capitaliste n'est pas fortuit ni innocent. À l'instar du post-modernisme de la belle époque, le post-humanisme de nos jours constitue et accentue la logique culturelle du techno-capitalisme avançant. Déconstruisant l'opposition entre l'homme, l'animal et la machine comme un présupposé dépassé, elle ouvre l'hominiscence à la production techno-scientifique et la consommation bio-capitaliste. À l'instar [13] du techno-capitalisme informationnel, l'aftérologie réduit la réalité à un texte dans lequel on peut citer, clipper, couper et coller à volonté pour le rassembler comme un hypertexte sans début et sans fin, sans tête et sans queue. C'est le principe du Connecticut (Connect-I-Cut) qui permet de rompre la solution de continuité et de rassembler les éléments les plus disparates dans un tissu sans couture ou un réseau sans clôture. Empruntant une métaphore chère à Michel Serres, on pourrait dire que le postmodernisme plie le temps comme on plie une carte ou un mouchoir, par suite de quoi les éléments les plus éloignés dans le temps se retrouvent rapprochés dans l'espace. Le posthumanisme radicalise le textualisme post-moderne en concevant le génome comme un hypertexte complexe, composé de fragments et de virus tous azimuts qu'on peut recombiner et recomposer dans une nouvelle séquence génétique. Comme le postmodernisme, le post-humanisme est un symptôme de crise et, en tant que tel, un phénomène de transition qui accompagne et accélère la transformation structurelle de la civilisation occidentale-mondiale.
La déconstruction littéraire radicalise la sémiotique et transforme le monde entier en un texte. Du coup, toute la culture les textes, les tableaux, les villes, etc. devient interprétable à volonté. La déconstruction technologique est plus radicale. Elle transforme la nature en culture, en un texte qu'on peut raturer et modifier, non pas à volonté, mais dans les limites du possible. Avec la déconstruction de l'opposition entre la nature et la culture, tout devient culture (et après coup, on se rend compte que la nature n'a jamais existé et qu'elle a toujours déjà été culture). Les sciences naturelles et les sciences humaines se rejoignent et sont incorporées comme des chapitres des cultural studies. Quand la littérature comparée devient la science paradigmatique, c'est toute l'archéologie du savoir moderne qui bascule. En effet, si l'on comprend l'archéologie avec Foucault (1966) comme investigation de l'a priori historique d'une formation discursive entière qui rend possible et unifie un champ de connaissance, mais qui ne peut pas être fondée elle-même, la [14] disparition de la figure de l'homme comme figure de fond qui unifie les sciences humaines, marque bien la fin d'une époque. Dès lors que la vie, le langage et le travail ne trouvent plus leur fondement dans l'homme, dernier avatar du sujet transcendantal de Kant, mais dans le texte, les sciences humaines entrent en crise.
Une critique des sciences humaines, entendue comme réflexion sur les conditions de possibilité de la connaissance de l'homme, s'impose donc au moment même où l'homme s'éclipse comme fondement des sciences. Pas d'identité sans différence. Sans contrepoint naturel, sans point fixe, les sciences humaines perdent leur identité. Les systémistes comme Luhmann (1984) le savent bien : pas de système sans environnement, pas d'environnement sans clôture, pas de clôture sans distinction de l'identité et de la différence. La distinction entre la nature et la culture est fondamentale : elle fonde les sciences humaines. La sociologie, l'histoire, la psychologie, la pédagogie, etc. présupposent toutes qu'on puisse séparer l'homme de la nature, la nature de l'histoire, la culture de la technologie, la technologie de la société, car à défaut de leur distinction fondamentale (Basisdifferenz), les sciences humaines perdent leur objet, ou mieux, leur sujet. Les sciences humaines sont humanistes ou elles ne sont pas. Si on ne peut plus distinguer la nature et la culture, les sciences humaines entrent en crise. Car si tout est social ou culturel, si rien n'est plus naturel, les sciences humaines perdent leur sens en même temps qu'elles étendent leur empire.
La distinction entre la culture et la nature n'est pas seulement fondamentale pour les sciences humaines, mais aussi pour les systèmes sociaux. Tout système social présuppose nécessairement comme sa condition de possibilité une distinction entre le système social et son environnement naturel. D'un point de vue systémique, la modernité se caractérise par la différentiation fonctionnelle du système en sous-systèmes (Luhmann, 1997). Le passage de la différentiation par la stratification à la différentiation fonctionnelle s'effectue lorsque la distinction entre [15] le système et son environnement est introduite à l'intérieur du système social lui-même. Le résultat est la décomposition de la société en sous-systèmes autonomes qui construisent chacun leur propre monde en se distinguant de leur environnement. La science, l'économie, le droit, l'éducation, la religion, la médecine, etc., tous ces systèmes présupposent à leur tour la distinction entre la nature et la culture comme distinction de base. Sans cette distinction fondamentale, ils ne peuvent plus fonctionner, car si la distinction entre le sous-système et son environnement est systématiquement brouillée, s'ils ne peuvent pas simplifier leurs relations avec leurs environnements respectifs, ils ne peuvent plus générer la complexité intérieure que le traitement spécialisé de l'information requiert. Pour éviter l'effondrement du système et parer l'effacement de la distinction, les sous-systèmes sont obligés de reconstruire artificiellement leurs frontières. Ils le font en introduisant des distinctions conventionnelles (Beck, BonB et Lau, 2001, p. 13-62). L'effacement des anciennes distinctions entre la nature et la culture donne ainsi lieu à une nouvelle délimitation de l'environnement. Comme il s'agit en fait d'une redéfinition de la nature de l'homme, ou, pour le dire en termes plus conventionnels, de l'humanitude, cette stabilisation du système par délimitation de ses frontières relève de la morale de l'espèce humaine et, donc, de la bio-politique. Ulrich Beck (2004, p. 15) l'a bien vu : « L'effacement des frontières contraint à la décision : plus on efface les frontières, plus les contraintes à la décision sont fortes et plus les constructions des frontières morales sont provisoires ce qui veut dire politique des frontières. » Les débats contemporains sur le génie génétique et la modification technologique de la nature de l'homme montrent bien que la politique des frontières est devenue une question de société. On ne peut pas l'esquiver. Plus on modifie la nature de l'homme, plus on a besoin de repères moraux qui tracent la frontière entre l'humain et l'inhumain, entre l'acceptable et l'inacceptable. Les posthumanistes qui déconstruisent la distinction fondamentale entre la nature et la culture en brouillant joyeusement les humains et les non-humains dans des réseaux socio-techniques ne voient pas qu'on ne peut pas se passer de toute distinction. Sous la couverture d'une [16] politique de la nature, ils effacent systématiquement les frontières ontologiques, mais ce faisant ils esquivent la responsabilité et cautionnent l'avancée de l'inhumain.
Dans ce livre, je tiens à soumettre le néo-vitalisme technologique à une critique idéologique (Ideologiekritik). Par néo-vitalisme technologique, j'entends toutes les théories futuristes et technocapitalistes d'obédience néo-nietzschéenne qui cherchent à dépasser l'humanitude et préconisent une politique d'hybridisation artificielle de la nature (naturelle, animale et humaine). Intégrant les humains et les non-humains dans des réseaux rhizomatiques d'actants, la sociologie de la traduction de Bruno Latour, Michel Callon et John Law, mieux connue à l'étranger sous le nom d'Actor Network Theory (ANT), en offre l'exemple le plus brillant, mais on trouve des constructions similaires dans le monde anglo-saxon (Haraway, Strathern, Rabinow cf. Escobar, 1999). Bien que le livre n'ait pas été écrit comme une excursion généalogique dans l'histoire des idées, le lecteur y trouvera néanmoins une exploration de quelques-unes des théories (Leroi-Gourhan, Deleuze et Guattari, Serres, Simondon) qui ont significativement influencé la formulation originale de l'associologie de Bruno Latour.
À l'instar des marchandises, les textes réunis dans ce livre ont une histoire et une biographie. Ils ont été écrits à différents moments de ma vie et témoignent de mon développement intellectuel, ainsi que de l'influence des différentes institutions qui m'ont accueilli ces dernières années [4]. Le petit [17] texte qui compose la seconde partie de cet ouvrage représente, de fait, ma première rencontre avec la théorie des actants rhizomes. Originellement publié en anglais sous le titre Reconstructing Humants, il fut écrit à l'occasion d'une conférence internationale sur le statut des objets dans la théorie sociale (Pels, Hetherington et Vandenberghe, 2002). Je remercie Alain Caillé de l'avoir publié en français dans la Revue du MAUSS qu'il anime et Bruno Latour d'avoir répondu avec humour aux critiques que nous lui adressions, Caillé et moi (Latour, 2001). Malgré le style délibérément ludique, le texte présente une critique ontologique, méthodologique et théorique sérieuse de l’ANT. Réfléchissant avec Marx et Mauss sur le statut des non-humains, j'essaie de dialectiser la narration actantielle de Latour en intégrant les réseaux dans une théorie englobante des sociétés techno-capitalistes. Dans Pour une critique de l'économie bio-politique, le long texte d'ouverture, je poursuis indirectement la critique de la sociologie de la traduction en essayant de développer une théorie critique du biocapitalisme contemporain. Tout en analysant le développement des techno-sciences biologiques et cybernétiques qui brouillent la distinction entre les régions ontologiques de l'humain, de l'animal et de la machine, je critique les discours philosophiques néonietzschéens (Deleuze, Serres et Compagnie) qui accompagnent, annoncent et célèbrent la fin de l'humain. La thèse centrale de ce texte complexe et ambitieux est que le monde contemporain est de plus en plus deleuzien : performatif et pragmatique, hétérogène et machinique, hypercomplexe et chaosmotique, le techno-capitalisme innove, déconstruit et révolutionne le monde. Dans le dernier texte, intitulé Critique et Construction dans la nouvelle sociologie française, je compare et je contraste les sociologies de Bourdieu, Boltanski et Latour à partir d'une analyse des concepts de critique et de construction (ou de constitution) qu'ils mettent en œuvre. Allant à l'encontre des interprétations usuelles, je n'oppose cependant pas Boltanski et Latour à Bourdieu, mais bien Bourdieu et Boltanski à Latour.
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Ensemble, les trois textes réunis dans ce livre développent une critique dialectique de la sociologie de l'association de Bruno Latour. Ce n'était pas prévu. À chaque fois, je me suis laissé emporter par le talent provocateur de son auteur. En dépit de toutes mes critiques, je reste un sympathisant de l’ANT. J'admire Latour, le théoricien, et je respecte Bruno, l'homme. C'est d'ailleurs pourquoi je tiens à lui dédier ce livre.
New Haven,
septembre 2006.
[1] Je ne parle même pas de la conjoncture géopolitique : la révolution conservatrice aux Etats-Unis, la montée de la xénophobie en Europe, la restauration de l'autoritarisme en Russie, le léninisme de marché en Chine et l'intégrisme au Moyen-Orient sont de mauvais augure. Depuis le 11 septembre 2001 le monde va de mal en pis. Seules l'Amérique latine et l'Inde sont sources d'espoir, pourvu qu'elles réussissent à redresser l'inégalité et pacifier les « classes dangereuses ».
[2] Contrairement à ce que pensent certains intellectuels, il faut insister que le marché ne traite pas le consommateur comme un abruti. On n'échappe pas au consumérisme. Il y a en a pour tout le monde et pour toutes les bourses. Il suffit d'aller à la FNAC pour s'apercevoir de l'attraction que la marchandise du livre peut exercer sur les esprits les plus rétifs à la consommation.
[3] Les topologies complexes sont à la mode. Alors que Bachelard distinguait encore soigneusement la poétique et la science, la nouvelle science dissipe les structures solides du monde et reprend les métaphores de l'œuf, de l'eau, de la vague, de la mousse et de la flamme pour théoriser l'auto-organisation de la vie organique et non organique. Lorsque les métaphores passent des sciences naturelles aux sciences sociales, la distinction entre la science et la littérature s'éclipse, par suite de quoi la sociologie prend les allures d'un roman philosophique comme on le voit, par exemple, chez Sloterdijk (2004, p. 54-65, 244-260, 568-581). Remplaçant la métaphore du réseau par celle de la mousse, il conçoit la société comme une agrégation de bulles co-isolées.
[4] J'en profite pour remercier mes collègues de l'université Brunel à Londres, avant tout Steve Woolgar, Mike Lynch, Ruth McNally et Dick Pels, de m'avoir introduit aux social studies of science. Je remercie également mes amis hollandais, spécialement Harry Kunneman, Henk Manschot, Marc de Leeuw, Annemie Halsema et Fernando Suârez Millier, de m'avoir accueilli à la petite Université pour les études humanistes à Utrecht. Je salue également les collègues et les étudiants de l'Université de Brasilia, notamment Brasilmar Nunes, Christiane Girard, Sadi dal Rosso et Gabriel Peters, qui ont accompagné mon séminaire de recherche sur la modernité tardive (ou « attardée », pour ce qui concerne l'Amérique latine). Je suis reconnaissant à Alain Caillé, Michel Freitag, Danny Trom et surtout Henri Vaugrand d'avoir bien voulu publier des fragments de ce livre dans les revues et les collections de livres qu'ils dirigent.
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