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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le Devoir, Montréal, Édition du mardi 18 novembre 2003, page A7 - idées.




Réingénierie, rénovation et redéploiement de l'État québécois.
Une démarche sous le joug du pragmatisme ou de l'idéologie ?

Courriels des quatre auteurs:

Christian Rouillard [École nationale d'administration publique] [ENAP] [email protected]
Alain-G. Gagnon [prof. Sc. pol., Université du Québec à Montréal] [email protected]
Isabelle Fortier [École nationale d'administration publique] [ENAP] [email protected]
Éric Montpetit [prof. Sc. pol., Université de Montréal] [email protected]

[
Autorisation accordée par les auteurs le 18 novembre 2003]


L'ambitieux exercice de réforme de l'État québécois privilégié par le nouveau gouvernement libéral, parfois appelé réingénierie, rénovation ou redéploiement de l'État, s'inscrit selon ce dernier dans un irréductible souci de pragmatisme. En effet, le nouveau gouvernement libéral martèle l'idée que « la modernisation de notre État n'est pas une question idéologique ou partisane, mais une nécessité qui nous est dictée par notre époque et ses enjeux » (« Lettre ouverte aux Québécois », 14 octobre 2003). Cette prétention de pragmatisme est-elle toutefois juste ? Évacue-t-elle vraiment le caractère partisan et idéologique de la démarche de révision des structures et des programmes ?

Au fil des discours du premier ministre, Jean Charest, et de la présidente du Secrétariat du Conseil du trésor, Monique Jérôme-Forget, de même qu'à la suite de la diffusion dans les médias et ailleurs d'un Guide à l'intention des ministères, la démarche de réingénierie du nouveau gouvernement s'est précisée au cours des dernières semaines. En effet, il est maintenant possible de s'interroger sur la nature et la pertinence des éléments constitutifs propres à la démarche québécoise.

Photo: Monique Jérôme-Forget [présidente du Secrétariat du Conseil du Trésor] et Jean Charest [premier ministre du Québec] se félicitant lors de l'assermentation en avril 2003, sous l'oeil de Monique Gagnon-Tremblay [] [Une photo de Jacques Nadeau, Le Devoir]


Or,
une analyse des principaux éléments constitutifs de la démarche de réingénierie, telle que définie et expliquée dans le Guide à l'intention des ministères et organismes, laisse entendre l'exact contraire de ce qu'avance le premier ministre, c'est-à-dire que celle-ci est d'abord et avant tout un exercice fortement idéologique, d'autant plus tendancieux qu'il se réclame d'une rationalité de gestion et gomme la dynamique politique.

Publié en juillet dernier par le secrétariat du Conseil du trésor pour circulation restreinte (comme l'indique sa page couverture), le « Guide à l'intention des ministères » sur la « révision des structures de l'État et des programmes gouvernementaux dans le cadre de la réingénierie de l'État québécois » présente en seulement six pages (si on ne compte pas la page couverture, la table des matières et les annexes), les éléments constitutifs de cette démarche de réingénierie. S'inscrivant dans les six grands travaux annoncés dans le discours inaugural du premier ministre du Québec du 4 juin dernier, on y souligne d'un côté que chaque ministère et organisme doit déterminer la nature particulière de l'exercice de révision de ses structures et de ses programmes (p. 4), alors qu'on mentionne de l'autre côté que le suivi de l'opération et que l'analyse des mesures pour la révision des structures et des programmes (de chaque ministère et organisme) est la responsabilité du secrétariat du Conseil du trésor (p. 4).

Ainsi, on reconnaît l'expertise particulière de chaque ministère et organisme pour créer l'information pertinente sur ses activités et leurs modalités de révision, tout autant qu'on insiste sur l'autorité supérieure du Secrétariat du Conseil du trésor pour porter le jugement interprétatif final sur cette information, notamment en déterminant unilatéralement la faisabilité des mesures présentées par les ministères, leur impact sur les diverses clientèles, ainsi que les implications législatives et réglementaires de chacune d'entre elles (p. 5).

Urgence budgétaire

Ce guide d'orientation insiste également, à trois reprises en moins de six pages, sur l'impératif budgétaire qui circonscrit cet exercice de réingénierie, soit que « la révision des structures et des programmes implique un échéancier très serré puisqu'elle doit procurer des rendements budgétaires significatifs qui se concrétiseront dans le Budget des dépenses 2004-2005 » (p. 5). Ces rendements budgétaires ou, dans des termes plus prosaïques, cette contrainte de faire plus avec moins, déjà connue en administration publique, se distingue ici par sa prétention : l'importance des économies anticipées n'a d'égal que leur immédiateté.

Le sentiment d'urgence dans lequel baigne cet exercice de réingénierie est d'ailleurs on ne peut plus clair, comme l'annonce le calendrier des réalisations : chaque ministère et organisme devait soumettre sa démarche particulière de révision des structures et des programmes au secrétariat du Conseil du trésor au plus tard le 29 août dernier; chacun de ceux-ci devait rencontrer le Secrétariat du Conseil du trésor durant le mois de septembre pour que celui-ci sanctionne le pan de travail proposé et l'avancement du dossier; suite à cette rencontre, les ministères et organismes devaient transmettre le (nouveau) dossier de révision des structures et des programmes au plus le 30 septembre dernier. Durant les deux semaines suivantes, soit jusqu'à la mi-octobre, l'ensemble des organisations devaient procéder à l'examen des résultats et l'élaboration d'orientations pour les plans ministériels de mise en oeuvre de la réingénierie qui serviront à la préparation du Budget des dépenses 2004-2005; dès la mi-octobre, à la lumière des orientations précédemment retenues, les plans ministériels doivent être élaborés; et, enfin, dès janvier 2004, débutera « l'opération des crédits détaillés et l'arrimage du plan de mise en oeuvre de la réingénierie avec le plan ministériel de gestion des dépenses » (p. 5).

Bref, l'ensemble de ces étapes de création de l'information sur les activités, structures et programmes de chaque ministère et organisme ; d'interprétation de cette information par le Secrétariat du Conseil du trésor; de négociation entre les ministères et ce dernier sur le plan de travail proposé par ceux-ci; de même que l'élaboration des orientations et la production des plans ministériels de mise en oeuvre de la réingénierie 2004-2005, doivent êtres franchies en une période d'à peine six mois.

Réponses subjectives

Encore faut-il savoir que cette révision des structures et des programmes, donc de leur pertinence, doit être évaluée en fonction des cinq questions suivantes, comme le soulignent à la fois le «Guide à l'intention des ministères et organismes» et la Lettre ouverte aux Québécois du premier ministre :

- Ce programme répond-il toujours à une mission de l'État ?
- Atteint-il ses objectifs ?
- Pourrait-on l'offrir autrement à moindre coût tout en préservant la qualité du service aux citoyen ?
- Quelle est l'instance pour assumer la gestion du programme ?
- A-t-on les moyens d'en assumer les coûts ou faut-il revoir la portée du programme ?

Ainsi, bien que le premier ministre Charest avance dans son discours inaugural que l'exercice de révision des structures et des programmes sera fait « avec méthode et rigueur selon des principes de gestion qui seront les principes de notre administration », aucune des questions qui définissent et circonscrivent cette révision ne relève de la gestion; elles relèvent toutes, bien au contraire, de la politique.

Alors que la première touche directement le rôle de l'État, la deuxième et la troisième renvoient aux notions d'efficacité et d'efficience qui, en management public, demeurent toutes deux victimes de réductionnisme et de polysémie. En effet, il n'y a pas en administration publique de critère d'évaluation équivalent à l'accroissement des bénéfices nets ou de la marge bénéficiaire, comme on le retrouve dans les firmes privées.

Dire que l'objectif est d'offrir un service de qualité au moindre coût ne nous dit toujours rien sur le seuil de qualité (minimal, moyen ou maximal) à atteindre ni sur celui du coût à ne pas dépasser. Il renvoie plutôt à un point d'équilibre entre la qualité et le coût qui est de nature politique, c'est-à-dire qui nous interpelle tous en tant que citoyens sur le rôle de l'État et la capacité financière que nous lui accordons. La réponse à cette question est évidemment subjective et ne saurait se soustraire du poids des préférences idéologiques de chaque citoyen.

La quatrième question, de son côté, touche la subsidiarité qui repose, par définition, sur un préjugé favorable envers les instances locales et régionales dans la mesure où elles sont considérées les plus proches des citoyens. Puisque l'expérience québécoise récente (ou encore ontarienne ou albertaine) sur la décentralisation suggère que celle-ci se traduit souvent par un transfert de responsabilités sans les ressources (financières, humaines et autres) qui leur étaient jusqu'alors concomitantes, la subsidiarité entraîne un risque de retrait de l'État d'autant plus prononcé que, souvenons-nous, les rendements budgétaires recherchés ici sont significatifs.

Enfin, la cinquième question touche la capacité financière de l'État et n'a de sens qu'en relation avec le rôle que nous attribuons, comme citoyens, à l'État québécois.

Préjugé anti-étatiste

Les enjeux de la réingénierie de l'État québécois sont de nature proprement politique et la dimension partisane et idéologique de l'exercice est manifeste. En fait, dans la mesure où elle retient les prétentions élevées, l'accent sur les trois E (économie, efficience et efficacité) et le déterminisme structurel de certaines des réformes de gestion infructueuses des années 90, comme celles de la réingénierie des grandes firmes privées américaines et de l'administration publique fédérale américaine avec le National Performance Review, la réingénierie (rénovation ou redéploiement) du nouveau gouvernement libéral n'est certes pas un progrès. Faut-il d'ailleurs se surprendre que cette démarche soit un exercice politique à forte connotation idéologique quand la présidente du Secrétariat du Conseil du trésor elle-même avance que : « À vouloir s'occuper de tout, l'État québécois n'arrive pas à bien s'occuper de quoi que ce soit » (Le Devoir, mardi 21 octobre 2003, A3). Peut-on imaginer un préjugé anti-étatiste plus explicite ?

Bien que de son côté le premier ministre Charest avance que sans cette rénovation de l'État, « ...le modèle québécois deviendra une relique » (« Lettre ouverte aux Québécois »), l'obscurantisme et l'autoritarisme de la démarche rompent déjà avec le modèle québécois qui se caractérise justement par l'inclusion des acteurs socio-politiques concernés par un enjeu donné. Le rejet de toute forme de consultation des principaux acteurs collectifs de l'administration publique québécoise, parmi lesquels le Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ) et le Syndicat des professionnels du gouvernement du Québec, de même que l'absence de consultations publiques où la société civile peut exprimer, par l'entremise d'acteurs individuels et collectifs, les préférences, sensibilités et intérêts multiples de ses citoyens, ne peuvent qu'être fortement déplorés.

Cette double exclusion est d'ailleurs d'autant plus troublante que, à la suite d'un appel d'offres lancé le 3 octobre dernier, des grandes firmes privées d'experts-conseils et de consultants seront sélectionnées par le secrétariat du Conseil du trésor pour la production des «stratégies, des analyses, des rapports et des études» sur lesquelles reposeront les prochaines étapes de la mise en oeuvre de la réingénierie. Les seuls acteurs collectifs dont la participation est valorisée par le nouveau gouvernement libéral sont donc les grandes firmes-conseils du secteur privé, celles-là mêmes qui ont participé dans les années 90 à faire de la réingénierie un échec relatif dans 50 % à 70 % des cas, selon Hammer et Champy, ceux qui ont originalement créé ce modèle de gestion.

Bien difficile, dans ces conditions, de ne pas être inquiet à l'égard de la démarche privilégiée par le nouveau gouvernement libéral, peu importe qu'elle se nomme réingénierie, rénovation ou encore redéploiement de l'État québécois. Bien difficile, dans ces conditions, de ne pas être sceptique envers le discours du premier ministre Charest lorsqu'il nous dit qu' « ...il ne s'agit pas d'affaiblir l'État québécois, mais au contraire de lui redonner tout son lustre, tout son prestige et toute sa pertinence », alors même que seules les grandes firmes-conseils du secteur privé sont invitées à participer à la démarche. Faut-il comprendre que l'accroissement du lustre, du prestige et de la pertinence de l'État québécois passe par la double exclusion de ses acteurs collectifs internes et de ceux de la société civile ?

Aux trois E (économie, efficience et efficacité) privilégiés par cette démarche, il convient d'en conjuguer un quatrième, soit celui de l'équité. De même, pour freiner la dérive idéologique sur laquelle repose cette démarche, il devient maintenant criant d'y ajouter trois D, à savoir : diversité, délibération et démocratie. La diversité des points de vue, des préférences, des sensibilités et des intérêts des acteurs individuels et collectifs de la société civile, comme de ceux de l'administration publique québécoise elle-même, ne peut s'exprimer sans que ne soient créés les espaces de délibération, de débats et d'échanges par lesquels s'articule la démocratie contemporaine. Contrairement à ce que semble croire le nouveau gouvernement libéral, celle-ci ne saurait être réduite au seul exercice du droit de vote, une fois tous les quatre ou cinq ans.


Vous pouvez aussi consulter l'excellente analyse de M. Jean-Marc Piotte, (professeur retraité, département des sciences politiques de l'Université du Québec à Montréal), “Un gouvernement libéral, conservateur, antisyndical et autoritaire”. Un article publié dans Le Devoir, Montréal, Édition du lundi, le 5 janvier 2004 – page A7 - Idées.

Lorraine Guay et Diane Lamoureux [Pour l'organisme D'abord solidaires], “Deux ans de gouvernement Charest. Un bilan peu enviable pour les libéraux”. Un article publié dans Le Devoir, Montréal, Édition du vendredi 15 avril 2005, page A9 – Idées. [Texte reproduit avec l’autorisation de Mme Lamoureux accordée le 18 avril 2005.]

Christian Rouillard [Professeur agrégé, Chaire de recherche du Canada en gouvernance et gestion publique, Université d'Ottawa, École d'études politiques], Alain-G. Gagnon [prof. Sc. pol., Université du Québec à Montréal], Isabelle Fortier [École nationale d'administration publique] [ENAP] et Éric Montpetit [prof. Sc. pol., Université de Montréal], “Du pragmatisme au fétichisme. La «réingénierie» de l’État et les PPP.” Le Devoir, Montréal, Édition du jeudi 11 novembre 2004, page A7 – idées. Texte téléchargeable ! [Autorisation de diffusion accordée par M. Éric Montpetit, Université de Montréal le 12 novembre 2004, et par M. Rouillard le 15 novembre 2004.]


Retour au texte des auteurs Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 décembre 2012 8:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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