Luc TURGEON
Professeur adjoint, École d’études politiques, Université d’Ottawa
“Gérard Bouchard
et les dimensions symboliques
de l’interculturalisme
et du multiculturalisme.”
Discussion de l’ouvrage de Gérard Bouchard, L’interculturalisme. Un point de vue québécois. Un article publié dans la revue SociologieS, 26 mai 2015.
Notes de la rédaction
Le Grand résumé de l’ouvrage par son auteur est disponible à l’adresse : https://sociologies.revues.org/5092 et la discussion par Céline Saint-Pierre à l’adresse : https://sociologies.revues.org/5094
Luc Turgeon, « Gérard Bouchard et les dimensions symboliques de l’interculturalisme et du multiculturalisme », SociologieS [En ligne], Grands résumés, L’Interculturalisme. Un point de vue québécois, mis en ligne le 26 mai 2015, consulté le 18 octobre 2017. URL : http://sociologies.revues.org/5096.
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L’important ouvrage de Gérard Bouchard, L’Interculturalisme : un point de vue québécois, peut se résumer en un mot : équilibre. Ce mot est pratiquement présent à chaque page de l’ouvrage. Gérard Bouchard voit dans sa conception de l’interculturalisme un équilibre entre la valorisation de la culture de la majorité francophone et celles de différents groupes issus de l’immigration. Il présente également son modèle comme constituant un juste équilibre entre le multiculturalisme et d’autres modèles d’aménagement de la diversité ethnoculturelle, entre autres l’assimilationnisme.
L’ouvrage riche et nuancé de Gérard Bouchard a pour principal objectif de donner des assises conceptuelles plus solides à l’interculturalisme québécois. Comme le rappelle l’auteur, bien que le terme interculturalisme soit présent dans différents documents gouvernementaux et ait été l'objet de réflexions théoriques d'un nombre important de chercheurs québécois, il s'agit d'un concept qui demeure, en quelque sorte, en construction. L'objectif de Gérard Bouchard est donc de proposer sa propre conception de l'interculturalisme, une conception à plusieurs égards inspirée par l'expérience québécoise d'aménagement de la diversité depuis les années 1960.
Gérard Bouchard définit l'interculturalisme comme un « modèle axé sur la recherche d'équilibres qui entend tracer une voie entre l'assimilation et la segmentation et qui, dans ce but, met l'accent sur l'intégration, les interactions et la promotion d'une culture commune dans le respect des droits et de la diversité » (Bouchard, 2012, p. 51). Pour lui, l’interculturalisme s’inscrit dans le paradigme de la dualité, que l’on retrouve « là où la diversité est pensée et gérée sur la base d’un rapport entre des minorités issues d’une immigration récente ou ancienne et une majorité culturelle qu’on peut qualifier de fondatrice » (Ibid., p. 32). Par ailleurs, le multiculturalisme canadien s’inscrirait davantage dans le paradigme de la diversité, selon lequel la nation est « constituée d’un ensemble d’individus et de groupes ethnoculturels, tous placés sur un pied d’égalité et protégés par les mêmes droits » (Ibid., p. 30).
Bien que l’ouvrage cherche à répondre à un nombre considérable d’interrogations sur la laïcité, sur les contours de la culture commune et sur la situation politique du Québec je souhaite m’attarder dans ce court texte à un enjeu théorique et politique spécifique : les similarités et les différences entre le multiculturalisme et l’interculturalisme. Tout au long de l’ouvrage et donc au-delà du chapitre trois consacré spécifiquement à cette question, Gérard Bouchard tente de démontrer que l’interculturalisme ne serait pas qu'un « multiculturalisme à visage québécois ». Rappelons que cet argument est mis de l’avant par deux groupes distincts d’intervenants dans le discours public (Ibid., pp. 98-99). D’une part ceux qui rejettent, pour l’essentiel, toutes formes de reconnaissance institutionnelle de la diversité ethnoculturelle et qui insistent, de façon plus ou moins explicite, sur l’importance d’encourager activement l’assimilation des immigrants à la majorité. D’autre part ceux qui appuient l’approche multiculturelle et qui ne voient dans l’interculturalisme qu'un exercice de rebranding du multiculturalisme [1].
Comme l’affirme Gérard Bouchard, différencier l’interculturalisme du multiculturalisme est relativement complexe dans la mesure où les deux approches « partagent fondamentalement la même orientation pluraliste ainsi que les grands objectifs qui la définissent [...], orientation dont ils proposent cependant des versions différentes, adaptées à leurs réalités » (Ibid., pp.103-104). Il est de plus difficile de différencier les deux puisque le concept de multiculturalisme est polysémique et qu'il « prend des sens différents d'un auteur, d'une école de pensée ou d'un pays à l'autre » (Ibid., p. 95).
Premièrement, le multiculturalisme, au Canada et en Europe, est souvent présenté comme une philosophie ou une politique publique qui rejette l'existence d'une culture nationale et qui favorise la segmentation, la ghettoïsation et le relativisme culturel. Gérard Bouchard présente cette perspective comme étant la perception la plus répandue du multiculturalisme (Ibid., p. 95). Dans le contexte québécois, on notera que ce discours sur les répercussions du multiculturalisme est présent à la fois chez les partisans de l’assimilation et chez certains défenseurs de l’interculturalisme québécois. Chez ces derniers, les effets soi-disant pervers du multiculturalisme justifient l’adoption d’une politique de l’interculturalisme [2]. Il est tout à l’honneur de Gérard Bouchard de ne pas fonder sa démarche sur une telle présentation stéréotypée du multiculturalisme. Une littérature scientifique aujourd’hui abondante montre que les pays ayant adopté une politique officielle de multiculturalisme ne sont pas plus susceptibles que d’autres de faire l’expérience de la segmentation ethnoculturelle [3].
Deuxièmement, le multiculturalisme se réfère à un ensemble de politiques publiques adoptées depuis la fin des années 1960 dans un certain nombre de pays, entre autres le Canada, ayant pour objectif l’aménagement de la diversité ethnoculturelle. Comme l’affirme avec justesse Gérard Bouchard, les politiques de multiculturalisme ont évolué au fil des ans. Cet auteur affirme que les politiques publiques d’interculturalisme et de multiculturalisme ont maintenant plusieurs éléments en commun [4]. Il suggère que le multiculturalisme canadien se serait dans les faits rapproché de l’interculturalisme québécois, entre autres en mettant davantage l’accent sur les interactions et sur l’importance de relations harmonieuses. Ce changement établirait une plus grande préoccupation pour le développement d’une culture commune. Cet argument me semble problématique dans la mesure où les politiques multiculturelles ont pris différentes formes, dans différents pays et que certaines des caractéristiques que Gérard Bouchard associe aux politiques d’interculturalisme étaient présentes dans des pays, dont l’Australie, ayant une politique officielle de multiculturalisme.
Troisièmement, le multiculturalisme réfère, au-delà de la version caricaturale présentée ci-dessus, à une pensée philosophique riche développée après l’apparition des premières politiques de multiculturalisme, en particulier au cours des années 1990. Gérard Bouchard ne discute pas directement cette pensée, malgré certaines références aux travaux de Will Kymlicka. Dans cette perspective, l’argument selon lequel Gérard Bouchard ne prendrait pas en considération l'ancrage de la philosophie multiculturelle dans la pensée des « libéraux nationalistes », qui accordent une importance considérable à l’identité nationale, me semble manquer sa cible [5]. Gérard Bouchard ne réfléchit pas à l’interculturalisme à partir de la pensée multiculturaliste associée aux travaux de Charles Taylor, Will Kymlicka ou Tariq Modood, mais plutôt à partir des « représentations » de la communauté politique associées à différents modèles de prise en charge de la diversité ethnoculturelle.
La réflexion de Gérard Bouchard portant sur les représentations de la communauté politique et ses effets politiques, réflexion ancrée dans l’expérience canadienne et québécoise, constitue ultimement la plus grande force de cet ouvrage. L’auteur a le mérite de mettre à l’avant-plan une quatrième dimension du multiculturalisme, le multiculturalisme comme représentation de la communauté politique, qui est analytiquement distincte des politiques publiques associées au multiculturalisme et de la pensée multiculturaliste. Le multiculturalisme, comme il a été déployé dans plusieurs pays occidentaux à partir des années 1970, s’inscrivait dans une tentative non seulement de concilier le nationalisme et le libéralisme, mais également de redéfinir l’identité nationale. Bien que Gérard Bouchard n’explore pas cette question en profondeur, il faut rappeler que, dans des pays comme le Canada et l’Australie, l’adoption d’énoncés ou de politiques soulignant le caractère multiculturel de ces pays s’est faite dans un contexte de remise en question de la référence britannique et de l’adoption d’une nouvelle identité nationale. À plusieurs égards, sans abandonner totalement l’importance de l’héritage britannique, en particulier en Australie, ces pays ont mis de l’avant une représentation de la nation faisant de sa propre diversité ethnoculturelle (et la célébration de cette dernière) sa caractéristique première.
Dans cette perspective, le multiculturalisme, en particulier le multiculturalisme canadien, est à la fois une politique de prise en charge de la diversité ethnoculturelle et un exercice de nation-building. Cet exercice vise selon Gérard Bouchard à établir les fondements symboliques de la société. Cet auteur a le mérite de réfléchir à l’impact structurant de ces représentations de la communauté politique, une dimension trop longtemps négligée par les penseurs du multiculturalisme.
Ultimement donc, chez Gérard Bouchard, la différence entre le multiculturalisme et l’interculturalisme tient au fait que ces formules d’aménagement du pluralisme s’inscrivent dans des processus de nation-building distincts. Gérard Bouchard affirme d’ailleurs explicitement que « l’élément le plus déterminant et le plus évident [pour expliquer les différences entre les deux modèles], c’est que l’interculturalisme prend pour objet la nation québécoise dans son ensemble, comme société d’accueil, nation dont les racines historiques, sociologiques et institutionnelles sont profondes et dont l’existence fait l’objet d’un très large consensus. L’interculturalisme suppose aussi le développement d’un sentiment d’appartenance (prioritaire ou non) à cette nation » (Ibid., p. 99).
Bien que Gérard Bouchard ait sans doute raison d’affirmer que le multiculturalisme, à tort ou à raison, est fortement contesté par les Québécois, il est cependant faux d’affirmer qu’un consensus existerait au Québec selon lequel l’interculturalisme serait le meilleur modèle pour le Québec (Ibid., p. 11). L’affirmation de cet auteur tient en fait elle-même beaucoup plus à la construction symbolique qu’à la réalité empirique. Cette affirmation est d’autant plus surprenante que son livre est en grande partie consacré aux nombreuses critiques de l’interculturalisme.
Dans l'optique de différencier l'interculturalisme du multiculturalisme, l'ancrage de l’interculturalisme dans le paradigme de la dualité peut sans doute être critiqué. Notons dans un premier temps que Gérard Bouchard affirme que l’interculturalisme ne crée pas la dualité, mais qu’il en prend simplement acte dans la gestion de la diversité, c’est-à-dire qu’elle est à plusieurs égards son point de départ (Ibid., p. 37). On pourrait cependant affirmer que c’est le cas de pratiquement tous les modèles de prise en charge de la diversité ethnoculturelle, y compris le multiculturalisme, puisque ces modèles tentent de répondre dans un premier temps à l’existence même des minorités ethnoculturelles. Dans un deuxième temps, comme Laurent de Briey l’a noté dans sa critique de l'ouvrage de Gérard Bouchard, il est sans doute plus juste d'affirmer que l'interculturalisme se situe à l'intersection entre le paradigme de la dualité et de la mixité puisque l'objectif du dialogue interculturel est l'émergence d'une culture commune en changement constant (de Briey, 2014) [6]. Dans une telle perspective, ce qui différencie l'interculturalisme du multiculturalisme, dans la mise en place de fondements symboliques de la société, c'est une représentation de la communauté politique qui n’est pas la somme de ses diversités, mais plutôt le fruit d'un dialogue entre des composantes elles-mêmes constamment en changement. La proposition d'Alain G. Gagnon et Raffaele Iacovino de faire reposer l'interculturalisme sur la citoyenneté et sur la "fusion des horizons" reflète beaucoup mieux, à mon avis, cette perspective (Gagnon & Iacovino, 2007).
Ultimement, une véritable politique québécoise de l'interculturalisme demeure un projet inachevé. Le grand mérite de Gérard Bouchard est non seulement d'avoir contribué à relancer la discussion sur ce le sujet, mais de l'avoir fait avec une attention particulière aux défis spécifiques auxquels sont confrontés les différentes composantes de la société québécoise.
Bibliographie
Bloemraad I. (2006), Becoming a Citize: Incorporating Immigrants and Refugees in the United States and Canada, Berkeley, University of California Press.
Bouchard G. (2012), L’Interculturalisme. Un point de vue québécois, Montréal, Éditions Boréal.
De Briey L. (2014), « Un interculturalisme communautarien : à propose de L'interculturalisme. Un point de vue québécois, de Gérard Bouchard », Philosophiques, vol. 41, no° 2, pp. 413-422.
Gagnon Alain G. & R. Iacovino (2007), Federalism, Citizenship and Quebec: Debating Multinationalism, Toronto, University of Toronto Press.
Kymlicka W. (2010), « Testing the Liberal Multiculturalist Hypothesis: Normative Theories and Social Science Evidence », Canadian Journal of Political Science, vol. 43, no° 2, pp. 257-271.
DOI : 10.1017/S0008423910000041
Levey G. B. (2012), « Interculturalisms vs. Multiculturalism: A Distinction without a Difference », Journal of Intercultural Studies, vol. 33, n° 2, pp. 217-224.
Rocher François & B. White (2014), « L'interculturalisme québécois dans le contexte du multiculturalisme canadien », Étude IRPP, no° 49.
Wright M. & I. Bloemraad (2012), « Is There a Trade-off between Multicutluralism and Socio-Political Integration ? Policy Regimes and Immigrant Incorporation in Comparative Perspective », Perspectives on Politics, vol. 10, no° 1, pp. 77-95.
Pour citer cet article
Luc Turgeon, « Gérard Bouchard et les dimensions symboliques de l’interculturalisme et du multiculturalisme », SociologieS [En ligne], Grands résumés, L’Interculturalisme. Un point de vue québécois, mis en ligne le 26 mai 2015, consulté le 18 octobre 2017. URL : http://sociologies.revues.org/5096
Auteur
Luc Turgeon
Professeur adjoint, École d’études politiques, Université d’Ottawa - [email protected]
[1] Dans certains cas, cet argument s’accompagne d’une critique des effets néfastes que pourrait engendrer cet exercice de rebranding.
[2] Alain G. Gagnon et Raffaele Iacovino, à titre d’exemple, affirment que le multiculturalisme encouragerait la construction d’identités limitées plutôt que la montée en puissance de projets politiques et sociaux englobants qui seraient le résultat d’échanges intercommunautaires soutenus (Gagnon & Iacovino, 2007).
[3] Pour une présentation de la littérature scientifique, voir Will Kymlicka (2010) et entre autres Bloemraad (2006) et Wright & Bloemraad (2012).
[4] Sur les similarités entre les deux modèles, voir Rocher & White (2014).
[5] Pour une telle critique de Gérard Bouchard, voir Levey (2012).
[6] Rappelons que le paradigme de la mixité présenté par Gérard Bouchard met l’accent sur la création d’une nouvelle identité qui résulterait d’échanges et de métissage intensifs (Bouchard, 2012, p. 32).
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