[7]
Préface
- Un monde sûr, la propriété assurée ainsi qu'une moralité assurée donnaient à la bourgeoisie la conscience de bien-être, de confiance en elle, et de fierté.
C'est la vie des individus au sein de la société qui se trouve au centre de ce livre, une vie qui leur semble largement dépendante de leurs choix, mais qui, en même temps, est largement « préfabriquée » (Sartre), ce dont ils font l'expérience. C'est une vie qui, selon les exigences largement répondues et acceptées, devrait être gaie, ludique, créative et libre; or elle est souvent ennuyeuse, opprimante, et hétéronome.
Qu'est-ce qui lie les individus ? Pourquoi agissent-ils ensemble ? Comme il n'y a ni déterminisme, ni nature humaine, ni la seule recherche instrumentale et calculatrice d'un profit économique, symbolique ou affectif qui forceraient les individus à agir de cette façon, c'est dans la socialisation de leur personnalité que nous trouverons la clé de la compréhension de leur caractère aussi bien que de leurs visions du monde et de leurs motivations.
Dans les sciences sociales, comme dans les médias et les discours quotidiens, l'individu et l'individualisation, la fluidité et l'éphémère tout comme la multiappartenance [8] des individus à différentes unités sociales sont devenus des leitmotivs pour caractériser la société actuelle. Ces constats correspondent à une réalité moins nouvelle qu'on ne le pense généralement. Certes, Simmel (1908) a déjà traité de ces phénomènes, or depuis le déclin des grands collectifs qui ont dominé le XXe siècle (les classes sociales et les nations par exemple), les situations sociales se sont radicalement individualisées et les individus font l'expérience de cette nouvelle forme de société.
Pourtant leurs expériences vécues ne se réduisent pas à cela; elles sont beaucoup plus complexes et ambiguës. Les individus font également l'expérience d'une société stable et peu contestée, d'une société pleine de manque et de souffrance : une société en manque de sens et d'un projet d'avenir. Ils se rendent également compte de l'amalgame d'exigences et de contraintes qui s'imposent à eux et auxquelles ils se soumettent souvent d'une manière volontaire, jouissive et perverse. Telle est la forme actuelle de la « servitude volontaire » (La Boétie). Les individus ne contestent que rarement le statu quo social, ils cherchent leur place au sein de cette constellation sociale. Malgré tout, la vie en société a pour eux un sens, mais bien souvent, ce n'est pas celui qu'ils lui attribuent.
L'analyse de la subjectivité dans nos sociétés individualisées ne saurait se contenter d'un examen des diverses opinions que les individus expriment. Elle ne peut pas non plus se limiter à la présentation des visions du monde ou des manières de vivre au sein de la société.
Notre analyse a pour objet les notions et les catégories qui permettent la compréhension de la vie concrète des individus socialisés, des individus disposant d'un caractère social qui est leur « matrice psychique » (Fromm). Nous défendons l'hypothèse que la subjectivité des individus socialisés dans notre société, malgré son apparence libre et ludique, est un ensemble de variations du caractère autoritaire, c'est-à-dire d'une forme du caractère social intimement lié au capitalisme, sur le plan diachronique [9] comme sur le plan synchronique. Évidemment, personne ne peut ignorer les changements profonds que cette société a subis au cours de l'histoire.
Le caractère autoritaire fait cependant partie des continuités qui existent dans la constitution de cette société. Ceci explique à la fois sa stabilité et son apparence multiforme. Comme le caractère autoritaire fait partie des continuités du capitalisme, nous pouvons nous référer à des travaux classiques concernant ce phénomène pour construire les argumentations et les notions qui en permettent la compréhension.
|