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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de André Tremblay, “Rompre avec le futur.” In ouvrage sous la direction de André Tremblay et Marie-Claude Haince, Crise et mise en crise. Actes du colloque de l’ACSALF 2012, pp. 171-200. Montréal: Les Éditions de l’ACSALF, 2015, 234 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[171]

Crise et mise en crise.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 2012.

Rompre avec le futur.”

Par André TREMBLAY
Université d’Ottawa

Notre travail prend appui sur l'analyse d'un mouvement social, le « Printemps érable », qui malgré ses spécificités empiriques s'inscrit dans un mouvement plus général enclenché par la crise économique de 2008. Ces manifestations nous donnent à réfléchir sur le rapport aux institutions, aux valeurs et aux rapports entre l'avant et l'après, entre le passé, le présent et le futur. La crise en tant que rupture dans le prévisible, entre le passé et le futur a été développé par Arendt (1972) notamment. Cette dernière met en lumière le fait que les notions mêmes de passé et de futur ou celle d'histoire ont été profondément modifiées par la modernité. Le doute cartésien nous a fait passer des vérités éternelles à une science en devenir [1]. Tout en considérant un passé plus récent, nous tenterons de situer les événements de 2012 à l'échelle des temps sociaux. Nous décrirons d'abord quelques éléments enjeu pendant ce conflit qui sont particulièrement pertinents pour comprendre comment les événements qui l'ont porté interrogent la temporalité sociale. Nous l'inscrirons ensuite dans la durée, en fait dans l'évolution sociale des cinquante dernières années. Sans nous engager dans une comparaison systématique avec les mouvements de contestation que l'on a vus apparaître ici ou là que nous interdit le format de cet article, nous allons aussi considérer le cas québécois dans un contexte plus large. Nous allons traiter de trois points principaux :

1. La rupture avec le passé : les années 1965-1975 ont été marquées par une série de contestations politiques au Québec, en France et aux États-Unis, notamment, qui revendiquaient une rupture avec les anciens modèles au profit d'une nouvelle pratique. Ce n'est pas uniquement dans le monde politique que les changements apparaissent, nous verrons rapidement comment la transformation de la structure d'emploi et des rapports de sexe au cours des années 1970, ont remis en question leurs traditions. Un mouvement qui dépasse le Québec et l'englobe. Remise en question qui aura des conséquences sur l'image de soi et l'intégration sociale tant des hommes que des femmes. Nous en ferons la démonstration en [172] analysant l'évolution des taux de suicide des jeunes hommes au cours des cinquante dernières années en relation avec la transformation de la structure d'emploi et celle de la famille.

2. Les promesses du « progressisme » et son legs : les contestataires des années 1965-1975 apportaient avec eux plusieurs promesses que leur montée en pouvoir devait permettre de mettre en œuvre : le socialisme ou, à tout le moins, une égalité plus grande entre les individus, l'indépendance politique, dans le cas du Québec, et l'égalité entre les hommes et les femmes. Leurs legs furent assez loin des espoirs soulevés par leurs promesses : nous pourrions citer ici la croissance du néo-libéralisme, la connectique et un bilan mitigé sur le plan du genre. Qui plus est, le mouvement « progressiste » a perdu son monopole du progrès. En fait, ceux qui défendent l'égalité ou l'indépendance politique sont souvent décriés comme passéistes, voire arriérés. Nous discuterons comment innovation, créativité et changement, trois thèmes récurrents de la pensée néo-libérale permettent une réelle colonisation du futur.

3. Que faire quand on naît au monde politique dans ce contexte ? C'est en fait la question à laquelle avait réellement à répondre le mouvement étudiant québécois. Nous y revenons de manière spécifique dans cette dernière section. Pris entre les promesses non réalisées d'un passé récent et un futur inquiétant, le mouvement étudiant devait renouer avec un passé déficient et faire face à un futur et des espoirs dont on craint la réalisation. Peut-on voir leur mouvement comme une tentative de rompre avec le futur pour défendre le progrès ?

Le mouvement étudiant québécois :
les carrés rouges


Entre février et septembre 2012, le Québec a vécu sa plus longue et sa plus importante grève étudiante. Engagée autour d'une augmentation des frais de scolarité, elle est devenue un réel mouvement social qui a précipité la tenue d'élections générales au Québec au début de l'automne 2012. À son apex, plus de 170 000 étudiants ont refusé de suivre leurs cours. En quelques mois, trois manifestations de plus de 200 000 personnes ont eu lieu et des « manifestations de nuit » quotidiennes pendant plus de 120 jours consécutifs. Pour les étudiants, l'accès aux études supérieures et l'endettement étudiant étaient au cœur de la contestation. La position du gouvernement libéral québécois et de ses alliés pendant la grève s'articulait autour de trois points principaux : « payer sa juste part » d'un service gouvernemental demandant un débours conséquent à sa nature et à son rendement pour l'individu ; le respect du droit individuel à poursuivre ses études, lui-même fondé sur la prédominance des droits individuels sur les droits collectifs, ce qui conduisit à toute une série d'injonctions judiciaires pour bloquer la grève et à tenter d'imposer la notion de « boycott » à la place de celle de « grève » ; et, finalement, le dernier reproche adressé aux étudiants et le plus insidieux, celui de ne pas être responsables face à leur propre futur, le gouvernement dénigrant les grévistes en insistant sur le fait que ceux qui s'opposaient à la grève s'assuraient un avenir meilleur. Nous ne [173] reprendrons pas en détail ces trois reproches. Formulés essentiellement dans une logique de confrontation visant à dévaloriser les contestataires, rien ne nous indique qu'ils avaient un fondement empirique. Nous remarquerons tout de même que cet argumentaire était organisé autour des notions « d'individu », « d'investissements » et de « futur ». Ce dernier point étant particulièrement significatif pour notre propos.

Nous passons à d'autres remontrances provenant de personnes plus à gauche sur l'échiquier politique. Des gens non seulement en faveur de la gratuité scolaire, mais qui auraient voulu que le mouvement étudiant québécois se structure bien davantage. Certains commentateurs ont en effet critiqué les mouvements d'émancipation et plus particulièrement le mouvement étudiant québécois pour son manque de vision à long terme : « ils n'iraient pas assez loin », « ils seraient incapables de monter en généralité », « ils ne feraient que critiquer sans proposer un projet alternatif ». Joseph-Yvon Thériault, professeur de sociologie à l'Université du Québec à Montréal (UQAM)-un des foyers de la contestation, en conférence au Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) à Ottawa, interrogeait l'enracinement des Carrés rouges dans les institutions, leur reprochant d'être et en cela à l'image de la gauche entière, plus préoccupés de rejeter ceci ou cela que de développer un projet qui permettrait de fixer des objectifs pour une génération. L'horizontalité quasi pathologique des nouveaux mouvements de gauche leur interdisant de développer la verticalité leur permettant de faire aboutir leur vision du monde. Il reprit ces thèmes lors de la table ronde organisée dans le cadre de ce colloque. Chose certaine, l'exemple de l'Égypte ou même de la Tunisie ont montré comment ces mouvements horizontaux permettant une mobilisation intense de manière quasi instantanée ne résistent pas devant des organisations plus centralisées, plus verticales, telles les Frères musulmans ou Enhada, quand vient le temps de l'action à long terme.

On se trouve devant deux constats opposés, celui d'individus déresponsabilisés et fixés dans l'immédiat de la part du gouvernement et celui du manque d'organisation et de projet. On aura bien sûr remarqué que les deux critiques ont en commun d'interroger le rapport au temps des étudiants et plus particulièrement leur rapport au futur que l'on comprend au plan individuel dans le premier cas et au plan collectif dans le second. Nous devons, par ailleurs, nous interroger sur cette absence supposée d'un projet de société et de la nécessité d'en avoir un. « Supposée », car le mouvement des Carrés rouges regroupait une grande variété de sous-groupes qu'on pourrait classer dans leur rapport au futur. Ce travail empirique mériterait d'être fait, mais nous ne nous y attelons pas maintenant. La possibilité d'un tel « projet de société » peut, elle, être examinée dès maintenant. La poser est en soi très révélateur. Cela nous amène à regarder vers le passé pour mieux comprendre le présent et nous projeter vers le futur.

[174]

La rupture avec le passé

Quelle rupture ? Quel passé ? On peut retracer plusieurs ruptures à compter de 1965-1975. Au plan politique, c'est à ce moment que dans plusieurs pays montent des mouvements contestataires dirigés par des leaders étudiants ou à tout le moins jeunes. On veut rompre avec les vieilles élites. En 1965, au plan économique, nous sommes au milieu de ce qu'on appelle les Trente Glorieuses. Au cours de cette période, nous avons abandonné le système qui permettait de gérer l'économie mondiale depuis 1944, connu comme les Accords de Bretton-Woods. Le premier choc pétrolier a débuté en 1971 ébranlant tout le système productif fondé sur une énergie à rabais. L'économie industrielle a commencé sa conversion vers l'économie de la connaissance. Sur le plan des moeurs et de la famille, le mouvement des femmes, relativement silencieux depuis ses victoires du début du XXe siècle, s'est remis en marche et s'est organisé. Voyons dans l'ordre les aspects politiques, socio-économiques et de rapports de genre pertinents pour comprendre cette rupture.

La contestation politique

Regardons l'aspect politique d'abord. Ici, plusieurs dates s'offrent à nous. Choisissons 1968 avec la situation française en tête. Pourquoi 1968 et pas d'autres moments de contestation ou des crises économiques ? Après tout, Koselleck et Richter (2006) ont bien montré que la notion de crise a été utilisée pour la première fois dans les sciences historiques à partir des révolutions anglaises et françaises. Rompant ainsi dans chaque culture avec le sens que le mot crise avait en médecine, soit un événement de courte durée dont la résolution était la mort ou le retour à l'état antérieur tout en gardant les sens de « moment décisif » et de « rupture temporelle ».

La rupture politique engagée en 1968 tire ses racines bien avant. Arendt voit la rupture dans l'histoire occidentale dans la montée du totalitarisme. Elle « [...] naquit d'un chaos de problèmes de masse sur la scène politique et d'opinions de masse dans le domaine spirituel que les mouvements totalitaires, au moyen de la terreur et de l'idéologie, cristallisèrent en une nouvelle forme de gouvernement et de domination » (Arendt 1972 :39). Après l'effarement causé par le totalitarisme - qui se continua en Europe de l'Est - et l'horreur de la guerre, les Européens tentèrent de reprendre leur tradition en même temps que leur reconstruction matérielle. Une tradition qui avait perdu certains de ses ressorts, dont le nationalisme, emporté par la chute du totalitarisme. 1968 fut le moment de l'élaboration d'une contre-tradition politique et sociale. Mais le mouvement ne se limite ni à la France ni à l'Europe. Rappelons d'abord brièvement l'histoire québécoise.

[175]

Les premières grèves étudiantes autour de la langue et de l'accès à l'université en français eurent lieu entre 1968 et 1974. En octobre 1968, l'opposition au projet de Loi 63 (Loi sur les langues officielles) avait donné lieu à toute une série de manifestations où le mouvement étudiant s'allia aux syndicats et aux nationalistes de toute obédience. 15 des 23 Collèges d'enseignement général et professionnel (cégeps), des institutions d'enseignement postsecondaire qui réunissent le supérieur technique et le pré-universitaire, furent occupés par leurs étudiants (Gauthier 2007). Le point culminant de cette contestation sociolinguistique advint en 1976 avec l'élection du Parti Québécois. Les revendications sur la langue ayant trouvé dans le Parti Québécois sa meilleure expression. Différence majeure, le « Printemps érable » n'a pas eu la préservation de la langue française, l'indépendance ou le nationalisme comme enjeu même secondaire. L'égalité fut son principal enjeu et non pas la singularité du Québec. Nous y reviendrons.

Parallèlement, dans les années 1960, les États-Unis ont aussi connu des mouvements étudiants. Malgré qu'ils s'opposent principalement à la guerre du Vietnam, les événements de Berkeley en 1964 contribuèrent surtout au développement du mouvement hippie et de la contre-culture qu'à développer une véritable alternative politique. 1968 en France, la Loi 63 au Québec, le mouvement de contestation étudiante américain des années 1960 ont, tous en commun de vouloir rompre avec la tradition tantôt pensée en termes politiques, tantôt davantage en termes sociaux ou de rapports interpersonnels. Ils ont engagé des mouvements qui trouveront leur aboutissement dans la décennie suivante.

Boltanski et Chiapello (1999) mettent bien en lumière la dynamique de rupture dans le cas français et sur le plan de l'économie politique. En quelques années, les contestataires français ont réduit de beaucoup l'influence des liens traditionnels. Ils ont mis à mal ce que Boltanski et Thévenot (1991) appellent la « cité domestique » qui repose sur un système de rapports fixes entre des statuts sociaux inscrits dans une hiérarchie qu'il est presque impossible à dépasser. Le bourgeois et l'ouvrier ne pouvaient que se reproduire à l'identique dans un grand clivage culturel institutionnalisé tant par l'école que par les systèmes de distinction. Bourdieu et Passeron (1964) nous l'ont bien montré dans Les héritiers. En dévoilant comment la possession par les membres des classes dominantes d'une culture développée dès l'enfance et partagée par le système scolaire leur donnait un avantage sur les autres groupes sociaux pour obtenir le succès scolaire, clef du succès économique. Cependant, le système qui l'a remplacé n'a pas correspondu aux espoirs révolutionnaires. Les années 1970 ont plutôt vu le développement de systèmes bureaucratiques qui, même s'ils avaient souvent comme fonction de gérer l'égalité, étaient fondés sur les notions de productivité et d'efficacité inscrites dans de longues hiérarchies. Et, autant les institutions du changement que celles de la stabilité s'en sont trouvées profondément transformées.

[176]

Abandonnons pour le moment l'économie politique et les transformations idéologiques pour regarder les transformations sociales mises en jeu à la même époque en partie causées par ces institutions de l'égalité. Cela nous permettra aussi d'aborder la rupture au plan socio-économique aussi bien que celui des relations interpersonnelles et plus particulièrement des rapports de sexe.

Les transformations socio-économiques

Le processus de transformation socio-économique se laisse voir dans les statistiques sur l'utilisation de la main-d'œuvre publiées par l'OCDE. Elles constitueront donc notre entrée en matière. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, dans la plupart des pays industrialisés, la baisse de l'emploi agricole s'est confirmée ; l'emploi industriel a décru fortement alors que les services regroupent une majorité croissante de travailleurs. On peut distinguer deux processus différents pour atteindre des taux de travail dans le secteur tertiaire supérieurs à 70% de la main-d'œuvre : l'un, plus graduel, se laisse voir lorsque baisse progressivement la main-d'œuvre agricole au profit de l'industrie manufacturière qui s'installe d'abord, bien avant les années 1950, pour ensuite décroître en faveur des services ; l'autre processus est plus rapide. Il apparaît lorsque le déversement vers le secteur tertiaire se fait à la fois à partir d'un secteur primaire qui décroît rapidement et d'un secteur industriel qui croît, stagne puis décroît pendant la même période. La Figure 1 illustre le processus séquentiel à plus long terme chaque secteur se déversant dans l'autre après un processus de maturation ; la Figure 2 fait état du processus accéléré qui a marqué certaines économies.



[177]

Les États-Unis [2] (voir Figure 3), mais aussi le Canada, la Belgique et l'Angleterre, sont un exemple du processus à long terme. La Finlande (voir Figure 4), la Corée du sud et, jusqu'à un certain point, la France -où le secteur agricole s'est maintenu longtemps à des niveaux élevés malgré son entrée relativement hâtive dans l'ère industrielle-, ainsi que la Norvège sont des exemples du second (données non illustrées, disponibles sur demande). La situation de la Finlande est particulièrement parlante. On peut identifier les années 1960 comme le moment où l'emploi agricole s'effondre, alors qu'au même moment tant l'emploi manufacturier que tertiaire s'accroissent. Mais la décennie 1970 n'est pas terminée que déjà l'emploi manufacturier commence à baisser. La question que soulèvent ces rapides changements est simple : comment la population peut-elle suivre ? Comment les jeunes hommes et les jeunes femmes arrivent-ils à se projeter dans le futur ? Se sentent-ils faire partie de ces transformations ou laissé-pour-compte ? De plus, les différences entre le travail à la ferme, celui à l'usine et l'emploi de bureau ne se limitent pas à un changement de titre d'emploi, ce sont des modes de vie différents. La sociabilité n'est pas la même et les rapports de genre sont fondamentalement différents.

Nous ne disposons pas de statistiques comparables portant sur le Québec, l'OCDE ne publiant pas de statistiques infranationales. On sait cependant que Montréal a pendant longtemps été une des locomotives industrielles du Canada. Si la grande industrie mécanisée y a été moins présente qu'en Ontario, l'industrie automobile, notamment, ce fut la capitale incontestée du textile. Malgré cela, les Canadiens français jouèrent un rôle subalterne dans ce développement alors nettement dominé par les Canadiens anglais. On sait aussi que le Québec francophone fût plus lent que le Canada anglais à s'engager dans la tertiarisation, ce qui entraîna chez les élites québécoises le sentiment de « rattrapage » à partir des années 1960. Au plan économique, c'est sous cet angle que s'engagea la Révolution tranquille, nom que l'on a donné aux transformations sociales et économiques rapides qui modifièrent profondément la seule province francophone du Canada. Un mouvement qui avait pour objectif tant le développement rapide d'une économie moderne que l'accès de la population francophone aux leviers du pouvoir politique et économique. Le slogan électoral du gouvernement libéral qui engagea le mouvement était « Maîtres chez nous ». Les systèmes d'éducation et de santé passèrent alors des mains de l'Église catholique à celles de l'État, ce qui en permit le développement accéléré, en même temps que le mouvement de nationalisation d'une partie de l'économie, dont l'hydro-électricité. Toute une série de changements sociaux s'inscrivent dans cette mouvance. La natalité et le taux de mariage s'effondrent et le taux de divorce, légalisé en 1979, s'envole.

[178]



Ces transformations, d'autant plus lorsqu'elles se firent sous un mode accéléré, ne furent pas sans conséquence pour les populations qui en firent l'expérience. Nous revenons ici à l'intuition de Durkheim reliant les taux de suicide aux transitions économiques. Précisons ici que nous ne nous intéressons pas en soi aux « causes personnelles de suicide » ou à sa prévention, mais, tout comme Baudelot et Establet (2006), nous voyons le suicide comme un indicateur des transformations de nos sociétés. À cet égard, les transformations économiques ne sont pas les seules à jouer un rôle important, mais elles sont plus facilement mesurables. Notre perspective est aussi différente de celle de Durkheim en ce que nous ne nous intéressons pas ici aux phénomènes de croissance ou de décroissance de l'emploi ou aux crises économiques, mais aux transformations fondamentales de la structure d'emploi. Ces transformations rendent difficiles à prévoir le cours des choses aussi bien que le cours de sa propre vie et les jeunes deviennent incapables de se projeter dans le futur. Or, à compter des années 1970, et ce, dans presque tous les pays occidentaux, on a observé une transformation radicale de la pyramide d'âge des taux de suicide (Baudelot et Establet 2006). Historiquement, les hauts taux de suicide étaient l'apanage des classes d'âge les plus élevées au-delà de 60 ans. Et si, partout en occident et jusqu'à aujourd'hui, les hommes se tuent plus que les femmes, le suicide des jeunes hommes était un phénomène inédit. En 2005, dans 11 des 29 pays de l'OCDE, les jeunes (15- 24 ans) se sont tués davantage que leurs aînés (75 ans et plus) et dans 19 des 29 pays les plus âgés ne représentaient pas le groupe où l'on se tuait le plus (OCDE 2009). De hauts taux de suicide sont particulièrement présents dans les pays qui connurent une transformation accélérée de la structure d'emploi. Ainsi la Corée du Sud, l'exemple par excellence d'une croissance économique rapide et taux de suicide le plus élevé de l'OCDE en 2010, a vu son taux de suicide tripler entre 1985 et 2010 quoique davantage chez les plus vieux que chez les plus jeunes, eux-mêmes très élevés. Quant à la Finlande [179] dont nous illustrions la transformation accélérée de la structure d'emploi, elle a connu le taux de suicide le plus élevé d'Europe pendant une décennie.

Pourquoi le passage vers une économie tertiaire a-t-elle fait augmenter les taux de divorce et de suicide et pourquoi le taux de suicide des jeunes hommes ? Également, pourquoi le taux de suicide est-il si élevé dans les pays qui ont connu un processus accéléré ? Est-ce simplement une question de vitesse ? On notera auparavant que les « impacts sociaux » de la transformation de l'économie tendent à diminuer avec le temps, au fur et à mesure où le travail dans les services devient la norme. C'est le cas aux États-Unis dont nous illustrons l'évolution, mais aussi ailleurs. À l'échelle de l'OCDE, les plus hauts taux de suicide furent atteints au début des années 1980 pour décliner ensuite progressivement [3]. Au Québec, les plus hauts taux de suicide ont été atteints en 1999 après une décennie de hausse constante. Depuis lors, ils ont baissé au point que le Québec se trouve en quatrième position parmi les provinces canadiennes, derrière la Saskatchewan, le Manitoba et la Nouvelle-Écosse et devançant à peine l'Alberta (Légaré et al. 2013). La baisse est particulièrement marquée chez les hommes de 15-19 ans. Toute proportion gardée, trois fois moins de jeunes de cet âge se sont tués en 2010 qu'en 1995. Un phénomène similaire s'observe chez le groupe des 20-34 ans, ils sont moitié moins à se tuer en 2010 qu'en 1995.

Nos propres travaux sur le suicide au Québec révèlent que même dans un État où l'industrialisation a débuté avant la Seconde Guerre mondiale, ce sont dans les régions où les emplois primaires et industriels prévalent encore aujourd'hui, celles où le secteur tertiaire est peu développé, que les taux de suicide des jeunes hommes sont les plus élevés (Tremblay 2006). Cutler (2001) pose le même constat sur le suicide aux États-Unis ; les états ruraux ont les plus forts taux de suicide des jeunes. Or, ces jeunes sont des hommes trois fois plus souvent que des femmes. Ce sont des régions qui sont encore en transformation accélérée et qui, en plus, perçus comme retardataires, sont exposées à une image dévalorisée. Toutefois, les taux de suicide ne sont pas les seuls « indicateurs sociaux » des transformations économiques en cours. Ils ne révèlent pas une simple inadaptation au changement économique. Ce serait bien peu comprendre l'ampleur des changements qui fut à l'œuvre dans cette transformation de l'appareil productif occidental.

La transformation des rapports de genre

Lorsqu'on aborde les liens entre le monde économique et le genre, c'est souvent pour noter la place moindre des femmes dans les hauts postes de l'administration ou faire état de discrimination systématique, des problèmes bien réels. On néglige généralement de souligner comment le passage vers l'économie de service a entraîné dans la foulée des modifications des rapports de sexe. Les [180] services, et plus particulièrement les bureaucraties, sont en effet un univers où les hommes et les femmes cohabitent hors de la supervision familiale. Contrairement au monde manufacturier dont les femmes sont encore aujourd'hui quasi absentes, elles sont presque en nombre égal aux hommes dans une économie fondée sur les services. La Figure 5 illustre la situation aux États-Unis, mais on trouve le même phénomène à l'identique dans plusieurs pays. Le taux de masculinité des emplois diminue en même temps que s'accroît la part des services dans l'emploi. Or, le taux de masculinité n'est pas le seul phénomène qui soit relié à la croissance des services. La proportion de services dans l'économie est à la fois reliée au taux de divorce et au taux de suicide des jeunes hommes (Figure 6 et Figure 8). De plus, et c'est majeur, le taux de masculinité de l'emploi est aussi relié au taux de divorce.

Revenons à la Figure 5 pour quelques explications techniques. On y trouve une série de points et deux lignes, une droite et une courbe. Les points indiquent la valeur de chaque année alors que les lignes indiquent la tendance, la droite réfère à un R2 linéaire alors que la courbe est une fonction quadratique. L'augmentation de la proportion des emplois de service dans l'économie se traduit par une baisse constante du taux de masculinité (nombre d'hommes divisé par le nombre de femmes) de l'emploi dans l'économie américaine. On voit un effet de plateau au-delà de 75% d'emploi dans le secteur des services.

Les trois autres figures comprennent une ligne de tendance cubique en plus d'une droite sauf la Figure 7 qui n'a pas de droite. Les courbes cubiques permettent de décrire des situations où non seulement il y a un effet de plateau, comme dans la Figure 5, mais une décroissance après un certain temps. Tous les coefficients des équations quadratiques et cubiques sont à des niveaux très élevés, exceptionnels même (la plus faible est à 0,944). Avant de poursuivre un petit mot sur la place du temps dans ces graphiques.

[181]

Figure 5.
Ratio de masculinité des emplois et importance des services
(États-Unis, 1950- 2010)


Figure 6.
Taux de divorce et importance des services (États-Unis, 1950-2010)


Figure 7.
Ratio de masculinité et taux de divorce (États-Unis, 1950-2010)


Figure 8.
Importance des services et taux de suicide des hommes de 15-19 ans
(États-Unis, 1950-2010)



Aucun graphique n'a en effet le temps (années, mois, etc.) comme dimension. Ils sont néanmoins orientés en fonction du temps à cause des variables utilisées qui sont toutes reliées intimement à ce dernier. Le rapport entre l'année d'une part, le rapport de masculinité et, d'autre part, la proportion de l'emploi dans les services est presque parfait. Notez que le temps se lit de droite à gauche pour la Figure 7 et de gauche à droite pour les trois autres graphiques.

Revenons à leur interprétation. Les figures 6, 7 et 8 nous enseignent toutes la même leçon. La croissance des emplois de service dans l'économie américaine est reliée tant au taux de divorce qu'au [182] taux de suicide (que nous savons depuis longtemps très associé au divorce). Le temps de la transition vers une domination nette de l'emploi tertiaire en est un d'apprentissage de nouveaux modes de vie ; il entraîne des problèmes dans la stabilité des mariages et augmente la propension à s'enlever la vie. Mais l'un et l'autre se stabilisent après un certain temps et commencent à décroître.

Comment penser les changements de la structure d'emploi en termes de rapports de sexe ? Nous avons construit la Figure 9 pour tenter d'en rendre compte de la manière la plus synthétique possible. Aux trois grands secteurs de l'emploi que nous avons renommés « types de production » pour indiquer qu'il ne s'agit pas simplement d'une forme d'emploi, mais aussi d'un mode de vie. Nous leur avons fait correspondre trois modèles de rapports de sexe et de type de sociabilité au travail. Nous terminons en précisant la nature et le lieu du travail accompli pour ces trois types de production.

Figure 9.
Type de production économique et rapports de sexe

Type de
production

Rapports
de sexe

Sociabilité
au travail

Nature
du travail

Lieu
du travail

Agriculture

Segmenté

Masculin
ou Féminin

Manuel

Même que
résidence

Industrie

Divisé

Masculin

Manuel

Différent que
résidence

Service

Intégré

Mixte

Intellectuel

Variable


Le type de production agricole était segmenté sur la base des sexes, les femmes s'occupant du travail ménager, des enfants et de la basse-cour et les hommes travaillant aux champs-distinguant ainsi deux réseaux de sociabilité malgré qu'ils prennent place dans un même lieu, la ferme familiale, une famille plus souvent étendue que nucléaire. Tous, hommes et femmes, étaient engagés dans un travail d'abord et avant tout manuel, mais l'activité des femmes et des hommes restait le plus souvent séparée. Le monde industriel [4] aussi répartissait strictement les fonctions féminines et masculines, cette fois entre les sphères privées et publiques respectivement. Historiquement, le monde industriel et plus particulièrement le monde manufacturier était un monde d'homme-sauf l'industrie textile, ses règles et ses pratiques référaient à la sociabilité masculine. Les femmes se trouvaient exclues du monde de la production économique. Le travail domestique lui échouait dans le cadre de la famille nucléaire. Nous avons préféré ne pas ajouter une quatrième rangée à notre tableau pour lui faire une place. Car nous nous en tenons au travail rémunéré. Contrairement aux deux premiers types de [183] production, les services-sans atteindre une stricte égalité des statuts et des revenus-amènent les hommes et les femmes à collaborer [5] étroitement. Cela tient en partie au fait que le travail dans les services ne repose pas sur la force physique [6]. Un travail féminin d'abord cantonné aux fonctions subalternes qui peu à peu se transforme et devient plus varié. Et si le « plafond de verre » existe toujours, cette barrière invisible qui limite la progression des femmes dans les échelles du pouvoir organisationnel, elles ne sont plus seulement secrétaires ou commis. Ce n'est donc pas uniquement au plan idéologique, avec le développement du féminisme notamment, que les rapports de sexe se sont modifiés. Hommes et femmes se sont trouvés face à face hors du cadre familial à un rythme et avec une intensité jamais vus jusqu'alors. Alors que pendant des générations les hommes et les femmes ne rencontraient que fort peu de personnes de l'autre sexe en dehors du cadre ou du contrôle familial, aujourd'hui ils se côtoient tous les jours.

C'est dans ce contexte que le féminisme connaît sa plus grande extension. Apparu dès l'aube du développement industriel, le mouvement féministe occidental avait peu progressé après avoir permis aux femmes d'acquérir le droit de vote dans la première moitié du XXe siècle. En même temps que les revendications étudiantes à l'égalité éclatent en 1968, se forment le Mouvement de libération des femmes (MLF) et, dans les pays anglo-saxons, le Women's Liberation Movement (1969). Notre propos n'est pas de développer davantage cette histoire qui sans doute ne dépend pas uniquement de l'évolution du type d'emploi, mais plutôt de faire remarquer que le développement du travail dans les services et son usage du travail des femmes à un niveau inégalé jusqu'alors ont favorisé l'entrée des femmes dans la force de travail et leur accès à l'indépendance économique. Avec la généralisation de la contraception, les femmes ont pu emprunter les mêmes voies que les hommes tant dans leurs choix personnels que professionnels. Le mouvement féministe, s'il a joué un rôle certain pour l'accès à l'égalité des femmes, a profité de cette transformation profonde de l'appareil économique. Il aurait été étonnant que la poursuite d'une économie fondée sur le travail de force en industrie lui ait donné la même opportunité. Inversement, l'absence d'un mouvement féministe fort, tel qu'on le voit dans le Japon contemporain, aurait laissé les femmes loin derrière les hommes (voir Mirza dans cet ouvrage).

Les institutions qui régissaient les rapports interpersonnels attaquées au plan idéologique par le féminisme, remises en question dans leurs fondements empiriques par le développement des services, s'en sont trouvées profondément bouleversées. Le divorce a été ajouté au régime régissant les rapports entre les époux là où il n'existait pas et partout il a augmenté. La pratique du mariage a périclité dans de nombreux pays. La fécondité a baissé partout dans les pays occidentaux - bien que ce phénomène commence bien avant le XXe siècle il s'est accéléré après les générations plus nombreuses identifiées au Baby-Boom de l'après-guerre. L'évolution des grands indicateurs de la famille au Québec illustre fort bien la désinstitution de la famille qu'a décrite Tahon (1995). Depuis le début du [184] siècle et surtout après la Seconde Guerre mondiale, le Québec a connu une transition démographique radicale. Les taux de fécondité et de nuptialité se sont effondrés. C'est un chemin qu'a suivi tout l'Occident chrétien, selon des temporalités diverses, mais aussi, sur le plan de la fécondité notamment, les pays islamiques (Todd et Courbage 2007). Le taux de divorce et de naissances hors mariage ont suivi le chemin inverse. Ici, le Québec se distingue par l'importance du mouvement, mais la plupart des pays de l'Europe de l'Ouest connaissent des tendances similaires.

Il faut bien comprendre ici que la position du mouvement féministe, malgré son insistance sur l'accès à la contraception et le droit à l'avortement, n'était pas en soi de réduire la fécondité ou la nuptialité. Non plus l'augmentation du divorce ou du nombre de naissances hors mariage n'était dans les listes de ses objectifs. Sans doute y eut-il des groupuscules qui revendiquaient l'abolition du mariage ou de la maternité, mais dans l'ensemble les revendications visaient l'égalité entre les sexes au sein de la famille, une paternité plus active notamment et les transformations des institutions oppressives (mariage, parentalité, patriarcat), un accès plus facile au travail puis aux postes de décision et un salaire égal (Tahon 1995). Ce n'est que dans un deuxième temps que le mouvement féministe s'est engagé fermement en faveur des minorités sexuelles et ethniques, voire des minorités en général. Ce sont autant les conditions objectives du travail des femmes, l'absence de garderies en milieu de travail ou des horaires qui leur permettraient de s'occuper de leurs enfants - des revendications portées par le mouvement des femmes, qui ont amené bien des femmes à limiter le nombre de leurs enfants. On note d'ailleurs une remontée récente des taux de fécondité dans les pays les plus riches, là où le travail des femmes est très élevé et où différentes politiques ont été mises en place en réponse à ces revendications (Luci et Thévenon 2011).

Revenons un moment à la problématique du suicide, considéré ici comme un indicateur dramatique des ruptures sociales. On peut maintenant répondre à la double question de la montée du suicide des hommes et des jeunes. Les transformations rapides de la structure d'emploi et des rapports de sexe qui en découlent rendent plus difficile de se projeter dans l'avenir. La situation des hommes en a été radicalement modifiée. Ils ont perdu la place qu'ils occupaient au sein de l'appareil productif et de la famille, aussi bien que la sociabilité masculine au travail en a été profondément modifiée sans solution de remplacement. Ils ont connu ce que Chandler et Lalonde (1998) ont appelé, dans le contexte du suicide des Amérindiens, une discontinuité culturelle radicale. La colonisation a rendu caduques les ressources culturelles des Amérindiens qui ne pouvaient plus référer à leur tradition pour guider leur comportement actuel. Une discontinuité d'autant plus déstabilisante que se modifient à la fois les rapports de production et les rapports de sexe. C'est pourquoi le suicide est particulièrement élevé là où le passage vers une économie de service se fait encore sentir révélant l'inadéquation des jeunes hommes restés attachés aux anciens modèles de travailleurs et d'hommes, comme mari, père ou fils [185] (Dagenais 2007). Sans modèles ni repères ou plus justement entre deux modèles, les jeunes hommes peuvent difficilement se projeter dans le futur tant au plan personnel que professionnel. Leur rapport à l'avenir est strictement individuel et performatif. La situation est différente chez les femmes. Soit, elles ont subi le même changement objectif que les hommes, même transformation accélérée de l'activité et de la sociabilité. La discontinuité culturelle a cependant été présentée et perçue comme positive. Le féminisme a eu un effet protecteur pour les jeunes femmes. Les changements vécus étaient perçus comme désirables, comme des étapes dans une libération culturelle plutôt que comme une simple rupture culturelle (Tremblay 2007).

Au total, que l'on considère les objectifs et les actions des groupes visant à rompre avec une tradition oppressive ou les transformations objectives et largement indépendantes des mouvements idéologiques concomitants, nous sommes devant le même constat d'abolition du passé comme référent culturel valable. Pour les mouvements portés par les idées féministes et socialistes que l'on appelait les progressistes, cette rupture était une étape nécessaire pour la réalisation d'une société nouvelle plus satisfaisante. Examinons maintenant jusqu'à quel point ces promesses de progrès social se sont concrétisées.

Les promesses du progrès social

Les mouvements issus des années 1960 se sont définis comme « progressistes », « des forces du changement », tout entier tournés vers la promesse d'un avenir meilleur. Le projet de société qu'ils proposaient reposait largement sur une vision du socialisme inspirée du marxisme et sur une remise en question des rapports de sexe. Au Québec, la question nationale était centrale. La domination, qu'elle soit ethnolinguistique, classiste ou sexiste était une des cibles principales de ces mouvements. L'exploitation, son corollaire, était également dans la mire. L'opposition était claire entre les forces de changements et les forces conservatrices. Les premières visaient l'égalité. Les secondes reproduisaient l'inégalité. On voulait réduire à néant tout ce qui réduisait les chances que chacun se développe selon ses aspirations et ses possibilités. On voyait d'ailleurs ces dernières comme fondamentalement égales une fois que l'on aurait éliminé les facteurs de reproduction des classes. En sociologie et pas qu'au Québec, on distinguait les écoles de pensée selon qu'elles préconisaient le changement ou voyaient la société comme un jeu d'équilibre, vantant sa stabilité. Pour simplifier, il y avait les auteurs marxistes et souvent structuro-marxistes d'un côté et les auteurs fonctionnalistes ou structuro-fonctionnalistes de l'autre.

Une bonne partie de ces débats et de ces classifications n'ont plus cours aujourd'hui. Divers facteurs ont joué dans cet effacement. La chute du communisme a mis fin à un idéal. La confirmation de la [186] cruauté et de l'arbitraire du régime soviétique et sa corruption généralisée que le mur de Berlin ne cachait plus a écœuré ses plus ardents défenseurs, ou presque. Le succès de vente (700 000 exemplaires, 23 langues) du livre de Stéphane Courtois, Le livre noir du communisme, autant que le débat qu'il a soulevé, indiquent bien comment accepter ce que le livre révélait était difficile pour certains. À l'Ouest, l'épreuve du pouvoir réel a forcé les partis progressistes à se conduire en parti de gouvernement. Mitterrand II a renié Mitterrand I et Jospin, à l'exception de certaines politiques familiales progressistes, ne fut qu'un gestionnaire. Le Parti communiste français obtînt moins de 2% du vote la dernière fois qu'il se présenta de manière indépendante en 2007. Le « New Labour » britannique a d'abord été perçu comme une bouffée d'air frais après des années de « Thatchérisme », mais le règne de Blair s'est terminé sous un déluge de critiques. Au Québec, le Parti Québécois (PQ) a été au pouvoir à plusieurs reprises sans parvenir à réaliser l'indépendance du Québec. Le PQ idéaliste de 1976 est devenu « un bon gouvernement », puis un gouvernement tout court, sous la gouverne de Lucien Bouchard qui entreprit des coupes massives en santé notamment. L'indépendance ne rallie plus les foules. C'est même un répulsif électoral certain. Les « forces progressistes » sont entrées dans un long sommeil. Elles sont peu à peu remplacées par le mouvement altermondialiste, pour qui le credo environnementaliste rend suspect la notion même de progrès, mais on est encore très loin de pouvoir gagner une élection sur l'idée de décroissance (voir Abraham dans cet ouvrage). Le parti politique Québec Solidaire est un exemple de ce nouveau type de mouvement « progressiste ». Voici comment il présente sa raison d'être :

Avant la création de Québec solidaire, aucun parti n'offrait de projet écologiste. Les valeurs d'égalité et de justice sociale perdaient du terrain au profit de l'individualisme. Le féminisme était conspué ou simplement relégué aux oubliettes alors qu'il a tant apporté au Québec. Plus encore, à l'Assemblée nationale, tous s'entendaient pour dire qu'il fallait obéir aux sacrosaintes lois d'une économie dérégulée sans jamais les remettre en question (Québec Solidaire 2012).

Les syndicats ouvriers, souvent le fer de lance des mouvements progressistes, ont perdu pied en même temps que les industries dans lesquelles ils s'étaient enracinés. Souvent résumés à quelques industries et plus particulièrement dans le monde anglo-saxon, ils ont été vus comme un simple corporatisme dévoué à la défense de ses membres au détriment de la population. Et si au Québec ils ont réussi à s'implanter dans le secteur public, ce qui ne les rendit pas plus populaires, leur crédibilité à défendre l'intérêt général n'a pas survécu à la diminution de leurs effectifs dans le secteur privé. Lorsqu'on dénigre le « modèle québécois », c'est souvent à leur influence que l'on pense en premier.

C'est à dessein que nous avons diminué ici l'impact des gouvernements de gauche. C'est lorsqu'on a un vrai gouvernement de droite, pensons à Harper, Cameron ou Sarkozy, qu'on se met à apprécier la [187] différence. Néanmoins, certaines des mesures les plus dures envers le mouvement syndical furent mises en œuvre par des gouvernements de gauche. Ce que nous voulons surtout souligner c'est la déception envers les promesses des gouvernements « progressistes ». Le désenchantement envers le discours de gauche est partout palpable. Le dernier en lice est sans doute celui envers Barack Obama dont la réélection devant un pire que lui ne change pas le sentiment de déception (lire John R. MacArthur dans l'un ou l'autre de ses articles dans Le Devoir ou Harper's). Pour beaucoup d'électeurs, tous les partis se valent et on est prêt à essayer les solutions les plus farfelues puisqu'on ne peut se fier au discours de ceux qu'on aimait. Les Le Pen (FN), Dumont (ADQ) ou Legault (CAQ), voire la vague orange lors des élections fédérales canadiennes de 2010 qui a donné au Nouveau parti démocratique (NPD) la majorité des sièges au Québec alors que ce parti de gauche, mais fédéraliste n'avait jamais pu faire élire plus qu'un ou deux débutés dans cette province, ne sont que des exemples interchangeables de la recherche d'un électorat désemparé.

Même si le féminisme a joué un rôle fondamental au plan microsocial, il est difficile de considérer son apport sur le plan des politiques globales. S'il y a eu des féministes dans des postes de responsabilité et des mesures sociales s'en inspirant, aucun parti proprement féministe n'a exercé le pouvoir. Un des grands indicateurs de progrès des femmes est l'éducation supérieure où elles devancent maintenant les hommes. Mais leur progrès au sein de l'enseignement supérieur ne se traduit pas par des gains équivalents dans le monde du travail, même dans les universités, où les meilleurs postes et salaires reviennent généralement encore aux hommes. Et si le mouvement féministe a perdu de son influence et de son pouvoir d'attraction auprès des générations qui ont suivi celles des années 1970, les jeunes femmes occidentales sont de plus en plus nombreuses à se projeter dans un univers à la fois professionnel et familial, même devant les difficultés pratiques de concilier les deux. La crise de 2008 a fait des femmes le groupe le plus nombreux sur le marché du travail américain. Les pertes de plus de 5 millions d'emplois manufacturiers en sont la principale cause (Rosin 2012). Cela dit, la notion d'égalité des sexes a sans doute davantage progressé que celle d'égalité des conditions qui, elle, a régressé.

[188]

Figure 10.
Proportion du revenu accaparé
par le
1% supérieur de la distribution du revenu,
1913-2012, Canada, France, États-Unis

Source : Alvaredo et al (2014) ; Notes méthodologiques : 1) les estimations du revenu excluent les gains de capital ; 2) les données sur le Canada viennent de deux sources différentes. Les données identifiées Canada 1 viennent de « Saez and Veall (2007), are based on tabulated tax data, and relate to adults aged 20+ » et elles s'arrêtent en 2000 ; les données identifiées Canada 2 partent de 1982 et proviennent de « Veall (2010), are based on the LAD-Longitudinal Administrative Database, and relate to taxfilers ».


Ainsi, un rapport récent de l'OCDE montrait un accroissement des différences entre les riches et les pauvres entre 1985 et 2009 dans 17 pays de l'OCDE. Trois pays se maintiennent au même niveau alors que seulement deux, la Turquie et la Grèce, avaient connu une réduction des inégalités (OCDE 2012a). Une amélioration que la crise grecque a depuis effacée. L'économiste Nicolas Frémeaux constate même qu'à l'exception notable de la France, c'est dès les années 1970 que se met en marche l'accroissement des inégalités dans les pays développés. Nous nous servons de la même base de données que lui dans la Figure 10, base développée sous l'égide de l'École d'Économie de Paris, dont le membre le plus proéminent est Thomas Piketty. Ces données, entre autres, permettent d'illustrer la part du revenu accaparé par le 1% supérieur de l'échelle des revenus que le mouvement Occupy Wall Street a rendu célèbre à la même époque où les Carrés rouges battaient la rue.

On constate une baisse des inégalités rapide entre 1913 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, suivie d'une baisse légère pendant les Trente Glorieuses. À la fin des années 1970, le mouvement s'inverse [189] aux États-Unis, puis au Canada. En France, la hausse est nettement moins prononcée et retarde d'une décennie. Malheureusement, seules les données américaines s'étendent jusqu'en 2012, ce qui ne permet pas voir si le Canada (2010) et la France (2009) suivront la même direction que les États-Unis vers une reprise des écarts suite à la crise économique de 2008-2009.

Un legs ni prévu ni voulu

Si l'on regarde la situation actuelle comme la suite du projet révolutionnaire des années 1960, on est obligé d'admettre que le socialisme réel n'a guère progressé et pas plus que l'idée d'indépendance. Au contraire, le néo-libéralisme et des inégalités croissantes en sont l'héritage concret, un legs ni prévu ni voulu. Ce n'est manifestement pas le projet social que l'on espérait dans les années 1960. Est-ce l'échec d'une génération ? Il eut fallu que ce soit le projet de toute une génération. Ce qui ne fut jamais le cas. En fait, ce sont précisément les membres de cette génération, celle qui est devenue adulte au tournant des années 1970 et leurs successeurs immédiats qui ont détenu les rênes du pouvoir au gouvernement et dans les grandes organisations, et ce, pendant plusieurs décennies [7]. L'analyse générationnelle est pleine d'embûches.

Le système fondé sur des rapports statutaires fixes et reproduits tant par le système d'éducation que la structure industrielle n'a pas été remplacé par une société égalitaire. Ce qu'on a vu s'ériger fut, d'une part, une société bureaucratique construite sur la notion d'efficacité technique et, d'autre part, quoique largement imbriqué dans le premier, un monde marchand centré sur l'idée de profit. Dans un troisième temps, montrent Boltanski et Chiapello (1999), un nouvel esprit du capitalisme s'est peu à peu installé. Un esprit qui inclut tant les éléments d'efficacité et de productivité de l'industrialisme bureaucratique, le souci pour la rentabilité de l'univers marchand et la créativité ou plutôt l'esprit d'innovation qu'on voyait comme étant le propre du mouvement de remise en question à l'œuvre en 1968. Ce que Boltanski et Chiapello nomment la critique artiste. L'accomplissement personnel d'individus montrant une capacité d'adaptation et une flexibilité intellectuelle et personnelle dans un monde constamment redéfini dans des réseaux à géométrie variable est au cœur de son système motivationnel. Branché, efficace, mobile, opportuniste, sans attache, en santé, le sujet par excellence du nouveau capitalisme est diplômé d'une université reconnue, dans une discipline utile.

Le mouvement « progressiste » a perdu son monopole sur le progrès. En fait, le néo-libéralisme carbure au progrès. L'innovation est devenue le maître-mot. Force en effet est de constater que « l'avenir », le « progrès » et « le changement » sont devenus une constante non pas du discours de la gauche, mais de celui de la droite. Les nouvelles technologies, l'innovation, un futur à la sauce globalisante sont tous devenus des antiennes du discours gestionnaire. Cela d'autant plus facilement [190] que la génération de 1968 a rompu allègrement avec le passé, les traditions, pour proposer un monde nouveau, rénové. Que l'on parle d'innovation organisationnelle ou technique, quiconque s'oppose au « progrès » est vu comme un « arriéré » qui veut perdre notre position de leader dans la marche forcée vers la transformation socioculturelle et économique qui nous permettra d'être la société de la connaissance par excellence-quel beau mot.

Luc Boltanski (2009) montre bien comment l'esprit du capitalisme contemporain a su inverser le rapport entre les groupes dominants et le changement. En fait, pour Boltanski, on en est venu à « dominer par le changement ». Partant de la prémisse que tout change ou changera éventuellement et rompant avec les positions conservatrices traditionnelles des élites dominantes, le nouvel esprit encourage le changement « avant qu'il n'arrive ». Cela facilite des interventions tous azimuts tantôt sur ce qui devrait être désirable, tantôt sur les moyens d'atteindre ces nouveaux buts. Des interventions qui « (...) se trouvent incorporées à un processus d'accompagnement d'un changement permanent, présenté à la fois comme inéluctable et comme souhaitable. » (Boltanski 2009 :194) Pour Boltanski, ces interventions sont avant tout gestionnaires et leur archétype le plus fondamental est le benchmarking dont les classements universitaires sont une des variétés. Ils érigent le changement en une obligation objective de se conformer. Or, le rang dans les classements internationaux des universités québécoises était une des motivations de la hausse des frais de scolarité.

La Nouvelle économie a été pensée en rupture des modèles anciens du travail, ce qui permettait de répondre à l'objectif de dépasser les traditions et les institutions de l'ancien régime. Désormais, les travailleurs exprimeraient leur personnalité et leurs désirs dans une créativité débridée sans avoir besoin d'institutions reposant sur l'ancienneté et l'appartenance à un collectif, les syndicats par exemple (Castells 1996). Le déploiement de l'industrie de la publicité, que ses acteurs désignent comme une forme d'art, est exemplaire de cette prime accordée à la créativité et à l'imagination. Mais il n'y a qu'à consulter la liste des plans de recherche stratégique mis en œuvre dans les universités canadiennes dans le cadre du programme des chaires du Canada pourvoir l'extension de l'impératif de l'innovation dans tous les domaines d'activité (Chaires du Canada 2012). Cette Nouvelle économie ne fut ni le lieu d'une remise en question des rapports de domination ni la fin de l'exploitation. Deux termes chers aux mouvements qui se réclament des années 1970.

Marx avait pressenti cette transformation constante des rapports sociaux induits par le capitalisme, mais c'est devenu aujourd'hui l'idéologie dominante, avec l'approbation d'une « creative class », pour reprendre la terminologie de Florida (2004), toute consacrée à la réalisation de soi et à l'authenticité d'individus productifs branchés en réseau. Un futur fait de compétitivité et d'innovations radicales.

[191]

Que faire ?

Les effets les plus démobilisateurs et les plus délétères de la rupture avec le passé semblent derrière nous. Les hauts taux de suicide des jeunes de la transition n'ont plus cours, même s'ils restent plus élevés que ceux de leurs aînés dans de nombreux pays. Au Québec, le groupe qui se suicide le plus appartient aux catégories d'âge intermédiaires. Les jeunes des années 1980 ont amené avec eux le désarroi de la transition qu'ils ont subie. Le nouveau mode d'emploi de la main-d'œuvre s'est stabilisé. Les relations de genre ont pris une tournure toute différente de celles de la période industrielle. Que faire quand on naît au monde politique dans ce contexte ? Reprendre les vieilles promesses socialistes et indépendantistes ? Construire des partis politiques porteurs d'un projet ? Mais la première tâche n'est pas face au passé. Il faut d'abord rompre avec le futur, ce futur complètement colonisé par le néolibéralisme. Un futur qui comprend l'obsolescence programmée de chacun d'entre nous. Se réinscrire dans des traditions de lutte et s'interroger sur ce qui mérite d'être conservé. Il est d'ailleurs assez symptomatique d'avoir vu le mouvement étudiant québécois se référer à la vision classique de l'université comme modèle d'opposition à l'université du futur ; ou encore d'entendre l'ancien co-porte-parole de l'association étudiante la plus radicale, la Coalition large des Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), Gabriel Nadeau-Dubois, référer à la tradition du syndicalisme de combat comme un modèle de leur action lors de la table ronde tenue pendant ce colloque.

Un autre renversement de perspective, que nous illustrerons encore avec le suicide, est nécessaire pour comprendre le mouvement engagé par les jeunesses québécoises, voire espagnoles. Dans tous les schémas explicatifs du suicide, le meurtre du soi, la société, son évolution normative et matérielle, impose à l'individu ses règles, son impératif changement. Au point où ceux qui ne suivent pas le rythme où se situent dans un monde suranné sont enclins à s'éliminer eux-mêmes. L'action politique renverse cette relation. Le rapport entre la société et l'individu n'est plus un rapport individuel, il se publicise en devenant collectif (Céfaï 2007). C'est un constat similaire que faisaient Chandler et Lalonde (1998) chez les bandes amérindiennes de la côte ouest du Canada, la présence de groupes portant des revendications politiques réduit à néant les taux de suicide. La question n'est plus celle de l'inadaptation de l'individu, mais celle de la désadaptation de la société. Chaque personne n'est plus responsable, coupable en fait de ne pas comprendre la société, les modes d'entrée dans la vie adulte ou la nouvelle donne des rapports interindividuels. C'est plutôt la société qui ne donne plus les moyens, les clefs interprétatives qui la font humaine. La tâche n'est plus, tel que la suicidologie nous invite à le faire, de convaincre la personne que son appréciation des choses est erronée, mais plutôt de corriger une société qui n'apprécie plus la personne dans des dimensions autres que performatives.

[192]

Les revendications des Carrés rouges

Regardons d'un peu plus près les revendications des étudiants [8]. Nous les avons résumées dans le Tableau 1 en distinguant ce qui nous semblait le projet auquel ils adhéraient et ce qu'ils rejetaient. Les Carrés rouges réclamaient le « retour » vers une université détachée des enjeux économiques immédiats, une université libérée des contraintes du néolibéralisme qui semblent la conduire vers sa perte. Une université consacrée à l'enseignement et au développement d'une pensée libre et à laquelle tous pourrait avoir accès. Selon eux, une vision devenue classique, instituée, de l'université. [9] Une conception qui s'oppose de plein fouet à celle qui la place au cœur d'une économie et lui fixe comme horizon de produire les connaissances nécessaires à la conservation de notre avantage économique au sein du monde ; de développer des produits et des procédures hautement sophistiqués nécessaires à la compétition radicale de l'hypermodernité globalisée. Une vision cohérente soutenue tant par les gouvernements que par une fraction importante de l'université, leurs administrations, mais aussi de nombreux professeurs et étudiants, les médias et la plupart des organismes à caractère économique. Une vision où l'éducation est un investissement individuel permettant de garantir sa position future dans une société compétitive, elle-même conçue comme une simple juxtaposition d'individus sans affiliation spécifique ; l'éducation universitaire assurant à ses détenteurs une mobilité tant sociale que géographique. Une analyse, programme par programme, nous donnerait par ailleurs une vision plus juste des antagonismes au sein de l'université. On sait que la grève a été portée par les étudiants des sciences sociales et humaines et de philosophie, mais qu'elle a été beaucoup moins populaire en sciences et génie ou en médecine et, bien entendu, en gestion. Malgré la volonté d'inclusion des Carrés rouges, le conflit étudiant nous a laissés devant un Québec et une université profondément divisés.

Ce retour à une vision classique de l'université ne se conjugue pas à un conservatisme social ou organisationnel. Les étudiants ne sont pas des néo-luddites. Ils embrassent en effet les nouvelles technologies et s'en servent abondamment pour soutenir leur mobilisation. Leur organisation est très typiquement réticulaire, ce qui correspond aux modèles les plus actuels. Leurs connaissances sur le plan du marketing et de la communication leur permirent de développer leurs revendications et leurs rapports aux médias. [10] La « marche dénudée » et de nombreux événements artistiques tenus par les contestataires démontrent clairement qu'ils ne proposent pas non plus un retour aux valeurs traditionnelles sur la famille, le genre ou le corps qui appartiennent au même passé que leur vision de l'université. Au contraire, ils adhèrent au féminisme et à l'écologisme. Leur opposition au plan Nord des Libéraux [11] ou leur défense de l'accès des femmes aux études en, sont les marqueurs les plus évidents. Encore que ces prises de position ne sont apparues qu'au fur et à mesure du déroulement de la grève. En effet, débuté par une revendication qu'on peut voir comme essentiellement corporatiste - [193] encore que pour la CLASSE l'influence du néolibéralisme et le passage à l'économie de la connaissance aient dès le début fait l'objet d'une critique et d'un rejet massif  [12]-, le mouvement s'est peu à peu défini comme porteur de revendications plus larges et plus inclusives. C'est ainsi qu'on a pu dire qu'il s'est transformé en mouvement social. Une résolution rapide du conflit sur les droits de scolarité n'aurait pas donné lieu aux mêmes prises de position. Ce qui ne veut pas dire que plusieurs des acteurs du mouvement n'aient été dès le début convaincus de la justesse du féminisme ou de l'écologisme. [13] Rien ne démontre toutefois que les 170 000 étudiants qui ont été en grève [14] étaient tous d'accord avec l'ensemble du cahier des revendications qui s'est déployés.

Tableau 1.
Orientations du mouvement étudiant québécois de 2012

Projet

Rejet

Accès à l’éducation supérieure

Hausse des frais de scolarité

Rénover l’université classique

L’économie de la connaissance

Utilisation des nouvelles technologies en réseau

L’éduction comme investissement individuel

Rapports de sexe égalitaires

Structures hiérarchiques (CLASSE)

Affiliation collective

Individualisme/chacun pour soi

Émancipation personnelle et collective

Système de motivation de la nouvelle bourgeoisie.


Là où le mouvement se distingue tant des partis traditionnels que des organisations privées, c'est dans son rejet de la démocratie représentative. Encore qu'il faille apporter ici une nuance de taille : deux des organisations étudiantes, la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) adhéraient au credo représentativiste. En effet, si toutes les associations avaient des structures de consultation des membres et des assemblées générales de ratification des ententes seule la CLASSE avait une structure où la démocratie directe jouait un rôle constant dans sa gouvernance. Leurs congrès ne réunissaient cependant que les représentants des associations membres. Au-delà des mouvements et des structures, l'état actuel des communications et des compétences sociales ouvre la voie vers de nouvelles voies organisationnelles. Ainsi, le conflit fut le lieu de mouvements d'auto-organisation inédits et encore à étudier. En preuve, ce texte provenant de la CLASSE publié le 4 mai 2012 :

[...] que nous avons actuellement de la difficulté à faire de notre plan d'action l'élément structurant de la présente grève, comme il en était le cas plus tôt en mars et en février.

[...] il y a de plus en plus d'actions et de manifestations spontanées qui se tiennent un peu partout au Québec. Nous n'avons qu'à penser aux manifestations nocturnes qui se multiplient et se répètent à Montréal. Alors que la CLASSE organisait une manifestation nationale le 25 avril 2012, la manifestation spontanée du soir même a été en mesure d'aller mobiliser plus de 4 fois plus de manifestantes et manifestants (CLASSE 2012 :6).

[194]

En somme, les étudiants du Carré rouge ne remettent pas en question les transformations sociales héritées de la Révolution tranquille et des années 1970. La présence des femmes au sein du mouvement, à ses niveaux les plus élevés, ainsi que le soin de la CLASSE à conserver un leadership bicéphale et bisexuel le montrent bien. La famille et les rapports de sexe semblent pour eux transformés à tout jamais. Ils se distinguent ici nettement des mouvements conservateurs canadiens ou américains qui veulent restaurer les rôles et rapports de sexe traditionnels. Ils font toutefois preuve de « conservatisme » face à l'institution universitaire et à l'environnement. Leur action s'inscrit aussi en faux face au mouvement de désaffiliation qu'on remarque dans nos sociétés. Leurs assemblées générales comme leurs marches et autres manifestations sont en elles-mêmes une démarche d'affiliation, mieux une incorporation. Ils opposent le « collectif » aux injonctions entamées par des individus « qui ont perdu leur vote en assemblée générale » (déclaration de Gabriel Nadeau-Dubois). Mais la question de la démocratie participative versus la démocratie indirecte mérite d'être approfondie au-delà de la simple opposition entre deux régimes de gouvernance.

Quelques mots sur le rapport à la nation du mouvement des Carrés rouges avant de conclure. La question de l'indépendance du Québec n'a pas ou prou été discutée au cours des sept mois de grève. Si ce n'est pour souligner sa quasi-absence. On pourrait s'en étonner au moment où les revendications se sont établies hors du strict contexte éducatif. Il est à noter immédiatement que l'éducation supérieure est une compétence provinciale. Néanmoins, le rôle du gouvernement fédéral n'a pas même été mentionné lorsqu'on a critiqué l'importance démesurée de la recherche qui est pourtant un champ où le fédéral joue un rôle prédominant (les organismes subventionnaires les plus importants relèvent du Ministère de l'industrie et du commerce fédéral). On a préféré souligner le rôle de l'entreprise que celui de l'État fédéral - une logique classiste plutôt que nationaliste. On note bien ici ou là une mention sur la langue [15] que la marchandisation pourrait menacer, mais on n'en situe pas la solution comme la sortie du cadre fédéral. Au plan visuel, le paysage formé par les manifestants dément cette absence de la nation. Presque tous les drapeaux qu'on brandissait étaient des fleurdelisés ou même le drapeau des patriotes. Si on ne peut rejeter l'hypothèse d'un certain opportunisme de la part d'organismes indépendantistes qui voyaient là la possibilité de s'opposer aux troupes fédéralistes du Parti libéral du Québec, on ne peut non plus nier l'exclusivité de la présence du drapeau québécois et, par-là, de l'idée d'indépendance. Mais était-ce bien d'indépendance dont il était question, mais plutôt d'un vif sentiment d'appartenance ?

* * *

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Que nous montre cette triste histoire de l'échec des rêves de 1968. Qu'il ne faut plus rêver ? Qu'il n'est pas possible de compter sur des organisations telles les partis politiques ou tout autre mouvement hiérarchique ? Peut-on penser qu'un tel refus des formes organisationnelles définies par leur efficacité puisse s'appliquer à toute une société ? Peut-on penser à des principes, des règles et des normes qu'on pourrait appliquer à une grande variété d'enjeux sociaux ? Des principes qui échappent à une logique de marché et à son organisation immanente ? Les travaux d'un Michel Freitag peuvent nous amener à réfléchir à certaines solutions. Freitag rejette des institutions qui mettraient enjeu les grands critères de justice et d'égalité. Cependant, contrairement à une bonne partie de la gauche soixante-huitarde, il ne rejette pas l'idée d'institution en soi. Il en fait un projet d'élaboration plutôt qu'un donné immuable. Ce faisant, il confie aux intellectuels et au processus de délibération une tâche immense. Il accepte aussi de conférer une nature essentielle, indépassable à certains processus ou à certaines valeurs.

« L'avantage de cette critique, contrairement à bien d'autres discours de gauche, est de ne pas limiter la compréhension de l'université à une institution qui, prise dans l'ensemble du système scolaire, n'a pour fonction que la reproduction des différentes classes. Ainsi, cette approche permet de penser l'université autrement en s'inspirant de son histoire pour en revendiquer les meilleurs aspects » (Chiasson-LeBel et al. 2012 : 7).

Cette reconnexion avec l'histoire est sans doute souhaitable, mais le terrain est déjà occupé par l'extrême-droite et le populisme nationaliste et on manque de modèles. Heureusement, le conservatisme social qui prône le retour aux valeurs familiales et à la stricte division sexuelle du travail trouve peu de défenseurs au Québec en général et parmi les étudiants en particulier. Un néo-traditionalisme « progressiste » qui pourrait être la base d'une définition du futur en rupture avec le néolibéralisme reste cependant à développer. Toutefois, le modèle du « bourgeois éclairé » proposé par certains freitagiens, Éric Martin et Maxime Ouellet notamment, qu'ils puisent d'un passé révolu, a déjà montré ses défaillances. Le « bourgeois éclairé » est un trop proche cousin du « bourgeois exploiteur ». Le dosage correct entre la démocratie directe et la démocratie représentative reste à identifier et il risque de varier selon les problématiques et les acteurs en scène. Une des grandes questions qu'il faudra résoudre est le rapport entre gouvernance locale et gouvernance globale. Cela ne se fera pas du jour au lendemain.

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[1] II s'agit bien sûr d'un raccourci. Je ne reprendrai pas ici toute la démonstration de Hanna Arendt (1972). Cette citation montre l'ampleur de son raisonnement : « Quand la confiance en l'apparition des choses telles qu'elles sont réellement s'en était allée, le concept de vérité comme révélation était devenu douteux, et avec lui la foi aveugle en un Dieu révélé. La notion de « théorie » changea de sens. Elle ne désigna plus un système de vérités raisonnablement réunies, qui, en tant que telles, n'avaient pas été faites mais données à la raison et aux sens. Elle devint plutôt la théorie scientifique moderne qui est une hypothèse de travail changeant selon les résultats qu'elle produit et dépendant, quant à sa validité, non de ce qu'elle « révèle » mais de la question de savoir si elle « fonctionne ». (p.56) Il faut insister ici sur les rapports de causalité qu'Arendt implique dans cette citation. C'est le fait de ne plus avoir « confiance en l'apparition des choses », donc plus confiance ni dans ses sens ni dans les raisonnements fondés sur ceux-ci qui a amené Descartes à formuler son célèbre de omnibus dubitandum est (il faut douter de tout), que Kierkegaard reprendra comme titre d'un de ses livres. Arendt précise sa pensée un peu plus loin « Descartes formule sa règle parce que les découvertes alors récentes des sciences de la nature l'avaient convaincu que l'homme dans sa recherche de la vérité et du savoir ne peut se fier ni à l'évidence données par les sens, ni à la « vérité innée » de l'esprit, ni à la « lumière intérieure de la raison ». Cette défiance à l'égard des capacités humaines a été depuis lors l'une des conditions les plus fondamentales de l'époque moderne et de la pensée moderne ; mais elle n'a pas jailli, comme on le pense d'ordinaire, d'un affaiblissement soudain et mystérieux de la foi en Dieu, et sa cause ne fut à l'origine même pas un soupçon à l'égard de la raison comme telle » (p.74). Le choc initial que la science portât à notre sensibilité fut celui de l'astronomie. Découvrir que nous vivons sur une terre mobile et ronde n'est en rien préparé par notre expérience ordinaire du monde.

[2] Les figures qui suivent sont constituées à partir de données de plusieurs sources. Les données sur le suicide proviennent des révisions 7, 8, 9 et 10 de la Base de données sur la mortalité de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Les données économiques proviennent de l'Annual Labour Force Statistics (ALFS) Summary tables dataset de l'OCDE. Les données sur la famille proviennent de Country Statistical Profiles (1950-2011) également produits par l'OCDE.

[3] Nous ne voulons pas dans ce texte compliquer inutilement les aspects techniques. Il faut savoir que les démographes traitent de la temporalité en distinguant trois concepts différents : l'âge, la cohorte et la période historique. Ce sont trois dimensions qui bien sûr sont fortement liés. Le fait que les jeunes se tuent davantage que les aînés, par exemple, est un effet d'âge. Les années 1970 ont vu se transformer la structure d'âge. Mais parler des « années 1970 » c'est référer à une période historique. Il faut alors comprendre pourquoi cette époque a eu cet effet sur l'âge. Ce que l'on constate depuis les années 2000 au Québec nous amène à penser que les hauts taux de suicide soient associés à une cohorte composée des gens qui avaient un certain âge (les jeunes) à une époque qui s'étend de la Révolution tranquille jusqu'aux années 1999. Une période très longue qui laisse penser que plusieurs phénomènes complexes étaient imbriqués. Il est par ailleurs difficile de savoir a priori si un phénomène quelconque a un effet d'âge durable ou bien s'il s'agit d'une cohorte marquée par son époque. Nous ne pensons pas avoir fait le tour de cette question dans ce trop court texte.

[4] Nous n'ignorons pas que le travail industriel a d'abord été peuplé par des femmes aussi bien que par des hommes et même des enfants, dans le textile notamment où les femmes occupent encore une place importante. Les syndicats et les associations religieuses firent de leur retrait des travaux les plus lourds une de leur principale revendication au tournant de XXe siècle. Nous savons aussi qu'elles ont en partie remplacé le travail des hommes pendant la Seconde Guerre mondiale, cela bien que la notion d'industrie essentielle a permis à bien des hommes de ne pas aller au front. Néanmoins, la tertiarisation de l'économie fut également une féminisation de l'emploi.

[5] Ce phénomène semble inéluctable même dans des sociétés où la place des femmes et du mouvement féministe sont moins assurées que dans les pays occidentaux. On n'a qu'à penser à la Fatwa dit de la tétée. « Dans les entreprises où une femme employée peut partager le même bureau avec un collègue masculin, l'imam Izzat Attiyah, directeur du département des études du Hadith à l'Université islamique d'AI-Azhar, la plus haute autorité sunnite en Égypte, a autorisé dans une récente fatwa qu'« une femme puisse allaiter son collègue à cinq reprises afin de nouer avec lui une relation de sein ». Selon le quotidien « Al-Ayyam » édité à Bahreïn, Izzat Attiyah considère que « les liens de lait ainsi établis entre ces deux collègues les empêchera d'avoir des relations sexuelles prohibées et leur mixité dans le bureau ne posera plus de problème » Freïha (2007). Sous cette condition, travailler ensemble dans le même bureau deviendrait acceptable. L'imam n'a pas tort sur un point, le fait que les hommes et les femmes rencontrent davantage de gens du sexe opposé ouvre la porte à des relations entre eux. Ce qui ne veut pas dire qu'il y en aura nécessairement.

[6] C'est ce qui explique leur nombre dans certains types de production industrielle nécessitant davantage de dextérité que de force. On peut penser ici au montage d'appareils électroniques ou à l'industrie de transformation des aliments. Ces industries de niche ne parviennent pas à inverser le rapport entre le taux de masculinité et le type de production.

[7] Un calcul simple le montre. Les gens qui avaient 20 ans en 1970, en avaient 40 en 1990, ce qui constitue un âge raisonnable d'entrée dans des positions d'encadrement. Rappelons que Jean Charest est devenu Premier ministre du Québec à 40 ans. John F. Kennedy avait 43 ans et Bill Clinton comme Barack Obama 47 ans quand ils sont devenus Président des États-Unis. Nicolas Sarkozy avait 52 ans et Margareth Thatcher 54 ans lorsqu'ils occupèrent les plus hautes fonctions dans leur pays. Toutes ces personnes ne sont pas des héritières de 1968. Cette nomenclature vise à souligner l'âge de plus en plus jeune à laquelle les gens viennent au pouvoir.

[8] Cette section est écrite à partir de différentes sources. Nous avons bien entendu suivi dans les médias l'évolution du conflit étudiant. Outre la table-ronde tenue pendant ce colloque, l'ACSALF a organisé une table-ronde le 9 mai 2012 avec cinq organisateurs étudiants locaux de la grève provenant des départements de sociologie et d'anthropologie de l'Université de Montréal, de l'Université du Québec à Montréal et de l'Université Laval. Une rencontre suivie d'une longue discussion en soirée. Nous avons également analysé le contenu des sites web des trois associations étudiantes soit la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et, surtout, de la Coalition large des Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) et plus spécifiquement de l'ASSÉ qui chapeautait la coalition, cette association ayant à l'automne 2012 le site le plus ouvert et le plus complet. Nous avions notamment accès aux minutes des réunions d'orientation de cette coalition ainsi qu'à toutes les publications depuis la grève de 2005. Ils sont également dépositaires des archives de l'Association Nationale des Étudiants du Québec (ANEQ), fondée en 1975, et de l'Association Nationale des Étudiants et des Étudiantes du Québec (ANEEQ) qui lui a succédé en 1981. Des archives qui remontent au milieu des années 1970. Nous avons constitué une base de données comprenant tous les documents qui concernaient la grève de 2012 en utilisant le logiciel QDAMiner.

[9] Cette conception repose largement sur une idéalisation de l'université voire sur un discours quasi-essentialiste. L'université a été le lieu d'une grande liberté de parole, mais elle a aussi été le lieu où les élites ont trouvé une justification de leur pouvoir aussi bien que la source de l'orthodoxie religieuse. C'est son statut de « diseuse d'orthodoxie » qui la fit mettre au ban lors de la Révolution française. Ses alliances avec l'État ou avec l'Église l'ont conduite dans des directions contradictoires avec cette vision « classique » de l'université. Mai 68 avait l'université « classique » dans la liste des institutions à réformer. Cela dit, ce qui compte le plus actuellement est que l'on invoque cette vision classique issue de l'histoire pour l'opposer à l'alliance avec l'industrie qui semble aujourd'hui de plus en plus la définir. On notera aussi que l'université, surtout dans le monde anglo-saxon, est depuis longtemps proche du monde économique. Par exemple, et pour rester dans le contexte québécois, le Département de génie civil de l'Université McGill a été fondé en réponse aux besoins de la construction du train pancanadien au milieu du XIXe siècle.

[10] En particulier, l'École de la Montagne rouge issue de l'école de design de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) qui donna corps et image au mouvement. Voir leur site tant qu'il est actif.

[11] Le « Plan Nord » était un plan de développement économique du nord du Québec fondé sur l'exploitation minière. Le Gouvernement québécois aurait pris à sa charge les infrastructures nécessaires pour assurer le transport du minerai extrait et aurait généreusement subventionné les compagnies minières. Ce plan a été abandonné par le gouvernement péquiste qui a succédé aux libéraux.

[12] Voir Robert et al. (2011) pour la première étude de l'ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante) sur l'économie du savoir.

[13] II faut noter ici que l'ASSÉ (partie centrale de la CLASSE) a conduit plusieurs réflexions sur le féminisme bien avant la grève de 2012. Voir notamment Dagenais-Guertin (2010) qui en fait remonter l'importance dans le mouvement étudiant aux années 1980 lorsque l'ANEQ (Association Nationale des étudiants du Québec) est devenue l'ANEEQ (Association nationale des étudiants et des étudiantes du Québec). Aucune étude présente sur leur site ne porte sur l'environnement.

[14] Surtout que le chiffre avancé repose sur les effectifs totaux des institutions en grève plutôt que sur ceux qui ont voté les grèves ou sur des études montrant la proportion des étudiants restée silencieuse qui approuvait l'action entreprise. Ce raisonnement vaut à l'inverse pour les institutions qui ont rejeté la grève. Dans les deux cas on ne compte ni les perdants, ni les silencieux. Cela nous expose au même type d'illusion qu'en 1968.

[15] Notre étude des documents sur le site de I'ASSÉ nous a révélé que deux occurrences reliées à la question linguistique. L'idée d'indépendance de Québec n'est jamais abordée.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 mai 2020 11:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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